[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 janvier 1790.] 89 2« ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale du 4 janvier 1790. Opinion de M. le bailli de Crusssel sur l’Ordre de Malte (1). Messieurs, les immenses travaux de l’Assemblée nationale l’ont conduite au moment où elle doit se décider sur une question qui, j’ose le dire, n’eût jamais dû lui être présentée, et qu’il y a quelques mois aucun de ses membres, peut-être, n'eût pensé devoir lui être soumise; mais les destructions amènent des destructions encore; et cette pente rapide, dans laquelle les assemblées se laissent entraîner, ne présente souvent à sa lin qu’un abîme, où tous les principes de gouvernement, les éléments du droit des gens et toutes les propriétés particulières se trouvent tellement confondus et froissés que la justice même et les meilleures intentions ne peuvent plus soulever cette masse imposante d’obstacles que l’injustice a accumulés; et le désordre, produisant le désordre à son tour, ne laisse plus que des regrets et nous les laisse sans espérance. Je ne puis vous dissimuler, Messieurs, que cette réflexion a été produite en moi, à l’instant où un honorable membre a proposé la suppression de l’Ordre de Malte en France, et où il a professé que la nation devait s’emparer de ses biens et de ses propriétés. Cette opinion vous a été annoncé de loin, répétée souvent, soutenue par des écrits, bien avant même que vous eussiez décidé que les biens ecclésiastiques étaient à la disposition de la nation et que vous en eussiez disposé; comme si les biens de l’Ordre de Malte étaient eux-mêmes ecclésiastiques ; mais il fallait vous donner cette idée et vous y accoutumer. J’ose croire, et je ne puis douter que, si vous eussiez eu à prononcer sur le sort de cet Ordre à cette époque, moins familiarisés sans doute avec des principes de suppression, moins enchaînés par les conséquences dont on a voulu gêner vos décisions, cette question n’en eût pas réellement fait une; et vous auriez reconnu alors, avec tous les amis de la vérité, après avoir appris par les faits et approfondi par les raisonnements l’existence de l’Ordre de Malte, son utilité générale, son utilité particulière en France, ses relations politiques avec les puissances de l’Europe et la prépondérance que la France a toujours conservée dans ces relations; après avoir observé son régime intérieur, qui peut-être est le chef-d’œuvre de l’administration, et avoir sanctionné dans vos consciences les droits particuliers des membres qui le composent; alors, dis-je, Messieurs, vous auriez conclu, dans votre justice, sans que votre indulgence eût été réclamée que, d’après le droit des gens, d’après le droit politique, d’après Je droit de chaque citoyen, il serait injuste que la nation s’emparât de "ces biens. Vous auriez conclu que, d’après l’avantage que la France retire de l’union et de l’attachement nécessaire de la souveraineté de Malte, d’après les inconvénients graves qui naîtraient de son détachement de vos intérêts, le tort fait à l’Ordre serait nuisible à la nation; vous auriez vu que toutes les puissances étrangères et qui sont vos alliées, ont intérêt à cette discussion pour désirer (1) Une maladie de poitrine n’a pu me permettre de prononcer celle opinion à la tribune, lorsque la motion de M. Camus a été faite. que l’Ordre existe tout entier, tandis que les puissances, peut-être demain vos ennemies, attendent une décision contraire pour en profiter. Enfin, après avoir aperçu que les droits des citoyens français attachés à cet ordre seraient lésés selon toutes les lois de la morale et de la politique, vous auriez rejeté loin de vous cette idée de conquête sur vos propres concitoyens; et au moment où en annonçant à l’Europe que la France ne s’armerait jamais pour faire des conquêtes, vous avez dénoncé à la postérité l’ambition et l’iujustice, ne vous seriez-vous réservé que de les exercer dans votre sein? Mais écartons cette idée, Messieurs. Représentants d’une nation généreuse, vous serez justes; vous ne blesserez point ses propres intérêts dès qu’ils vous seront connus; vous ne serez point cruels envers un Ordre qui, par les premières lois de son institution, en a reçu le patrimoine dans leur enfance, dans un âge "plus avancé les services, et que l’austérité des engagements qu’ils ont pris a éloignés de toute fortune, en les privant des droits mêmes que la nature leur avait offert en naissant, sur leurs légitimes et sur toutes successions. Je ne me propose point de discuter ici les principes qui établissent évidemment la propriété de l’Ordre de Malte sur les biens qui, jusqu’à ce moment, ne lui avaient pas été disputés. Je ne me propose point de prouver que ses biens n’ont jamais été ecclésiastiques; je ne remonterai point au temps des fondations pour établir cette différence; je ne vous dirai point que les fondations, que les dons qui composent actuellement sa possession, lui ayant imposé à la fois des obligations pieuses, des devoirs militaires et pénibles et des occupations de bienfaisance et de charité, cette institution ne peut être comparée à aucune autre. Ges vérités sont frappantes, assez d’autres vous les ont démontrées; mais je vous prouverai que ces conditions, l’Ordre les a toutes remplies, qu’il les remplit encore au profit de l’humanité entière, et spécialement à l’avantage de la France, et que si le changement de temps, la corruption peut-être des mœurs générales a nécessité des variations dans la manière qu’il a adoptée d’être utile, c’est en faisant davantage, c’est en faisant plus utilement, que cet Ordre a mérité et la protection des nations et la reconnaissance des individus. Qu’elles soient appelées à ce jugement, toutes les nations qui ont un intérêt commun à sa conservation. Qu’ils viennentrendrehommageetdirela vérité, ces commerçants instruits des grandes spéculations et des grands intérêts de votre commerce... ou plutôt vous les avez entendus déjà. Qu’ils se présentent à vous, tous ces infortunés de tous états, de toutes classes, de toutes les nations, qui, dans leurs maladies, dans leurs besoins, dans leurs infortunes à la mer, ont été et sont journellement secourus. Ges bienfaits ne sont pas produits par des élans incertains de la charité, ou par les mouvements spontanés d’une bienfaisance rare; mais par une institution fondée, toujours constante; par une obligation sacrée, toujours réalisée, et qui, en se généralisant à tous les hommes, en se portant sur son ennemi même, a donné le premier comme le plus bel exemple de cette confraternité utile et générale, à laquelle vous voudriez tant sacrifier et que vous n’apercevez encore que dans vos désirs. Mais à quoi l’Ordre de Malle doit-il la possibilité de ce bonheur ? Je le dis : à sa constitution «0 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 janvier 1790.] et à la sagesse de son régime intérieur ; et pour qui le connaît, j’aurai répondu d’avance à une partie des attaques qui lui sont faites. Je ne me permettrai nas, en rappelant les temps anciens, de répéter avec les historiens quel fut l’établissement d’une institution si noble et si pieuse; quels furent ses combats, quelles furent ses victoires, et combien de guerriers valeureux et de sages elle a présentés à l’estime publique. Je me fixerai à ce moment de l’histoire où Char-les-Quint, plus politique encore qu’admirateur des succès étrangers à ses couronnes, crut être utile à toutes les puissances voisines de la Méditerranée en attachant, sur le rocher qui la domine, des guerriers de toutes les nations qui, placés entre l’Europe et l’Afrique et l’Asie, fussent éternellement une sentinelle vigilante à les avertir, un poste avancé toujours prêt à recevoir les premiers coups, à arrêter cette puissance qui, divisant en quelque sorte la soif des conquêtes, fait de la guerre contre les chrétiens un principe de gouvernement et un devoir de religion; cette puissance que l’ignorance seule assoupit dans ces moments de lumière pour l’Europe, mais qui n’attend peut-être pour étendre l’empire du croissant que la naissance d’un nouveau Soliman. Ce plan de défense avait été dès longtemps exécuté par le génie protecteur de Rome, lorsque ses empereurs placèrent des légions stationnaires sur les bords du Rhin et du Danube. Soit qu’elles éclairassent les desseins des barbares, soit qu’elles en rompissent les premiers efforts, l’empire leur dut plus d’une fois son salut; et Gharles-Quint ne fit qu'imiter cette précaution politique quand il plaça des guerriers illustres sur un rempart qu’il donnait à l’Europe, entre l’audacieux janissaire et le Barbaresque avide. L’Ordre de Malte reçut donc cette stérile possession, moins de la munificence de ce souverain que de ses méditations politiques; et il se fit en ce moment une grande association de toutes les puissances intéressées qui, en conservant (je me trompe), en regardant comme incommutables toutes les propriétés des chevaliers de Saint-Jean, aperçurent dans ces biens et le maintien et la prospérité de cet Ordre qui leur était cher et qui devait leur être si utile. Celte possession, alors si peu enviée, a été fertilisée et pour ainsi dire créée par eux. Ils en ont défriché les rochers, ils en ont fortifié les ports et les côtes; ils l’ont défendue; et les sièges qu’ils ont soutenus ont rendu impossible à ses ennemis jusqu’au désir d’attaquer leurs remparts. La vigilance active de l’Ordre, ses travaux, son état continuel de guerre, ses armements, ses courses ne sont pas pour lui; il n’en prétend aucun prix, aucun agrandissement, aucune richesse. Tout est préparé, tout est exécuté pour l’avantage des puissances qui l’avoisinent, pour la sûreté de leurs côtes et la sécurité de leur commerce. 11 n’a rien fait pour lui : il n’a voulu que remplir la mission qu’il s’est donnée. Et pour l’accomplir, il ne cherche ses ressources que dans les biens qu’il possède si légitimement dans tous les royaumes; c’est uniquement sur ces biens qu’il pourvoit à toutes ses dépenses; tous ses revenus, dans quelques pays qu’ils soient situés, sont destinés à cet emploi commun. Ses chevaliers, ses défenseurs, ses prêtres ne sont qu’administrateurs de leurs com-manderies. La propriété, l’emploi, l’usage, tout est à la disposition de cette patrie commune, et les besoins seuls du trésor de la religion, c’est-à-dire (et cette pensée doit toujours être présente) les dépenses que nécessitent les désirs ou l’intérêt des puissances, ses amies ou ses protectrices, sont la mesure de ce que l’Ordre abandonne à ses chevaliers. A-t-il balancé, dans la guerre de 1757, lorsque le ministère lui transmit la connaissance de projets contraires aux intérêts de la France et préparés par une puissance étrangère; l’Ordre à cet instant n’a-t-ii pas presque doublé ses forces? 11 a cherché sa récompense dans son dévouement à la France, et les ressources qui lui étaient nécessaires, dans ses biens et dans le dépropriement de ses chevaliers. Lorsqu’en 1770, une puissance célèbre et sur laquelle l’Europe fixe avec inquiétude les yeux, voulut l’associer à des conquêtes faciles, lorsqu’elle voulut l’éblouir par des espérances, dont son alliance assurait la réalité, lorsque de si grands avantages lui furent présentés, et que, pour les réaliser peut-être, il ne lui fallait qu’admettre dans son port les vaisseaux russes : ce qu’aucun traité ne lui défend; que fait alors la loyauté de son attachement à la France? Il vous dénonce ces offres, il vous instruit de ces projets, non pour vous consulter; ils ne peuvent vous convenir, ils sont déjà refusés ; et cependant il en résultera pour lui une augmentation de troupes, un surcroît de dépenses que votre ministère croit de sa prudence de désirer de lui et qu’il exécute à l’instant. Ses fortifications, ses troupes, ses armements maritimes, voilà constamment les objets de ses efforts et de son luxe. Mais il est encore pour lui une autre source de besoins et de sacrifices. Son institution l’appelle également à des soins paisibles de bienfaisance, et c’est dans l’enceinte de ses murs, que, séparé de tous les regards, ce devoir lui paraît sacré. Là, son hôpital est ouvert, toutes les nations y sont adoptées, tous les malheurs y sont accueillis, tous les maux y sont soulagés, tous les pauvres y sont reçus, et ce n’est pas la pitié inactive et méprisante qui paye des secours ; ce sont les chevaliers qui les offrent eux-mêmes; ce sont eux qui consolent et qui servent. Il n’est aucun terme à cette bienfaisance ; la maison de chaque chevalier peut devenir un hospice, et l’on a vu des infirmes et des pauvres revenir de très loin pour y disputer leurs jours aux infirmités et pour y jouir de consolations qu’ils n’avaient point trouvées dans leur patrie. Un revenu peu considérable suffit à toutes ces dépenses : et ici se présente l’administration intérieure de l’Ordre, pour en répondre ; cette explication vous défendra, Messieurs, d’appeler du nom d’abus dans la constitution maltaise ce que vous avez proscrit dans l’ordre du clergé; je veux dire la pluralité des cornmanderies, possédées par le même individu. Mais si le titre pour lequel il les possède lui a été onéreux, si le trésor de l’Ordre en a été soulagé;- si, par des arrangements volontaires, il s’ést établi une correspondance, une estimation, si je puis parler ainsi, de sacrifices et d’avantages, qui donne à l’Ordre la faculté de faire plus en dépensant moins; convenez, Messieurs, qu’en reconnaissant l’utilité de l’Ordre de Malte, tous les moyens d’étendre cette utilité deviennent précieux. Et, en effet, l’Ordre de Malte, en assurant à ses membres une subsistance médiocre, ne leur promet une aisance plus heureuse que dans un âge avancé, où l’emploi de la fortune mieux dirigé n’est plus fait par les passions. A quarante ans d’ancienneté dans l’Ordre, le chevalier, qui en a suivi les travaux et les statuts, commence à jouir de quelques bienfaits. Il obtient une commanderie de peu de va- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES:. [4 janvier 1790.] 91 leur et dont il n’est qu’administra leur, il la régit ; et si, après cinq années, il a prouvé qu il a lait des augmentations à son revenu et qu’il a acquitté toutes les charges particulières que l’Ordre lui a imposées, il acquiert alors le droit d’être pourvu d’une commanderie plus considérable, et il n’en peut posséder qu’une. Là s’arrêtent ses espérances, à moins que, parvenant à un âge très avancé, il ne soit désigné pour une dignité de l’Ordre qui puisse ajouter à ses revenus. Mais le chevalier que son zèle, son activité, sa fortune particulière, ou l’intérêt de sa famille met à portée de rendre à son Ordre des services plus éminents, sollicite et peut obtenir le commandement d’une galère ou le généralat de toutes les galères. Le trésor de l’Ordre ne pourrait suffire à toutes les dépenses que ces armements entraînent, et le chevalier se met à sa place. Il dispose de son patrimoine, il présente sa personne à l’ennemi et son bien à son Ordre. II fait la presque totalité des frais de l’armement de sa galère, en soulage le trésor; mais l’Ordre est reconnaissant, et ses statuts, qui ont toujours prévu le dévouement de ses membres, ne les laissent pas sans récompense. Le grand maître a pour cet objet, à sa disposition, un certain nombre de commande-ries qu’il dispense à ses chevaliers : bienfait qui, quelquefois, ne leur procure pas un dédommagement équivalant à leurs sacrifices. Ainsi se cumulent deux commanderies. Des services particuliers, ou dans les ambassades en peuvent motiver une troisième et même une quatrième; et la nécessité des dépenses à la décharge du trésor est toujours la mesure de la concession des grâces. Mais ces exemples sont trop rares pour être même remarqués. C’est ici le lieu de présenter une observation qui, interressant uniquement la France, doit vous frapper d’avantage : l’Ordre de Malte n’a qu’un même régime pour toutes les nations. Toutes ses dépenses, toutes ses pertes sont acquittées et souffertes par une égale répartition sur toutes les commanderies de tous les pays, et supportées par les chevaliers de toutes les langues. Toutes les nations contribuent donc de leurs fonds. Elle auraient donc un droit égal aux avantages que la France retire presque seule de son institution. Cette île de Malte n’est d’aucune utilité politique ni commerciale à la Prusse, à l’Allemagne et à la Pologne ; l’Espagne, l’Italie, dont elle défend à la vérité les côtes, n’y trouvent que cet avantage. Mais son commerce direct est à la France, l’argent qu’elle peut fournir à l’Ordre y est aussitôt reporté, et la somme en est accrue dû tribut des responsions étrangères; ses matelots combattent sur ses flottes, ses chevaliers dans vos armées, et des succès recents, que la nation a su estimer à leur valeur, viennent présenter le bailli de Suffren à sa reconnaissance. Ce sont cependant ces mêmes puissances à qui l’Ordre est peut-être onéreux, à qui il avoue lui-même n’être que d’une légère autorité, qui prennent sa défense et qui la recommandent en ce moment. Le ministre des affaires étrangères a dû mettre sous vos yeux, Messieurs, les différentes recommandations qu’elles ont adressées au Roi pour vous les transmettre. Leurs motifs d’intérêt sont généraux et ceux de la France sont directs, multipliés et pressants. De tous côtés les manufactures, le commerce important du Levant appellent les galères maltaises à leur secours. Les ennemis qu’elle combattent souvent, qu’elles observent et qu’elles retiennent ■toujours, échapperaient à des forces plus considérables, et à des bâtiments de guerre moins légers et moins appropriés à cette espèce de navigation et de combat. Ces Etats barbaresques semés sur différents points d’une terre qui, ne pouvant enrichir ses habitants, semble les obliger à une guerre de rapine que leur religion consacre, ne prétendent point à la gloire de combattre et de vaincre. Ainsi que les Tartares, ils pillent ou fuient ; et c’est dans le cours de cette fuite qu’ils portent encore, en échappant eux-mêmes, des coups destructeurs au commerce. La France tiendra-t-elle des forces toujours en action contre ces faibles ennemis qui se sont cependant dérobés jusqu’ici et à la vengeance de Lous XIV et aux armements imposants et récents de l’Espagne? qu’il me soit permis de rappeler cette réponse philosophique et barbare en même temps que le dey d’Alger fit à la sommation du général de Louis XIV prêt à le bombarder : « Si votre souverain, dit-il, veut m’envoyer la moitié de ce que lui coûte son armement qui me menace, je mettrai moi-même le feu à ma ville. * Louis XIV fit la dépense et ne réussit pas; et tel est, Messieurs, le désavantage que la France aurait toujours dans ces guerres minutieuse. Ce sont ces différentes observations qui dirigent ou arrêtent la circulation des puissances que le commerce du Levant tenterait, et de celles à qui il conviendrait si bien ou de le partager ou de vous l’arracher. Si l’Ordre de Malte mettait ses services à l’enchère, que pensez-vous qu’il arrivât? qu’arriverait-il si les puissances, jalouses de vos richesses, avaient les mêmes avantages dans ses ports? Si ces avantages vous étaient personnellement refusés; s’ils étaient exclusivement accordés à d’autres puissances ou si cette île, ce point politique, si, intéressant, passait en leur possession; si indifférente sur les courses des Barbaresques et sur les Français, elle laissait à ces pirates la liberté d’infester les mers, ou ne défendait que les bâtiments des nations dont elle n’aurait pas à se plaindre; quelle perte ne ferait pas notre industrie? quel parti vos ennemis naturels, les Anglais, ne tireraient-ils pas de cette préférence? avec quelle joie ne profiteraient-ils point de cette séparation de vos intérêts et ne chercheraient-ils pas à désunir cette association politique et mutuelle à laquelle ils ne sont point admis et dont la destruction leur ouvrirait de nouvelles sources de richesse et de prospérité qui doubleraient en leurs mains parce qu’ils vous les auraient enlevées? Mais quels grands sacrifices la France fait-elle donc à ces grandes considérations? que lui en coûte-t-il? Quelques privilèges honorifiques ont été accor dés à l’Ordre de Malte; mais toutes les nations les ont accordés comme elle. Il a joui de quelques immunités sur ses biens; mais ces mêmes biens sont destinés en entier, s’ils sont nécessaires, à l’utilité des Français et au projet de leur gouvernement. 11 a conservé partie de ses immunités; mais il en jouit dans tous les pays et aucune nation ne l’en a privé jusqu’ici. Mais dans tous les temps il a satisfait à son dévouement par des dons libres dans toutes les occasions où les rois ont réclamé sa générosité ; il a même été au devant des désirs, et dans la dernière circonstance n’a-t-il pas fait plus que vous n’aviez demandé, en acquittant, par un effort difficile et par un seul sacrifice, la contribution patriotique que vous n’aviez demandée à vos concitoyens que dans le cours de trois années ? 92 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 janvier 17&0. Se refuse-t-il eu ce moment, présente-t-il une difficulté à l'abolition de ses privilèges pécuniaires ? ne vous a-t-il pas devancé pour vous les offrir ? Quelle est la puissance de l’Europe qui ait exigé ou à qui l’Ordre ait fait de tels abandons ? Et cependant il en est un grand nombre de ces puissances qui n’ont aucun intérêt à sa conservation et qui n’en reçoivent aucun service ; mais elles sont généreuses, elles sont justes, ces nations, et l’appât d’un gain ne prend pas à leurs yeux un caractère de justice, dès qu’il présente des spéculations d’une utilité momentanée. Elles se disent : « L’Ordre de Malte est souverain, sa propriété est dans nos mains et nous l’en respectons davan-vage. Il est étranger, il possède ses biens sous notre autorité. C’est une hospitalité sacrée que nous lui donnons et cet hôte chez nous est chez lui souverain. Nous lui en accordons les honneurs; il est humain, généreux, guerrier, utile et dévoué à un noble ministère; nous sommes tous intéressés à le protéger ; et si d’autres nations recueillent de la protection même que nous accordons plus d’avantages que nous, c’est un sacrifice que la politique fait à la bienfaisance générale; et nous nous glorifions de la part que nous avons à cette confédération de tant de puissances intéressées. > Voilà, voilà Messieurs, leur langage, et nous, nous Français, que la position géographique de Malte favorise le plus, dont le commerce juge et certifie tant le besoin ; nous qui recevons en retour plus d’argent que ses propriétés en France n’en produisent peut-être, à qui Malte est presque uniquement dévouée, nous qui, de toutes les nations, avons le plus contribué à sa gloire par les grands maîtres qui l’ontillustrée; nous, dis-je, méconnaissant nos intérêts et la justice, serions-nous les premiers, serions-nous les seuls, à frapper un Ordre étranger que sept cents ans de splendeur ont immortalisé, malgré la destruction qui semblait le menacer, et que la gloire, l’humanité et la religion doivent protéger et défendre? Il est encore, Messieurs, une autre considération qui doit être méditée par vous, et c’est l’équité qui réclame : c’est le sort des chevaliers sur les droits desquels il est instant de fixer des idées de justice. Ce chevalier, cet individu, ce Français qu’on propose d’expolier après avoir dépouillé son Ordre, connaissez-vous bien sa situation, ses sacrifices physiques et moraux et les droits qu’il a acquis sur ce même Ordre à qui il s’est attaché et sur les nations gardiennes de ses biens? Savez-vous que souvent, dès sa naissance et toujours depuis qu’il a acquis sa volonté, il y a fixé toutes ses vues, toutes ses spéculations, il y a placé sa légitime ? Souvent il a fait des emprunts pour s’assurer une espérance dans l’avenir; ses pères ont disposé de son héritage; il est dispersé, il est peut-être anéanti ; il a négligé toute autre route d’avancement ; souvent il n’a pu suivre une autre carrière, il ne s’est ménagé aucun autre moyen de vivre ; il s’est engagé par des vœux solennels dans un ordre étranger, dans un pays étranger, ce que vos lois nouvelles ne peuvent même lui défendre ; il s’est engagé sur la foi des traités et de ses devoirs et sur un exemple de six cents années ; il a renoncé à toute hérédité de ses pères et il en a enrichi sa famille; il ne peut recevoir aucun don, recueillir aucune succession, proti ter d’aucun nouvel avantage, et vous l’en puniriez, et vous consentiriez à le dépouiller, à le jeter ainsi nu dans la société qu’il a défendu, ou, si son ordre veut bien l’accueillir encore, vous le condamneriez à ne recevoir de secours que de la pitié ! Non, non, Messieurs, ce n’est pas le sort que vous lui réservez. La loyauté de la nation, dont les représentants veulent sans doute avoir l’aveu, ne permettra pas une telle décision. 11 lui est prouvé que ses intérêts seraient gravement blessés dans la suite; mais une considération plus noble la déciderait encore ; elle ne détruira point un Ordre qui lui fut utile. La reconnaissance ne serait-elle donc plus une vertu pour les nations, quand l’ingratitude est un vice pour les citoyens qui les composent? La France voudrait-elle éteindre le premier foyer de l’honneur qui ait constamment brillé d’une flamme pure ? Quoi! cet Ordre, ce précieux monument de l’antique chevalerie existerait pour l’Europe et le nom Français en serait effacé! une année aurait-elle anéanti les idées, les sentiments, les habitudes qui nous ont distingués dans tous les âges ? et ce patriotisme que nous invoquons sans cesse, et que j’invoque à mon tour, peut-il rien repousser de ce qui tient à la bravoure, à l’humanité et à l’honneur ? Nota. — Ne pouvant prononcer moi-même ce discours à la tribune, je dois m’abstenir de présenter un projet de décret. 3e Annexe à la séance de l'Assemblée nationale du 4 janvier 1790. DES DÉPENSES EN GÉNÉRAL ET DES PENSIONS EN particulier, par M. Lamy, député de Caen (1). CHAPITRE I«. Des récompenses, en général. S’il est essentiellement vrai que, lorsqu’hono-rés du choix de leurs concitoyens , les députés à l’Assemblée nationale ont quitté leurs provinces pour se rendre au lieu de leur réunion, aucun d’eux n’était en état de se rendre compte du genre et de l’étendue des travaux dont il devait être le coopérateur; il ne l’est pas moins, que ceux môme dont les connaissances étaient les plus étendues, étaient encore beaucoup en deçà du but auquel ils devaient atteindre. Sous ce rapport, à combien de méditations et d’étude ont dû se livrer ceux qui, ne pouvant compter que sur un sens droit et beaucoup de bonne volonté, devaient être dans un élat absolu de méfiance d’eux-mêmes et de timidité ? Le désir de s’instruire et de se rapprocher du point nécessaire pour être utiles, serait cependant resté sans succès pour le plus grand nombre, s’ils n’avaient pas trouvé des secours dans l’ouverture des dépôts de l’administration, et dans la communication des titres relatifs aux divers objets soumis à l’examen et à la délibération, qui paraissaient susceptibles d’amener des changements destinés à produire un meilleur ordre de choses. La lecture du tableau des pensions, et des observations indicatives des motifs qui ont déterminé le gouvernement à les accorder, m’a fait (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur.