544 [AssemLlée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [4 avril 1791.] Art. 6. «Le directoire du département de Paris sera chargé de mettre promptement l’édifice de Sainte-Geneviève en état de remplir sa nouvelle destination, et fera graver au-dessus du portique ces mots : « Aux Grands Hommes, « La Patrie reconnaissante. » Art. 7. « En attendant que le nouvel édifice de Sainte-Geneviève soit achevé, le corps de Riquetti-Mira-beau sera déposé à côté des cendres de Descartes, dans le caveau de l’ancienne église de Sainte-Geneviève. »> M. Tuaut de la Bouverie. L’ajournement de la motion de M. de Grillon n’est pas de la dignité de l’Assemblée. 11 faut qu’elle soit décrétée à l’instant. M. de Oillon le jeune. Si l’Assemblée juge qne ce n’est pas là le moment... (Interruption.) M. Prieur. On a retranché la nomenclature des grands hommes, on ne peut pas admettre votre motion. M. Chabroud. Ce n’est pas un seul trait d’héroïsme et de vertu qui constitue le grand homme. S’il fallait élever des monuments à tous les traits d’héroïsm français, 30 basiliques comme Sainte-Geneviève ne suffiraient pas. M. de Crlllon le jeune. Je réponds à M. Cha-broud que le décret dit : les grands hommes morts depuis la Révolution. Or, je n’en connais pas un second. M. Desilles est celui qne la nation a déjà jugé digue de cet honneur. Plusieurs membres .• A l’ordre du jour! (L’Assemblée passe à l’ordre du jour.) La suite de la discussion sur les successions est reprise. M; de Saint-Martin. Messieurs, vous avez aboli le droit d’aînesse et fait disparaître toutes les inégalités qui, dans les successions et les partages, résultaient des dispositions de la loi. Ce décret que la nation attendait de votre sagesse était une conséquence nécessaire du premier article de votre déclaration des droits et vous n’avez fait que la prononcer. Mais est-il également juste, également sage d’abolir les inégalités résultant de la volonté de l’homme ? A entendre les partisans de l’égalité absolue dans les successions, l’inégalité qui est l’effet d’une disposition testamentaire, ou d’entre vifs, n’est ni moins injuste ni moins impolitique que celle qui était établie par la loi. « La politique et la morale, disent-ils, réclament à la fois contre le droit de disposer de ses biens, soit par donation, soit par testament; toute bonne législation doit tendre à rapprocher, autant qu’il est possible, les extrêmes; à ne souffrir ni opulence ni misère; on ne peut atteindre ce but qu’en multipliant les obstacles contre la pente naturelle qu’ont les richesses à s’accumuler dans les mêmes mains; et le droit de tester et de donner produit précisément l’effet contraire. « D’un autre côté ce droit est funeste aux mœurs; il déprave le cœur des pères et des enfants; il donne à ceux-là le caractère des tyrans, à ceux-ci l’âme des esclaves; par lui, la tendresse paternelle, qui doit s’étendre également sur tous les enfants, se resserre, se concentre dans un seul qui, pour l’ordinaire, est le premier-né. Cet enfant devient leur idole, et cette cruelle préférence ulcère le cœur de ses frères qui, bientôt, ne voient en lui qu’un ennemi; plus d’union, plus de paix, plus de bonheur dans la famille; la haine s’y établit, la discorde y règne. Le père, qui n’a fait qu’un ingrat, descend au tombeau sans emporter aucuns regrets, et dès lors commencent des procès qui, souvent, dévorent tout son patrimoine. » Tels sont en substance, Messieurs, les inconvénients qu’on reproche à la faculté de tester et de donner. Avant d’examiner s’ils sont aussi réels qu’on le suppose, je vous prie de me permettre quelques réflexions très courtes. On ne me contestera pas, sans doute, que le droit de propriété ne soit le premier fondement de toute société cultivatrice et commerçante, je pourrais même dire, de toute société politique. On conviendra également que c’est dans la faculté d’user, et même d’abuser, comme il nous plaît de ce qui nous appartient, que consiste essentiellement la propriété. Mais, s’il en est ainsi, comment concilier la prohibition absolue de tester et de donner, avec le respect dû à la propriété? Celui-là peut-il se dire propriétaire qui n’a pas la libre disposition de son propre bien ? qui est astreint à le laisser en entier aux personnes désignées par la loi? L’on me dira, peut-être, avec Puffendorf Rousseau , et autres publicistes, que, par sa nature, le droit de propriéténe s’étend point au delà de la vie du propriétaire, et que dès l’instant qu’un homme est mort, son bien ne lui appartient plus : mais en admettant ce principe, la difficulté n’est écartée que quant aux dispositions testamentaires : il reste toujours qu’on ne peut interdire les donations d’entre-vifs, sans porter atteinte au droit de propriété. Je n’examinerai point si la propriété dérive du droit naturel, ou si elle ne tire son origine que du droit civil; je pourrais dire en faveur de la première opinion que, dans l’état de nature, l’homme pouvait, sans doute, regarder comme son propre bien la cabane qu’il avait construite, et les fruits qu’il avait cultivés ; je pourrais ajouter que, dans votre déclaration des droits, vous avez compté la propriété parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme; mais, quoi qu’il en soit, il est toujours vrai et incontestable, que ce droit est le plus sacré des droits des citoyens, et que conséquemment le législateur ne saurait apporter trop de circonspection et de réserve dans les règlements qui tendent à le modifier, l’altérer. Or, puisque c’est l’attaquer dans un de ses principaux attributs, que d’interdire, soit aux chefs de famille, ou aux autres particuliers, la faculté de disposer de leur propre bien; une pareille prohibition ne serait légitime qu’ autant qu’elle serait impérieusemeut commandée par l’intérêt général de la société : j’aperçois bien des motifs de ne pas laisser aux pères, mères et autres ascendants, une liberté indéfinie à cet égard ; mais je n’en vois aucuns d’assez puissants pour légitimer une loi qui leur lierait absolument les mains, et moins encore une loi qui étendrait cette rigueur aux citoyens qui n’ont ni enfants ni descendants. Ce serait renchérir sur la sévérité des lois somptuaires, et l’on sait que les lois [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [4 avril 1791.] 545 somptuaires ne peuvent être utiles que dans un petit Etat, dont le commerce est très borné, et où l’on ne connaît d’aulres richesses que celles qui sont le fruit de la culture. Nos mœurs, notre caractère, nos habitudes, notre industrie, tout concourt, selon moi, à repousser le système que je combats; et cependant des penseurs profonds m’assurent que la politique et la morale nous font un devoir de l’adopter. Je vais parcourir rapidement leurs raisons. On dit que l’inégale répartition des richesses est un des grands maux du corps politique, et que la faculté de tester et de donner contribue puissamment à cette inégalité. Je réponds que chez une grande nation, où fleurissent les arts, l’industrie, le commerce, l’inégalité dans les fortunes est nécessairement très grande : elle est le produit de ce commerce, de cette industrie, de ces arts; on ne pourrait faire cesser l’effet, qu’en détruisant sa cause. Or, je demande s’il serait bon, s’il serait utile pour nous d’employer un pareil remède? Et si l’on me répond négativement, je demande ce qu’on gagnerait à abolir l’usage des donations et des testaments; ne serait-ce pas vouloir tarir un grand fleuve, en interceptant le cours de quelques filets d’eau qui vont s’y perdre? Assurément parmi cette foule de causes majeures, qui concourent à rendre les fortunes à la fois si inégales et si mobiles en France, celle-là mérite à peine d’être comptée. Vous avez sagement aboli le droit d’aînesse, et toute inégalité de partage dans les successions déférées par la loi. Si aujourd’hui vous proscrivez les substitutions; si en même temps vous n’autorisez les dispositions en ligne directe que jus-qn’à concurrence d’une certaine quotité de biens, comme du tiers, ou du quart, vous aurez fait tout ce que la politique, la justice et la morale vous dictent de faire à cet égard. Vouloir aller au delà, ce serait attenter au droit de propriété, non seulement sans aucune utilité pour la chose publique, comme je viens de le prouver, mais même au grand détriment de la chose publique. En effet, il ne faut jamais perdre de vue, dans cette discussion, que nous ne sommes pas un petit peuple qui trouve son bonheur dans sa pauvreté; nous sommes une nation composée de 25 millions d’âmes, une nation à la fois agricole et commerçante; une nation qui, par son industrie, ses arts, ses manufactures, autant que par les richesses de son propre sol, attire à elle les richesses des autres nations. Une pareille nation ne peut prospérer que par l’activité, l’émulation, le goût du travail qu’inspire l’esprit de propriété. C’est cet esprit qui seul peut vivifier les deux grandes sources de la prospérité publiqne, l’agriculture et le commerce. Mais cet esprit, comment pourra-t-il se maintenir, si l’on attaque la propriété même, si l’on réduit tous les propriétaires à n’être, pour ainsi dire, que de simples usufruitiers? On ne se livre à de grands travaux, on ne forme de grandes entreprises, on ne traverse les mers, on ne s’exile pour un temps de sa patrie, au péril de sa vie, que pour acquérir des richesses, dont on puisse librement disposer. Les dangers que l’on affronte, les privations que l’on s’impose ont toutes pour mobile et pour but de multiplier ses jouissances; et sans doute que la jouissance la plus douce, la plus chère au cœur de l’homme, celle à laquelle il attache le plus grand prix, c’est d’exercer la bienfaisance, c’est d’enrichir de ses dons les personnes qu’il affec-lre Série. T. XXIV. tionne. Ces biens qu’il a acquis avec tant de peine, il les cultive encore avec délices dans ses derniers jours, il les embellit, il en augmente la valeur par des plantations et des défrichements, au moment où la mort va l’en séparer, parce qu’il songe qu’ils vont appartenir à d’autres lui-même, en passant à des héritiers qu’il se sera lui-même donnés, et qui chériront et honoreront sa mémoire. Otez aux citoyens la libre disposition de leur bien, et vous éteignez l’ardeur du travail, vous étouffez l’industrie, vous anéantissez le commerce et les arts, vous portez un coup mortel à l’agriculture. Oui, Messieurs, l’agriculture n’aurait reçu de vous une nouvelle vie que pour la perdre l’instant d’après, si vous portiez la loi prohibitive qui vous est proposée ; vous connaissez les rapports intimes qui lient l’agriculture au commerce, qui font que l’un ne peut recevoir d’atteinte qui ne se communique aussitôt à l’autre ; et vous savez aussi que l’homme ne s’attache point à une terre dont il n’est pas le maître absolu, dont il ne peut pas disposer à son gré, et que la loi a donnée d’avance à des successeurs qui ne doivent pas être ses héritiers, puisqu’il ne les a pas nommés. Le vrai propriétaire (et je n’appelle de ce nom que celui qui peut faire de sa chose ce qu’il lui plaît), le vrai propriétaire travaille plus pour ses héritiers que pour lui-même; il défriche, il désèche, il améliore son héritage par tous les moyens possibles; il ne plaint pour cela ni soins ni dépenses, il préfère un revenu modique, mais durable, à un produit abondant, mais momentané. L’usufruitier (et quiconque n’a pas la libre disposition du bien qu’il possède ne mérite pas d’autre titre), l’usufruitier fait précisément le contraire. Un grand et prompt produit étant l’objet et la fin de ses travaux, il effrite les terres, il dégrade les taillis, il fait main basse sur les futaies, il laisse tomber en ruine les bâtiments; en un mot, plein de l’idée, qui n’est presque toujours que trop bien fondée, que les personnes que la loi appelle à lui succéder ne soupirent qu’après son trépas, il voudrait que son héritage s’anéantît avec sa vie. Si quelqu’un pouvait avoir des doutes sur cette vérité, je l’inviterais à jeter les yeux sur les biens substitués. Il est donc incontestable que, dans un Etat tel que la France, la prohibition de donner et de tester serait funeste à l’agriculture, et destructive de l’industrie et du commerce ; ainsi, sous le rapport politique, cette loi serait excessivement mauvaise. Voyons si sous le rapport des mœurs elle aurait les avantages que ses partisans lui supposent. La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans les mœurs. Le grand ressort de l’autorité publique est dans le cœur des citoyens, et rien ne peut y suppléer. Nous convenons tous, je pense, de ces principes, nous voulons tous que nos décrets s’y réfèrent : mais nous différons sur les moyens de les appliquer. Les défenseurs de l’égalité absolue regardent comme immorale la loi qm permet de disposer de ses biens par testament ou donation, et moi je trouve cette immoralité dans la loi contraire. Et d’abord, voulez-vous que les lois soient respectées? Faites que les citoyens les aiment; faites que chaque individu trouve son bonheur particu-lierdans le bonheur général ; ne lui imposez pas des devoirs trop pénibles, ne contraignez pas sa volonté par des règlements trop rigoureux. 35 546 [Assemblée nationale.] ARÇHIVES PARLEMENTAIRES. [4 avril 1791.] Mais, comment pourriez-vous parvenir à lui faire aimer une loi attentatoire au droit le plus précieux de l’homme en société, la propriété? Comment pourriez-vous parvenir à le convaincre que son bonheur exige le sacrifice de ce droit, lorsque vous contrariez ses affections les plus chères, lorsque vous voulez que son cœur se ferme à la bienfaisance, lorsque vous ne permettez pas qu’il puisse se montrer reconnaissant envers un ami qui l’aura servi, qui peut-être lui aura sauvé la vie; ou généreux envers un parent qu’il verra dans la misère ? Non, ne vous flattez pas qu’une loi aussi dure puisse jamais obtenir l’amour et le respect des citoyens. On cherchera à l’éluder par toutes sortes de voies; les hommes les plus délicats ne se feront pas un scrupule de violer une loi qu’ils regarderont comme tyrannique; l’esprit de fraude s’établira, de là naîtront des contestations, des querelles, des procès sans nombre, avec tous les vices, tous les maux qui en sont la suite. Ces effets sont déjà assez funestes; mais ce n’est pas tout. J’ai souvent entendu déclamer contre la puissance paternelle ; j’ai entendu dire qu’elle n’était propre qu’à dégrader le cœur et l’esprit des enfants, qu’à leur inspirer une crainte servile, qu’à les façonner au joug de l’esclavage. Si tels étaient ses effets, vous ne sauriez trop vous hâter, Messieurs, de briser de pareils liens; mais heureusement ces reproches sont démentis par l’expérience. C’est chez les peuples les plus fiers, les plus intrépides, les plus jaloux de leur liberté, que les lois ont donné le plus d’étendue à l’autorité paternelle. Je ne parlerai point des anciens peuples de la Grèce et de l’Asie, non plus que des Gaulois, nos ancêtres; mais ces Romains qu’embrasait l’amour de la patrie, de la gloire et de la liberté, avaient-ils le caractère bas et servile? leur dépendance filiale était extrême ; mais cette crainte, ce respect profond, que leur inspiraient la volonté et les ordres d’un père, les rendaient-ils lâches et timides ? Un seul mot sorti de sa bouche les faisait trembler; mais tremblaient-ils devant l’ennemi ? ou manquaient-ils de cette fierté courageuse, et de cette estime de soi-même, qui constitue le vrai citoyen, et fait pâlir les tyrans? Je; suis cependant bien loin d’approuver les excès de cette autorité ; elle fut presque sans bornes sous la République romaine, successivement modérée par les empereurs; Justinien lui assigna des limites assez raisonnables, et ces lois sont en vigueur dans une partie de la France. Je ne m’étendrai pas sur leurs dispositions, je dirai seulement qu’elles donnent aux chefs de famille le droit dedisposer librement des deux tiers de leur succession, lorsqu’ils laissent quatre enfants ou moins, et de la moitié, s’ils en laissent un plus rand nombre. Je crois qu’il convient de mettre cette faculté des bornes encore plus étroites; mais j’ose soutenir avec confiance qu’il faut craindre de trop affaiblir l’autorité paternelle, ue cette espèce de magistrature si naturelle, si ouce a des avantages inappréciables pour les mœurs; qu’elle est le frein le plus capable d’arrêter sans efforts et sans rigueur la fougue de la jeunesse, le plus propre à former des citoyens ; car il n’est point de citoyens, il n’est point de liberté sans une parfaite soumission au joug salutaire des lois, et c'est à cette soumission que les enfants se trouvent préparés par l’obéissance que leur impose le pouvoir paternel. L'attachement des pères aux enfants est si naturel, qu’il est inutile que les législateurs se donnent des soins pour le fortifier; mais ils ne doivent rien négliger pour attacher les enfants aux pères. Pourquoi les pères, qu’aucune pente ne conduit, ce semble, vers leurs enfants, en ont-ils une si vive à les aimer? Et pourquoi, malgré tant de sujets de reconnaissance, voit-on des enfants s’éloigner si communément de leurs devoirs, ou s’y ranger plutôt par bienséance que par le mouvement de leur cœur, par un devoir tourné en habitude, plutôt que par un principe d’inclination? Mille raisons concourent à la solution de ce phénomène moral. L’autorité sur nos égaux nous flatte; nous aimons ce qui nous donne l’occasion d’en faire usage; elle gêne au contraire celui sur lequel elle est exercée. Les enfants n’ôtent aux pères de leur liberté que ce qu’ils lui en sacrifient volontairement; la seule présence des pères gêne les enfants. Dans les pères, l’âge énerve les passions : toutes leurs affections se concentrent dans leurs enfants; chez les enfants, au contraire, des passions vives et multipliées la divisent et l’altèrent; enfin, la jeunesse attire, la vieillesse éloigne. L’énumération deviendrait trop longue. Quelques exceptions, de part et d’autre, ne sauraient discréditer des règles générales prises dans la nature; et si l’on conteste la vérité de ma proposition, j’en appelle à l’intérieur de ceux qui ont connu les deux états de père et de fils ; qu’ils comparent les degrés d’inclination de l’un et l’autre, et qu’ils jugent. Il faut d’ailleurs faire attention que le régime féodal, l’esprit et les mœurs qu’il avait fait naître, les préjugés barbares qu’il avait consacrés, avaient singulièrement dénaturé les sentiments paternels. Mais vous avez aboli ce code détestable, et vous ne devez pas douter que la nature ne reprenne tous ses droits. Ne craignez donc pas que la liberté, laissée aux pères, d’avantager un ou plusieurs de leurs enfants, ait désormais les mêmes inconvénients qu’elle a eus jusqu’à nos jours. Ges inconvénients tenaient à des préjugés de vanité et d’orgueil que vous avez détruits ; mais craignez l’ingratitude des enfants, craignez de les rendre indociles au joug paternel, qui est celui de la nature et de la raison, craignez leur mépris d’une autorité si nécessaire, craignez les désordres dans lesquels l’impétuosité des passions les entraînera, si vous relâchez les liens de cette dépendance, si vous ôtez à la soumission filiale un de ses principaux appuis, si vous ne laissez aux pères aucun moyen de récompenser la bonne conduite de leurs enfants. Et puis, n’y aurait-il pas une sorte de barbarie à leur interdire envers leurs enfants, des libéralités commandées par la justice et l’humanité; à leur lier tellement les mains, qu’ils De puissent venir au secours de ceux d’entre eux à qui la nature aura départi moins de forces, moins de talents, moins d’industrie, ou qui seront chargés d’une nombreuse famille, ou qui, par des événements extraordinaires, auront perdu la fortune qu’ils avaient gagnée par leurs travaux? Car, prenez garde, Messieurs, que l’égalité absolue des partages produirait, dans beaucoup de circonstances, un effet opposé au but que se proposent ses partisans, et, de plus, donnerait lieu à des injustices très sensibles. Un laboureur a trois enfants : deux parvenus à l’âge de 14 ou 15 ans quittent la maison paternelle et vont louer leurs services; le troisième 547 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |i avril 1791.] reste auprès de son père, partage avec lui les travaux de l’agriculture, et, par son industrie et ses sueurs, améliore son héritage et en double la valeur. Si après la mort du père, les trois enfants partagent également cet héritage, n’est-il pas évident que les deux premiers seront plus avantagés que le troisième, puisqu’ils profiteront du fruit des labeurs de celui-ci, qui ne participera pas de même aux épargnes que ses frères se seront faites? Autre exemple non moins frappant. Un père a deux enfants, l’un est actif, laborieux, plein de force et de talents; l’autre est mal constitué au physique et au moral; il n’a ni santé ni iutelligence. Si le père ne peut pas venir au secours de ce second fils, s’il ne peut rien lui laisser de plus qu’à son frère, le premier regorgera de biens, tandis que l’autre sera réduit à la misère. La même chose arrivera infailliblement, lors même que la nature aura doué ces deux enfants des mêmes forces, de la même activité et des mêmes talents; si l’un se livre à un commerce avantageux, et l’autre à un négoce ou des spéculations qui soient contrariés par les événements; ou si tous deux étant mariés, l’un donne le jour à un grand nombre d’enfants, et l’autre n’en a que très peu, ou même point. Ces différentes réflexions seraient susceptibles d’un développement beaucoup plus étendu; mais les lumières de cette assemblée m’en dispensent; je ne dois pas oublier que c’est à des législateurs que je parle. La faculté de disposer librement de ses biens lorsqu’on n’a point d’enfants, et d’une portion seulement de ses biens lorsqu’on a des enfants, est depuis des siècles en vigueur dans presque toute la France. Cette faculté, l’un des caractères distinctifs du droit de propriété, doit être plus chère que jamais à des hommes que vous avez rendu libres. Les en dépouiller, ce serait les forcer au plus pénible des sacrifices; vous ne pourriez l’exiger, Messieurs, ce sacrifice, qu’autant qu’il serait impérieusement commandé parla politique et la morale; et je viens de prouver que sous l’un et l’autre de ces rapports, non seulement il ne produirait aucun bien à la société, mais même qu’il en résulterait les maux les plus graves. J’ai prouvé que dans un grand empire, dont la prospérité tient au commerce, à l’industrie, aux arts, l'égalité des fortunes n’est ni possible ni désirable, et que d’ailleurs la prohibition des dispositions testamentaires et d’entre vifs ne contribuerait en rien à diminuer la pente naturelle de3 richesses vers l’inégalité. Voici, selon moi, les seuls règlements qu’exige l’intérêt social. Il faut laisser à tous les citoyens, qui n’ont point d’enfants ou descendants, la liberté de se choisir tels héritiers qu’ils jugeront à propos. 11 faut mettre des bornes assez étroites à cette liberté, à l’égard des chefs de famille. C’est assez de leur laisser la libre disposition du tiers de la portion de succession que chacun de leurs enfants eût recueillie, s’ils fussent morts intestats ; et il ne doit pas même leur être permis de disposer de la propriété de cette portion au profit de personnes étrangères; c’est une espèce d’impiété de la part d’un père de préférer qui que ce soit à ses enfants. Sa liberté, sur ce point, doit se borner à des legs viagers ou d’usufruit. Enfin il faut abolir les substitutions. D’après ces idées, voici les principes que je propose de décréter : Art. 1er. « Que nul ayant des enfants ou descendants, ne puisse disposer, soit par testament, soit par donation d’entre vifs, au delà du tiers de la portion de succession que chacun de ses enfants aurait recueillie, s’il lut mort ab intestat. Art. 2. « Qu’il ne puisse jamais disposer de la propriété de cette portion de ses biens, qu’en faveur d’un ou plusieurs de ses enfants, et que toutes libéralités, faites à des personnes étrangères, soient réduites au simple usufruit, sans que, dans aucun cas, cet usufruit puisse excéder le3 revenus de la portion disponible, ni se proroger successivement sur 2 ou plusieurs têtes. Art. 3. « Que les dispositions ci-dessus aient également lieu en ligne directe ascendante. Art. 4. « Que les dispositions, soit testamentaires ou d’entre vifs, de toute personne qui ne laissera ni enfants, ni descendants, soient déclarées valables pour la totalité de ses biens, lorsqu’elles seront faites à des personnes capables, et suivant les formes prescrites. Art. 5. Quel’usage des substitutions fidéi-commissaires, pupillaires et exemplaires, soit aboli ; qu’il soit seulement permis aux chefs de famille d’interdire à leurs enfants ou descendants la faculté d’aliéner, disposer et hypothéquer sous les 2 conditions suivantes : 1° l’interdiction sera bornée à un seul degré ; 2° après que l’enfant ou descendant aura atteint l’âge de 30 ans, elle pourra être levée par un arrêté du tribunal domestique de la famille. M. Victor de Broglic demande la parole pour faire un rapport relatif à des troubles qui ont été occasionnés dans le département du Bas-Rhin, tant par des écrits incendiaires que par des manœuvres coupables. (L’Assemblée décrète qu’elle entendra M. de Broglie sur-le-champ.) M. Victor de Broglie, au nom des comités des recherches, diplomatique, ecclésiastique, militaire et des rapports. Messieurs, vos comités des rapports, des recherches, diplomatique, ecclésiasti-ue et militaire, m’ont chargé d’avoir l’honneur e vous rendre compte de différents faits importants, de plusieurs événements qui ont eu lieu dans les départements du Rhin, et d’un grand nombre de pièces qui ont été apportées par un courrier extraordinaire, expédié par la municipalité de Strasbourg et par les administrateurs du directoire du département du Bas-Rhin. Ces faits, graves par eux-mêmes, et qui le deviennent encore davantage par les circonstances, sollicitent d’autant plus votre attention, qu’ils vont vous dévoiler un complot soupçonné depuis longtemps, et dont les auteurs coupables, trahis déjà par quelques indices, étaient néanmoins parvenus jusqu’à ce moment à s’envelopper avec habileté des ténèbres favorables aux crimes, pour échapper à l’œil vigilant de la loi et à la vengeance publique. Persuadé cpie vous n’avez pas perdu de vue les mesures déjà prises par votresagesse relativement