[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 janvier 1791.] 210 exécutif pour vérifier, autant qu’il est en lui, ces objets et qu’il vous les renvoie de suite avec les certifications aux lins de voir s’il y a contraste ou non avec ce que vous avez décrété. M. Palasne de Champeaux. Vous avez décrété que les pensions et les gratifications ne seront accordées que sur l’avis des directoires de département; c’est donc à eux à vérifier les faits. M. de jflenou, rapporteur .Il est inutile d’ordonner une mesure qui appartient au pouvoir exécutif; c’est à lui à consulter les départements. L’Assemblée adopte le décret suivant : « L’Assemblée nationale, conformément aux articles 2, 3 et 6 de son décret surles pensions, en date des 10, 16, 23, 26 et 31 juillet dernier, décrète qu’elle renvoie au pouvoir exécutif, pour vérifier les faits relatifs aux pertes et vexations de tout genre qu’a éprouvées le sieur Joseph-Jérémie Tribert, négociant à Poitiers, et proposer ensuite une indemnité qui sera jugée convenable, et proportionnée aux dommages qu’il a essuyés; pour, sur le compte qui en sera rendu, sous quinze jours, à l’Assemblée nationale, être accordé par elle les fonds nécessaires au payement de ladite indemnité. » L’ordre du jour est un rapport du comité de Constitution sur la pétition des auteurs dramatiques. M. Le Chapelier, rapporteur. Messieurs, vous avez chargé votre comité de Constitution de vous rendre compte de la pétition des auteurs dramatiques; et, par ce renvoi, vous avez semblé préjuger la question qui vous est soumise. Elle tient réellement aux principes de la liberté et de la propriété publiques ; elle doit être décidée par ces principes. Les auteurs dramatiques demandent la destruction du privilège exclusif qui place dans la capitale un théâtre unique où sont forcés de s’adresser tous ceux qui ont composé des tragédies ou des comédies d’un genre élevé ; ils demandent que les comédiens attachés à ce théâtre ne soient plus, ni par le droit, ni par le fait, les possesseurs exclusifs des chefs-d’œuvre qui ont illustré la scène française; et, en sollicitant pour les auteurs et leurs héritiers ou cessionnaires la propriété la plus entière de leurs ouvrages pendant leur vie et cinq ans après leur mort, ils reconnaissent et même ils invoquent les droits du public, et ils n’hésitent pas à avouer qu’après le délai de cinq ans, les ouvrages des auteurs sont une propriété publique. Les comédiens, vulgairement connus sous la dénomination de comédieos français, se permettent de convenir qu’il ne peut plus exister de privilège exclusif , et ils vont jusqu’à avouer qu’il peut être établi dans la capitale un autre théâtre où pourront, comme sur le leur, être représentées les pièces qu’ils ont jusqu’à présent regardées comme leur domaine particulier. Mais ils prétendent être propriétaires sans partage des chefs-d’œuvre de Corneille, Racine, Molière, Crebillon et autres, et de tous les auteurs qui, parla disposition d’un règlement, ont, suivant les comédiens, perdu leur propriété, ou qui, sous la loi d’un privilège exclusif, ont traité a\ec eux. Tel est le début que vous devea lei miner put une loi générale sur les spectacles, sur la propriété des auteurs, et sur la durée qu’elle doit avoir ; enfin il est nécessaire, puisque la matière se présente, que vous fassiez quelques dispositions législatives sur la police des spectacles. Les auteurs dramatiques devaient, autant et plus que tous les écrivains, être libres dans le choix de ceux qui représentent leurs ouvrages et dans l’expression de leur pensée. Le public devait avoir la propriété de ces chefs-d’œuvre, qui, plus et mieux que les conquêtes de Louis XIV, ont illustré son règne; et chacun devait être maître de s’emparer des ouvrages immortels de Molière, de Corneille et de Racine, pour essayer d’en rendre les beautés et de les faire connaître. Mais le despotisme qui flétrissait tout, qui portait ses regards sur toutes les institutions pour les maîtriser, avait envahi cette propriété commune et l’avait mise en privilège exclusif. Cela n’élait pas étonnant, lorsqu’une administration vicieuse avait tout transformé en privilèges, et que son unique système semblait être de blesser les droits de tous pour servir quelques intérêts particuliers, lorsque l’inquisition de la tyrannie était placée jusqu’à côté du talent et de la pensée pour étouffer l’un et gêner l’autre. Mais ce qui doit surprendre, c’est qu’il y ait une petite aggrégation d’hommes qui se prétendent encore possesseurs d’un privilège qui leur donne la propriété exclusive des œuvres de tous les auteurs dramatiques, et qui, s’établissant les héritiers privatifs de tous les génies qui ont rendu la France célèbre, veulent qu’ils ne parviennent au public que par eux, et que tous les citoyens n’aient pas comme eux la faculté de jouer les ouvrages dramatiques dont s’honorent le dix-septième et le dix-huitième siècle. Les comédiens français soutiennnent que les pièces de Corneille, de Racine, de Molière, de Voltaire et autres sont leur propriété. Si on lisait cette phrase à un homme fort instruit des principes des gouvernements, mais ne sachant ni l’histoire de celui dont nous sommes débarrassés, ni celle de la superbe Révolution qui nous ramène aux maximes pures de l’ordre social, il regarderait comme un délire uue semblable prétention, et il ne croirait pas qu’elle fût née parmi des hommes que leur état, consacrant à l’étude des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, aurait du rendre apôtres religieux de la maxime qui fait de ces chefs-d’œuvre une propriété publique, et qui n’admet une exception à cette règle générale, que pour l’intérêt des auteurs et la conservation du droit qu’ils ont de retirer un honorable salaire de leur glorieux travail. Les comédiens français, après avoir longtemps, à l’aide d’un privilège exclusif, subjugué les auteurs dramatiques, et par un étrange renversement dans l’ordre des choses, les avoir rendus leurs tributaires, sont devenus leurs adversaires, quand ceux-ci ont réclamé les droits que venait de leur rendre une Constitution libre; pour prendre ce rôle, ils n’ont eu qu’un changement de mots à faire, ils ont appelé propriété leur privilège. Dans le mémoire qu’ils ont donné pour essayer d’opérer cette utile métamorphose, ils ont fixé la discussion à quatre points principaux, qui réellement peuvent faire passer sous vos yeux tous les objets de la pétition des auteurs dramatiques. Ces derniers, après avoir exposé le régime tyrannique sous lequel ils ont vécu, ont demandé qu’il fut permis à tout citoyen d’établir uu tliéà - [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 janvier 1791. J 211 tre public sous l’inspection de la municipalité des lieux; Que de règlements arbitraires ne fussent plus clandestinement faits par des commissaires que la loi ne connaît pas; que ces règlements fussent l’ouvrage des municipalités... Que toutes les pièces des auteurs, morts depuis cinq ou dix ans et plus, pussent être jouées sur tous les théâtres qui s’établiront ou qui sont établis... Que la même faculté fut donnée aux auteurs vivants de faire jouer leurs pièces partout, et qu’elles ne pussent être jouées que de leur consentement, sauf les actes qu’ils auraient pu passer avec des troupes de comédiens. De là, ont dit les comédiens établis près le Luxembourg, il résulte qu'il faut examiner : Notre privilège exclusif; La demande d’établissement d’un second théâtre; La propriété des pièces des auteurs morts; La propriété des pièces des auteurs vivants. 11 faut observer sur l’énonciation de la seconde question, qu’elle est contraire à la pétition des citoyens qui s’occupent de l’art dramatique; ils ne demandent pas l’établissement d’un second théâtre; ce serait, comme ils l’ont fort bien observé, diviser le privilège et non l’abolir; ils demandent la libre faculté pour tous les citoyens d-éfablir un théâtre public. Jadis les auteurs dramatiques auraient pu se borner à demander un second théâtre; ils auraient été obligés de composer avec une administration qui ne connaissait que les privilèges; aujourd’hui ils ne pouvaient parler, iis n’ont parlé que de liberté. Les comédiens n’ont pas osé soutenir la partie la plus saillante de leur privilège. Ils renoncent à être les seuls à Paris qui puissent jouer des tragédies; ils consentent à l’établissement d’un second théâtre, c’est leur langage, et par conséquent à l’établissement de plusieurs théâtres. Il faut examiner si cette liberté doit être accordée, si les principes la réclament, si l’intérêt de l’art la sollicite, si le bon ordre n’en peut pas souffrir. Nous croyons, Messieurs, que cette question est du nombre de celles qui, pour recevoir leur décision, n’ont besoin que d’être exposées. L’art de la comédie doit être libre comme tous les autres genres d’industrie ; ce talent, longtemps flétri par le préjugé, a entin pris, au uom de la raison et d� la loi, la place qu’il doit occuper dans la société : qu’il soit permis à chacun de l’exercer, et que seulement une surveillance de la police municipale empêche les abus qui tiennent, non à l’exercice de l’art, mais aux fautes des comédiens. 11 est désormais très reconnu que chacun doit à son gré exercer son industrie; ce n’est que sous le règne des privilèges qu’on met des entraves à cette faculté de l’homme, et on cherche à cet abus d’autorité de frivoles prétextes dans le perfectionnement de l’art, dans la conservation des mœurs. Le perfectionnement de l’art tient à la concurrence ; elle excite l’émulation, elle développe le talent, elle entretient des idées de gloire, elle réunit l’intérêt à l’amour-propre, et tourne au prolit du public ces deux sentiments, qui, quand ils sont séparés, ne sont pas toujours assez vifs chez les hommes pour les exciter à de pénibles travaux. La conservation des mœurs est assurée par l’inspection de la police municipale; il faut que les spectacles épurent les mœurs, donnent des leçons de civisme, qu’ils soient une école de patriotisme, de vertu, et de tous ces sentiments affectueux qui font la liaison et le charme des familles, et qui, pour ne composer que des vertus privées, n’en sont pas moins les garants et les précurseurs des vertus publiques. C’est à la concurrence, c’est à la liberté que nous devrons cette perfection du théâtre, tandis que nous perdrions à jamais l’espoir de trouver dans nos amusements une grande école nationale, si le spectacle était un lieu privilégié, et si l’imagination des auteurs était soumise au despotisme d’hommes à privilèges; car par la force des choses ils sont despotes. Les amis de l’ordre public et des mœurs, qui le sont toujours des principes et de la liberté, les amateurs des arts ne doivent former qu’un souhait : c’est que les farces ridicules et souvent licencieuses ne déshonorent plus nos théâtres et n’amolisseut plus nos esprits; c’est que partout les spectacles donnent quelque chose à apprendre, et que toutes les pièces fassent désormais gagner la patrie, en formant de meilleurs citoyens. Espérons qu’un règlement sage dirigera cette partie de l’éducation publique; car c’en sera une alors, et consacrons le principe, qu’il est libre à tout citoyen d’établir un théâtre. Vous ne vous laisserez pas sans doute arrêter par ces objections trop futiles qui nous entourent. Il y aura trop de spectacles; les citoyens seront détournés de leurs occupations utiles; les provinces seront fatiguées de troupes de comédiens, s’ils peuvent jouer dans tous les lieux en faisant leur déclaration à la municipalité. Laissez à l’intérêt le soin de ne former que des établissements qui pourront être avantageux; laissez encore à ce guide très sûr le soin de tempérer le goût des spectacles, et de préférer des occupations lucratives à des délassements dispendieux. Tant mieux au reste, tant mieux si, quand les spectacles auront pris uu air de liberté, quand ils seront épurés par son régime sévère, on fréquente des spectacles instructifs. Et à Paris y en aura-t-il jamais plus qu’il n’y en a? À des spectacles frivoles seront substitués des spectacles que l’esprit patriotique pourra avouer, et vous verrez périr ces farces de la foire, dont le goût et la vertu s’indignent également. Quant aux provinces, nous qui en sommes habitants, nous savons que, moins qu’à Paris, les spectacles sont dangereux, parce que, moins qu’à Paris, les scènes grossières ou licencieuses avaient le don de nous séduire. Nous savons qu’une troupe établie dans une petite ville trouve avec peine des spectateurs pendant un mois; que les municipalités cherchaient souvent des comédiens et n’en trouvaient pas; et que la faculté d’élever des théâtres ne peut être exercée que dans les très grandes villes, où les théâtres sont indispensables, et où la concurrence devrait être excitée par le gouvernement, si elle n’était pas autorisée par la première loi, celle de la raison. Il ne se formera [dus de grands comédiens... Eh pourquoi donc! Parce qu’ils seront libres d’aller d’un théâtre à l’autre, quand ils se déplairont dans celui qu’ils auront d’abord choisi; parce qu’ils pourront plutôt faire connaître leurs talents, y ayant (dus de lieux où les exercer; parce qu’en lin ils seront dégagés de toutes ces entraves auxquelles le régime actuel les assujettit? 212 [13 janvier 1791.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Il est même à remarquer que par une heureuse sympathie les grands talents se cherchent et se réunissent. C’est surtout dans l’art du théâtre que cette vérité est plus pratique. Toutes les lois qu’un spectacle renfermera deux ou trois comédiens célèbres, ceux quileségalerontdansd’autres rôles chercheront à se reunir à eux, et ce théâtre acquerra ainsi la seule suprématie qui soit utile, celle des talents. Il y avait autrefois deux troupes de comédiens à Paris; c’était le sujet de querelles et de rivalités; Louis XIV les réunit. Vous parlez d’établissements, qui, dans la naissance des lettres, formèrent des partis entre ces personnages, qui, suivant la mode du jour, s’érigeaient en protecteurs des arts, et dont quelques-uns d’eux étaient dignes de monter plus haut en les cultivant. Il est tout simple que deux théâtres aient produit l’effet que vous rappelez ; quand c’est le despotisme qui, pour dédommager un peu l’humanité et occuper les esprits, se charge de faire fleurir les arts, la concurrence dans les spectacles peut être plutôt un sujet de querelles qu’un moyen de perfection : il n’y a plus que des protecteurs et des protégés; et les protégés n’ont de talent qu’en raison du crédit de leurs protecteurs. Sous la liberté, c’est le mérite qui prévaut, la concurrence ne fait que l’exciter. Et voyez comme, dans les choses qui sembleut les plus simples, le despotisme a toujours la même marche et la même influence. On a d’abord donné douze mille francs de gratification; les comédiens qui les ont reçus ont pris le titre de comédiens du roi, pour préparer ou consolider leur privilège exclusif. Des officiers de la maison du roi furent chargés de la distribution de ces douze mille livres; ils usurpèrent la police, la législation réglementaire des spectacles; ils devinrent les arbitres souverains des auteurs et des acteurs. Qu’en est-il résulté? que les acteurs n’ont plus été que des courtisans subalternes, et se sont plus occupés d’obtenir la faveur des hommes en place que les applaudissements du public; que les auteurs, jouets perpétuels des intrigues de coulisse, indignés de la morgue et de l’air suffisant de ceux dont ils employaient l’organe, y ont pourtant sans cesse été exposés; que les talents en ont souffert, qu’ils ont été découragés par les auteurs, arrêtés par cette censure inquisitoriale qui épiait dans chacun de leurs vers un axiome de liberté et de raison pour l’effacer, et souvent le dénoncer à ceux qui vivaient d’esclavage. Il s’est formé d’étonnants chefs-d’œuvre, il s’est échappé quelques pièces qui présentent toute la raison embellie des charmes de notre poésie, et les discours tiers des hommes libres. Gela est vrai, mais c’est que le génie rompt quelquefois les digues que les institutions les plus barbares lui opposent; sûrement Racine, Molière, Corneille, Voltaire, Grébillon et beaucoup d’autres auraient existé dans un pays libre; mais s’il n’y avait eu ni privilèges, ni despotisme, ils auraient eu plus de disciples, et peut-être des émules. Il a fallu tout l’ascendant que Voltaire avait pris sur la nation, pour obtenir qu’on jouât quelques-unes de ces pièces où son génie, traversant un siècle, atteignait la Révolution actuelle, et semblait la prédire et l’accélérer ; encore il n’avait pas pu soutenir au théâtre quelques-uns de ses chefs-d’œuvre que nous reprenons maintenant, et souvent la morgue comique a exigé de lui des sacrifices, auxquels un privilège exclusif l’a forcé de s’abaisser. Voudrait-on qu’il subsistuât encore un lieu où les auteurs fussent forcés d’aller porter et soumettre leurs productions? Voudrait-on que celui qui parlerait avec énergie de liberté et de haine des tyrans , fût force d’effacer ces maximes sacrées, si une troupe privilégiée ne voulait pas les proférer? Voudrait-on que la police, les règlements des spectacles fussent faits par des hommes privilégiés, par des commissaires illégaux, qui n’auraient aucun caractère public? Non ; que pour le bien de l’art et la conservation de nos principes, il n’existe plus de privilèges ; que chacun jouisse du droit d’élever des théâtres et de prendre ce moyen légitime d’exercer son industrie; que les auteurs puissent s’adresser à d’autres comédiens, quand ceux auxquels ils auront proposé leurs pièces leur feront éprouver d’injustes ou d’insultantes difficultés. Je dois dire un mot sur la propension des comédiens à s’emparer d’un privilège exclusif. Tout en semblant y renoncer, ils s’intitulent : « Théâtre de la Nation ; » ce titre ne serait que ridicule s’il ne présentait pas renseigne d’un privilège exclusif, d’autant plus condamnable que la nation semble y prendre part. Sans doute, il nous suffit de remarquer cette inconvenance, pour avertir les comédiens que leur théâtre n’est pas plus celui de la nation que ne le sont et ne le seront tous ceux dans lesquels on donnera des pièces que le goût, les mœurs et le patriotisme pourront applaudir. De tout cela, il résulte que nous pensons que tout citoyen doit pouvoir élever un théâtre ; qu’il ne suffirait pas d’en permettre deux, parce que ce ne serait que diviser le privilège et non le détruire; que le droit de former des établissements de ce genre est une suite du droit naturel qui appartient à tout homme d’exercer son industrie; qu’ainsi restreindre ce droit, c’est véritablement le rendre exclusif en faveur de quelques personnes, et par conséquent agir contre tous les principes sur lesquels vous travaillez depuis que vous êtes assemblés ; enfin, qu’il faut que la municipalité ait la police sur les spectacles. Ii reste maintenant à examiner la propriété des pièces des auteurs morts et de ceux qui sont vivants. Quoiqu’il y ait quelque distinction à faire entre les uns et les autres, cependant les deux questions se tiennent par trop de rapports généraux pour que nous les séparions. Nous vous avons lu, Messieurs, la phrase qui constate la prétention des comédiens, de s’approprier toutes les pièces des auteurs morts ; et reculant à leur gré l’époque de leur propriété, ils croient que cent ans de jouissance ne les ont pas dédommagés, ni leurs prédécesseurs, du léger honoraire que ceux-ci ont donné pour les chefs-d’œuvre dont ils veulent être exclusivement les déciamateurs. Peut-être ne devrions-nous pas traiter sérieusement cette prétention; c’est à la gravité de l'Assemblée que nous rendons hommage en posant quelques principes à cet égard. La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable et, si je puis parler amsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain ; cependant c’est une propriété d’un genre tout différent des autres propriétés. Quand un auteur a livré son ouvrage au public, quand cet ouvrage est dans les maïus de tout le monde, que tous les hommes instruits le [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 janvier 1791. J 213 connaissent, qu’ils se sont emparés des beautés qu’il contient, qu’ils ont confié à leur mémoire les traits les plus heureux ; il semble que dès ce moment l’écrivain a associé le public à sa propriété, ou plutôt la lui a transmise tout entière; cependant, comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelque fruit de leur travail, il faut que, pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit de leur génie. Mais aussi, après le délai fixé, la propriété du public commence, et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit humain. Voilà ce qui s’opère en Angleterre pour les auteurs et le public, par des actes que l’on nomme tutélaires, ce qui se faisait autrefois en France par les privilèges que le roi accordait, et ce qui sera dorénavant fixé par une loi ; moyen beaucoup plus sage et le seul qu’il convienne d’employer. Les auteurs dramatiques demandent à être, les premiers, l’objet de cette loi. Il nous paraît que cette demande est fondée sur les maximes les plus claires de la justice; les comédiens sont, pour les auteurs dramatiques, ce que les imprimeurs et les libraires sont pour les écrivains; les uns et les autres transmettent au public les pensées des hommes de génie, à cette différence près que les comédiens sont bornés à l’enceinte du théâtre sur lequel ils jouent, et que les autres n’ont que le monde pour limites. Quant aux auteurs vivants, leur propriété doit être considérée sous plusieurs aspects; les uns ont pu passer des actes translatifs de toute leur propriété, de manière que leurs ouvrages soient devenus celle des comédiens auxquels ils l’ont cédée. Les autres n’ont vendu que la faculté de jouer leurs pièces, et sont libres de traiter sur la même faculté avec toutes les autres troupes de comédiens qui s’établiront ou qui sont établies. C’est aux tribunaux à juger la valeur des actes qui ont été passés. Mais il est une autre classe d’auteurs : ce sont ceux qui, sous l’empire d’un privilège exclusif et d’un règlement injuste, ont vu les comédiens français conquérir leur propriété et en devenir les héritiers anticipés. Vous savez, Messieurs, que quatre officiers du roi s’étaient empares de la législation du théâtre, et avaient soumis les auteurs dramatiques à un règlement auquel ces derniers avaient été forcés de consentir, parce qu’ils n’avaient aucun moyen d’obtenir un rm illeur sort. Ce règlement, enté sur un autre règlement, porte que toute pièce qui n’aura pas produit 1,500 livres de recette en hiver, et 1,000 livres en été, appartiendra aux comédiens. Quelques auteurs dramatiques n’ont point été la victime d’une loi si bizarre; et quand le privilège exclusif aura péri comme tous les autres abus, ils pourront porter librement sur tous les théâtres le fruit de leurs veilles. Mais d’autres, en très grand nombre, ont vu leur propriété sortir de leurs mains, et par une espèce de droit de conquête passer dans celles des comédiens : la loi leur rendra ce qu’on n’a pas pu leur ravir, ce qui est une véritable spoliation que rien ne peut légitimer. Certes il n’y a aucune justice dans cette disposition règlementaire; car c’est faire dépendre une chose sacrée, la propriété, de la fantaisie, de la négligence, des manœuvres de ceux qui ont intérêt de l’envahir. On sait très bien qu’il y a beaucoup de moyens d’exciter, de ménager la curiosité du public, et de soutenir ou de faire tomber une pièce, ce que les comédiens, toujours heureux en expressions palliatives, appellent dans les règles. C’était déjà beaucoup que ce règlement déterminât la quotité qu’aurait un auteur dans la recette que pro luit sa pièce ; car c’était faire pour lui un contrat que lui seul a le droit de faire avec les comédiens, et sa misérable part était le septième. Mais c’est le comble de l’injustice que de lui dire : Si les comédiens jouent lâchement votre pièce; s’ils la placent à un jour où le public est entraîné à d’autres amusements; s’ils la joignent à une pièce qui éloigne les spectateurs ; enfin, tous ces si que la malveillance ou l’intérêt rend non seulementtrès probables, mais très fréquents, c’en est fait de votre propriété. Il n’a pas pu exister une loi pareille, elle ne peut pas être reconnue, elle ne peut pas avoir d’effets; c’est beaucoup trop que les comédiens en aient joui, elle ne peut plus leur servir de titre. L’auteur n’a point perdu sa propriété par un règlement aussi injuste. Il a le droit de reprendre sa pièce, et d’empêcher qu'on la joue sans son consentement. Il y a plus ; tout favorable que leur fût ce règlement, les comédiens l’ont violé. Ils y ont manqué de la manière la plus étonnante, et par là ils auraient rendu nuis les effets de la loi la mieux établie. La recette devait être moindre de 1,500 livres en hiver, et de 1,000 livres en été ; il fallait, pour calculer la recette, joindre les loges à l’année au produit de la distribution des billets : on a mis celles-là à part pour ne compter que la recette des autres ; ainsi on a enfreint le règlement pour dépouiller plus sûrement les auteurs. Ti lies sont, Messieurs, les raisons qui nous décident pour la pétition des auteurs dramatiques. L’intérêt des comédiens eût été d’y consentir et de se joindre aux auteurs de cette pétition pour solliciter votre décret. Leur existence, leurs talents, l’habitude du public leur répondent qu’avec quelques efforts, ils auront un avantage décidé sur leurs concurrents. Ils seront à la place où ils doivent être, encourageant les productions littéraires par les charmes dont ils les parent, jouissant de leurs talents que l’infériorité de leurs émules fera davantage ressortir, formant des contrats libres avec les auteurs, et cessant de commencer par être des usurpateurs heureux pour devenir des propriétaires légitimes, affranchis enfin de ce servage avilissant pour les arts, et n’étant plus que sous l’inspection sage des magistrats du peuple. Je ne sais pas, Messieurs, si je dois vous entretenir d’une réclamation acccessoire faite pour soutenir la prétention des comédiens, et qui ne me paraît qu’offensante pour eux ; c’est la réclamation de personnes qui se disent créanciers du Théâtre-Français. On ne conçoit guère ce que peut faire, dans une question de cette nature, l’intervention des créanciers. Si la destruction des privilèges, si le renversement de tous les abus avaient tenu à l’inquiétude des créanciers de ceux qui vivaient de privilèges et d’abus, il se serait opéré peu de réformes. Les comédiens ont des engagements, ils y sa- 214 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (13 janvier 1791.] tisferont ; leur état, loin de diminuer par la concurrence et la liberté, doit augmenter par l’émulation et le perfectionnement des talents; pourquoi leurs créanciers doutent-ils des efforts qu’ils feront et des moyens qu'ils auront pour attirer le public à leur beau spectacle? Longtemps encore, ou pour mieux dire, toujours, les comédiens qui ont un établissement tout formé, qui ont des talents distingués, qui ont montré un zèle auquel nous nous plaisons à rendre justice, auront de grands avantages sur leurs concurrents; et si les créanciers n’ont pu raisonnablement compter que sur la fidélité et les talents de leurs débiteurs, ils n’ont rien perdu des sûretés sur lesquelles ils ont spéculé. Je n’ai plus qu'à vous parler d’une disposition de police que vous trouverez dans le projet de décret que je vous propose. Sans doute, vous avez été souvent scandalisés de ces satellites armés qui sont dans l’intérieur des salles de spectacle, et qui mettent les signes de l’esclavage et de la contrainte à côté des plaisirs paisibles des citoyens. Il faut sûrement que le bon ordre et la tranquillité régnent dans ces lieux où beaucoup d’hommes se rassemblent ; il peut être quelquefois nécessaire d’employer la force publique pour calmer des gens qui cherchent à mettre le trouble et pour faire observer les règlements ; mais, pour cela, il n’est pas nécessaire que des baïonnettes entourent les spectateurs, et que tous les yeux rencontrent les signes de la défiance de l'autorité armée. Des officiers civils dans l’intérieur de la salle et une garde extérieure qui puisse être par eux requise au besoin, voilà toutes les précautions que l’ordre public réclame, que la raison autorise et que le régime de la liberté puisse permettre. Voici le projet de décret que le comité de Constitution m’a chargé de vous présenter : « L’Assemblée nationale, ouï le rapport de son comité de Constitution, décrète ce qui suit : Art. 1er. « Tout citoyen pourra élever un théâtre public, et y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisant, préalablement à l’établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité des lieux. Art. 2. « Les ouvrages des auteurs morts depuis cinq ans, et plus, sont une propriété publique et peuvent, nonobstant tous anciens privilèges, qui sont abolis, être représentés sur tous les théâtres indistinctement. » Art. 3. « Les ouvrages des auteurs vivants ne pourront être représentés sur aucun théâtre public, dans toute l’étendue de la France, sans le consentement formel, et par écrit, des auteurs, sous peine de confiscation du produit total des représentations au profit des auteurs. Art. 4. « La disposition de l’article 3 s’applique aux ouvrages déjà représentés, quels que soient les anciens règlements; néanmoins, les actes qui auraient été passés entre des comédiens et des auteurs vivants, ou des auteurs morts depuis moins de cinq ans, seront exécutés. Art. 5. « Les| héritiers ou les cessionnaires des auteurs seront propriétaires de leurs ouvrages, durant l’espace de cinq années, après la mort de l’auteur. Art. 6. « Les entrepreneurs, ou les membres des différents théâtres seront, à raison de leur état, sous l’inspection des municipalités; ils ne recevront des ordres que des officiers municipaux, qui ne pourront pas arrêter ni défendre la représentation d’une pièce, sauf la responsabilité des auteurs et des comédiens, et qui ne pourront rien enjoindre aux comédiens que conformément aux lois et aux règlements de police, règlements sur lesquels le comité de. Constitution dressera incessamment un projet d’instruction. Provisoirement les anciens règlements seront exécutés. Art. 7. « Il n’y aura au spectacle qu’une garde extérieure, dont les troupes de ligne ne seront point chargées, si ce n’est dans le cas où les officiers municipaux leur en feraient la réquisition formelle. Il y aura toujours un ou plusieurs officiers civils dans l’intérieur des salles, et la garde n’y pénétrera que dans le cas où la sûreté publique serait compromise, et sur la réquisition expresse de l’officier civil, lequel se conformera aux lois et aux règlements de police. Tout citoyen sera tenu d’obéir provisoirement à l’officier civil. » Un membre demande l’impression du rapport. L’Assemblée l’ordonne. M. Hladicr de Monjau. Je demande la question préalable sur le projet de décret. Quelques membres, à gauche , appuient la question préalable. M. de Mirabeau. J’ai cru devoir attendre, pour prendre la parole, que quelqu’un eût parlé contre le projet du comité. J’entends demander la question préalable ; pour peu qu’elle soit appuyée, je demande à parler. (On demande à aller aux voix.) M. l’abbé Manry. Je n’ai point demandé la parole pour discuter les articles du projet du comité; une pareille matière ne peut jamais être un objet de délibération pour les ecclésiastiques. Sans m’écarter du silence le plus absolu sur ce projet, j’ai cru cependant qu’il importait que je demandasse la parole pour déclarer que les ecclésiastiques se regardent comme incompétents dans cette matière. M. RewbelI.Je demande que l’opinant soit rappelé à l’ordre. On ne monte point à cette tribune en qualité d’ecclésiastique. M. l’abbé Maury. J’ai cru, et je m’honore de le répéter, que nous étions incompétents pour opiner en pareille matière, et que je pouvais annoncer, au nom de mes collègues membres de cette Assemblée, que nous n’y prenions aucune part, pardonnez cette opinion de scrupule dans... (On entend quelques éclats de rires mêlés d'applaudissements.) Pardonnez, dis-je, cette opinion de scrupule dans un jour où vous avez bien voulu rendre un décret contre les scrupules. La seule observation à laquelle j’ai voulu me réduire, et à laquelle tout bon citoyen doit rendre hommage,