[Assamblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [H septembre 1789.J 612 sont l’essence constitutive de tout Etat? Dans le fait, si nous demeurons d’accord que le Roi ne puisse faire seul la loi ; que d’nn autre côté, nous lui accordions le droit d’annuler celle que ferait la nation, nous n’aurons donc plus de pouvoir législatif, et par cela même de pouvoir exécutif à défaut de lois ? Que nous resterait-il donc de notre ancienne monarchie ? Un peuple sans lois, ou un peuple sans Roi; car ne serait-il pas à craindre, disons plutôt ne serait-il même pas juste que la nation cessât de regarder pour son Roi le Roi qui cesserait de rendre à la nation ce qu’il lui doit? et voilà par quelle affreuse gradation nous parviendrions bientôt à une dissolution totale, et où nous aurait conduit le veto intolérable que le Roi n’a jamais eu, qu’il ne demande point, mais que des gens inconsidérés veulent absolument lui attribuer. Un grand peuple, un grand Etat comme la France, doit, nous dit-on, donner à son Roi de grands droits. Sans doute ; mais quel autre plus précieux (et dont tout souverain serait jaloux), quel autre, dirons-nous, plus grand, plus beau, plus digne d’un Roi, que celui de ne pouvoir jamais faire le mal, de partager la gloire ou les erreurs de son peuple! Nous avons un Roi, vrai présent des cieux ; fassent-ils que la sagesse, l'humanité, cet accord si parfait et si rare des plus belles vertus qui décorent son trône, puissent être le domaine de ses successeurs, être héréditaires comme sa couronne 1 Nous n’aurions besoin ni de lois, ni de Constitution ; nous u’aurions qu'à jouir du bonheur que nous procurerait sa tendre sollicitude ! Mais s’il est des Rois qui honorent leur siècle, il en est aussi qui en font la honte et le tourment. La loi seule est alors le soulagement du peuple ; chacun peut y être ramené tour à tour ; il nous faut donc des lois, et ce serait eu détruire jusqu’à l’idée que de les confondre dans la personne à qui l’exécution en est confiée. Il faut que ces deux pouvoirs soients distincts et toujours en mesure; que nul ne puisse se prévaloir de l’absence de l’autre. Le désordre s’introduit encore dans l’Assem-bléé. M. Chasset fait la motion que l’Assemblée ne se sépare pas qu’elle n’ait jugé les deux questions du veto et de sa nature. Cette motion passe par acclamation. Sur la première question, c’est-à-dire sur le veto, il a été résolu d’abord, à la grande majorité, qu’on irait aux voix par assis et levé ; mais les réclamations ont forcé l’Assemblée à revenir sur ce décret et à le révoquer. Il était quatre heures lorsque les débats se sont terminés, et quand on a commencé le premier appel nominal. Le veto a passé à la très-grande majorité. Sur l’autre question, c’est-àdire : Le refus du Roi sera-t-il suspensif? la majorité a été pour l'affirmative de 573 voix contre 325, et 11 voix perdues. Ainsi le veto suspensif a passé. La séance est levée à huit heures et demie du soir. M. le président a indiqué la séance à demain, et l’ordre sera d’examiner la quatrième question proposée par M. Guillotiu ainsi qu’il suit : Pendant combien de temps durera la suspension? si ce sera pendant une ou plusieurs législatures ? ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale du 11 septembre 1789. RAPPORT fait au Roi, dans son Conseil , par le premier ministre des finances. Votre Majesté connaît les débats qui ont lieu depuis quelque temps à l’Assemblée nationale sur la sanction royale. La division de sentiments à cet égard semble annoncer que la supériorité de suffrages en faveur du veto indéfini entre les mains du Roi est au moins fort incertaine. Cependant la chaleur contre un semblable résultat est telle, qu’une grande scission parait à craindre, si le veto absolu ne l’emporte que faiblement sur l’opinion contraire, et il en résulterait peut-être une commotion dangereuse. La plus petite majorité dans une délibération nationale suffit avec raison pour faire loi, mais elle n’assure pas la tranquillité publique lorsqu’elle décide des questions auxquelles tous les sentiments, tous les intérêts et toutes les passions s'associent. On ne doit pas non plus se dissimuler que ce mot vague le veto, le veto absolu peut devenir une arme entre les mains des gens mal intentionnés ; car auprès de la multitude, il ne serait pas difficile de présenter ce droit d’opposition comme un moyen ménagé au gouvernement pour tout arrêter, et pour détruire en un jour les espérances de la nation et le fruit de ses efforts. 11 n’est rien de si propre à échauffer les esprits du vulgaire qu’une expression susceptible de diverses interprétations , lorsque cette expression est destinée à rappeler une idée qui n’est pas encore familière ; et il serait à désirer que la controverse dont les esprits sont occupés eût toujours été présentée dans le public sous cette forme simple : Le consentement du Souverain aux lois qu’il doit faire exécuter , est-il ou non nécessaire ? Quoi qu’il en soit, c’est sous l’aspect général et commun, c’est d’après le cours des opinions que les ministres de Votre Majesté ont dû fixer leur attention sur la question du veto absolu et du veto suspensif ; et d’abord ils ont été frappés d’une grande et malheureuse vérité : c’est qu’en ce moment la tranquillité du royaume doit être le principal objet de la sollicitude du gouvernement ; car, au milieu des circonstances qui nous environnent, il faudrait peu de choses pour amener un trouble dont les funestes effets seraient incalculables. L’espèce de calme qui subsiste encore avec tant de moyens d’insurrections, ce calme si nécessaire, si difficile à maintenir, n’est dû qu’à la puissance de la raison, de la morale et de l’espérance, et il faut soigner cette puissance avec le plus extrême ménagement, si l’un ne veut pas mettre en péril le salut de l’empire français. Je ne déterminerai point l’étendue des sacrifices qu’il faudrait faire à ces grandes considérations ; on peut supposer un terme où ils devraient s’arrêter ; mais j’espère, pour le bonheur de la France, que Votre Majesté ne sera jamais appelée à le fixer. Conduit par ces réflexions, j’ai été entraîné à considérer s’il ne pouvait pas exister un veto suspensif propre à concilier les diverses opinions qui agitent l’Assemblée nationale ; et voici celui [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Il septembre 1789.] 613 qui m’a paru pouvoir remplir ce but avec peu d’inconvénients. Supposons que les mêmes députés soient chargés, pendant deux ou trois années de suite, des pouvoirs de la nation, et que cet espace de temps fût désigné, comme on le fait aujourd’hui sous le nouveau nom de législature. Ne pourrait-on pas admettre que, pendant deux législatures consécutives, le Monarque aurait le droit de refuser son consentement aux déterminations qu’il regarderait comme contraires au bien de l’Etat? Et à la troisième législature, si de nouveaux représentants insistaient sur la même délibération, elle aurait force de loi. Une telle disposition présente sans doute le terme où la sanction du Souverain deviendrait nécessaire; mais est-il probable qu’une loi demandée par trois législatures différentes, c’est-à-dire par des députés renouvelés trois fois, fût une loi à laquelle le gouvernement ne crût pas en conscience pouvoir donner son acquiescement? Et paraîtrait-il déraisonnable qu’un vœu national, exprimé d’une manière si manifeste, dût enfin être satisfait? Est-ce dans un temps où l’on voit la force de ce vœu dominer tout, l’emporter sur tout, qu’il faut prendre une si grande inquiétude de la possibilité qu’à l’avenir, après quelques années de réflexions, après l’insistance de trois députations différentes, une loi, constamment appuyée de l’opinion nationale, fût enfin sanctionnée par le Roi? Je n’aperçois, pour ma part, aucune proportion entre une telle crainte et toutes les exigences auxquelles on est soumis depuis quelque temps. On fera, dit-on, des plans et des intrigues pour amener le Monarque à tout ce qu’on voudra ; mais c’est peu connaître les hommes, c’est peu connaître la nation française en particulier que de supposer une telle suite, une telle obstination en faveur d’une loi contraire au bien public. Ee qu’il faut le plus redouter, c’est la force d’un premier mouvement, c’est l’influence d’un temps d’enthousiasme; mais tout ce qui exige de la lenteur, tout ce qui assujettit à une suite de réflexions, ne peut s’établir, ne peut triompher que par la puissance de la raison et de la justice. Je regarde donc comme de vaines terreurs les présages sinistres que l’on voudrait tirer de l’obligation où se trouverait le Monarque de donner sa sanction à une loi que trois législatures consécutives persisteraient à demander. Maintenant, que l’on considère si le veto absolu et indéfini n'a pas quelques inconvénients, et si ces inconvénients ne touchent pas essentiellement à l’autorité du Souverain. C’est une belle prérogative, sans doute, que d’avoir indéfiniment et absolument le droit de refuser une loi ; mais, si ces deux conditions indéfiniment et absolument empêchaient de faire usage d’un pareil droit, il n’en résulterait qu’une apparence extérieure, bonne à placer parmi les pompes du trône. Il est infiniment vraisemblable que le gouvernement craindrait de faire usage d’un veto absolu, et de priver ainsi la nation de toute espérance de voir ses vœux satisfaits. Les ministres que l’on a rendus responsables, les ministres dont la considération s’affaiblira nécessairement avec la diminution de leur pouvoir, de tels ministres voudront-ils s’exposer aux reproches des représentants de la nation, en mettant obstacle à l’adoption d’une loi délibérée dans l’Assemblée générale? Cependant, on n’en saurait douter, le bien de l’Etat exigera plus d’une fois que le gouvernement, éclairé par des lumières particulières, par I des lumières dues à l’expérience de l’administra-I tion, suspende, du moins pour un temps, l’exécution des lois qui auront été délibérées avec rapidité, de celles qui seraient emportées par un mouvement passager de l’opinion publique, de celles enfin qui n’auraient pas été méditées avec cette lenteur et cette maturité de réflexions dont les grandes affaires ont un besoin absolu. II est donc nécessaire en tous les temps, il est surtout indispensable dans les longs commencements d’un nouveau corps de législateurs, que le gouvernement puisse suspendre l’exécution des lois qui lui paraîtraient contraires au bien de l'Etat et au vœu durable de la nation. Cette autorité dans la main du Souverain peut servir à défendre la considération même de l’Assemblée nationale, puisque son discrédit serait l’effet inévitable de la désobéissance aux lois qui émaneraient de sa volonté. Elle ne peut avoir qu’une puissance morale; il faut donc la soigner par toutes les mesures de circonspection qui attirent la confiance et le respect. Il importe ainsi à la consistance même de l’Assemblée nationale que le gouvernement soit de part avec elle dans ses délibérations, et qu’il puisse sans aucune crainte refuser, pour un temps, son consentement aux lois qui lui paraîtraient susceptibles d’un nouvel examen ; mais, comme un gouvernement est toujours composé du Monarque qui décide, et des ministres qui influent sur sa décision, il faut que le veto , il faut que le refus de la sanction royale ne paraisse pas une entreprise hardie, et que les malveillants puissent présenter chaque fois comme l’exercice d’une autorité dangereuse; il faut surtout que le refus de cette sanction n’engage en aucune circonstance les représentants de la nation à déployer toutes les forces dont ils peuvent faire usage, telles que les mouvements et les pétitions populaires, le renouvellement tardif des impôts, et tant d’autres moyens d’embarrasser ou de discréditer l’administration. Et puisque Votre Majesté veut le bien de la nation avec une telle sincérité qu’elle autorise toutes les réflexions qui peuvent y tendre, je la prie de permettre qu’après lui avoir présenté les inconvénients qui naîtraient du veto absolu sous des ministres faibles, je soumette à sa considération ceux qui pourraient être produits par des ministres d’un esprit différent. Ils auraient entre leurs mains un moyen d’exciter de nouveaux troubles ; car, en se tenant simplement aux termes du droit, ils n’auraient qu’à porter le monarque à faire usage plusieurs fois de son veto absolu, pour occasionner une grande fermentation; et comme l’autorité une fois engagée on croit qu’il importe à la dignité de cette autorité de ne point reculer, les ministres, enclins à ramener le désordre dans le royaume, auraient un moyen d’autant plus dangereux, qu’extérieurement il paraîtrait dériver du simple exercice d'un droit légitime. On dira peut-être que le Roi, en jouissant de la faculté d’opposer un veto absolu aux délibérations législatives de l’Assemblée nationale, ne serait pas obligé d’en faire usage d’une manière indéfinie, et que de lui-même il pourrait y mettre un terme, et accéder, après de nouveaux'éclaircisse-ments, aux lois qu’il aurait d’abord rejetées. Cette observation est juste ; mais l’inquiétude serait la même au premier usage que ferait le gouvernement d’un semblable veto , parce que son terme serait inconnu, et que les députés à l’ Assemblée nationale apercevraient bien que, s’ils ne s’élevaient pas sur-le-champ contre l’exercice d’un veto légalement indéfini, ils n’auraient plus, au bout d’un certain temps les mêmes moyens, parce ARCHIVES PARLEMENTAIRES, ]M septembre 1789.] 614 [As semblée nationale.] que la première ardeur des esprits, toujours la plus redoutable, s’affaiblirait insensiblement. Que l’on fasse attention à tous les raisonnements dont on se sert pour tranquilliser l’usage d’un veto indéfini, et l’on verra qu’ils sont tirés généralement, et de l’invraisemblance que le gouvernement osât jamais résister au vœu national, et de l’exposition de tous les moyens qu’on aurait pour l’obliger à respecter ce vœu. Mais ce rapport entre le souverain et la nation, ce rapport où la déférence de l’un serait de la crainte, et où la force de l’autre consisterait dans l’action inconsidérée de tous ses moyens, un tel rapport est-il préférable à une règle positive, qui ménagerait au souverain la faculté de s’opposer efficacement et sans convulsion aux lois qui lui paraîtraient contraires au bien public? On se liguerait, on cabalerait, ajoutera-t-on, pour obtenir après la révolution de deux législatures la sanction du monarque; mais, en supposant de telles manœuvres, en supposant qu’elles durassent pendant plusieurs années, elles seraient bien moins dangereuses que les explosions ou les alarmes qui serviraient à déterminer le consentement du monarque. 11 importe infiniment au bien de l’Etat que cette sanction soit accordée ou refusée par des motifs tirés uniquement de la nature des lois délibérées à l’Assemblée nationale, et non par des calculs instantanés sur les divers dangers attachés à contredire le vœu de cette Assemblée. On peut demander encore s’il n’y aurait pas telle loi dont la sanction ne devrait jamais être accordée par le Roi : supposition qui donnerait des regrets à la privation du veto absolu et indéfini. Je crois que la chance d’une pareille loi est très-invraisemblable : un terme de quelques années, une succession de trois élections de députés différents, suffisent pour éclairer les opinions sur le véritable bien de l’Etat, et pour mettre à l’abri de toute espèce de vœu inconsidéré de la part des députés successifs de la nation. On ne leur laissera pas d’ailleurs le pouvoir de remuer les pierres angulaires de l’édifice constitutionnel; c’est l’intérêt de la nation, c’est celui du prince. Mais le nombre des lois dont un royaume oppressé par d’anciens abus peut avoir besoin, est un nombre sans bornes ; et il est de la plus grande importance que l’opposition plus ou moins longue du gouvernement aux délibérations qui lui paraîtraient dangereuses puisse avoir lieu sans trouble et sans convulsion. Le roi d’Angleterre jouit dans sa plénitude du veto absolu ; mais il n’en fait point d’usage, et il n’oserait guère se le permettre : il résulte peu d’inconvénients de sa renonciation tacite à l’exercice de ce veto, parce que la cour des Pairs veille aux intérêts de la Couronne ; parce que les deux Chambres qui composent le Parlement se surveillent avec l’action attachée à deux intérêts distincts; parce que la nation anglaise a déjà vieilli dans le gouvernement, et en possède la science ; parce que la durée des parlements, communément de sept ans, est un long cours d’instruction ; arce que les ministres sont presque tous mem-res du Parlement ; parce que le plus prépondérant de tous, le chancelier de l’échiquier, sert au moins de premier guide pour les affaires de finance ; parce que le Parlement tient ses séances dans Londres, la capitale du commerce et le le lieu de réunion des plus grandes connaissances, et que le Parlement est journellement éclairé par ce cercle lumineux qui l’environne. Enfin, pour dernière observation, le caractère naturel de la nation anglaise l’éloigne communément des délibérations hâtives et précipitées. L’effet de toutes ces circonstances particulières, et de plusieurs autres, rend le vœu réuni des deux Chambres du Parlement tellement conforme aux intérêts de la nation, ou à l’exigence du moment, que la renonciation tacite et nécessaire à l’usage du veto royal ne nuit jamais au bien public. Mais il n’en serait pas de même en France, où aucune des particularités que je viens de citer ne se trouve applicable. Il paraît que l’Assemblée nationale ne sera composée que d’une seule Chambre jusqu’à l’époque où l’on découvrira peut-être l’inconvénient d’une pareille institution ; mais si deux Chambres n’avaient pas, comme en Angleterre, une destination distincte, si elles n’étaient pas séparées par quelques intérêts différents, la garantie contre les erreurs momentanées de l’Assemblée nationale serait encore insuffisante. On met de plus en doute si les ministres dont les lumières, au moins de tradition, seraient souvent utiles, si les ministres, unis par leurs fonctions à l’ensemble des affaires, devront être admis comme députés à l’Assemblée nationale. On paraît aussi dans l’intention de borner à deux ou trois ans la durée de chaque législature, ce qui ne laissera guère de temps aux mêmes députés pour tirer parti du choc de leurs lumières ; et celles dont ils seront environnés paraissent jusqu’à présent avoir plus de rapports avec les idées arbitraires et métaphysiques qu’avec ce jugement pratique et vigoureux que l’habitude des affaires a seule le .pouvoir de constituer. Enfin, il est généralement connu que la nation française est plus susceptible qu’aucune autre de résolutions rapides; elle voit vite, elle est confiante, elle est empressée de jouir, elle est avide de se montrer. Il faut peut-être, pour la perfection dont elle est si digne, une force de contre-poids qui assure sa marche et qui rassemble ses forces. Je crois donc que par diverses considérations il est plus important en France qu’en Angleterre que le monarque ait la liberté de refuser, pour un temps, son acquiescement aux lois délibérées par les députés de la nation ; et cependant cette liberté cesserait d’être effective si le veto , de la part du Roi, était absolu et indéfini : un tel veto, par la crainte d’en faire usage, deviendrait bientôt nul comme en Angleterre, et il ne convient pas au bien de l’Etat qu’en France il en existe un de ce genre ; c’est donc pour entretenir l’action du veto, c’est pour le rendre réel, c’est pour conserver son influence, que je le croirais plus utile s’il était limité. Je pense donc, Sire, que, dirigé comme vous l’êtes toujours, par un véritable amour du bien de l’Etat, Votre Majesté ne devrait pas regretter l’exercice d’un veto absolu et indéfini, s’il est remplacé par un veto suspensif tel qu’on vient de l’expliquer; et je crois encore davantage que la différence entre l’un et l’autre ne peut pas être mise en parallèle avec le risque de troubler la tranquillité publique : c’est avec cette tranquillité que vous pourrez conserver l’espérance de voir renaître les beaux jours de la France au milieu du contentement dé la nation. Mais, dans l’état où se trouve aujourd’hui le royaume, dans un temps où les subsistances, l’argent, l’insubordinatiop des uns, les moyens de résistance des autres, et la disposition générale des esprits présentent mille principes de fermentation; ce qu’il est important de prévenir, c’est un nouveau motif de scission ou de trouble ; c’est un sujet de division au milieu de l’Assemblée nationale, puisque seule aujourd’hui elle peut, par son union et par la con- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [12 septembre 1789.] tinuité de ses travaux, ramener la paix générale, rendre à la France alarmée le repos et la confiance, et faire jouir enfin son auguste monarque du bonheur dont il est privé depuis si longtemps. Voilà, Messieurs, lerapport que j’ai fait au Roi. Sa Majesté a jugé à propos qu’il vous fut communiqué, et c'est encore avec son approbation que je vais vous soumettre une réflexion importante. J’ai exposé dans mon mémoire au Roi les raisons qui pouvaient l’engager à voir sans peine la substitution du veto limité à un veto absolu et indéfini. Mais tout serait changé si la sanction du Roi était obligatoire dès la seconde législature; car ce serait presque la rendre nulle, puisque la crainte de compromettre la dignité du Roi par un appel inutile à la seconde législature engagerait le gouvernement à ne jamais courir ce hasard; au lieu qu’en rendant la sanction du Roi nécessaire seulement à la troisième législature, il résulterait d’une telle disposition le grand et notable avantage de ménager au monarque le moyen de donner, dès la seconde législature, son consentement libre à la loi proposée ; et il ne manquerait pas de le faire si, averti de l’opinion publique par l'insistance d’une seconde législature, il voyait manifestement qu’il contrarierait le vœu national en continuant à refuser son acquiescement. Ainsi, quoique la sanction du Roi, rendue obligatoire à la troisième législature, ou la sanction du Roi, déclarée nécessaire dès la seconde, puissent se ranger sous le nom commun de veto suspensif , il n’y a point d’idées plus différentes et plus dissemblables : le veto absolu, au risque de n’en jamais faire usage, serait infiniment préférable à un veto suspensif dont on ne ferait poiut usage non plus, puisque le premier de ces veto conserverait du moins au trône toute sa majesté. La nation, en donnant sa confiance à des députés choisis pour un temps, n’a jamais pensé qu’elle retirerait par cet acte celle qui l’unit à son souverain, à ce dépositaire permanent de l’amour, de l’espérance et du respect des peuples, à ce défenseur né de l’ordre et de la justice. Elle veut, pour son bonheur et pour la prospérité de l’Etat, un équilibre entre les-divers pouvoirs qui sont sa sauvegarde; mais elle n’entend pas sûrement détruire les uns par les autres : et s’il lui est si difficile d’exprimer la plénitude et la durée de ses vœux, si ces représentants momentanés ne peuvent le faire qu’imparfaitement, il est du d’autant plus de respect à celui qui, par l’assentiment des siècles et des générations passées, a été consacré l’un des gardiens immuables des lois et de la félicité publique. Je vois des résistances opposées de toutes parts au pouvoir exécutif; il faut plus que jamais lui ménager cette force morale, qui naît des formes et des idées de grandeur que ces formes entretiennent. Vous avéz pris, Messieurs, toutes les précautions imaginables pour la liberté, et sans doute que vous allez bien loin à cet égard, puisque vous en voulez une plus grande que celle dont toute l’Europe vante la perfection, que celle des Anglais, ces vieux amis de la liberté, ces connaisseurs expérimentés des conditions qu’elle exige, et qui, après cent ans d’expérience, ne voudraient pas admettre le moindre changement dans une Constitution dont ils ne parlent jamais sans exprimer en même temps le bonheur dont elle les fait jouir. Mais, ensuivant vos idées à cet égard, ne perdez pas de vue, Messieurs, que si vous négligez les précautions nécessaires pour conserver au pouvoir exécutif sa dignité, son ascendant, sa force, ce royaume est menacé d’un désordre général ; et ce désordre poürra détruire, 61 j dans ses révolutions inconnues l’édifice que vous aurez élevé avec tant de soin. Un royaume comme la France, un royaume de vingt-cinq mille lieues carrées, un royaume de vingt-six millions d’habitants, divisé par des habitudes et par des mœurs différentes, ne peut pas être réuni sous le joug des lois sans une puissance active et toujours vigilante. Ainsi, c’est au nom de la prospérité de l’Etat, c’est au nom de la tranquillité publique, c’est au nom du bonheur particulier du peuple, c’est au nom de la liberté dont vous êtes si honorablement jaloux, que vous êtes intéressés, Messieurs, à défendre la majesté du trône : et rien ne l’altérerait plus que la nécessité où vous voudriez mettre le souverain d’être l’exécuteur des lois qu’il paraîtrait avoir désapprouvées. Ah! qu’une parfaite harmonie est nécessaire entre toutes les forces appelées à veiller sur le destin d’un empire ! L’histoire nous apprend que la supériorité de puissance ne peut seule consolider une Constitution, parce que cette supériorité est soumise à des révolutions. La Constitution de l’Angleterre, défendue par des circonstances qui lui sont particulières, n’eût jamais pu se soutenir sans l’amour commun de la patrie ; et cet amour commun n’est dû qu’au contentement égal du roi, des grands et du peuple : c’est ce contentement qu’on doit entretenir par de prudentes dispositions: et, pour y réussir, il faut par un effort se séparer quelquefois des souvenirs et des impressions du moment, pour se transporter au loin à ces temps de calme et d’impartialité, ou l’on ne prise que la raison, la sagesse et l’équité générale. L’Europe entière, Messieurs, a les yeux attachés sur vous; vos mouvements généreux, votre patriotisme, vos lumières, offrent un spectacle intéressant pour toutes les nations, et la France attend de vous sa gloire et son bonheur. Ne mettez pas au hasard ces précieuses espérances par un esprit de désunion, effet naturel de toute espèce d’exagération dans les opinions. Le bien que vous pouvez faire me paraît sans mesure ; mais c’est par de la modération que vous le rendrez stable : c’est là seul qu’est la force, c’est là seul que se trouvent l’accord et la réunion de tous les moyens qui peuvent concourir à la prospérité d’un Etat. Pardonnez, Messieurs, à mon amour inquiet, si j’ose vou3 rappeler à ces idées; j’attache mon bonheur à vos succès, et je ne sais pourquoi j’y place encore ma gloire ; mais il est vrai cependant que toutes sortes de sentiments m’unissent à vos travaux, et qu’au moment où la France en deuil renoncerait à ces hautes perspectives, accablé de la même tristesse, j’irais cacher au loin ma douleur et mes regrets. ASSEMRLÉE NATIONALE, PRÉSIDENCE DE M. LE COMTE STANISLAS DE CLERMONT-TONNERRE. Séance du samedi 12 septembre 1789, au matin ( l) . Lecture a été faite des deux derniers procès-verbaux. Communication a été donnée des adresses des habitants de la communauté de Serres, Sainte-Marie en Béarn, de la ville de Saintes, de (1) Cette séance est incomplète au Moniteur.