SÉANCE DU 3 FRIMAIRE AN III (23 NOVEMBRE 1794) - N°8 6-7 73 Mais, je ne souffrirai jamais qu’on trompe la Convention et le peuple : je n’aurai jamais d’ami que parmi les amis de mon pays, et je dénoncerai tous ceux qui prétendraient à devenir des meneurs, fussent-ils mes frères, mes parents. (Vifs applaudissements.) La prétendue maladie de Carrier ne peut pas empêcher de le juger ; jetez les yeux sur le calendrier ; comptez le nombre de jours qu’il a demeuré à Nantes, et vous aurez compté le nombre de ses crimes. ( Les applaudissements redoublent.) Je demande qu’il soit sommé de se rendre dans le sein de la Convention, et que, s’il n’y vient pas, on procède à l’appel nominal. ( Nouveaux applaudissements.) (34) Cette proposition est décrétée (35). La dernière proposition est adoptée en ces termes : La Convention décrète que Carrier, représentant du peuple, se rendra, sur-le-champ, dans le sein de la Convention nationale, sinon qu’il sera passé à l’appel nominal sur la question de savoir s’il y a lieu à accusation, ou non (36). 6 Les citoyens Moline et Pagès font hommage à la Convention nationale d’un ouvrage dramatique, en trois actes intitulé : Le Naufrage héroïque du vaisseau le Vengeur. La Convention décrète la mention honorable de l’hommage, et renvoie l’ouvrage au comité d’instruction publique (37). 7 Le représentant du peuple [GOUPIL-LEAU de Montaigu] en mission dans les départements de Vaucluse et autres, fait passer à la Convention un arrêté qu’il a pris au sujet des habitants de Bédoin [Vaucluse], et une instruction sur le châtiment qui leur fut infligé en floréal dernier. Renvoyé aux comités de Salut public, des Secours, de Législation et de Sûreté générale, pour en faire un prompt rapport (38). [. Ph.-Ch . Goupilleau, représentant du peuple dans les départements de Vaucluse, du Gard, de l’Hérault et de l’Aveyron, à la Convention nationale, des ruines de Bédoin, le 18 bru-(34) Moniteur, XXII, 577. (35) Moniteur, XXII, 577. (36) P.-V., L, 28. Rapporteur Duval selon C*II, 21. (37) P.-V., L, 28. (38) P.-V., L, 28. maire, l’an 3e de la République française, une et indivisible] (39) Citoyens collègues, Les réclamations de la Société populaire de Carpentras, sur tout ce qui s’est passé à Bédoin, n’ont pas été vaines, puisque vous avez ordonné qu’il en fût fait un rapport. Avant qu’il se fasse, il est de mon devoir de vous dire la vérité et d’éclairer votre rehgion. Je vous la dirai sans haine, sans partialité, mais le cœur pénétré de douleur. La commune de Bédoin, située à trois lieues de Carpentras, au pied du mont Ventous et dans un terrain fertile, était composée de cinq cents maisons habitées par deux mille citoyens. Elle compte deux cent soixante volontaires aux armées. Un arbre de la liberté y fut coupé la nuit du 13 au 14 floréal, et l’on assure qu’il ne le fut que par cinq ou six mauvais sujets. Maignet, alors représentant du peuple dans ce département, trouva cette action très criminelle, et il eut raison. Son devoir était d’en faire punir les auteurs ; mais tous les habitants de Bédoin n’étaient certainement pas coupables. On ne pouvait accuser de complicité des citoyens, des femmes, des enfants qui, tranquilles dans leurs maisons et dans les bras du sommeil, ne se doutaient même pas du délit. Cependant toute la commune de Bédoin devait être victime de cinq ou six individus. Par plusieurs arrêtés de Maignet que j’ai entre les mains, toutes les communes environnantes devaient même y être comprises. Un autre arrêté du 11 floréal condamne Bédoin aux flammes : il s’exécute. Le 4ème bataillon de l’Ardèche, commandé par Suchet (40), y mit le feu, et Bédoin n’existe plus. Rien n’est épargné, pas même les édifices pubbcs et nationaux: l’hôpital, dont le linge et le trésor furent pillés, la maison commune bâtie à neuf, celle où se tenait le comité de surveillance, les moulins à huile, les fabriques de soie, tout y est consumé ; on ne voulut pas même permettre qu’on enlevât les soies, et dans un seul magasin il en fut brûlé pour 60 000 liv. qu’on pouvait sauver. Une commission composée des hommes les plus féroces et les plus sanguinaires y fut établie ; j’y vois pour accusateur public Baijavel, qui, à Avignon, à Orange, à Bédoin, partout, se trouve où il y a de la terreur à disséminer et du sang à répandre. Bientôt soixante-six habitants périssent sur l’échafaud ou à coups de fusil, et on pousse le raffinement de la cruauté jusqu’à entraîner les autres qu’on avait arrêtés sur le lieu même où le sang de leurs proches ruisselait. Là on les faisait monter dans les voitures pour les transférer dans différentes maisons d’arrêt du département. Lego, jadis notaire à Paris, agent national du district de Carpentras, sur la dénonciation (39) Moniteur, XXII, 575-576. Débats, 791, 896-898 ; F. de la Républ., n° 64; J. Fr., n° 790; Mess. Soir, n° 828; J. Perlet, n° 791. (40) Louis-Gabriel Suchet, devenu depuis maréchal de l’Empire, duc d’Albuféra, fut l’un des plus illustres lieutenants de Napoléon. Note du Moniteur, XXII, 575. 74 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE duquel le tout s’était fait, dénoncé, de toutes parts pour ses iniquités, comme agent de Robespierre, et courbé sous le poids de la haine publique, Lego est nommé commissaire exécutif de tous ces ordres. Non seulement il les exécute, mais il en donne lui-même de plus cruels encore. J’en ai trouvé signés de lui et encore affichés sur des ruines, qui déclarent la commune de Bedoin en contre-révolution et tous ses habitants suspects de complicité, pour n’avoir pas déclaré les auteurs des attentats commis contre la liberté. Et il est démontré qu’ils ne le pouvaient pas. Ces faits et une infinité d’autres m’ont déterminé à le destituer comme indigne de la confiance publique, et à lui appliquer la loi du 17 septembre (vieux style). Il a été défendu à aucun habitant de mettre le pied à Bédoin, et son fertile territoire a été condamné à la stérilité. Que sont devenus les infortunés habitants? C’est ici, citoyens, que vous allez partager ma sensibilité. Les uns errent dans les montagnes et n’osent retourner dans leur pays, qu’ils croient encore soumis au régime de la Terreur qui les en a chassés. Les autres, qui ont eu plus de hardiesse, ainsi que treize femmes, que l’humanité du comité de Sûreté générale a rendues à la liberté, sans autre ressource que la pitié publique, sans autre asile que des cavernes qu’ils ont creusées dans la terre, jettent d’un côté, et en pleurant, leurs regards sur les ruines de leurs habitations, où il ne leur est même pas permis de pénétrer, et de l’autre sur la Convention dont ils réclament à grands cris la justice. Au milieu de ces ruines, sur lesquelles je me trouve en ce moment, je l’invoque moi-même cette justice ; je l’invoque pour ces infortunés de tous les âges, condamnés, par l’iniquité et l’inhumanité de quelques hommes, à la misère la plus profonde et à des larmes étemelles ; je l’invoque pour des jeunes orphelins qui seraient morts abandonnés, s’ils n’avaient été secourus par des étrangers ; je l’invoque pour ces mères de nombreuses familles, pour ces mères des défenseurs de la patrie, qui devaient s’attendre à des secours, et jamais à un sort aussi funeste. Cette commune, ainsi que je vous l’ai dit, a fourni deux cent soixante volontaires aux armées. J’ai entre les mains des lettres de plusieurs ; dans les unes ils disent à leur pères, qu’ils croient encore vivants : « Ne nous recommandez pas d’être républicains.... Je ne suis pas au service de la République pour la tromper.... Je lui suis attaché pour la défendre jusqu’à la mort». Dans d’autres ils témoignent de l’inquiétude de ne pas recevoir de leurs nouvelles ; dans d’autres encore ils demandent à leurs officiers municipaux de leur en donner. Malheureux!... Ils exposent continuellement leur vie pour la patrie. Bientôt ils reviendront vainqueurs, couverts de blessures honorables, pour jouir en paix, au sein de leur famille, du bonheur que leur prépare le triomphe de la liberté, et ils ne trouveront plus ni parents, ni asile. Non, ce ne sera pas là leur récompense, et vous empêcherez bien qu’ils n’accusent leur patrie d’ingratitude. Soyons grands et généreux comme le peuple que nous représentons ; faisons-leur oublier par la bienfaisance et la justice les horreurs dont ils ont à se plaindre, et surtout ce plan abominable de destruction générale, si perfidement combiné du nord au midi de la France. Si les seuls arrêtés de Maignet s’opposaient à ces vues, ils n’existeraient plus, et c’eût été un devoir pour moi de les rapporter; mais ils sont confirmés par un de vos décrets, et je dois respecter ce décret jusqu’à ce que la Convention l’ait rapporté elle-même. Je n’ai pu prendre que des mesures provisoires, que je soumets à votre approbation. J’ai encore établi des commissaires qui recueilleront avec soin les plaintes et les renseignements sur ce qui s’est passé à Bédoin, et qui sont chargés de les transmettre aux représentants du peuple, s’il s’en trouve alors sur les lieux, et, dans le cas contraire, au comité de Sûreté générale de la Convention. C’est ici, citoyens collègues, que sous quelques jours se terminera la commission dont vous m’avez honoré. Les autorités constituées sont partout épurées et réorganisées. Si j’emporte avec moi le regret de n’avoir pas fait tout le bien que je voulais, et que la brièveté du temps ne m’a pas permis de faire, j’emporterai au moins la satisfaction d’avoir fait succéder dans ces départements la justice et l’humanité au système de crimes et d’atrocités à l’aide duquel on en aurait bientôt fait un désert. La paix et le bon ordre y régnent. L’esprit public y est assez généralement bon. Je crois avoir rempli mes devoirs, et cela me suffit. Salut et fraternité. Signé, Ph.-Ch. Goupilleau. Maignet demande la parole. La Convention renvoie cette affaire à l’examen des comités de Salut public et de Sûreté générale (41). 8 La veuve du citoyen Hullin, le citoyen Pierre Seulanne, le citoyen François Colar-dot, le citoyen Jean-Baptiste Braux, font passer à la Convention des pétitions en demande de secours. Renvoyé au comité des Secours publics (42). 9 Un membre [MENUAU au nom] du comité des Secours propose et la Convention adopte le décret suivant : (41) Moniteur, XXII, 576. Débats, n° 791, 898 ; F. de la Républ., n° 64. (42) P.-V., L, 28.