180 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE mis sous la main de la nation, et il leur est défendu de rentrer sur le territoire de la République tant que durera la guerre, à peine d’être détenus jusqu’à la paix ou traités comme les émigrés s’ils ont participé à leurs complots ou porté les armes contre la République depuis la réunion de leurs pays respectifs (42). 23 BARAILON : J’attendais depuis longtemps la discussion sur l’organisation des écoles primaires pour présenter les idées que j’ai développées à ce sujet. Comme cette discussion est encore retardée, et que l’objet en est très instant, je demande la parole à la Convention. La parole lui est accordée (43). Barailon monte à la tribune, et y fait lecture de son opinion sur les écoles primaires (44). Discours prononcé par Barailon dans la séance du 23 brumaire (45). Législateurs, j’ai à parler des écoles primaires et sur le projet qui vous a été présenté par votre comité. Personne ne connaît mieux que vous l’urgence de l’instruction publique; elle est depuis longtemps généralement désirée, universellement attendue. Mais à quoi servirait d’adopter tel ou tel système s’il est prouvé d’avance qu’aucun de ceux qui vous ont été proposés ne peut conduire à votre but ; s’il est bien constaté que celui de votre comité, notamment, serait peut-être le plus infructueux de tous. Vous aurez avec lui un grand nombre d’instituteurs ; la République fera une dépense énorme, et vous ne compterez par la suite qu’un très petit nombre d’élèves, peut-être même pas un seul vraiment instruit? Il n’est pas un chapitre du projet présenté contre lequel on ne puisse faire des objections raisonnables; les uns, tel que le second, laissent beaucoup à désirer; ils entraveraient, ils retarderaient donc nécessairement et l’organisation et l’exécution. Dans d’autres, tel que le troisième, l’on ne donne pas assez de pouvoir aux vrais régulateurs de l’instruction, à ce jury qui est bien conçu, mais qui n’est pas suffisamment autorisé; qui sera utile, mais qui, pour le devenir, ne doit être asservi à aucune autorité étrangère à son objet. (42) P.-V., XLIX, 142-143. Voir texte complet de la loi sur les émigrés, Arch. Pari., 25 brumaire, n° 15. (43) Moniteur, XXII, 491. (44) P.-V., XLIX, 143. (45) Moniteur, XXII, 495-497, mentionné. Débats, n° 781, 753; J. Mont., n° 32; J. Paris, n° 54; Mess. Soir, n° 818; J. Fr., n° 779; Ann. R. F., n° 54, reproductions partielles; M.U., n° 1342. Pour vous épargner, législateurs, l’ennui d’une longue et presque stérile discussion, pour ménager d’ailleurs des moments précieux à la chose publique, je porterai uniquement votre attention sur le quatrième chapitre du projet que j’attaque. Détruire les fondements d’un édifice, c’est le renverser ; or ce chapitre est la base de tout le système. Il en est la base, puisqu’il indique réellement tous les objets à enseigner, puisqu’il règle le régime des écoles. Mais si je démontre que l’instruction, telle qu’elle vous est offerte, est impraticable, si je prouve qu’elle est aussi vicieuse dans ses moyens qu’elle serait nulle dans ses effets, il deviendra inutile de s’occuper de l’institution de pareilles écoles et de la nomination des instituteurs. Pour que l’on me comprenne plus facilement, je dois vous donner lecture de l’art. II du chapitre IV du projet de décret du comité, qui a pour titre : Instruction et régime des écoles primaires', il est ainsi conçu : « Dans l’une et l’autre section (une pour chaque sexe) de chaque école, on enseignera aux élèves : 1° A lire et à écrire, et les exemples de lecture rappelleront leurs droits et leurs devoirs ; 2° La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, et la constitution de la République française ; 3° On donnera des instructions élémentaires sur la morale républicaine; 4° Les éléments de la langue française, soit parlée, soit écrite; 5° Les règles du calcul simple et de l’arpentage; 6° Des instructions sur les principaux phénomènes et les productions les plus usuelles de la nature. On fera apprendre le recueil des actions héroïques et les chants de triomphe. » Vous remarquerez facilement que l’instituteur aura dix objets à enseigner, quoiqu’on les ait compris en six; ils sont tous très distincts. Vous remarquerez également que ce projet ne présente pas ce qui est le plus essentiel à savoir, et indique des sujets qui sont pour le moins inutile ; je m’explique. Quant à ce qui est le plus essentiel, pourquoi imiter l’astronome qui, les yeux toujours fixés au ciel, s’engouffre dans le puits qu’il ne voit pas, qu’il ne s’occupe pas d’éviter? Eh! ce qui l’environne est-il plus précieux pour l’homme que lui-même? Son existence lui importe-t-elle moins que de savoir comment se forme la grêle, par exemple qui ravage, qui détruit ses récoltes, et dont il ne peut se garantir? Pourquoi donc ne pas lui apprendre à se conserver, à prolonger la durée de sa frêle machine ? Que l’on prononce encore si la santé et la propagation des animaux, qui concourent à ses travaux, qui adoucissent ses fatigues, qui contribuent à sa nourriture, ne méritent pas autant son attention que celle de la République elle-même ? L’on ne manquera pas de m’objecter la très grande difficulté que l’on suppose à concevoir, SÉANCE DU 23 BRUMAIRE AN III (13 NOVEMBRE 1794) - N° 23 181 à retenir tout ce qu’il faudrait apprendre à cet égard. L’on s’épouvantera également d’avance de l’immensité des matières. Eh bien, j’annonce hautement que les préceptes d’hygiène, de prophylactique et d’art vétérinaire à donner aux élèves, sont moins difficiles à saisir que les règles d’arithmétique, et n’exigent pas plus de temps ; tout dépend de la manière d’exposer et d’expliquer. Ensuite, si l’on me prouve qu’il importe au sexe de savoir l’arpentage, je me serai lourdement trompé lorsque j’ai dit que l’on proposait des sujets au moins inutiles; mais ce n’est là, sans doute qu’ton vice de rédaction. Mais pour trop demander on rebute, pour trop vouloir l’on ne fait rien; pour trop exiger l’on rend tout impossible. Peut-on croire de bonne foi qu’un seul individu puisse suffire à un pareil enseignement : à l’enseignement de dix objets différents, parmi lesquels se trouvent la grammaire, l’arithmétique, la géodésie, les éléments de physique, d’histoire naturelle, la morale, et jusqu’à la prosodie. Nos forces physiques ne sont pas moins bornées que nos facultés morales. Hercule avait quelquefois besoin de fuseaux, Newton s’est délassé sur l'Apocalypse. L’on me répondra, sans doute, par la distribution des moments de la journée, par la classification des élèves, et par la facilité, l’attrait, la brièveté des méthodes dont on usera. Je répliquerai d’abord que cette distribution ne pourra convenir aux gens de la campagne, et les cultivateurs seuls offrent déjà les deux tiers de ceux qui sont à instruire ; - elle ne conviendra guère mieux aux artisans des villes dont tous les moments sont calculés. La classification que l’on peut m’opposer, qui paraît même spécieuse, n’est vraiment qu’illusoire attendu l’arrivée continuelle de nouveaux élèves à l’école. [Il y aurait donc bientôt autant de degré que d’individus, et, sous peu, un véritable engorgement ; car le même instituteur en accumulerait successivement cent, et peut-être jusqu’à deux cents, avant d’avoir rendu à leurs parents les premiers tant soit peu instruits. Et combien ne faudrait-il pas d’années pour y parvenir?] (46) Quant à la facilité, l’attrait, la brièveté des méthodes que l’on se propose d’employer, je réponds qu’il faut du temps à tout, et que nécessairement la journée serait trop courte. J’assure même que l’instituteur, après avoir bien sué, n’aurait rien fait le soir. Des leçons données à la course ne sauraient jamais fructifier; des principes énoncés rapidement ne pourraient être retenus, surtout de la part d’enfants toujours inattentifs, qui ne sentent pas la valeur des mots, qui souvent même n’entendent pas la langue, auxquels il faut conséquemment tout expliquer, itérativement répéter, et dont le plus grand nombre ne manifeste jamais une conception bien vive. Tous ses efforts deviendraient (46) Compléments : M.J. Guillaume, Procès-verbaux du comité d’instruction publique de la Convention nationale, Paris, Imprimerie Nationale, t. V (1904), p. 215. donc inutiles ; il serait nécessairement accablé par la multitude des élèves et par le nombre des sujets à enseigner. J’admire ensuite par quelle magie l’on prétend allier les choses les moins faites pour l’être ; assujettir, par exemple, le même instituteur à faire balbutier l’a, b, c à des marmots, et le transporter subitement à l’enseignement des sciences et des belles-lettres. Nul, je le répète, ne peut excéder ses forces physiques et morales, nul ne peut à la longue vaincre sa répugnance. Je défie l’instituteur chargé de l’enseignement de tant de parties divergentes, quelque zélé qu’on le suppose, de remplir ses devoirs. Il est facile d’en concevoir, d’en prédire le dégoût, et bientôt l’apathie, l’insouciance. Comment d’ailleurs espère-t-on trouver assez de sujets pour l’enseignement projeté? [Je connais des départements où il s’en rencontrera à peine quelques-uns. Or, d’après le rapport qui vous a été fait, l’on ne s’occupera, dans les écoles normales que de la manière d’enseigner, conséquemment de rien de ce qui devra l’être dans les primaires. Comment pourrait, au surplus, en quatre ou six mois, instruire des personnes qui n’apporteraient, aux écoles normales [secondes], que la moindre partie des connaissances que l’on exige? Si l’on exige à chaque pas de grandes difficultés, il sera toujours plus facile de se procurer quatre à cinq bons instituteurs par district, que d’en avoir quarante. ... Ne croyez pas que je veuille éloigner d’un seul instant l’époque de l’instruction publique. Si vous êtes bien pénétrés des vérités que je viens d’énoncer, si vous scrutez avec moi l’avenir, si je me suis bien fait comprendre, vous conviendrez qu’il faut nécessairement organiser en même et les écoles primaires, et les écoles secondaires ou de canton. Le projet que je critique vous en offre lui-même les moyens : et vous pouvez, dans la même séances, décréter les unes et les autres; quelques additions et corrections suffiront pour y parvenir] (47) Enfin, pourquoi ce projet laisse-t-il à désirer si le jury d’instruction sera oui ou non salarié ? Avant de vous exposer mes vues, je crois devoir insister sur ce dernier article. Je pense que, si l’on paie le jury d’instruction, vous aurez presque partout ceux que vous ne voulez pas. Il vous faut des philanthropes, de vrais républicains, oui de vrais républicains : j’appuie sur ce mot, parce qu’il n’est pas assez généralement senti. Or, de pareils hommes ne se paient pas, ne s’achètent jamais : leur conscience, l’honneur de servir la patrie, voilà leur récompense. Je me résume et je conclus : attendu l'impuissance de trouver autant de sujets qu’il en faudrait pour l’enseignement des sciences et belles-lettres, spécialement nécessaires à un républicain ; Attendu l’impossibilité de doubler les écoles primaires et les instituteurs, par la nécessité (47) Ibidem, t. V, p. 216. 182 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE où l’on serait d’établir deux degrés d’instruction dans chaque commune, ou de renoncer au projet que l’on présente; Attendu que, parmi les instituteurs, les luis auront des dépenses de plus, des livres, des instruments à acheter, des études à faire, dont les autres n’auront aucun besoin; Attendu qu’il est de l’intérêt public de signaler les bons, d’enflammer leur zèle, d’honorer leurs succès; Attendu enfin qu’il importe au Français libre d’être réellement instruit, par-dessus tout à chaque individu de savoir se conserver, de pourvoir à ses besoins, de multiplier ses jouissances ; Je demande que l’on décrète : 1° Qu’il y aura un instituteur et une institutrice par chaque deux mille habitants, lesquels seront uniquement chargés d’apprendre aux élèves à lire, écrire, les quatre premières règles d’arithmétique, les Droits de l’Homme, la Constitution française, et les préceptes de morale républicaine ; 2° Qu’il y aura indépendamment des écoles de canton, où l’on enseignera la grammaire française, les règles de l’arpentage, les éléments de physique, d’hygiène, de prophylactique, de l’art vétérinaire et l’histoire de la révolution; Et au sexe, à la place de l’arpentage, quelques règles de médecine sur la menstruation, la grossesse, les couches, les suites de couches, l’allaitement et la manière d’élever à la patrie des enfants sains et robustes; 3° Que les instituteurs seront réputés fonctionnaires publics ; qu’ils en auront le rang dans toutes les fêtes et cérémonies nationales; 4° Que leur salaire, dans les communes, sera fixé à 1 000 L ; celui des instituteurs et institutrices de canton, à 1200 L; 5° Que le jury d’instruction n’aura point de salaire, mais la récompense de ceux qui auront bien mérité de la patrie; qu’ils seront d’abord nommés par des administrations de district; ensuite, le gouvernement révolutionnaire ayant cessé, par le peuple ; que leurs délibérations ne seront soumises qu’au seul comité d’instruction publique de la Convention nationale, et à ceux qui seront par la suite légalement constitués ; 6° Et enfin, que les instituteurs et institutrices qui se seront distingués dans leurs élèves recevront chaque année, au chef-lieu de district, chaque jour de la fête de la Jeunesse, outre une couronne civique une indemnité proportionnée à leurs succès, laquelle ne pourra jamais excéder la somme de 300 L, dont le jury d’instruction sera seul le juge et le distributeur. Si quelqu’un, en s’applaudissant de son ignorance, ose ridiculiser ce que je propose relativement à l’hygiène, à la prophylactique, et pour l’instruction particulière du sexe, ce ne serait jamais à coup sûr un législateur. Je réponds au Hottentot, j’apprends aux sycophantes que les quatre cinquièmes du genre humain ne périssent avant l’heure, ne sont estropiés, ne demeurent infirmes et ne végètent dans un état de faiblesse, que par défaut de cette instruction. Je leur annonce que la dégénérescence de l’espèce, qui fait surtout des progrès si effrayants depuis trois générations, n’a pas d’autres causes. Où sont ces Gaulois, nos ancêtres, dont la force, la corpulence, la haute stature en imposaient aux Romains ? - Où sont ces hommes de montagne, naguère si fiers de leur vigueur et de leur taille, chez lesquels le luxe et la débauche ne se sont jamais introduits, et que j’ai cependant vus s’éclipser sous mes yeux? - Pourquoi les petits-fils de ces colosses ne sont-ils plus que des Lapons par la hauteur et des Pygmées par la faiblesse? — Pourquoi la dépopulation va-t-elle croissant, et, une fois extrême, ne se répare-t-elle plus? Le ci-devant Berry se ressent encore du sac de Bourges, et chaque pas atteste l’anthropophagie de César. Ce que je vais dire paraîtra à bien des gens un étrange paradoxe, sans doute; j’en suis fâché : je n’en dirai cependant pas avec moins d’assurance que du système d’instruction publique qu’adoptera la Convention dépend la solution du problème si la Vendée se repeuplera ou demeurera déserte. Un système parfait en ce genre peuplera les landes, les pays les plus stériles de la République, en moins d’un siècle; et les Françaises, quoique beaucoup moins fécondes que les Chinoises, n’en couvriront pas moins notre sol de leur progéniture. Au reste, je le proclame à dessein ; oui, il est plus aisé de pénétrer les élèves des principes les plus nécessaires de médecine humaine et vétérinaire qu’à un manufacturier, à un manou-vrier, de leur apprendre à filer le coton pour mousseline, à la manière des Indes. Le choix doit être bien facile entre ce qui tient à la multiplication, à la conservation, à la santé de l’homme, et ce qui n’appartient qu’aux arts de luxe ou de pur agrément. Mais terminons par une vérité : l’anthropologie n’appartient pas plus aux grandes perruques de l’ancien régime que la didactique à la chausse de Rabelais. Quel que soit votre jugement, législateurs, l’on ne saurait au moins me disputer l’envie de faire bien. Trente ans de réflexions et d’expérience me donnaient quelques droits à vous présenter mes vues ; ma mission me le prescrivait impérieusement; ma patrie m’en fait un devoir. Il n’est pas une seule assertion, un seul mot que je ne puisse appuyer de preuves ; mais plus accoutumé à méditer qu’à parler, j’ai dû me borner à vous offrir des résultats. Je pourrais dire avec un célèbre rhéteur, Quintilien, que l’éloquence ne guérit pas les maladies ; or, la plus horrible, la plus affreuse, la plus intraitable de toutes celles qui affligent le corps politique, c’est sans contredit, l’ignorance. Elle fait en ce moment de grands ravages, des progrès alarmants; vous en êtes prévenus, et vous trouverez promptement les moyens d’arrêter et d’anéantir ce terrible fléau. La Convention nationale décrète l’impression de l’opinion de Barailon sur les écoles primaires, l’ajournement, et le renvoi à son comité d’instruction publique.