191 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 septembre 1789.] sans crainte, sans embarras, nous arriverions à l’époque de prospérité que nous avons osé vous faire entrevoir; que nous y arriverions à l’instant même; que ces jours de détresse seraient tout à coup transformés dans les plus beaux jours de la monarchie; que d’un état désespérant nous passerions sans intervalle à l’état brillant et prospère dont chacun de nos concitoyens attacherait la date à celle de la régénération de nos lois et de noire liberté. Le ministre compte avec raison sur le patriotisme qui éclate de toutes parts : nous osons y compter de même ; et comment, dans ce sanctuaire de l’honneur français, serait-il possible d’en douter? Rappelez-vous, Messieurs, à quels généreux efforts la nation s’est portée dans vingt époques différentes, où son élan semblait retenu par la méfiance qu’ont toujours inspirée les opérations ministérielles. A quel excès le même sentiment ne doit-il pas aller, au moment où la certitude est acquise que cet honorable effort est le dernier de ceux qu’elle aura jamais à faire ; au moment où, en présentant à la France un nouvel ordre de choses, la nation est garante envers elle-même de toutes ses opérations, où tout ce qu’elle promet est certain, où tout ce qu’elle surveille est inviolable ! Aussi sommes-nous persuadés que c’est bien plus pour arrêter les excès du zèlet que pour lui imposer des devoirs, que le ministre propose de le soumettre à une règle commune. Sa proposition, comme nous avons eu l’honneur de vous le dire, consiste dans la fixation d’une taxe à peu près équivalente au centième des capitaux. C’est pour atteindre plus exactement les fortunes qui existent sans capitaux, et pour faire payer les capitalistes dans une proportion aussi convenable que les propriétaires, que M. Necker propose d’assujettir chaque citoyen à faire une seule fois la remise du quart de son revenu. Ses calculs à cet égard nous ont paru justes, et le comité est unanimement d’avis de suivre à la lettre le plan du premier ministre des finances. Mais un honorable membre de cette Assemblée a paru jeter des doutes sur le produit de cette taxe ; il l’a réduite, par ses calculs, à 75 millions. Nous pourrions lui opposer ses propres calculs, qui exceptent de la contribution les 500 millions dont il fait la part du fisc; comme si les rentes et les appointements que paye le fisc, ne composaient pas les revenus qui seraient soumis à la taxe générale 1 Mais si nous croyons pouvoir réfuter son objection, nous ne sentons pas moins le poids de son autorité, et c’est à lui-même que nous devons les moyens de suppléer à ce qui pourrait manquer encore, lorsque le zèleetle patriotisme auront offert tout ce qu’ils peuvent offrir ; il faut surtout ne pas perdre de vue, un seul instant, que le salut du royaume tient essentiellement à l'effet d’un secours qui lui rend son bonheur, sa force et la considération, en rétablissant l’ordre dans toutes les parties de l’administration. Déclarons donc, Messieurs, déclarons inviola-blement que nous ne souffrirons pas qu’une semblable entreprise échoue. Convenons que nous allons nous livrer d’abord à toute l’ardeur que l’amour de la patrie va sans doute inspirer. Et, lorsque l’effet en sera connu, décrétons qu’un gage particulier sera sur-le-champ attribué à un emprunt de toute la somme qui pourrait encore être nécessaire; que ce gage sera en biens-fonds; et ne doutons pas que le clergé ne s’empresse de vous offrir une valeur foncière de 5, 10, 12, plus encore s’il le faut, pour consommer à l’instant l’opération salutaire qui achèvera la libération de la France. Quant à la circulation si nécessaire à rétablir, Messieurs, nous avons pensé qu’elle ne peut revivre que par la confiance, mais que la confiance seule la fera bientôt revivre. Le patriotisme déterminera sans doute les bons citoyens à porter à la Monnaie leur vaisselle et leurs bijoux d’or et d’argent. L’exemple du Souverain les y engagera ; la circonstance où nous sommes leur en fera la loi ; et nous croirions blesser le sentiment pur qui doit les animer, en leur offrant un faible encouragement qui ne compenserait pas le sacrifice de leur jouissance. S’il en était cependant parmi eux à qui il ne fût pas libre de suivre les mouvements de leur coeur, et qui fussent obligés de calculer des intérêts pécuniaires, nous pensons que les propositions du premier ministre des finances sont justes et leur sont assez favorables. Mais cette ressource ne peut pas suffire aux besoins du moment. Le ministre croit nécessaire encore d’user du secours que peuvent lui procurer les billets de la Caisse d’escompte. M. Necker mérite à trop d’égards notre confiance, pour que nous hésitions à la lui donner encore sur ce point délicat. D’ailleurs le numéraire que la vaisselle Ya lui fournir, les dons des citoyens, tout lui procurera bientôt la facilité de rendre aux effets de cette caisse, le crédit qu’ils n’auraient jamais dû perdre. M. Necker vous parle avec éloge de ses administrateurs, il vous invite à les entendre ; rien ne paraît plus juste que d’entendre les chefs d’un établissement si important. Le comité des finances ne s’est point permis encore de discuter le projet d’une banque nationale. Si vous le lui ordonnez, il se livrera à ce travail avec le zèle qu’il doit à un si grand intérêt, et à la confiance dont vous daignerez l’honorer. Permettez-nous, Messieurs, en achevant la tâche que vous nous aviez imposée, permettez-nous d’arrêter un instant des regards satisfaits sur le beau mouvement qu’un seul élan de patriotisme peut imprimer à ce beau royaume. G’est aux représentants de la nation qu’il appartient d’en donner le signal ; et bientôt il sera démontré encore une fois, il le sera plus que jamais, que le calcul ne peut atteindre, en France, aux effets du sentiment, et qu’un peuple libre ne connaît point d’obstacles dont l’amour de la patrie ne le fasse aisément triompher. M. Hébrard. Messieurs, je voudrais être riche pour offrir davantage à l’Etat; le peu que j’ai, il peut le prendre; mais il faut que je sois avare du bien de mes commettants. — Est-il ici question d’une générosité? alors je dirai qu’elle ne reçoit de loi de qui que ce soit; que la charité ne se prend point d’assaut. — - S’agit-il ici de voter un impôt? je dirai que l’on ne proposa jamais de le faire par acclamation ; qu’il n’y a que la conviction la plus intime de la nécessité de l’État et de l’impossibilité de le sauver sans cela, qui puisse le déterminer ; et heureusement nous n’en sommes pas encore à cette cruelle extrémité, et j’ose dire, au nom de la patrie, de la province que j’habite, que je désavoue et même proteste contre tout ce qui pourrait être fait au mépris et à la violation de la liberté des opinions, et contre les formes de toute Assemblée bien et légalement organisée. M. le comte de Mirabeau. Messieurs, demander des détails sur des objets de détail, c’est s’éloigner de la question. Il y a déjà trois jours que le ministre des finances vous a peint les dan- 192 [Assemblée nationale ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 septembre 1789.] gers qui nous environnent, avec l’énergie que réclame une situation presque désespérée ; il vous demande les secours les plus urgents; il vous indique des moyens; il vous presse de les accepter. Votre comité des finances vient de nous soumettre un rapport parfaitement conforme à l’avis du ministre; c’est sur cet avis et sur ce rapport qu’il s’agit de délibérer. Mais telle est ici la fatalité de nos circonstances. Nous avons d’autant moins le temps et les moyens nécessaires pour délibérer, que la résolution à prendre est plus décisive et plus importante. Les revenus de l’Etat sont anéantis, le Trésor est vide, la force publique est sans ressort; et c’est demain, c’est aujourd’hui, c’est à cet instaut môme que l’on a besoin de votre intervention. Dans de telles circonstances, Messieurs, il me paraît impossible, soit d’offrir un plan au premier ministre des finances, soit d’examiner celui qu’il nous propose. Offrir un plan n’est pas notre mission, et nous n’avons pas une seule des connaissances prélimi-. naires, indispensables pour essayer de se former un ensemble des besoins de l’Etat et de ses ressources. Examiner le projet du premier ministre des finances, c’est une entreprise tout à fait impraticable. La seule vérification de ses chiffres consumerait des mois entiers; et si les objections qu’on ourrait lui faire ne portent que sur des données ypothétiques, les seules que la nature de notre gouvernement nous ait permis jusqu’ici de nous procurer, n’aurait-on pas mauvaise grâce de trop presser des objections de cette nature dans des moments si pressés et si critiques? Il n’est pas de votre sagesse, Messieurs, de vous rendre responsables de l’événement, soit en vous refusant à des moyens que vous n’avez pas le loisir d’examiner, soit en leur en substituant que vous n’avez pas celui de combiner et de réfléchir. La confiance sans bornes, que la nation a montrée dans tous les temps au ministre des finances que ses acclamations ont rappelé, vous autorise suffisamment, ce me semble, à lui en montrer une illimitée dans les circonstances. Acceptez;ses propositions sans les garantir, puisque vous n’avez pas le temps de les juger, acceptez-les de confiance dans le ministre, et croyez qu’en lui déférant cette espèce de dictature provisoire vous remplissez vos devoirs de citoyen et de représentants de la nation. M. Necker réussira, et nous bénirons ses succès, que nous aurons d’autant mieux préparés, que notre déférence aura été plus entière et notre confiance plus docile. Que si, ce qu’à Dieu ne plaise! le premier ministre des finances échouait dans sa pénible entreprise, le vaisseau public recevrait sans doute une grande secousse sur l’écueil où son pilote chéri l’aurait laissé toucher; mais ce heurtement ne nous découragerait pas ; vous seriez là, Messieurs, votre crédit serait intact, la chose publique resterait tout entière.... Acceptons de plus heureux présages ; décrétons les propositions du premier ministre des finances, et croyons que son génie, aidé des ressources naturelles du plus beau royaume du monde et du zèle fervent d’une Assemblée qui a donné et qui donne encore de si beaux exemples, saura se montrer au niveau de nos besoins et de nos circonstances. Après ce discours, M. le comte de Mirabeau reprend sa place. L’Assemblée témoigne son approbation par un mouvement d’enthousiasme unanime. I M. le Président demande qu’on aille aux voix dans la forme ordinaire et propose la rédaction suivante : « L’Assemblée nationale, vu l’urgence des circonstances, décrète un secours extraordinaire du quart des revenus de chaque citoyen pour 1790, et renvoie pour le mode au pouvoir exécutif. » L’Assemblée allait voter par acclamation lorsque M. de Mirabeau redemande la parole, M. le comte de Mirabeau. En énonçant mon avis, je n’ai point entendu, Messieurs, rédiger ma proposition en décret. Un décret d’une importance aussi majeure ne peut être imaginé et rédigé au milieu du tumulte. J’observe que le décret, tel qu’il vient de vous être proposé, ne peut être le mien, et je désapprouve la sécheresse de ces mots : Renvoie pour le mode au pouvoir exécutif. Encore une fois, Messieurs, la confiance illimitée de la nation dans le ministre des finances justifiera la vôtre; mais il n’en faut pas moins que l’émanation du décret que vous avez à porter soit expressément provoquée par le ministre. Je vois encore un nouvel inconvénient dans la rédaction du décret : il faut bien se garder de laisser croire au peuple que la perception et l'emploi de la charge que vous allez consentir ne sera ni sûre, ni administrée par ses représentants. En demandant, Messieurs, que votre délibération soit prise sans aucun délai, je demande aussi que la rédaction du décret soit mûrement réfléchie, et je me retirerai de l’Assemblée pour me livrer à ce travail, si vous me l’ordonnez. De toute part on invite l’orateur à se retirer. M. de Mirabeau se rend au désir de l’Assemblée et sort de la salle des séances. La délibération continue et il est fait diverses motions. M. le baron de «fessé (1). Messieurs, la justice doit passer avant l’enthousiasme. Le premier ministre des finances nous a proposé l’imposition du quart du revenu net de chaque citoyen ; personne ne doute moins que moi de ses lumières et de ce que peut faire le Français ; mais nous avons souvent remarqué que les efforts héroïques ne sont jamais que le produit delà confiance. S’il est une nation qui, dans la paix et dans la guerre, soit tout par la confiance et rien sans elle, c’est assurément la nôtre Quelle sera la détermination de nos commettants lorsque, sans préjudice des impôts futurs, ils se verront demander le quart de leur revenu, lorsque le peuple qui ne calcule point, s’était imprudemment flatté d’une diminution dans ses charges? Lorsque l’on apprendra que sur 20 millions de pensions faites par la cour, au lieu d’en supprimer 15 sur 20, il n’en sera supprimé que 5? lorsqu’on ne verra pas la haute finance supprimée et tous les frais immenses de régie? le Français fera ce sacrifice et bien d’autres pour sa patrie ; mais il voudra être assuré que sa patrie sera bonne, qu’elle ne sera plus la patrie des plus insolents abus. 11 s’en faut bien, Messieurs, que ce quart de revenu, fût-il accordé, n’amenât pas lesplusgrands retards dans le payement ; il sera peut-être impossible; ceux qui connaissent les provinces vous diront combien l’argent y est rare; que le cuiti-(1) Le discours de M. de Jessé n’a pas élé inséré au Moniteur.