390 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE nie à ceux qui, depuis le commencement de la révolution n’ont cessé de faire des sacrifices, de prodiguer leur fortune et leur vie pour le soutien de la liberté. Il n’y a plus maintenant qu’un seul esprit unanime de tous les citoyens qui se sont ralliés à la Convention, et qui y sont déterminés comme elle à sauver la République. ( Applaudissements .) Citoyens, jetons loin de nous, en entrant dans cette enceinte, le manteau des haines particulières. Voyez les drapeaux des nations avec lesquelles vous êtes alliés ; eh bien, joignez-y le drapeau moral de vos sentiments. (Vifs applaudissements.) Nous avons promis d’opérer le bonheur du peuple, tenons-lui parole : sauvons notre pays ; et quand vous aurez rempli cette tâche glorieuse vous vous assommerez si vous voulez. (On rit et l’on applaudit .) On voudrait exciter une insurrection, en faisant croire que la Convention veut anéantir les sociétés populaires, et des hommes exagérés s’en vont criant partout : «Vivent les Jacobins » ; La Convention ne crie pas : « vivent les Jacobins » ; mais elle crie : « vive le peuple, vivent les sociétés populaires, vivent tous les patriotes bien intentionnés, et périssent tous les coquins!» (Applaudissements.) Le gouvernement doit régir avec une main de fer; mais cette main doit être celle de la justice. Je demande que celui d’entre nous, qui élèvera la voix pour accuser son collègue sur des faits particuliers, soit rappelé sévèrement à l’ordre. (Applaudissements.) FRÉRON : Je demande à dire un mot qui jettera un trait de lumière sur nos accusateurs : ils étaient aussi les accusateurs de l’homme immortel que vous avez conduit au Panthéon il y a deux jours. En voici la preuve. Voici ce qu’ils ont imprimé et publié contre Marat. Après un torrent d’injures, adressées à ce martyr de la liberté, ils terminent leur diatribe par ces mots : «Tu parles encore dans ton numéro 5 d’un projet d’assassinat contre toi. On voit bien, Marat, que tu veux te donner de l’importance, surtout lorsque tu prêtes au peuple d’avoir dit qu’il y aurait des têtes abattues, si le décret d’accusation était lancé contre toi. Apprends que les députés des Bouches-du-Rhône ne craignent point que leurs têtes soient abattues, et que, si véritablement tu méritais qu’on s’occupât assez de toi pour te décréter d’accusation, ils voteraient avec la même tranquillité que s’il s’agissait d’ordonner le dessèchement d’un marais pestilenciel. » Cette pièce est signée Moïse Bayle et Gra-net. [Cette lettre continue Fréron, n’a-t-elle pas aiguisé le poignard de Charlotte Cor-day?] (104) Moïse BAYLE : Fréron n’est pas de bonne foi, car il ne lit pas toutes les signatures. FRÉRON : Les autres sont guillotinés. (104) J. Perlet, n° 730. Moïse BAYLE : Citoyens, vous me voyez avec la sérénité d’un homme qui n’a rien à se reprocher; Je suis arrivé à Paris le 30 septembre, et le 1er octobre je vins à la Convention. Je n’avais jamais vu, ni connu Marat, que la députation entière des Bouches-du-Rhône... (Il se fait du bruit dans une partie de la salle.) GRANET : C’est faux. Plusieurs voix : L’ordre du jour. MERLIN (de Thionville) : Je demande que les accusations soient renvoyées aux trois comités de Salut public, de Sûreté générale et de Législation, pour en faire un prompt rapport qui rende la parole aux honnêtes gens accusés, et fasse taire les fripons. Le renvoi est décrété (105). 47 Un membre [Jean De Bry] prononce une opinion sur les fondemens de la morale publique ; la Convention ordonne l’impression du discours, renvoie à ses comités de Salut public, de Sûreté générale, d’instruction publique et de Législation, les projets de décret qui les terminent, et charge ses comités de lui faire, dans le délai de deux décades, un rapport sur les mesures d’intérêt général qui leur ont été renvoyées depuis le 9 thermidor (106). Discours de Jean De Bry sur les institutions républicaines, prononcé dans la séance du 2 vendémiaire (107). Je vous ai exposé dernièrement ma pensée sur l’état où je croyois que se trouvoit la Convention nationale, et sur les moyens d’en rallier les membres, sur ceux de résister à nos implacables ennemis par notre contenance, sur ceux enfin qui pourraient attacher imperturbablement au sénat de la France cette confiance générale qui doit reposer sur chacune de nos têtes : aujourd’hui, c’est hors de nous que je viens porter l’application des mêmes principes ; car si le peuple a besoin de notre intégrité pour se reposer sur nous, nous avons besoin qu’il soit éclairé, formé et préservé des fausses suggestions, pour que la loi ne rencontre point d’obstacles, et afin qu’il suive comme les arrêtés de sa propre volonté, (105) Moniteur, XXII, 58-60. Débats, n° 732, 21-26 ; J. Fr., n° 728 ; M. U., XLIV, 27 ; Rép., n° 3 ; Gazette Fr., n° 996 ; Ann. R.F., n° 3 ; F. de la Républ., n° 3 ; J. Perlet, n° 730 ; J. Mont., n° 148 ; Mess. Soir, n° 766 et 767 ; Ann. Patr., n° 631 ; J. Univ., n° 1 764 ; J. Paris, n° 3. (106) P.-V., XLVI, 42. C 320, pi. 1327, p. 19. Signé J. De Bry. Décret non numéroté. Rapporteur : Jean De Bry. (107) M. U., XLIV, 188-192, 206-208, 219-223, 238-240, 250-255. Moniteur, XXII, 60 ; Débats, n° 732, 26 ; J. Fr., n° 728 ; Rép., n° 3 ; Gazette Fr., n° 996 ; Ann. R.F., n° 3 ; F. de la Républ., n° 3 ; J. Perlet, n° 731 ; J. Mont., n° 148 ; Mess. Soir, n° 767 ; J. Univ., n° 1 764 ; J. Paris, n° 3. SÉANCE DU 2 VENDÉMIAIRE AN III (MARDI 23 SEPTEMBRE 1794) - N° 47 391 l’expression légale de celle de ses représentai. Le devoir du législateur est de punir proportionnellement le mal ; son grand art est de le prévenir et de l’empêcher de naître. Réprimer les passions humaines, est peu de chose ; les diriger au profit de la chose publique, est tout. C’est sous ce dernier rapport que je vais vous parler. Les hommes, quand ils sont corrompus, veulent être heureux suivant leurs goûts et leurs préjugés : montrons-leur à l’être suivant la nature, et quand cette discussion publique n’auroit en ce moment d’autre effet que de vous offrir des idées conformes à celles que vous avez approuvées, de donner en même tems au peuple la noble habitude de ce qui est grand et digne de lui, et d’ouvrir ici à une énergique activité que souvent des riens consument, un vaste champ de travail et de gloire, je n’aurai point abusé de vos momens. L’inconvénient des tems révolutionnaires est de n’y pouvoir que très péniblement manœuvrer contre l’orage, et tout à la fois édifier pour un tems tranquille ; aussi, malgré la foule des loix que les circonstances ont fait naître, en est-il très peu à qui nous puissions assigner une longue durée : cependant il est tems d’y songer ; plus les agitations ont été multipliées, plus on doit garantir l’impossibilité de leur retour; sans quoi, fatigué de se mouvoir sans cesse et de n’avancer jamais, l’on perd tous les sacrifices faits antérieurement, l’on abandonne des espérances qui furent chères ; et dès l’instant où par l’effet d’une cause quelconque l’on se ralentit, tout est fini ; il faut recommencer : mais, en fait de liberté, la chance est bien plus dangereuse encore ; car les circonstances propres à la recouvrer ne se rencontrent pas à toutes les époques où l’on voudroit la fonder. Il ne faut pas nous abuser à cet égard ; les plus grandes choses sont préparées, mais elles restent encore à faire ; nos chaînes sont brisées, mais les cicatrices en sont encore sanglantes : les habitudes ne sont point changées ; des mœurs plus sages n’économisent point encore le travail des loix; le trésor de l’opinion et des récompenses, ce trésor qui s’accroit à mesure qu’on y puise, n’est qu’à peine ouvert ; ce que chaque individu doit fournir à la masse commune et recevoir d’elle, n’est point précisé ; l’éducation nous manque enfin; et la subsistance du peuple n’est point assez indépendante pour que la jouissance des droits communs lui soit aussi précieuse qu’elle doit l’être ; elle l’est trop peu, dis-je, à une époque de civilisation où les haines se choquent, où les ambitions se croisent, et où, pour satisfaire tout cela, la tranquillité ou les alarmes du peuple sont les plus sûrs moyens. C’est sur ces divers objets, citoyens, que je vais arrêter vos regards ; j’en excepte la partie des subsistances dont il a déjà été question, mais qui par son importance mérite d’être traitée à part dans ses rapports avec les principes de la circulation intérieure, des échanges, des journées de travail, du maximum, des réquisitions, des magasins nationaux et de la quantité des valeurs représentatives. Quelque compliqué que soient les autres points de cette discussion, nous simplifierons beaucoup et nous raisonnerons, en même temps avec plus de justesse, si nous nous bornons à élementer l’organisation principale de ses diverses parties, sans entrer dans tous les détails d’exécution; car si l’organisation est bien faite, la machine jouera d’elle même. Je vous en parlerai simultanément ; car je les crois liées par leur nature, et pouvant par leur réunion donner à notre marche une stabilité que l’aristocratie voudroit lui ôter. Voyez comme elle s’agite pour que jamais vous n’embrassiez qu’une seule vue, et que, quel que soit votre mouvement, vous vous trouviez toujours à l’un des points extrêmes ; la justice salutaire et comprimante, elle voudroit que vous la changeassiez non pas en terreur, mais en horreur, pour la faire retomber sur vos têtes ; l’humanité, elle la voudroit foiblesse, sommeil et lâcheté, pour que ses crimes eussent libre carrière. Mais que vous soyez sévères et humains, mais que vous détruisiez d’une main les antres de la tyrannie, et que de l’autre vous établissiez les colonnes inébranlables du temple de la liberté ; mais que vous demandiez au peuple des sacrifices, et qu’ils lui soient payés à mesure qu’il les fait ; ah ! c’est ce qu’elle ne peut souffrir. Elle ne veut pas que vous soyez craints des méchans et chéris des bons : la haine et le mépris pour le gouvernement, voilà ce qui à son gré peut le détruire ; et qu’il le soit par l’une ou par l’autre de ces causes, elle y est parfaitement indifférente, pourvu qu’il le soit. J’ai donc pensé qu’en même temps que des mesures fermes et l’unité d’action dévoient écarter les ennemis de la révolution, anéantir leurs projets et confondre encore une fois leurs espérances, il étoit bon et utile de fonder pour le peuple tout ce qui peut le rendre épris du régime que vos veilles établissent ; qu’il puisse dire à la fois, mes ennemis disparoissent et mon bonheur s’affermit ; qu’il puisse marquer les degrés d’avancement par où il est remonté depuis 1789; car c’est par degrés et non soudainement qu’un peuple passe sans danger de l’état agité à l’état tranquille ; la mer, après la tempête, se brise encore avec fracas sur ses rivages. Que la portion de félicité publique dont il lui est donné de jouir maintenant, que cette portion accrue chaque jour depuis cinq ans vous assure ainsi qu’à lui, que la liberté ne peut rétrograder, qu’enfin son arbre a pris racine et que l’écroulement des châteaux a raffermi les chaumières. Les habitudes à créer par vous et l’éducation implicite, sont les premiers élémens de la police ferme et sévère qui doit contenir la malveillance, les tyrans ne connoissent dans les loix que les dispositions impératives, coercives, écrasantes ; un gouvernement libre qui ne doit être en quelque façon que le directeur de la volonté générale, a dans ses mains de plus sûrs moyens d’exécution. Il fait désirer ce qu’il conseille ; il fait prévenir ce qu’il ordonne et quand il faut qu’il punisse, ce n’est point comme le despotisme, la masse générale sur laquelle il pèse, mais les volontés particulières qu’il réprime ou qu’il ramène au centre dont 392 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE elles s’écartoient. Par quelle vue tend-on à ce but? premièrement par l’éducation. Ce n’est point un plan d’écoles que je vais présenter ici : je ne viens point parcourir les diverses parties de la science pour déterminer lesquelles sont convenables au premier âge, à l’adolescence, à l’homme libre, au régime républicain ; ces objets appartiennent à l’instruction, que je distingue beaucoup de l’éducation : ici c’est le commencement de l’empire des habitudes ; la nature elle même l’institue, cet empire ; et lorsque la main du législateur en a tracé les règles et le but, il importe assez peu que l’instruction proprement dite atteigne le sien à l’égard de tous les élèves. Le plus grand intérêt de la société est satisfait ; s’ils ne sont pas tous savans, ils seront tous citoyens. Appliquons ces principes. La nature conseille à la mère de nourrir ses enfans. Eh bien! la loi récompensera l’acquit de ce devoir en l’honorant. La société bien organisée, en donnant les droits de citoyen à tous, a voulu, sous peine du mépris et du néant, que chacun se pourvût des vertus et des facultés nécessaires pour exercer ces droits et remplir toutes les places ; en conséquence, les affections sociales développées conseillent au père de donner lui-même à ses enfans, soit en préceptes, soit en exemples, plus fort que les préceptes ce qui peut les placer un jour dans la situation de puissance et d’égalité qu’il désire pour lui-même : car c’est la société qui a développé cette maxime d’intérêt civil : on vit dans ses enfans. Eh bien ! ce que les affections sociales conseillent à cet égard, les loix le prescriront et le régleront. Si l’orgueil ou l’ignorance attaquent par le ridicule les détails dans lesquels elles seront forcées d’entrer, des [lois] leur répondront comme celles de Lycurgue, par les heureux effets qui en résulteront. Elles diront donc : les vêtemens seront salubres et adaptés aux mouvemens du corps. La nourriture sera saine, sobre et commune ; car le fondement de l’égalité, c’est la frugalité. Les exercices seront de chaque jour s’il se peut, en particulier; et de droit, les quintidi et décadi, publiquement en présence des parens. L’instruction particulière et indispensable sera la connoissance de la déclaration des droits de l’homme et de la constitution de son pays, le récit des actions héroïques et vertueuses, et les chants de triomphes ; il sera honteux et punissable de les laisser ignorer. Les loix, pour anéantir cet intérêt cupide qui, dans une civilisation dépravée, où tout s’achète parce que tout se vend, fait croire qu’on a rempli les devoirs que nous impose la nature, quand on travaille per fas et nef as à la fortune de ses enfans ; les loix honoreront les pères qui n’auront pas remis à autrui la touchante mission d’être les premiers instituteurs, les premiers amis de leurs enfans. Il fut un tems où la faute d’un individu frappoit d’ignominie toute la famille ; vienne celui où des mœurs pures, où les vertus d’un enfant élevé par son père pourroient aux yeux de la loi expier la faute ou les torts de ce dernier ! la République et la nature y gagneroient également. C’est par ces dispositions générales, mais simples, mais faciles, c’est surtout par ces liens réciproques qui unissent le père à l’enfant en présence de la société, que l’amour de la patrie et l’égalité prennent racine sur les éternelles affections de la nature. Souvenez-vous, citoyens, que dans ces promesses magnifiques d’institutions sociales que nous faisoient tour à tour Robespierre et Saint-Just, non seulement il n’étoit point question de l’action paternelle, mais que dans le plan d’éducation que l’un d’eux avoit défiguré, elle étoit formellement proscrite; jugez par leur caractère du but où ils tendoient : comme si en ce point l’exemple des tyrans des Mes-séniens étoit applicable aux républicains de France, comme si l’intérêt de la société étoit de briser les plus doux liens de la nature. Mais non, ces hommes cruels, qui, pour fonder leur effroyable empire, s’étoient joué insolemment de ce qu’il y a de plus sacré entre les hommes associés, avoient fait entrer dans leur plan, pour que rien ne fût plus stable dans la société, et qu’ils pussent en maîtriser à leur gré les membres épars ; avoient calculé, dis-je, d’en bouleverser les premiers élémens, d’ôter les pères aux enfans et les enfans à leurs mères, pour qu’ils devinssent la propriété du despote. Grâces soient rendues à cette nature, dont la voix fut plus puissante que la leur, les familles ont résisté à la dissolution générale qu’ils avoient méditée ; et dans les longues et douloureuses nuits où s’exerçoit le délire sanguinaire des triumvirs, j’ai connu des pères, j’ai connu des mères qui, dans les caresses et même les pleurs de leurs enfans, ont trouvé de quoi se consoler des maux de la civilisation, et de quoi braver tous les forfaits de la tyrannie : parlez, citoyens, et dites si j’exprime ce que vous avez senti, ce que j’ai senti avec vous. Si de cette première éducation, et mettant toujours à part l’instruction proprement dite, je passe à cette éducation générale que tous les âges de la vie peuvent recevoir, je trouve plus de motifs encore pour me confirmer dans l’idée que des encouragemens, une censure surveillante et quelques établissemens, produisent infiniment plus quand une main sage les dirige, que cette série d’articles impératifs, où il est rare que la contradiction ne se glisse pas, où il est plus difficile encore que le vice et le délit ne rentrent pas à travers les lacunes laissées par les cas oubliés ou imprévus. Les habitudes commencent les mœurs, qui ne sont autre chose que de bonnes habitudes raison-nées. Leur éducation, leurs habitudes, leurs mœurs étoient républicaines, quand ils préfèrent les Athéniens, la justice d’Aristide à l’utilité de Thémistocle ; ils en avoient changé quand pour aller entendre les leçons de vertu dans les jeux scéniques, ils eurent besoin d’être payés par le trésor national. L’éducation, les habitudes, les mœurs des Romains étoient républicaines, lorsqu’après la funeste bataille de Cannes, non seulement ils pardon- SÉANCE DU 2 VENDÉMIAIRE AN III (MARDI 23 SEPTEMBRE 1794) - N° 47 393 nèrent à Varron sa défaite, mais le félicitèrent de n’avoir pas désespéré de la République ; et de suite mirent en vente et vendirent le champ où étoit posée la tente d’Annibal : tout fut perdu au contraire et la servidude devint inévitable, lorsque les victoires ou les défaites de César produisoient également les dissentions intestines, et quand à l’approche de ses légions, au lieu de faire tête à l’ennemi commun, les sénateurs se reprochant mutuellement la perte de leur patrie qu’ils regrettoient bien moins que leurs jouissances et leur domination, s’enfuirent en Asie pour se faire battre à Pharsale. Qu’on ne me reproche point de puiser les exemples chez les anciens peuples : lorsque les situations sont semblables leur conduite est une leçon impartiale pour la nôtre ; et l’histoire ne seroit qu’une étude de curiosité futile, si les événemens qu’elle retrace ne servoient à prévoir ceux que cache l’avenir. Songez, citoyens, que c’est avec le vieux ferment des habitudes imprimées par la tyrannie, que l’on remue en ce moment un peuple sensible et confiant ; songez que cinq ans de dévouement, que le sacrifice fait de notre existence pour le bonheur du peuple et le triomphe de la liberté, que les intentions les plus pures et les mieux prononcées ne seroient peut-être pas encore suffisantes pour arrêter le progrès des alarmes publiques, si la malveillance obtenoit l’exécrable avantage d’un désastre, d’une gêne momentanée ou d’un revers dans nos armes : et ceci je le dis en partant d’une vérité qui m’est bien démontrée, c’est que le piège indiqué, le peuple s’en garantira, et le projet aristocratique le mieux ourdi, une fois dévoilé, est à moitié déjoué. Je viens aux habitudes à détruire ou à fonder chez un peuple qui se régénère. C’est par les habitudes qu’un peuple se forme au bien ou se déprave ; c’est quand il n’y a plus de différence entre les usages du peuple et ce que prescrivent les bonnes loix, que le gouvernement marche sans efforts et que les individus travaillent par goût, et non par obligation, au bien général : pour me faire comprendre, je dirai que par ce mot habitude, j’entends tout ce qui est hors du précepte, hors de l’éducation positive, tout ce qui semble être le résultat fortuit du froissement des intérêts et de la différence des caractères dans la vie civile. L’ame de l’homme est un champ fertile propre à produire le mal comme le bien : tout dépend de la semence. Je croirois volontiers que le grand secret du cabinet des despotes, celui qu’on se transmet-toit de successeur en successeur, étoit celui-ci : ne laissez prendre au peuple que les habitudes qui sont utiles au trône ; aussi, dès l’enfance, dans la maison paternelle, ensuite dans les lieux d’éducation; dans la jeunesse, lors du choix d’un état, dans l’âge viril, lors de son exercice, dans la vieillesse, lors du repos et des espérances futures, enfin dans toutes les professions civiles, que trouvoit l’observateur? servilité, orgueil, ambition, égoïsme, envie de se nuire, isolement, cupidité, despotisme et bassesse, fanatisme et démence. Craignons que la royauté extirpée, tous ces levains monarchiques ne soient restés chez nous. C’est par tous ces liens que l’homme garotté, depuis la classe la plus pauvre jusqu’à celle qu’on nommoit la plus qualifiée, étoit la véritable propriété du despote qui le tenoit en lisière, et sur lequel lui-même réagissoient les vices hardis ou rusés dont il se servoit pour se maintenir. Ainsi, ce tyran orgueilleux et ignorant nommé Louis XIV, après avoir épuisé les provinces, foulé le peuple sans pitié, méprisé la justice, et prodigué l’or et le sang des hommes dans ses guerres et dans ses fêtes, ne rentroit chez lui que pour être le vil jouet de l’ineptie d’un Villeroi, de la dureté féroce d’un Louvois, de l’intrigue de quelques femmes perdues, et de la cafardise ambitieuse du père Lachaise. Parmi les grands, ceux qui se sauvoient de cette atonie morale, et qui, quelquefois parois-soient se souvenir de leurs droits et de leurs devoirs d’homme, ceux-là n’évitoient l’exil, la mort ou la Bastille, qu’en rachetant par des travers nombreux ou des vices réels l’apparence des vertus dont ils eussent désiré cueillir les fruits ; mais qu’ils se gardoient bien d’exercer envers autrui, dans la crainte de déroger. Quant à la classe obscure, ceux qui dans son sein pensoient, le faisoient sans fruit, leurs idées mouroient avec eux, leur volonté saine expiroit sans acte, et souvent c’étoit encore au prix de mille avanies théologiques, de mille mortifications et tracasseries bourgeoises, que le prêtre, le subdélégué, l’échevin, le conseiller au bailliage, le receveur seigneurial ou fiscal, lui permettoient de s’écarter de la routine et d’oser croire qu’un sauvage libre et sain est mieux l’ouvrage du père des êtres, qu’un valet de cour à cordon bleu, ou qu’un roi scélérat, qu’hors de son rang, toute bonne société eût conduit à l’échaffaud, même pour ses crimes privés. Si vous voulez donc que vos loix soient stables, et que la révolution fasse du peuple un corps immense et si bien lié, que le choc des petits intérêts, des petites passions individuelles ne puisse ni l’ébranler ni le désunir, donnez-lui en l’habitude, tout ce qui fait le but de cette révolution : fêtes, moralité, principes, exercice des droits civiques, tout cela doit composer la vie civile du peuple, comme le manger, le boire, le vêtir, le dormir composent la vie physique de l’homme. Ne laissez rien au citoyen de ce qui peut lui rappeler les usages du sujet. La langue étoit ou affectée ou grossière ; que le langage soit simple, énergique et uniforme dans toute la République. Empêchez que jamais les républicains de France ne présentent aux yeux l’aspect des esclaves des rois ; et ceci plus qu’on ne pense, peut attacher au régime de la liberté une foule d’individus dont le jugement et la conduite sont presque toujours déterminé par la seule impression que les sens reçoivent. En général c’est la raison du petit nombre qui combine les vastes conceptions politiques, l’intérêt de tous les reçoit ou les repousse, l’opinion les propage, et l’habitude les enracine. Trois des plus grands législateurs de l’antiquité, Moïse, Lycurgue et Numa, sentirent si 394 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE bien la vérité de ce principe que, négligeant la partie relative aux loix proprement dites, toute leur attention se porta sur les usages; et ces derniers formant, en quelque façon, le fondement de leur système politique, en assurèrent tellement la durée, que celui de Moïse tout absurde qu’il est a survécu même au peuple pour lequel il l’avoit fait. J’ai toujours pensé que Solon avoit trop oublié cette considération quand il donna ses loix à Athènes ; que ce fut là la raison de leur instabilité et de la longue fluctuation qui agita cette République ; enfin je crois que son plus grand éclat est dû précisément au caractère habituel qui se forma spontanément dans ce peuple bien disposé par la nature, et dont on eût pu tirer plus de parti encore, s’il n’eût point été abandonné aux circonstances. Si la civilisation amenée par le besoin, mais conduite par l’intérêt, n’avoit pas généralement dépravé le caractère primitif, on pourroit compter sur la raison commune pour appuyer une législation quelconque : il suffiroit d’en faire voir l’objet pour que toutes les volontés privées s’y dirigeassent. Les principes peu compliqués seroient saisis par la masse entière du peuple. Donner à tous pour recevoir de chacun. Mais chez nous, et plus encore chez les nations où le développement des qualités intellectuelles n’a été, dans le fait, que le progrès de l’erreur en tout genre ; mais là où les plaies profondes faites au véritable système social par la tyrannie, ont encore moins altéré la raison intérieure qu’elles n’ont dépravé les habitudes de tous les jours ; là où pendant long-tems on voyoit, on approuvoit le bien, et l’on suivoit le mal ; la pratique usuelle de ce qui est bon et convenable peut seule apprendre à l’aimer et attacher ceux-là qu’une théorie saine, mais froide, eût foiblement touchés. Il me semble que c’est en ce point que pêchent certains politiques : faute de faire attention à quel degré de civilisation une révolution prend un peuple, ils voudraient que tout fût non pas seulement déterminé, mais accepté, suivi et conduit par la raison délibérante : les sottises, les erreurs et les crimes semblent paralyser à jamais leurs facultés; mais les erreurs, mais les sottises, mais les crimes mêmes ne tiennent-ils pas à l’état moral où précédemment se trouvoit la nation? Il est loin de mon cœur de ne pas gémir sur les maux que nous avons essuyés ; et cependant je pense qu’après avoir pleuré mes frères d’armes égorgés par le crime des rois, ou les innocentes victimes des conspirateurs, c’est porter à leurs mânes, une pitié fructueuse que de m’occuper des moyens qui peuvent garantir ceux qui restent. Dévoué au succès de la révolution, je déteste le crime ; mais si son aspect hideux, si son pouvoir éphémère m’arrêtent un instant, je poursuis ma route après sa punition; et quand Hébert et Robespierre ne sont plus, j’aide de toutes mes forces à la révivification des vertus qu’ils avoient effrayées. Etablissons un parallèle qui, fondé sur des faits, nous découvrira la source d’où découloit le mal, et celle où nous devons puiser le remède. Sous le régime de la tyrannie, un enfant chez son père apprenoit à regarder ses parens comme des maîtres, et non comme des bienfaiteurs et des amis ; un père, en poussant ses enfans à la fortune, voyoit en eux les ins-trumens de son ambition, et de je ne sais quelle gloire qu’il s’attribuoit : les plus affectionnés ne portoient pas leurs vues au-delà du cercle de l’opulence égoïste et de la considération qu’elle procure ; à quelque prix que ce fût, il falloit que les enfans s’assurassent de ces honteuses jouissances, et quand tout étoit asservi, on estimoit heureux l’homme à qui les richesses donnoient l’indépendance de ce tems, c’est à dire, la liberté d’abuser, la pauvreté même étoit corrompue ; elle ne méprisoit point la richesse, elle l’envioit. Sous le régime de la tyrannie, l’éducation n’étoit autre chose que le commencement de l’asservissement politique ; l’obéissance passive formoit constamment la première qualité de l’élève : le désir de dominer ou d’être le premier, étoit la seconde partie de son caractère habituel, d’où l’ambition effrénée, la jalousie et les misérables passions qui les suivent : seulement les cours des collèges et les intervalles d’exercice, hors des yeux d’un pédant hagard, rectifioient un peu toutes les difformités monastiques imprimées par l’instituteur. Sous le régime de la tyrannie, c’étoit avec des hommes ainsi civilisés, que le despote conduisoit son empire ; c’étoit sur eux qu’il fon-doit son autorité, certain d’avoir toujours une passion privée à opposer à une vertu publique : il divisoit et il regnoit. Les progrès des vices les plus bas qui peuvent pourrir le cœur humain, le rassuraient sur les progrès de la morale : faveurs, mépris, calomnies, honneurs, tout lui servoit ; et quand par des commotions données à propos, il avoit ravivé les intérêts particuliers, il pouvoit s’abandonner tranquillement à ses caprices dépravés : les procès, les voleurs, les banqueroutes, les prodigues, les parlemens et l’échafaud, garantissoient son sommeil et son pouvoir. Sous le régime de la tyrannie, cette caste impie et sacrilège qui avoit dit aux rois de la terre en leur montrant les peuples : Haec om-nia tibi dabo, si cadens adoraveris me, je vous les livrerai, si vous m’adorez ; les prêtres s’emparant de l’homme à sa naissance ne le quitterait qu’à la mort. Oubliant leur proie en quelque façon au milieu de la vie, ils ne lais-soient l’homme un instant dominé par la cupidité, l’ambition ou la crapule, que pour le ressaisir plus sûrement au dernier âge, et recueillir le fruit des germes superstitieux semés dans l’ame naïve avant le développement de la raison : c’est à cette époque que la terreur religieuse vendoit à l’avarice effrayée l’impunité scandaleuse d’une existence souillée de crimes. Ainsi donc le cercle des habitudes sociales n’offroit pas une seule vertu entière : toutes étoient plus ou moins mélangées et véritablement le plus fort étoit le moins foible ; le plus libre, le moins esclave; le plus vertueux, le moins vicieux. SÉANCE DU 2 VENDÉMIAIRE AN III (MARDI 23 SEPTEMBRE 1794) - N° 47 395 Maintenant que doit-il résulter du régime de la liberté, si la direction révolutionnaire sait profiter de l’enthousiasme d’un peuple comme le peuple français, et si, sans m’arrêter à la somme des petits inconvéniens, n’envisageant que les vastes avantages, elle est profondément convaincue que quatre ans de révolution sont pour un peuple une première éducation nationale. Sous le toit paternel, l’enfant guidé par son père, s’animant par ses propres progrès, suce avec le lait l’amour de la liberté, la haine de la tyrannie, et ce goût attirant vers les atta-chemens de la nature qu’une vie dissipée et frivole étouffoit rapidement autrefois, mais auxquels le ramèneront sans cesse et les loix d’une société bien organisée, et les souvenirs de la vie domestique qui ne sera plus ridiculisée, et la patrie enfin qui n’est si chère à tous que parce qu’elle multiplie pour chacun les sentimens de reconnoissance que tout citoyens doit à sa mère : on peut compter sur la grande famille quand les familles particulières offrent l’image de l’Etat. Dans les maisons d’éducation, quel intérêt, des instituteurs qu’à certaines époques de l’année les magistrats et les pères eux-mêmes doivent juger par le produit de leurs leçons ; quel intérêt, dis-je, auront-ils à faire proscrire et détester leur méthode, en flétrissant l’ame naïve et libre des élèves, en rendant l’instruction odieuse par son appareil, en défendant ces jeux et ces exercices qui développant les forces du corps, donnent à l’esprit (comme dit Montagne) un valet robuste ; pourquoi enfin condamneroient-ils, au lieu de les régler, ces épanchemens de sensibilité et d’amitié qui croissent avec l’adolescence, et où la République peut trouver, et cette institution lacédé-monienne, que Socrate et Xénophon voulurent transplanter à Athènes, et ce bataillon sacré des Thébains qui vainquit à Leuctres et à Mantinée ; je pourrois ajouter, si je parfois dans six ans, ces jeunes sections guerrières dont l’école de Mars sera le germe. Non, non, l’homme de la nature désire ce qui lui est utile, l’homme social ce qui est estimé : honorez ce qui doit l’être, et vous trouverez des concur-rens pour obtenir votre suffrage. L’adolescent devient un homme : eh bien ! s’il n’a pas vu la cupidité, l’avarice, les passions basses et exclusives l’emporter sur les passions généreuses et bienfaisantes; si sur tout il a vu dans toutes les classes de la société que la jouissance des droits communs étoit le premier et le plus précieux des biens ; s’il a dû penser par tout ce qui lui sera passé sous ses yeux, qu’il étoit meilleur de perdre sa fortune et sa vie que son droit de citoyen, comment craindrez-vous qu’il devienne un esclave ou un tyran ? quel sacrifice fera-t-il pour ce qu’il méprise? Que lui manque-t’il? Chez lui, c’est un père de famille heureux ; à la commune, un citoyen libre et éclairé ; dans les camps, un défenseur de ses foyers ; dans les fonctions publiques, l’agent des loix et l’excé-cuteur de la volonté générale. Comparez à cette situation républicaine l’attitude servile de ces courtisans déhontés, qui se pressent sur les pas des ministres qu’ils détestent, qui les applaudissent avant qu’ils aient parlé ; qui, chez eux, maudissent leur obscurité; qui, en place, s’occupent moins du peuple que de culbuter leurs rivaux ; qui s’élèvent par le crime, se maintiennent par l’intrigue, et ne se retirent qu’avec la rage. D’une part, et la paix de l’âme et le souvenir des gens de bien ; d’autre part le trouble de la conscience, l’exécration, le mépris ou l’indifférence du peuple : certes, il n’y a point à balancer. La vieillesse arrive : avec de telles habitudes contractées dès l’enfance, elle est paisible et sans douleur ; on a payé sa dette : l’attachement et le respect des enfans anticipent sur le jugement de la postérité. On attend avec calme une autre vie, c’est au méchant qu’il appartient de la craindre; c’est lui qui tremble quand l’univers l’abandonnant, se repliant sur son cœur dépravé, il n’y rencontre qu’un scélérat ou qu’un hypocrite ; mais l’homme de bien, le vieux citoyen, enfant de la nature, soit qu’il sorte de ses bras ou qu’il rentre dans son sein, elle est toujours sa mère. Pardonnez si je me livre à l’émotion que ces douces images excitent en moi ; la facilité que vous avez de réaliser à cet égard les plus vastes espérances, contribue sans doute à l’illusion : que ne pouvez-vous pas tenter? Dépositaires de la puissance et directeurs de la volonté docile de vingt-cinq millions d’êtres existans, vous avez, comme la nature, la force, l’espace et la matière, à vos ordres. Institués pour fonder la révolution définitivement, pour anéantir tout moyen de contre-révolution, le gouvernement provisoire, dans son action, n’a d’autres limites que la sûreté et le bonheur de la nation. Aucun sacrifice ne vous est refusé : faites aussi tous les vôtres à ce peuple généreux et sensible, dont le caractère, même sous la monarchie, excitoit et l’envie et l’amour des nations européennes; vous qui lui donneriez tout votre sang, immolez-lui vos passions, ou plutôt faites-en tourner l’activité à son profit. L’instant est propice : changez les habitudes, fondez une race d’hommes nouveaux; que le sentiment du bien que vous aurez opéré, vous fasse crier à chaque séance : Vive la République ! et la reconnoissance du peuple vous répondra : Vive la Convention ! Sociétés populaires, d’où l’intrigue et la haine ont banni quelquefois et la probité timide et le talent modeste, reprenez votre première destination : surveillez la révolution, et soyez des écoles de droit public; qu’on apprenne dans vos discussions que la société se compose par l’échange et non par la destruction des travaux communs. Deux classes ont été mises aux prises : celle qui a, on lui a suggéré de tout garder; celle qui n’a point, on lui a suggéré de tout avoir. Ces deux extrêmes sont vicieux ; le terme moyen, réglé par la loi, est le seul qui puisse empêcher la dissolution de l’Etat : voilà ce dont vous devez instruire le peuple. Long-tems livrés à l’ignorance et à la grossièreté hébertiste qui calomnioit la science, les arts et le goût, en temps de révolution, les jeux scéniques ne sont encore, ni surveillés, ni encouragés, comme ils devroient l’être; on varie 396 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE trop peu ces chants brillans et animés, qui dans les beaux jours de la révolution prélu-doient sur les places publiques au renversement du trône. Tÿrtée fut compté parmi les sauveurs de Sparte ; et nous, à peine si nous connoissons le nom de l’auteur de cet hymne immortel, chanté par nos nombreux bataillons quand ils s’élançoient dans les redoutes de Jemmapes. A Athènes, que je ne cesserai de vous citer, parce que le caractère de ce peuple est plein d’analogie avec le nôtre ; à Athènes, cette partie étoit une de celles que le magistrat regar-doit comme importante à la République. Les concours étoient nombreux, on y enflammoit le courage par le récit des actions héroïques, les magistrats jugeoient, et le peuple couron-noit : aux yeux de l’Etat Eschyle, Sophocle, Euripide étoient aux hommes faits ce que l’instituteur habile étoit à l’élève. Je me réserve de vous parler, dans un autre temps, sur le projet d’un vaste institut européen, que par un acte de volonté, vous pourriez établir à Versailles, et qui expieroit en ce lieu-même les maux que le despotisme en a fait découler sur les hommes ; mais en ce moment, je me demande où sont ces instructeurs publics qui sur les places et dans les assemblées du peuple doivent raviver les sentimens énergiques des citoyens, les éclairer sur l’état des choses, et leur apprendre à connoître ces mots sacrés : droit et devoir, élémens éternels dont toute loi se compose, puisque l’acte qui vous astreindroit à un devoir, sans accorder un droit, n’est point une loi, mais une tyrannie. Une école de Mars est formée : cette précieuse institution met en correpondance d’habitudes les républicains qui se battent aux frontières et ceux qui surveillent dans l’intérieur; mais pour que son effet soit entier, il faut disséminer davantage les principes de l’établissement ; cent élèves ou plus dans chaque département, ou dans chaque région départementale doivent former la pépinière de la grande école, et servir à la tenir au complet dans tous les temps ; par ce moyen, les pères eux-mêmes prennent dès l’instant les sentimens de leurs enfans et dépouillent leurs anciens préjugés. Ils pourront rentrer alors, ces fils de la victoire, dont les exploits et l’héroïsme ont marqué tous les pas ; ils pourront rentrer, ceux dont la vie a été tant de fois prodiguée pour le triomphe de la liberté : leurs frères de l’intérieur seront à leur niveau, ils ne les feront pas rougir; ils retrouveront en eux le corps de bataille, dont ils auront été l’avant-garde. Et qu’on ne dise pas que tous ces projets sont impraticables en révolution : c’est par eux, au contraire, que l’on empêche qu’une révolution rétrograde ; c’est par eux que l’on en marque les gradations et l’avancement. Ne nous ne dissimulons pas : le besoin de comprimer nos irréconciliables ennemis a nécessité des mesures sévères. Si celles qui pouvoient rendre notre régime insupportable, appartiennent aux conspirateurs punis, les autres sont nées des circonstances et tenoient à la sûreté nationale. L’aristocratie voudroit que toutes fussent confondues, et qu’on ne distinguât point, dans les crises révolutionnaires, ce qui est à la chose même, d’avec ce qui est à l’homme, ce qu’exigeoit l’intérêt public, d’avec le mélange hétérogène qui pouvoit favoriser Hébert ou Robespierre ; il lui importe que [la] liberté soit tellement hideuse et méconnoissa-ble qu’on fuye à son aspect. Oui, pour rendre regrettable le despotisme corrupteur d’où nous sortons, elle voudroit que la révolution ne se présentât jamais à l’imagination sans les affreux accessoires du sang et des crimes : semblable à cette statue de Glaucus, que les vents et la mer avoient tellement défigurée qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce, ou telle qu’on nous peint ce dieu d’airain brûlant, ce Touatès qu’adoroient nos ancêtres, qui consumoit tout ce qui l’approchoit. C’est donc, je le répète, en reposant le peuple sur des projets et sur des établissemens utiles, que vous rehaussez le courage nécessaire à l’achèvement de la révolution, dont il voit le terme, que vous la lui faites aimer et que vous en confondez les calomniateurs. Ne croiroit-on pas, à les entendre, que l’énergie, la fierté et l’audace d’un républicain sont inalliables avec les mœurs simples et candides, avec la bonté, l’amitié, avec les vertus filiales et domestiques. Ah, si le patriotisme est le plus élevé des sentimens, c’est parce qu’il se forme de tout ce qu’il y a de bon, de beau et de magnanime parmi les hommes. Le vainqueur de Carthage étoit l’ami de Térence : c’est au fort des guerres civiles que Cicéron écrivit ses Tuscu-lanes et ses Offices et sans aller chercher des exemples hors de nous, voyez quels sentimens de courage et d’humanité à la fois animent nos braves armées ; parcourez les correspondances filiales de nos soldats, vous les entendrez dire comme Epaminondas, après la journée de Leuctres : Je me réjouis de mon succès, principalement pour le plaisir que mon père et ma mère ressentiront en l’apprenant : voilà le républicain, voilà l’homme vraiment révolutionnaire. Mais comment le législateur peut-il coordonner avec son plan général cette éducation implicite qui consiste plutôt en actions et en conseils qu’en préceptes ? par quels règlemens positifs peut-il changer des mœurs et substituer les habitudes du juste et de l’honnête à celles qu’avoit enracinées une civilisation dépravée? Par un simple établissement dont le nom ne doit rappeler ni les attributions judiciaires qu’il avoit à Rome, ni les détails inquisitoriaux dont il étoit flétri dans la France monarchique, par celui des censeurs. Si cette institution, en l’élémentant convenablement, pouvoit entraver un seul pouvoir public, ou l’émission de la pensée, je la croirois mauvaise, détestable ; mais si son effet est 1°. de ramener au centre les citoyens qui, par la nature même de l’esprit de liberté, doivent tendre à s’en écarter, 2°. de lier les pouvoirs publics avec le peuple, en prémunissant les magistrats contre les tentations ou l’ivresse de l’autorité, je vous dirai : prenez-donc les formes républicaines, vous qui fondez une République. Les bases et SÉANCE DU 2 VENDÉMIAIRE AN III (MARDI 23 SEPTEMBRE 1794) - N° 47 397 les principes de cette institution, tels que je la conçois, me paroissent renfermées dans ce peu de lignes du Contrat social. « De même que la déclaration de la volonté générale se fait par la loi, la déclaration du jugement public se fait par la censure : l’opinion publique est l’espèce de loi dont le censeur est le ministre, et qu’il ne fait qu’appliquer aux cas particuliers. Loin donc que le tribunal censorial soit l’arbitre de l’opinion du peuple, il n’en est que le déclarateur, et sitôt qu’il s’en écarte, ses décisions sont vaines et sans effet... Redressez les opinions des hommes, et leurs mœurs s’épureront d’elles-mêmes. On aime toujours ce qui est beau ou ce qu’on trouve tel ; mais c’est sur ce jugement qu’on se trompe : c’est donc ce jugement qu’il s’agit de régler. » Ainsi, par exemple, trois citoyens éclairés, d’un patriotisme et d’une probité reconnue, nommés par vous, pendant la durée du gouvernement révolutionnaire, et choisis ensuite par le peuple pour chaque département, auraient, sous l’inspection immédiate du corps législatif, l’exercice des fonctions que vous attribueriez à la censure : ces fonctions, quelles ser oient-elles ? de surveiller, d’encourager, de dénoncer. Les tribunaux punissent les délits par des peines déterminées ; eux, ils puniraient les fautes et les vices en honorant les actes de vertu et en les faisant connoître. La bienfaisance de l’homme opulent et récompensée dès qu’elle s’exerce, car elle est connue ; mais l’humanité obscure du pauvre, bien supérieure à la première, a besoin, pour l’honneur de la société, d’être relevée et encouragée ; Ils iraient donc chercher au sein de sa nombreuse famille l’artisan paisible, l’ouvrier laborieux qui sait, ou plutôt qui sent que son devoir envers la société, qui le protège, est rempli, quand dans le cercle étroit où la providence l’a placé, il a fait le bien qu’il pouvoit faire, mis dans l’échange général le produit de son travail, et laissé après lui des enfans vertueux qui le remplacent. Leur éloge prononcé dans les fêtes publiques avec l’assentiment du peuple, pourrait ramener au bon ordre, ou du moins faire disparaître ces nuées d’oisifs qui, sans rien donner à l’Etat, voudroient que l’Etat ne fût occupé que d’eux, dont les voix bruyantes, criant sans cesse moi, moi, étouffent la voix modeste du mérite ; frelons importuns qui consument le miel de l’abeille, et dont le moindre mal est d’être inutile. Les censeurs aussi, en donnant une leçon à la richesse, lui feraient goûter des plaisirs qu’elle ignore, et rétabliraient dans ses plus précieux détails la sainte égalité ; ils apprendraient donc à l’homme aisé, que ce n’est pas assez d’obliger son frère dans le besoin, mais qu’il faut aussi lui laisser la même jouissance, et savoir être obligé par lui. Ah ! que je plains le malheureux qui croit que tout s’acquitte avec de l’or ! que je plains celui qui n’a jamais reçu gratuitement le lait et le pain offert par l’indigent, qui n’a point voulu lui laisser l’honneur d’être généreux, et qui, en payant toujours matériellement ses services, s’est ôté le plaisir de vivre avec son égal. Pauvres et riches, sont des termes dont l’acception est relative ; ce ne sont point les riches qu’il faut détruire, mais les mœurs que donne la richesse. La censure aurait un autre avantage : elle pourrait inspecter les moyens d’existence, et souvent la crainte de voir comparer publiquement ces moyens avec la dépense, arrêteraient les progrès de ce luxe dévorateur, l’ulcère des grands Etats, préviendraient les banqueroutes, en garantissant la confiance, et à la longue, enfin transformerait en citoyens modestes en pères de famille laborieux, ces bril-lans insectes qui fourmillent dans les cités populeuses, et dont le patrimoine est la crédulité d’autrui; ce serait prévenir à la fois et la ruine des familles et celle des vertus; on ne verrait plus l’égoïste, calculant les avantages de la fortune, sacrifier froidement sa victime, pousser au désespoir sa compagne enceinte et la porter à un suicide. Je précise ce fait, il s’est passé il y a quatre jours. J’espère avec vous qu’un jour viendra où la loi positive, où la loi pénale examinera ces fortunes rapides et scandaleuses, faites dans les emplois publics, mais sur-tout dans les armées. Oui, sans doute, ils rendront compte, ces spéculateurs affreux qui ont bu le sang du soldat, dilapidé nos magasins et ravagé nos haras. Mais combien échapperont à la vigilance des loix ! combien se seront arrangés de manière à ne point laisser de prise! Avec la censure, leur punition est certaine, et si la hache nationale ne peut les abattre, l’opinion déclarée les atteint, les frappe et les justicie chaque jour. Je ne sais si je me trompe, mais dans cet établissement je vois encore l’espérance prochaine de pouvoir sans danger garantir la liberté individuelle, et, sans que le gouvernement révolutionnaire en souffre, rendre à la nation, débarassée de tout ce qu’elle auroit d’impur, ce droit d’habeas corpus, que les frayeurs d’un despote chancelant viennent de suspendre chez une nation voisine. L’auteur que j’ai cité plus haut dit : « Etablissez des censeurs durant la vigueur des loix ; sitôt qu’elles l’ont perdue, tout est est désespéré : rien de légitime n’a plus de force, lorsque les loix n’en ont plus. » Cette réflexion judicieuse ne détruit pas mon opinion sur l’utilité de la censure chez nous, car quelle est votre situation? vous régénérez l’Etat, vos loix sont nouvelles, l’opinion et le bonheur du peuple feront leur force ; le tableau récent de nos malheurs et de notre oppression, doit y ajouter encore. Vos institutions doivent donc porter avec elle toute la vigueur de l’âge viril, sans quoi, il vous faut renoncer à fonder une République. Vous vous trouvez donc dans la position que Rousseau demande pour que l’établissement censorial ait un succès complet. Je me hâte de passer au dernier objet des réflexions que je vous présente, à celui qui est le plus directement lié à l’institution censoriale, et que le peuple entier vous demandera, 398 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE quand l’anéantissement des ennemis aura fondé son bonheur et sa sûreté à ce que j’appelle les habitudes publiques. Je veux parler des fêtes et des récompenses : je ne sépare point les unes des autres. Le dernier sceau législatif n’est point encore apposé à nos loix. Ces accessoires impor-tans qui en rendent la pratique aisée, qui le font aimer de l’homme qu’elles dirigent et regretter de celui qu’elles frappent ; ces tableaux animés qui saisissent les sens, qui émeuvent toutes les passions, ces grands mouvemens qui enfantent l’enthousiasme, qui, rapides comme l’étincelle électrique, communiquent en un instant aux hommes rassemblés un attachement profond à leurs institutions politiques, et donnent, si j’ose m’exprimer ainsi, le patriotisme en préjugé, tout cela nous manque. Pures comme la raison, nos loix sont froides comme elle; des devoirs à remplir, des droits à exercer ; voilà ce qu’elles nous offrent : les passions humaines, ces véhicules si puissans du bien et du mal social n’entrent que pour peu dans ce partage. Si des exemples pouvoient donner plus de force à des observations tirées de la nature du cœur humain, je vous rappellerais ce que ces moyens, petits en apparence, ce que ces sortes de jeux d’enfant ont produit dans les polities anciennes ; et avec quelle facilité, par eux chez les Crétois, chez les Grecs, chez les Romains, le législateur conduisoit les hommes au but de l’association ; je vous montrerais près de nous l’hypocrisie religieuse, par ses usages et ses formes, aidant au despotisme à enchaîner le peuple ; les prêtres s’emparant des jours de repos, et entremêlant les heures de délassement, de cérémonies mystiques, de chants, de pompes et de ces fêtes allégoriques, tantôt funèbres, tantôt joyeuses, où l’espérance et la crainte partageoient les sensations de l’homme crédule, et enracinoient à jamais l’erreur, la peur et la superstition. Ce qu’ils ont fait pour le mal de l’espèce humaine, faites-le, vous, pour son bonheur. Etablir des fêtes nationales qui nous rappellent les époques de la régénération, qui perpétuent dans nos cœurs tous les motifs d’aimer les loix et la liberté, est une institution dont le besoin se fait sentir chaque jour, et que vous ne pouvez retarder sans éloigner en même-tems l’époque où la nation distribuera ses récompenses : ces deux objets dépendent l’un de l’autre; les fêtes nationales sont relevées par la présence des amis et des bienfaiteurs du peuple, et la reconnoissance de la nation en est plus douce à recevoir quand c’est le peuple lui-même qui en offre les témoignages. Tout tyran qu’il fut, Auguste, à la tête de l’empire du monde, comptoit au nombre de ses plus beaux jours celui où il fut nommé père de la patrie. (Voyez Suétone). Mais quels seroient-ils ces honneurs ? je serais porté à croire qu’à quelques exceptions près et très rares, les circonstances, l’impulsion du moment, ou la nature du service, doivent les caractériser plutôt qu’un décret anticipé. Pourquoi? c’est qu’en traçant dans un décret une mesure générale, on s’expose à rester en deçà du but quand on veut y circonscrire toutes les idées subsidiaires et y marquer toutes les nuances. Imiterez-vous, dans un Etat où nul n’est privé de l’honneur de défendre ses foyers, imiterez-vous ces despotes de l’Asie, qui n’honorent que les qualités guerrières, afin d’avoir des mameluk ou des janissaires ? Non, en France tout citoyen est défenseur de la patrie dont il est l’enfant ; tout ce qui peut faire aimer la loi appartient à chacun de tous ceux que la loi dirige. Dans un Etat libre, aucune condition de la vie sociale ne doit en envier une autre : tout y est nécessaire ; le premier emploi et la plus humble des conditions sont également honorables et doivent être également honorés. D’ailleurs les fonctions civiles n’ont-elle pas aussi leur courage, leur dévouement? Les vertus privées du citoyen, la probité du pauvre, qui est peut-être la première des vertus sociales, tous les sen-timens de magnanimité, de bienveillance, moins éclatans que les vertus guerrières, ont l’avantage d’être de tous les jours, de toutes les heures ; s’ils sont utiles à la patrie, il l’est que vous portiez vos regards sur eux. On nous combat dans l’intérieur; que les vainqueurs y voient aussi les palmes de la victoire ! La mesure des services doit être celle de la récompense. On peut acquérir des droits à la reconnoissance d’une cité, à celle d’une enclave plus vaste, à celle d’un empire, à celle de l’humanité. Ou c’est l’individu seul qui a mérité, comme le savant, l’artiste, le législateur, le cultivateur ; ou c’est une réunion de citoyens dans des circonstances difficiles, comme une garde nationale, une section, un régiment, comme des magistrats du peuple ; ou enfin, c’est un très-grand nombre de citoyens, comme une armée. Les récompenses ne doivent être données qu’ après un certain intervalle, et quand la voix du tems, plus juste que celle de l’enthousiasme, a décidé si l’action est vraiment utile et grande, si l’on est un Arnold ou un Washington. En général, il me semble que les honneurs publics doivent être décernés par tous ceux qui ont été obligés, à tous ceux qui ont obligé. Ainsi, l’homme qui enrichirait sa patrie de végétaux utiles, et qui multiplierait les moyens de subsistance, tel que celui qui fît présent de la patate américaine à la classe indigente, serait honoré par la nation elle-même. Le citoyen qui, dans un tems de disette, aurait su approvisionner une commune, un district, un département dans le besoin, recevrait de ces diverses sections de la République le prix dû à son humaine sollicitude. Les découvertes utiles dans les sciences, dans les arts, dans la morale ou la politique des nations, appartiennent à tout le peuple ; elles seraient donc récompensées par lui : leurs auteurs paraîtraient dans les grandes solemnités nationales; ils y paraîtraient avec la simplicité du talent, et y seraient environnés de toute la gratitude méritée par leurs travaux. Croyez-vous que cet accueil fait aux bons ouvrages ne ferait point tomber les mauvais plus sûrement que les me- SÉANCE DU 2 VENDÉMIAIRE AN III (MARDI 23 SEPTEMBRE 1794) - N° 47 399 sures coërcitives : on n’écrira point comme Maury, quand on aura l’espérance d’être récompensé comme Rousseau. Et vous, seriez-vous oubliés dans ces fêtes, guerriers de Fleurus et de Fontarabie, braves soldats de toutes les armées de la République ! non : venez, c’est à vous qu’il appartient d’y porter les images sacrées des héros du Vengeur, qui fidèles à leurs sermens, plutôt que de se rendre, descendent debout dans l’abyme des mers ; vous enfin, que le ciel protecteur de nos droits destine à faire avorter ces plans de conjuration, tramés par l’ambition, l’aristocratie et le crime qui a peur; libérateurs de votre pays, on vous verra dans ces fêtes, on vous verra à l’ouverture des grandes sessions nationales : les douces larmes que votre aspect fera verser, et l’émulation produite par ces spectacles enivrans, au sein de l’alégresse d’un peuple immense, seront de nouveaux bienfaits et tourneront au profit de la patrie. Remarquez, en effet, que ce qui entrave le plus en ce moment les opérations révolutionnaires et législatives, c’est le désir d’avoir, de paroître, d’être quelques chose. Et bien ! vous ne pouvez point multiplier les places, multipliez les récompenses ; et que cet amour propre turbulent qui tend à déchirer dans tous les sens la société, emploie son activité à obtenir et à mériter les dons qu’elle distribue. Il est encore un autre genre de ressouvenir qui peut trouver place dans vos fêtes, et attacher la nation à ses loix ; l’exemple des peuples qui sont restés près de la nature me fait penser que ce mobile pourroit nous y ramener : ce seroit d’honorer dans ces solemnités, les noms des citoyens morts, qui, par leurs bienfaits ou leurs vertus, auroient mérité de vivre dans la mémoire des hommes. Vous établiriez par là ces correspondances d’un tems éloigné au tems présent, vous perpétueriez en quelque sorte l’existence de nos aïeux, et vous nous guéririez en fin de ce préjugé déraisonnable, qui rend hideuse à nos yeux la mort, ce dernier bienfait de la nature. Des monumens simples pourraient être érigés dans le champ des fêtes, l’amour du peuple et ses regrets seraient le décrêt : alors, indépendamment des sentimens de moralité que ces objets exciteraient, alors depuis le Panthéon national jusqu’à la dernière commune de la République, les Français pourraient dire à leurs enfans, comme les Scythes d’autrefois : Venez donc nous attaquer sur les tombeaux de nos pères. Ce seroit sur-tout à ces époques que, quittant l’asyle domestique, les femmes, les mères paroîtroient en public, qu’elles ajouteraient aux prix mérités, en les donnant quelquefois elles-mêmes. Ces prix, quels seroient-ils ? Une épée, une gerbe, une fleur, une branche d’arbre, une simple démonstration, tout peut être récompense, comme tout concours peut être une fête. Ici l’artiste ferait valoir son talent, les élèves et les hommes s’y distingueraient dans les exercices du gymnase ; là, la voix publique, par l’organe des magistrats du peuple, donnerait authentiquement ces surnoms si puissans pour encourager la vertu qu’ils rappellent. La musique, cet art divin, reprendroit tout à fait son antique et noble destination dans ces fêtes pompeuses, exécutées à la face du ciel, sous les yeux de la génération nouvelle et de celle qui décline. Ainsi dans un même cercle seraient réunis, les vives jouissances, l’espérance et les doux ressouvenirs : les costumes des magistrats, la vue des mères et des épouses; les écharpes, les drapeaux tricolors, les heureuses consonnances des saisons, tout contribuerait à laisser dans l’ame du peuple reconnoissant et de ses bienfaiteurs dignement payés, les impressions profondes de l’égalité, jointes à l’image vivante d’une patrie qui sait ainsi nourrir les talens et les vertus. Je m’arrête à cette esquisse, car c’est ici sur-tout qu’il ne faut pas vouloir tout régler. On a dit : les châtimens ont un code, les récompenses doivent avoir le leur. Et moi je dis : la répression doit toujours être fixe et constante, parce que l’on doit connoître ce que l’on a à craindre : mais l’espérance, fille de l’imagination, ne peut avoir un horizon trop vaste ; la borner, c’est la tuer. Citoyens, j’ai parcouru la tache que je m’é-tois imposée ; et en cela, j’ai plus envisagé mon devoir que mes forces. Des vérités austères vous ont été dites par vos comités, des considérations majeures vous ont été présentées : celles que je vous offre sur l’éducation implicite, sur les habitudes, sur la censure, sur les fêtes, sur les récompenses, sans avoir un degré d’intérêt égal et aussi présent, n’en sont cependant pas dénuées totalement. Ce n’est pas sur un seul point que la malveillance attaque le corps politique, ce n’est donc pas une seule plaie que la main curative doit traiter; et comme je vous ai dit en commençant, c’est consolider la révolution qui détruit les abus, que de bâtir sur leurs ruines. Ce n’est point trop de toute notre attention réunie pour ce grand et mémorable objet ; l’histoire, et les monumens qui sont plus vieux qu’elle, nous apprennent que de grandes nations se sont élevées sur la terre, qu’elles ont en quelque sorte monté l’échelle de la civilisation, et que, parvenues au faîte de la grandeur, le terme de leur plus grand éclat a été celui de leur prompte décadence, elles sont disparues. Seroit-il donc vrai que la perfection politique est impossible, ou ne peut durer sur ce globe? Et nouveaux Sisyphes, faut-il que les hommes recommencent sans cesse l’édifice de leur félicité ? Quoi ! les vices et les crimes, quoi ! la rapacité et l’égoïsme, quoi ! les fureurs et les divisions intestines ramèneraient cette terre à l’état sauvage, ou à l’effrayante solitude des déserts que dessèche le despotisme. Ruines de Ninive et de Babylone, vestiges défigurés d’Athènes, de Palmyre, d’Alexandrie, et même de la patrie des Caton et des Emile, votre sort futur est-il écrit sur vos débris ? ou bien, villes autrefois populeuses, nations qui fûtes florissantes, mais que les vices ont détruit. Est-ce une leçon salutaire et terrible que votre chûte donne à la France? Sommes-nous dans l’enfantement ou dans l’agonie ? Ah ! mon cœur embrasse ici l’image de l’espérance : Oui, c’est à nous qu’il sera donné d’appuyer sur les bases étemelles de la raison et de la liberté, 400 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE la civilisation des peuples. C’est à nous qu’il appartient de faire tourner à leur profit, les tatonnemens, les erreurs, les déviations, les vertus et les crimes de quarante siècles ; et ceux qui dans une société commençante voient la force des nations, et ceux qui trouvent la garantie de la durée des Etats dans le développement des lumières, tous s’uniront pour assurer le fruit de ses travaux à ce peuple aimant et doux, que quelques passions individuelles travaillent enfin, mais dont les regards et les vœux, quoi qu’on en dise, sont encore tournés vers ses représentans. Où sont ceux en effet qui lui donneroient une garantie telle que la nôtre? Si un tyran régnoit une heure, cette heure seroit celle de notre supplice à tous, et c’est pour nous seuls que le cri de ralliement des Français est en quelque sorte une menace d’avertissement de la part de nos ennemis. Liberté, Egalité, ou la Mort. La malveillance sait trop bien qu’elle sera démasquée à jamais, le jour où les affections de l’état de nature seroient jointes aux avantages de l’état social; elle sait, elle en voit le terme prochain, et voilà la cause de tous ses mouvemens. J’adjure ici au nom de la patrie, tous ceux qui l’aiment et veulent la servir, de ne point retarder plus long-tems l’acquit de leur dette ; et d’apporter à la masse commune le produit de leurs talens et de leurs efforts : tant que le but sera le salut de tous, la calomnie fera silence, ou se rongera elle-même. Serrons-nous, formons un bataillon et ne laissons pas au peuple seul le soin de nous défendre. J’ignore si la différence des opinions doit produire ici d’éternelles divisions ; mais je me demande à quel titre cette vieille aristocratie, que nous avons plus ou moins combattue, viendrait s’immiscer dans nos discussions ; nous ferons justice sans elle et contre elle. Ici fut commencée la révolution : ici elle s’achèvera ; ici l’on anéantira les abus : ici on bâtira pour l’immortalité : tous les vices européens venoient jadis apporter ici leurs offrandes ; un autre genre de tributs est réservé à cette cité fameuse, dont l’aristocratie et l’étranger ont en vain juré la perte ; les arts, le génie, la vertu, de toutes les parties de la France et de l’Europe viendront y contempler, y célébrer ses monumens, ses fêtes, sa gloire, son dévouement et son bonheur. Les intrigans alors auront renoncé aux projets insensés de faire mouvoir, au gré de leurs caprices une masse d’hommes libres, éclairés par l’expérience, instruits par les maux passés, et attachés par les jouissances présentes ; ou s’il s’en élève quelques-uns, sous telle forme qu’ils paraissent, le mot indélébile aristocrate les repoussera dans les ténèbres. Disparaissez donc, prétentions exclusives, cupidités effrénées, sentimens sans règle, ni mesure, idolâtries d’un jour; nous sommes désabusés, et sur cette base dangereuse d’où il me semble entendre tomber les unes sur les autres toutes les idoles, depuis La Fayette jusqu’à Robespierre, la main puissante du peuple scellera en plomb et pour jamais le simulacre sacré de la patrie. 48 Le directeur du spectacle de Commune-Affranchie [ci-devant Lyon, département du Rhône] et de Grenoble [département de l’Isère] envoie à la Convention mille livres, produit d’une représentation au profit des veuves et orphelins qui ont fait des pertes à l’explosion de Grenelle. Mention honorable, insertion au bulletin (108). [Les directeurs de spectacle de Lyon et de Grenoble à la Convention nationale, Lyon, le 1er jour des sans-culottide an II] (109) Egalité, Liberté. Citoyens Représentans, L’exemple de patriotisme que vous donnez aux âmes vraiment républicaines a excité les directeurs du théâtre de Commune-Affranchie [Lyon] a donnés une représentation au profit de ceux qui ont été victimés dans l’affreux incendie arrivée à la poudrière Grenelle. La recette est de la somme de mille livres. Veuillez recevoir ce faible tribut comme un gage assuré de leur entier dévouement au bonheur public et comme l’assurance des sentiments qui les attachent aux devoir de l’homme et du citoyen. Martin Grain et Bouvaret, directeur du spectacle de Commune-Affranchie et de Grenoble. Vive la République. 49 Le citoyen Chodée-Julien Josse offre à la Convention deux ouvrages relatifs au nouveau système du monde. La Convention accepte l’offre, et renvoie l’ouvrage au comité d’instruction publique (110). La séance est levée à quatre heures (111). Signé, A. Dumont, président, Borie, Cordier, Louchet, Pelet, Lozeau, Laporte, secrétaires. (108) P.-V., XLVI, 42. (109) C 321, pl. 1339, p. 9. En marge attestation de la réception du don. (110) P.-V., XLVI, 42-43. (111) P.-V., XLVI, 43. Moniteur, XXII, 61, indique 2 heures. J. Fr., n° 728 donne quatre heures et demie.