359 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 décembre 1789.] M. l’abbé Maury demande qu’au lieu de pourront ou mette le mot devront , afin que les assemblées de département aient toutes une marche uniforme et qu’elles ne soient pas forcées de s’assembler une seconde fois. M. Target répond que cette modification aurait pour conséquence qu’on nommerait autant de suppléants que de députés. M. Regnaud (de Saint-Jean-d' Angely) dit qu’il y a un remède fort simple à cet inconvénient: c’est de décider, dès à présent, que le chiffre des suppléants sera fixé au tiers du nombre des députés. M. Prieur combat cet avis et pense que chaque député doit avoir son suppléant spécial. M. le Président consulte l’Assemblée qui adopte l’amendement de M. Regnaud et décrète l’article en ces termes : « Art. 4. Les assemblées des électeurs nommeront des suppléants pour remplacer, en cas de mort ou de démission, les députés à l’Assemblée nationale. Ces suppléants dont le nombre sera égal au tiers de celui des députés, seront choisis par scrutin de liste double, à la pluralité relative des suffrages. » M. Target donne lecture de l’article 5. « Art. 5. Les délibérations des assemblées administratives de département sur des entreprises nouvelles, sur des travaux extraordinaires et sur tous les objets qui intéressent le régime de l’administration générale du royaume, ne pourront être exécutées qu’après avoir reçu l’approbation du Roi. Quanta l’expédition de toutes les affaires particulières, et de tout ce qui s’exécute en vertu des délibérations déjà approuvées, cette autorisation ne sera pas nécessaire. » M. Rewbell fait remarquer que l’on a déjà blâmé sur ce point le premier rapport du comité ; que les assemblées de département sont soumises au Roi et aux décrets de l’Assemblée nationale sanctionnés par le Roi ; que des délibérations sur des entreprises nouvelles portent essentiellement sur des emprunts, sur des impôts, puisque sans emprunts, sans impôts l’on ne peut faire des entreprises nouvelles. Il demande donc qu’il soit décrété que les délibérations des départements ne seront exécutées qu’en vertu des décrets de l’Assemblée nationale sanctionnés par le Roi. M. Target dit qu’il faut distinguer les entreprises nouvelles de celles qui sont relatives au régime du département. Pour les dépenses locales, il ne faut pas l’autorisation du Roi ; mais si l’Assemblée décrète un nouveau chemin, ce décret, une fois sanctionné par le chef de l’Etat, doit être exécuté; mais c’est au Roi à prononcer sur son exécution. C’est pour cela que Je comité propose de décréter que tontes les délibérations pour les entreprises nouvelles auront besoin de l’autorisation du Roi. M. le Président met aux voix l’amendement de M. Rewbell ; il est rejeté. L’article 5 est adopté dans les termes proposés par le comité de constitution. M. Target donne lecture de l’article 6 ainsi conçu : « Art. 6. La condition d’éligibilité relative à la contribution directe, déclarée nécessaire pour être citoyen actif, électeur ou éligible, sera censée remplie par tout citoyen qui, pendant deux ans consécutifs, aura payé volontairement un tribut civique, égal à la valeur de cette contribution, et qui aura pris l’engagement de le continuer. » M. Rougi ns de Roquefort. Vous avez eu l’intention d’appeler les propriétaires à l’Assemblée nationale ; tous vos décrets sur les conditions d’éligibilité le prouvent assez. L’article qu’on vous propose est absolument contraire à cet esprit. M. le duc de Ifortemart. Les gens riches payeront pendant deux ans la contribution de quelques malheureux, dont ils achèteront les suffrages. M. Dufraisse-Duehey. L’article est évidemment contraire à vos décrets; sinon, il a grand besoin d’un commentaire. M. la Poule. L’article n’a de rapport qu’à la condition d éligibilité qui consiste dans la contribution directe d’un marc d’argent, il n’attaque pas d’autres décrets ; mais il est absolument inutile : car, l’imposition ne s’établissant que sur la déclaration du contribuable, celui qui croira pouvoir payer le marc d’argent exigé, et qui y trouvera quelque intérêt, fera sa déclaration en conséquence. Je pense donc qu’il n’v a pas lieu à délibérer sur cet article. M. Camus. L’article est bon : la question préalable n’est pas proposable. Vous avez préjugé l’article en statuant, au sujet de la contribution patriotique, que ceux dont le revenu ne s’élèverait pas à une somme que vous avez déterminée seraient libres d’y concourir, s’ils le jugeaient convenable. En consultant l’esprit même du décret dont cet article présente une espèce de modification, on trouve une forte raison de se déterminer en faveur de la nouvelle proposition du comité. Votre intention, en exigeant une contribution d’un marc d’argent, a été que les citoyens auxquels les intérêts de l’Etat seraient confiés eusseut un revenu suffisant pour être à l’abri du besoin et de la séduction ; assurément, celui qui, sans être propriétaire, pourra payer la somme exigée, sera dans cette position. M. Long. Si l’article était admis, il arriverait pour l’Assemblée nationale ce qui arriva à Toulouse au sujet dumipitoulat. Pour parvenir à cette place, il faut avoir payé pendant cinq ans une imposition personnelle; des étrangers riches se font inscrire sur le rôle des contribuables etvien-nent ensuite occuper des places que les Toulousains seuls devraient remplir. M. de Richier. Vous avez voulu exclure les intrigants, et l’on vous propose aujourd’hui de les appeler. Qui d’ailleurs sera caution de l’engagement de payer toujours le tribut civique? L’article qu’on vous présente est imaginé par votre comité pour donner la facilité d’éluder vos décrets. M. Target. Cet article n’a pas pour objet de favoriser les intrigants ; il est établi sur de fortes raisons, G’est par erreur que le comité a rendu à 360 [Assemblée nationale,] [3 décembre 1789. | H GHIYES PA R LE DENTAIRES. la faculté d’être électeur l’effet qui résulterait du payement d’un tribut civique ; son intention a été de le restreindre à l’avantage d’être éligible. Il n’a pas prétendu que ce tribut dispenserait des autres conditions exigées par vos décrets ; il a seulement voulu mettre dans la même classe le citoyen qui aurait payé sur le rôle la contribution directe d’un marc d’argent et celui qui aurait fourni un tribut civique équivalent. Serai L-il conforme à l’intention que vous avez de régénérer l’esprit public?... (Beaucoup de clameurs s’étaient fait entendre depuis le moment où M. Target avait commencé de parler; elles augmentent au point qu’il ne peut achever d’exposer les raisons du comité.) On prie M. le président de rappeler à l’ordre et au silence la partie de l’Assemblée qui se trouve à sa droite. M. Démeunier monte à la tribune ; on refuse de l’écouter. M. llilscent ne peut parvenir à faire entendre que ces mots : Il serait plus simple et plus juste de supprimer tous les articles qui gênent la liberté des électeurs. M. le marquis d’Estourmel demande la suppression totale du nouvel article. On presse M. le président de mettre aux voix si le comité sera entendu et pourra faire connaître ses motifs. M. le comte de Chasienay-Eenty. 11 est inconcevable qu’une partie de l’Assemblée refuse de s'instruire lorsqu’il s’agit de délibérer sur une question aussi importante. M. Target. Si vous aviez eu la bonté de m’entendre jusqu’à la fin, j’aurais eu l’honneur de présenter un amendement qui détruirait toutes les craintes ; il consiste à dire : « Tout citoyen qui, réunissant d’ailleurs dans sa personne toutes les autres conditions d’éligibilité, aura, pendant deux ans consécutifs, etc. » M. Target est encore interrompu. On demande vivement la question préalable. M. le Président propose de décider s’il y a lieu à délibérer. M. Ee Chapelier. On ne peut pas mettre cela en question quand il s’agit d’un article proposé prr un comité que l’Assemblée a chargé de présenter un travail. Les clameurs qui s’élèvent ne peuvent être considérées comme une réponse ; l’article ayant été discuté, il s’agit de le rejeter ou de l’admettre. Il s’agit, si vous voulez donner de la dignité à votre constitution et prévenir la cabale, l’intrigue et l’erreur, d’accueillir un article qui augmentera le patriotisme ..... (Murmures.) Je demande si l’interruption que j’éprouve au mot de patriotisme veut dire qu’il ne faut pas que la constitution l’inspire? Je demande s’il ne doit pas être permis à un citoyen de se soumettre à un tribut civique ? S’il le paye, il aurait pu, le payer s’il y avait été imposé. Vous réparez donc une erreur ; vous faites sentir à un homme qu’il est assez riche pour être bon citoyen; vous ennoblissez cette éligibilité... Vous auriez peut-être raison s’il ne fallait payer ce tribut qu’une fois ; mais l’article exige qu’il l’ait été deux ans avant l’élection, et qu’ensuite il le soit toujours. C’est d’une part recevoir la soumission d’un citoyen de fournir un marc d’argent aux dépenses communes delà société; c’est d’un autre côté prévenir un abus bien facile et bien odieux. Un collecteur pourrait, par des motifs de haine ou de vengeance, n’imposer qu’à 53 livres un homme dans le cas de supporter une contribution plus considérable, afin de l’exclure ainsi du droit le plus cher à tout bon citoyen. Ces considérations ne sont-elles donc pas assez puissantes? On objecte l’intérêt des propriétaires; mais ils conserveront tous les avantages que vous leur avez accordés ; mais le citoyen qui payera un tribut civique, étant soumis à toutes les autres conditions d’éligibilité, sera toujours obligé de posséder une propriété. M. deCaiealès. La question préalable est d’autant mieux placée, qu’aux termes du règlement, l’article sur lequel elle est demandée n’aurait pas même dû être présenté : il attaque vos décrets. Quant aux raisons offertes par le préopinant, elles ont déjà été dites dans la salle de l’archevêché ; elles ont alors cédé aux motifs sages qui vous ont déterminé à exiger la contribution du marc d’argent. M. Malès. Si nous devons nous prémunir contre les intrigants, nous devons aussi des égards aux fils de famille; je demande que l’article proposé soit adopté à leur égard. M. Pétion de Villeneuve. Il est incroyable que les décisions les plus importantes soient étouffées par des murmures, ou enlevées par des questions préalables. On a jusqu’à présent envisagé le tribut civique sous le rapport de la corruption et non sous celui du patriotisme. (L’opinant est interrompu ; on demande à grands cris la question préalable. M. le chevalier de Lameth presse M. le président d’employer l’autorité qui lui est confiée pour ramener à l’ordre une partie de l’Assemblée.) M. Pétion de Villeneuve continue. J’observe d’abord que la question préalable a été primitivement demandée sur l’article tel que le comité l’avait présenté, et que, cet article étant amendé et changé, la même demande ne peut le concerner. J’ajoute ensuite que, quand une matière est importante, on ne peut jamais dire qu’il n’y a pas lieu à délibérer. M. Gazalès a fait une observation inexacte : l’article proposé ne détruit aucun de vos décrets ; il est conforme à celui du marc d’argent, puisque dans l’un et dans l’autre vous exigez la même contribution; ici elle est volontaire, là elle est forcée ; je demande si le citoyen qui, réunissant toutes les autres qualités d’éligibilité, vient volontairement au secours de l’Etat, n’a pas un droit égal à celui qui contribue forcément : voilà le point unique de la question. M. de Richier. Je suis du même avis que le préopinant sur la question préalable; mais je dis que l’article est contraire à vos décrets, qu’on n'a pas besoin d’encouragement pour subvenir aux besoins de l’Etat, et que si le patriotisme d’un homme a un objet intentionnel, nous devons nous défier de sa personne et de son tribut civique. M. ttarat le jeune. Une contribution directe n’est pas une contribution territoriale ; elle n’est pas même une contribution forcée. Un citoyen actif doit concourir aux dépenses de la société ; ! Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [3 décembre 1789.] 361 qu’il y concourre par le moyen de ses revenus fonciers ou par le produit de son industrie, il n’en est pas moins utile à la chose publique. Les propriétaires n’ont donc nul avantage sur le citoyen qui remplit les mêmes devoirs qu’eux. Si l’article qu’on vous propose n’est pas décrété, les trois quarts des Français que nous représentons sont expressément privés des avantages les plus précieux de la société. La nation elle-même n’a pas le droit d’exclure un citoyen... (L’opinant est interrompu et ne peut achever son discours. Après de longues rumeurs, M. le comte de Mirabeau monte à la tribune; il est longtemps sans pouvoir se faire entendre ; à la lin sa voix s’élève au-dessus des clameurs.) M. le comte de Mirabeau. On n’a pas attaqué l’article dans le sens le plus favorable à l’opinion de ceux qui veulent le voir rejeter. La grande objection qui se présente au premier coup d’œil est que vous donneriez à la richesse la plus grande influence en facilitant la corruption. Cette objection doit se considérer sous trois rapports : 1° Je demande s’il est vrai que l’on puisse corrompre pour tei fait deux ans d’avance. Celui qui corrompt fait une mauvaise action ; celui qui est corrompu se rend coupable d’une trahison dont le prix ne se livrera pas deux ans d’avance. 2° On ne serait pas très-avancé d’avoir corrompu pour être éligible. 3° Enfin, si quelqu’un avait la manie de corrompre pour être éligible, vous ne pourriez pas empêcher l’effet de cette manie, car ii lui suffirait de faire une fausse déclaration de son bien. Messieurs, il y a ici beaucoup de personnes trompées sur leurs propres sentiments; il faut dire aux gentilshommes : Ce sont vos enfants que l’article appelle ; aux prêtres : C’est un moyen de servir la patrie que l’article vous réserve... L’article, depuis qu’il est amendé, n’est en contradiction avec aucun des articles précédents, comme on vous l’a prouvé irrévocablement. Il est utile sans être dangereux : soit dans son influence politique, puisqu’il n’est question que de son éligibilité; soit dans son influence morale, puisqu’il ne présente qu’un moyen pur de porter au patriotisme; soit dans l’espèce d’influence qui se rapporte à vous-mêmes, puisqu’il intéresse et vous et les vôtres. Je ne puis concevoir la défaveur de cet article, et je la concevrais, que je ne pourrais concevoir encore comment les délibérations peuvent impunément devenir si tumultueuses. On relit l’article amendé, corrigé et conçu en ces termes : « La condition d’éligibilité, relative à la contribution directe, déclarée nécessaire pour être éligible, sera censée remplie par tout citoyen qui, réunissant d’ailleurs toutes les autres conditions exigées, aura, pendant deux ans consécutifs, payé volontairement un tribut civique égal à la valeur de cette contribution, et qui aura pris l’engagement de le continuer. M. la Poule propose pour amendement de mettre 5 ans au lieu de 2 ans. M. Dupont (de Bigorre ) demande qu’on ajoute à la fin de l’article « fourni caution ». M. de Gruilliermy demande si l’Assemblée, après avoir supprimé les offices de judicature, veut vendre l’éligibilité? M. le marquis de Biancourt. Ne craindriez-vous pas, en adoptant l’article, que les étrangers n’y trouvassent le moyen d’influer dans notre gouvernement? J’appuie cette considération sur des faits; je cite l’exemple de cette diète de Suède, qui était divisée en deux partis appelés les chapeaux et les bonnets, la France payait les uns et la Russie les autres, etc. L’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur les amendements. L’article est mis au voix. M. le Président prononce que la majorité est pour qu’il soit rejeté. Une grande partie de l’Assemblée prétend qu’il y a du doute. M. le chevalier de Eameth. Cette question est une des plus importantes qui puissent se présenter dans l’établissement d’une constitution qui triomphera sans doute des obstacles qu’on y apporte. Je demande l’appel nominal. M. le Président le propose : une partie de l’Assemblée s’y refuse. M. le marquis de Foucault-Lardinalie. Quelques membres sont déjà sortis ; ce n’est plus le moment de faire l’appel nominal. Pourquoi n’a-t-on pas réclamé contre le décret avant qu’il fût prononcé? Quand nous nous opposons à un article dangereux, on ne peut nous accuser de porter obstacle à la constitution, puisque nous remplissons le devoir qui nous est imposé par nos commettants. Une partie de l’Assemblée s’oppose fortement à l’appel nominal. M. Martineau invoque le règlement ; il est interrompu par de nouvelles clameurs. M. le baron de Menou dit que ceux-là seuls peuvent refuser l’appel nominal qui s’opposent à la constitution, à la liberté des séances, et qui veulent la dissolution de l’Assemblée. M. l’abbé Maury. L’Assemblée se fatigue depuis une heure pour décider une question qui ne peut rester indécise : le doute porte sur un fait, et ne peut être reconnu que par un fait : on pourrait donc poser ainsi la question : Y a-t-il, n’y a-t-il pas de doute? M. d’Estourmel. Il n’y a pas de manière plus sûre pour lever le doute que l’appel nominal ; il n’est pas un de nous qui ne fût désespéré si un des décrets de l’Assemblée pouvait paraître illégal ; toute autre proposition que l’appel nominal est insidieuse. M. l’abbé Maury convient que l’appel nominal est, de toutes les manières d’éclaircir le doute, la plus naturelle. Après de longues et tumultueuses oppositions, on y procède enfin. Un de M. les secrétaires annonce que l’article est rejeté, à la majorité de 439 voix contre 428. M. le Président lève la séance et indique celle du soir pour 7 heures.