484 [Assemblée nationale,»] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 juin 1790.] ANNEXES A LA SÉANCE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU 26 JUIN 1790. PREMIÈRE ANNEXE. RÉFLEXIONS SUR LES PRINCIPAUX ARTICLES CONSTITUTIONNELS DE LA MARINE, PAR M. PELLERIN DE LA BUXIÈRE, DÉPUTÉ D’ORLÉANS (1). Observations préliminaires. N’ayant pour but que de traiter des bases de la constitution de la marine, je n’ai pas cru devoir examiner tous les détails de l’organisation de l’armée navale (ce qui était au-dessus de mes forces) ; mais qu’il me soit permis de soumettre aux lumières de l’Assemblée et au jugement du comité de la marine quelques vues qui pourront peut-être contribuer à faire tirer un meilleur parti des dépenses que la nation est disposée à faire pour la formation de l’armée navale : voici en peu de mots mes observations. De tout temps on a commis eD France de grandes fautes dans l’emploi de nos armements ; presque toujours nous avons armé nos flottes et nos vaisseaux de guerre pour les faire rester en rade, ou on s’est contenté de les faire aller jusqu’à nos colonies, et de les faire revenir aussitôt. Leurs plus longues stations dans nos colonies ont été de quelques mois ; encore les ont-ils presque entièrement passés dans les rades. Les Anglais, au contraire, laisse leurs escadres et leurs vaisseaux en station pendant trois ans dans leurs établissements éloignés, et tirent ainsi parti de leurs dépenses d’armements, au lieu que nous nous épuisons en frais d’armements et de désarmements, et que nous perdons en outre l’emploi de nos matelots. En France, on arme à grands frais une flotte pour en faire une armée d’observation ; elle reste en rade, et ne sert ni à protéger nos vaisseaux de commerce ni à nuire au commerce ennemi, pas même à l’inquiéter ; de façon que nos flottes ne servent en général ni à l’offensive ni à la défensive. Dans ces derniers -temps, on a fait des armements très dispendieux pour des objets aussi peu utiles ; on a armé des flottes à grands frais pour tenter des conquêtes au loin, lesquelles n’ont pas toujours réussj, ou qu’il a fallu rendre à la paix ; de façon qu’une flotte au lieu de servir, suivant son institution, à convoyer spécialement les vaisseaux du commerce, ne les a convoyés que par occasion, et a été armée à grands frais pour escorter des vaisseaux de transport destinés ainsi que les flottes à tenter des conquêtes ou hasardeuses ou inutiles. Une réflexion qu’il ne faut faut pas perdre de vue, c’est que nos vaisseaux de guerre ont pour premier objet, comme je le prouverai, la protection de notre commerce, et pour second objet, suivant le système adopté par l’Europe, de nuire à la prospérité du commerce des puissances ennemies ; ce qui établit la nécessité des croisières en forces égales. Nous pourrions, ce me semble, employer plus utilement nos matériaux de construction ; nous avons, ainsi que les Anglais, construit une grande quantité de vaisseaux de 100 canons ; on sait quelle immense quantité de bois il faut pour construire ces vastes machines, que d’agrès, de voilures, de canons il faut pour les armer, que d’hommes sont nécessaires à les faire mouvoir. Un vaisseau de ce rang coûte pour sa construction, son armement, son équipement, le double d’un vaisseau ordinaire. Il s’use plus vite, il est exposé à toucher ; il est d’un service infiniment moins utile, ne servant que dans les grandes flottes, et sa perte est un objet très considérable. Nous faisons encore, suivant moi, d’autres fautes en construction ; nous construisons beaucoup de frégates de 36 canons, et très peu de vaisseaux de 50 et de 54 canons, les plus utiles de tous. Il faut, pour la construction d’une grande frégate, la même quantité de bois à peu près que pour un vaisseau de 50, puisque ces frégates ont en largeur et en longueur à peu près les mêmes proportionsque ces vaisseaux, et puisque, portant du canon de 18, elles doivent avoir le même échantillon. Il leur faut aussi les mêmes agrès, la même mâture, la même voilure et la même quantité d’hommes ; ainsi leur armement est aussi cher, et il ne peut pas être aussi utile, puisqu’elles ne peuvent pas prêter le côté à un vaisseau de ligne, comme le vaisseau de 50 canons. Il est bon à ce sujet de se rappeler que dans un des combats livrés dans la baie de Ghesapeak, le Romulus , prise anglaise de 44 canons, placé en seconde ligne, empêcha un des plus gros vaisseaux de la flotte anglaise de percer notre ligne; que si la frégate commandée par M. de Mortemart au combat du 12 avril 1782, eut été un vaisseau de 50 canons, elle eut pu sauver le Glorieux à la remorque, et empêcher les Anglais de couper notre ligne. Il est donc certain que nous devons avoir beaucoup moins degrandes frégates etplus de vaisseaux de 50 que nous pourrions équiper avec la même quantité d’hommes que ces grandes frégates , car, en général, nous accumulons trop d’hommes sur nos vaisseaux. Il en résulte que vu la même quantité d’hommes, nous armons un huitième de vaisseau de moins ; que nos équipages sont plus exposés dans un combat, étant placés en plus grand nombre sur les mêmes espaces donnés, et sont logés d’une manière plus malsaine: il serait peut-être à cet effet nécessaire de faire nos manœuvres moins lourdes et moins volumineuses. J’observerai encore que notre corps d’officiers et nos états-majors surtout sont trop nombreux; que j’ai été frappé, à la lecture d’un aperçu des dépenses de la marine, présenté par le comité des finances, de voir qu’il y avait une somme énorme employée pour le corps des officiers et des états-majors ; une somme considérable pour les officiers de l’administration ; un article de dépense considérable pour les bureaux de la marine, et que, dans cet aperçu du comité, on ne proposait de retranchements et d’économie marquée que sur les constructions et les armements, de manière que le principal objet était absorbé par les accessoires. On sait que tandis qu’en dépensant 40 millions, nous avons à peine de quoi construire quelques vaisseaux et armer quelques frégates ou corvettes, les Anglais accordent une somme considérable pour leurs constructions, et en employent une très forte pour mettre chaque année, en temps de paix, une partie de leurs vaisseaux en commission, de manière qu’ils font naviguer chaque année un grand nombre de vaisseaux et de frégates, et qu’ils en ont un très grand nombre (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 juin 1790.] 485 préparé à être armé sur-le-champ, et à mettre en mer en très peu de temps. Cependant les dépenses de leur marine ne s’élève guère plus haut que celle de la nôtre. Réflexions sur les principaux articles constitutionnels de la marine. Le travail est la source de toutes les reproductions, et conséquemment de toutes les richesses. Le premier des travaux est celui de l’agriculture ; celui de l’industrie est .après, le plus intéressant : tous deux se divisent en plusieurs genres, et fournissent une infinité d’objets d’échange qui forment l’aliment du commerce intérieur et extérieur. Ceux dont s’empare le commerce intérieur doivent circuler dans toutes les parties de l’Europe avec une grande facilité, ce qui entraîne la nécessité de faire des lois qui détruisent toutes les entraves mises au commerce, et qui favorisent la libre et prompte circulation des objets d’échange entre les divers habitants du royaume. Le transport des marchandises par terre exige la perfection des routes, leur communication entre elles; la confection des canaux, leur communication entre eux et avec les rivières ; une administration vigilante et éclairée doit porter ses vues sur tous les moyens de faciliter les transports par terre de tous les objets d’échange. Elle doit également veiller à lever tous les obstacles que des droits, elfets funestes de la féodalité et de la fiscalité, avaient mis à la circulation. Ces mêmes moyens doivent favoriser nos échanges par terre avec tous les peuples qui nous avoisinent. Les produits de notre agriculture et de notre industrie qui doivent être exportés par mer, appartiennent au commerce maritime. Lorsqu’une nation possède une grande étendue de côtes et beauconp de ports, lorsque les mers qui l’environnent lui procurent une prompte et facile communication avec des peuples nombreux, soit au nord, soit au midi, soit au couchant ; lorsqu’elle est située de manière à être, pour ainsi dire, le centre et l’entrepôt du commerce maritime de l'Europe, cette nafion est destinée à avoir un commerce maritime considérable et une navigation importan te, surtou t si elle possède d’ailleurs les produits d’agriculture et d’industrie les plus précieux, si elle est favorisée par le cours de fleuves et de rivières qui arrosent les provinces et navigables dans tout leur cours depuis leur source jusqu’à leur embouchure. La France possède tous ces avantages : elle a la Manche au nord ; la mer, dans cette partie, environne ses côtes depuis le Pas-de-Calais où elle communi-queavec celle du Nord et la Baltique, jusqu’au cap d’Ouessant, où elle se joint à la mer Atlantique. Plusieurs grandes rivières qui traversent les provinces septentrionales de France ont leur embouchure dans cette mer : la Seine, la Somme sont de ce nombre. La Seine communique par des canaux (1) avec la Loire, la Méditerranée et les ports de l’Océan. Les provinces situées vers la Manche sont extrêmement fertiles, ont des ports nombreux et commodes, des routes ouvertes de toutes parts, et des manufactures en très grand nombre. Les côtes de France s’étendent depuis Ouessant (1) Les canaux du Charolais et de la Bourgogne ne tarderont pas à s’achever, et à former toutes ces communications, jusqu’à celles d’Espagne. La Vilaine, la Loire, la Charente, la Garonne et plusieurs des rivières qui versent leurs eaux dans celle-ci, qui ont leur embouchure à la mer, sont navigables, communiquent entre elles par des canaux ou par des routes et traversent des provinces également fer tiles : cette mer que l’on peut dire appartenir à la France, lui procure des communications avec tout l’univers, et c’est sur cette mer que sont situés plusieurs des plus beaux ports de France ; enfin le royaume a sur la Méditerranée une grande étendue de côtes et de ports situés de manière à être le centre de la navigation qui se fait sur cette mer. Le Rhône, un des plus grands fleuves de l’Europe, arrose de ce côté ses provinces. J’ai avancé que la France possédait des objets d’échange extrêmement précieux : tels sont ses eaux-de-vie, ses vins, ses vinaigres, son sel, ses huiles, ses fruits, son safran ; et comme elle a plus souvent du superflu que des besoins en blés, on peut dire qu’elle en peut souvent exporter. On peut joindre à ces objets principaux tous les autres produits de son sol et de son industrie ; la France est donc destinée à être commerçante. Le caractère actif et le génie industrieux et entreprenant de ses habitants ne sont pas compatibles avec un commerce passif ; il doit donc avoir une grande activité, et il faut qu’à cet effet sa navigation soit extrêmement protégée. Le commerce maritime doit être protégé de plusieurs manières. Il doit être le plus libre qu’il soit possible, et débarrassé de plusieurs entraves; il doit en outre obtenir des encouragements ; enfin ii doit être défendu dans toutes les circonstances où des puissances, jalouses et rivales, voudraient lui porter atteinte. L’obligation de défendre le commerce maritime contre toute entreprise hostile nécessite la formation et l’entretien d’une forte armée. On peut appeler cette force l’armée navale ou la flotte. La nécessité d’une puissance navale étant démontrée, comment doit-elle être formée? Il se présente à cet égard plusieurs sujets de réflexions. Les forces navales d’un Empire doivent. être dans le rapport de l’étendue de son commerce, et plus encore dans le rapport des forces des puissances qui peuvent le jalouser. Ainsi, la France ayant pour voisine et pour rivale l’Angleterre, dont les forces navales sont formidables, elle doit renoncer à avoir une armée navale, ou en avoir une capable de faire tête à celle de l’Angleterre: si l’Empire ne faisait que des efforts insuffisants, il ne pourrait pas parvenir à se mesurer en tout temps d’une manière avantageuse avec l’Angleterre. Sa flotte étant moins forte en vaisseaux, moins bien armée, moins bien exercée, ses efforts alors seraient ruineux et plus propres à causer des malheurs à son commerce qu’à le soutenir ; elle perdrait le fruit de ses armements, elle exposerait sans cesse son commerce, dont les pertes retomberaient sur l’agriculture et l’industrie, ce qui leur porterait le coup Je plus funeste, ainsi qu’à la prospérité nationale. Plus les efforts se répéteraient, plus les pertes se multiplieraient, et l’on verrait avec douleur les finances s’épuiser inutilement: l’on aurait à regretter les pertes du Trésor, celles des hommes de mer, des vaisseaux, des richesses particulières; et le travail, cette source de la prospérité publique, serait dans le plus grand découragement. La France est donc obligée, par la nature des choses, et par ce que lui commandent impérieusement l’intérêt de sa navigation, celui de son 486 [Assemblée natior.olc.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 juin 1790.1 agriculture et de son industrie, de se former et d’entretenir des forces navales suffisantes et indépendantes de toute alliance, et capables de faire tête à celles de la puissance la plus redoutable. Il faut à cet effet des arsenaux, des vaisseaux, des hommes de mer. Les arsenaux placés sur la mer de Biscaye, ou l’Océan, sont en état de contenir toutes les forces navales nécessaires à la France ; elle se crée un port dans la Manche. Si ses efforts n’avaient pas à cet effet tout le succès désiré, elle a d’autres ports dans cette mer, d’un abord peut-être moins facile, mais propres à être fortifiés. Les arsenaux de la France sont donc en état de recevoir toutes les forces qu’elle voudra avoir. Si on considère le nombre de ses vaisseaux, on est obligé d’avouer qu’elle est , sur ce point, très inférieure à l’Angleterre; mais la France possédant de vastes forêts, pouvant cucore se procurer des bois par ses objets d’échange, ayant des matières de fonte à sa disposition, riche en chanvre, pouvant se procurer celui qui pourrait lui manquer, elle peut promptement porter sa flotte au même degré de force que celle de l’Angleterre. Les hommes de mer ne lui manquent point ; sa navigation emploie une très grande quantité de matelots. Cette navigation se divise en cabotage, en pêche, en voyages de long cours. Le cabotage de la Méditerranée est très étendu, et la liberté accordée à son commerce doit l’étendre encore. Le cabotage de la mer de Biscaye et de la Manche est aussi très animé, et celui de la Manche, un peu encouragé, peut s’étendre jusque dans la mer du Nord et dans la Baltique. Mais au moins, si nous ne pouvons faire le commerce des puissances du Nord, il faut faire en sorte qu’ellesne puissent pas faire le nôtre. La pêche des côtes est active; mais les grandes pêches, il faut l’avouer, sont négligées, et l’administration doit porter un œil vigilant vers cet objet ; telle est la pêche de la morue et celle de la baleine (1). La .pêche exige la construction et l’armement de beaucoup de navires, premier objet de travail ; elle emploie un grand nombre d’hommes, elle consomme beaucoup de sel et d’eau de-vie, premiers produits de notre sol et de notre industrie: la France doit donc encourager la pêche, comme une des sources de sa prospérité. Nos voyages de long cours emploient aussi une grande quantité de matelots. Plus le commerce sera libre, plus il s’ouvrira de nouvelles routes, et l’on peut espérer que l’on ne tardera pas à voir résulter d’heureux effets de la liberté accordée au commerce de l'Inde. On voit donc que le cabotage sur une étendue de côtes considérable, une pêche active sur nos côtes, sur le banc de Terre-Neuve et dans les mers où se pêche la baleine, nos voyages de long cours, sont suffisants pour nous fournir le nombre d’hommes nécessaires dans le besoin. De tout temps l’amour du pillage a conduit les hommes vers les lieux où du butin les attirait ; des hordes de Barbares se sont rassemblées pour attaquer avec succès les voyageurs, enlever leurs marchandises; les pirates, dans le même dessein, ont infesté les mers ; les caravanes sont encore attaquées et les Barbaresques courent sans cesse (1) C’est ce dont il faudrait s’occuper, d’autant mieux que cette navigation est très propre à former des matelots plus promptement qu’une autre. la Méditerranée pour attaquer les vaisseaux, s’emparent des marchandises et livrent les hommes à l’esclavage. Ainsi, cet usage ancien et barbare subsiste encore, et les peuples de la Barbarie ne connaissent guère d’autre manière de faire le commerce. Réprimés par des puissances qui ont des forces navales, il attaquent habituellement celles qui n’en ont pas de suffisantes pour leur en imposer ; et lorsque par des traités conclus avec quelque puissance, et presque toujours achetés, ils cessent de les inquiéter, bientôt ils en attaquent quelque autre. Ces pirates si incommodes, si formidables pour les puissances qui n’ont pas de forces capables de les contenir, ne concertent pointj; leurs attaques, n’ayant que des vaisseaux d’une force inférieure, n’ayaut point d’autre système de faire la guerre que d’infester les mers, d’attaquer les bâtiments marchands, de s’en emparer et de fuir avec leur proie, sont, comme je l’ai dit, aisés à réprimer, pour les grandes puissances qui les poursuivent sur mer, et sont quelquefois obligées d’insulter leurs ports, et par des armements extraordinaires portent la désolation dans leurs villes, Les poursuivent jusque dans leurs retraites, et leur rendent en un jour tout les maux qu’ils causent par leurs courses répétées. Mais ce qui, pour les peuples qu’on appelleBar-bares, n’est qu’un brigandage est devenu pour les peuples policés de l’Europe un système de guerre très approfondi. On a fait de la capture des vaisseaux marchands et des malheurs du commerce et de l’agriculture une espèce de droit public : les puissances armées les unes contre les autres ont attaqué en tous lieux leurs possessions publiques et privées; elles ont transmis le droit de la guerre à ceux de leurs sujets qui oseraient braver les forces ennemies, et voudraient attaquer leurs vaisseaux marchands, et infester leurs côtes; l’amour du pillage a fait braver les saisons et les écueils. On s’introduit dans les rades, on choisit souvent le temps où les mers sont le moins tenables pour établir ses croisières, et pour attendre le paisible navigateur qui rapporte dans sa patrie le fruit de ses travaux et de son industrie, et souvent toutes ses richesses. Ce droit barbare de la guerre ne s’est pas étendu jusqu’à condamner à l’esclavage le malheureux qui perd sa fortune; mais il est conduit dans les prisons les plus malsaines, et à la perte de ses biens il joint encore, pendant uu temps souvent trop prolongé, celle de sa liberté. Les puissances commerçantes sont donc obligées d’avoir des forces capables de défendre leurs possessions et de protéger leur commerce ; car elles doivent renoncer à la navigation, et par conséquent à tout commerce maritime, si elles ne peuvent pas le défendre. En France, l’obligation de protéger le commerce n’a pas toujours été regardée comme un principe dont on ne devait pas s’écarter. Les malheurs qu’elle éprouva dans ses convois, pendant la guerre de 1743, ne firent point varier le ministère d’alors dans ce système de protection. Il employa constamment le peu de forces navales qui restaient à la France à la protection du commerce. Mais dans la guerre qui dura depuis 1756 jusqu’en 1762, le commerce fut absolument abandonné, et il ne fut point donné de convois : la marine royale ne se crut destinée qu’à combattre les vaisseaux de guerre ennemis, mais après le combat de M. de la Galissonnière, cette guerre malheureuse u’offre que quelques combats particuliers, qui honorèrent ceux qui les [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 juin 1790.1 soutinrent; et l’on peut dire que la marine royale, ayant oublié les vrais principes de son institution et ses premiers devoirs perdit dans cette guerre beaucoup de cette réputation de valeur qu’elle avait acquise. Au commencement de la guerre de 1778, trompée par ce faux système qui prévalait encore, le ministère fit des fautes funestes au commerce, il refusa sous les prétextes les plus absurdes des vaisseaux pour aller rassembler les navires répandus dans nos colonies; et, par une complication de fautes, aux premiers avis des hostilités, on mit dans les ports des colonies un embargo sur les navires : on les retint plusieurs mois, on donna le temps aux ennemis d’armer, d’accourir et d’infester les mers; alors on se contenta d’escorter quelques-üds de nos vaisseaux à une très petite distance des côtes des colonies; on les livra ainsi à tous les dangers de la guerre. Le ministère négligea même d’armer des vaisseaux pour protéger leur rentrée dans les ports de France, de manière qu’ils furent tous pris, ou en partant des colonies, ou en rentrant dans les ports du royaume ; et on fit en hommes, en vaisseaux et en marchandises, des pertes incalculables. Pendant la durée de cette guerre, quelques convois ont été donnés, mais partiellement, et presque toujours pour les seuls ports très fréquentés, et surtout pour escorter les vaisseaux de transport destinés à réapprovisionnement des flottes, et l’on peut dire que ce grand principe, que la force navale est instituée pour la protection du commerce, fut encore oublié, ou peu reconnu. Les idées à ce sujet étaient si interverties, qu’un vaisseau du roi, arrivant dans un port ou dans une rade, employait les chaloupes des navires marchands à faire son eau, son bois, leurs charpentiers et leurs calfats à ses carènes, et que le commerce avili éprouvait toutes les espèces de vexations. Je n’insisterai pas sur ce funeste oubli des principes et sur ses fâcheuses conséquences : mais qu’il me soit permis d’insister sur ces mêmes principes comme sur des vérités incontestables, et qui doivent nous servir de règle. La force navale d’un Empire est formée pour protéger le commerce en temps de paix et le défendre en temps de guerre : ainsi donc, tous les armements doivent avoir pour but de protéger et de défendre le commerce maritime ; et le premier devoir d’un officier de la flotte est de tout sacrifier pour secourir et sauver le plus petit vaisseau marchand. Les Anglais et les Hollandais connaissent et observent rigoureusement ces grands principes. Prisonnier sur un vaisseau anglais dans la Méditerranée, j’ai vu le capitaine s’écarter de sa route pour mettre un vaisseau marchand dans un port d’Espagne, et occupé à rassembler tous les vaisseaux marchands anglais répandus dans tous les ports d’Espagne, pour les conduire à Gibraltar. Passager sur un navire marchand hollandais, j’ai vu une frégate hollandaise, sous le convoi de laquelle était une flotte dont notre navire faisait partie, s’exposer dans un coup de vent pour nous conserver sous son convoi, nous rejoindre après une dispersion totale de la flotte, allumer ses feux et faire les plus grands efforts pour nous conserver encore dans le fort de la tempête; et après nous avoir rejoints pour la seconde fois, porter sa première attention à savoir si nous avions besoin de quelques secours. J’ai établi comme principe incontestable que l’armée navale est instituée pour protéger et dé-487 fendre le commerce : il s’agit maintenant de savoir comment cette armée sera formée, c’est-à-dire si elle le sera par l’enrôlement volontaire ou par la conscription? On peut dire que, lorsqu’un homme se destine à la pêche, à la navigation sur les rivières, à celle du cabotage et des voyages de long cours, il s’enrôle dans l’état de matelot et d’homme de mer; et pendant qu’il sert sur les navires marchands, on peut le considérer comme un soldat engagé qui n’a pas encore rejoint ses drapeaux, ou qui est en semestre; enfin comme un homme voué, au besoin, au service de l’Etat dans la profession qu’il a embrassée.En effet, comme on ne peut en général prendre les matelots pour la flotte que parmi les hommes qui naviguent ou qui pêchent, on peut dire qu’un homme qui a pris cette profession a contracté avec l’Etat l’obligation tacite de le servir lorsqu’il en serait requis : on peut donc regarder comme attaché par un enrôlement volontaire au service de la flotte tout homme de mer qui a été inscrit sur le rôle des classes. Par exemple, un homme qui se destine à l’état de matelot, commence par être mousse ou novice, et gagne moins qu’un matelot formé. Lorsqu’il a fait un ou plusieurs voyages, il acquiert le titre de matelot; il est payé en cette qualité. Lorsqu’il est sur un vaisseau du commerce, pour justifier sa qualité, il faut qu’il ait été inscrit plusieurs fois sur les rôles d’équipage, et placé ainsi sur le rôle de diverses classes des gens de mer : alors son enrôlement a lieu, son engagement est contracté avec l’Etat; on en peut dire autaut d’un maître charpentier, d’un maître calfat, d’un maître voilier. D’après ce principe qui me paraît juste, tout homme employé à la pêche, au cabotage, ou à toute autre navigation depuis une ou plusieurs années, appartient, dans le besoin, à l'armée navale. Si ce principe n’était pas adopté, il faudrait renoncer à la possibilité de former une flotte, ou elle ne serait composée que de novices, de quelques officiers mariniers attachés en tout temps au service des vaisseaux de guerre, et d’officiers de grades supérieurs : il faudrait donc renoncer aux moyens d’avoir une armée navale et de protéger la navigation; et la navigation ne pouvant être protégée, le commerce en souffrirait ; il serait sans cesse exposé à supporter des pertes, à languir, à s’anéantir; et ces mêmes hommes si intéressés à ce que le commerce fleurisse, ne trouveraient bientôt plus d’occupation. Ainsi donc, leur classification est un engagement contracté envers l’Etat pour leur propre avantage. Cette loi rigoureuse ne peut point être éludée en faveur d’aucun individu, car on compte en tout à peu près soixante-douze mille matelots ; il en faut en temps de guerre quarante mille au moins chaque année pour le service de la flotte, et si on n’avait pas le droit de les faire marcher, on ne pourrait point l’armer (1). L’enrôlement des gens de mer existe donc pendant tout le temps qu’ils naviguent et servent, soit à la pêche, soit au cabotage, soit dans les voyages de long cours. Mais comment les matelots doivent-ils leur service à la flotte? Il paraît juste de les appeler (i) Lorsque je dis qu’il faut quarante mille hommes, je ne compte pas les recrues de novices engagés dans la capitale et ailleurs chaque année en temps de guerre, dont le nombre pourrait monter à trois ou quatre mille, et même plus haut; je ne compte de même pas les régiments de marine ni les officiers. 488 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 juin 1790.] à leur tour pour ce service, et c’est au moment de l’appel que l’enrôlement qui a lieu d’abord devient pour eux une sorte de conscription, de manière qu’on peut dire qu’un homme de mer s’est enrôlé volontairement pour sa profession, et que son enrôlement le soumet à une conscription dans tous les cas où l’Etat a besoin de ses services (1). Cependant, les principes qui forment notre Constitution exigent que l’on mette à cette conscription tous les adoucissements possibles. Premièrement, il est juste que chaque matelot ne soit appelé qu’à son tour. Secondement, qu’il ne serve sur la flotte qu’un certain temps. Troisièmement, qu’il reçoive une récompense en se rendant à bord du vaisseau de guerre; cette prime serait de deux à trois louis pour un matelot appelé à son tour pour le service, et double pour tout matelot qui se présenterait de bonne volonté. C’est ainsi que les Anglais, pour adoucir ce que la presse a d’odieux, ont soin d’engager au service de leur flotte tous les matelots, soit nationaux, soit étrangers, en leur accordant une récompense considérable pour leur enrôlement volontaire. J’ai dit qu’il était juste qu’un matelot ne dût son service sur la flotte que pour un temps, et je pense qu’il devrait être libre pendant un ou deux ans après trois années de service consécutives. 11 conviendrait enfin que tout matelot qui aurait servi pendant six années de service se retirât avec une paye quelconque qui lui serait conservée toute sa vie, et pût à son tour, en reprenant son service su r les vaisseaux de guerre, parvenir aux grades d’officiers mariniers, et même aux grades supérieurs, lorsqu’il aurait donné des preuves de valeur, de capacité et de bonne conduite, d’après les témoignages de tous les officiers de tout grade avec lesquels il aurait servi. Cet espoir des récompenses militaires est le moyen le plus sûr de se procurer les meilleurs matelots, et il fait disparaître tout ce que le service obligé peut avoir d’inconvénients. Ainsi, un matelot qui a suivi sa profession pendant un ou deux ans, ou pendant deux voyages, est un homme classé, et qui est censé avoir formé un engagement volontaire et devoir, au besoin, un service à l’Etat, pendant tout le temps qu’il navigue; en temps de guerre, ce matelot doit servir à tour de rôle et pendant un temps limité. S’il devient vétéran au service, il est à la paye de l’Etat, à la paye simple lorsqu’il ne sert point, et à la paye entière lorsqu’il sert. Enfin, par l’ancienneté et l’importance de ses services, il a droit de parvenir aux grades militaires . J’ai fait voir que le travail étant la source de la reproduction des richesses, l’agriculture et l’industrie devaient être encouragées. Qu’à cet effet, il fallait faciliter tous les moyens d’échange et la libre circulation à l’intérieur, l’exportation à l’extérieur du .superflu de notre agriculture et de notre industrie. J’ai dit que c’était le commerce qui s’occupait des moyens de l’exportation; que le commerce maritime était spécialement destiné à exporter le superflu des produits d’une nation et à vérifier son travail. J’ai ajouté qu’une nation qui possédait parmi les pro-(1) La conscription ayant lieu pour les milices nationales, la loi devant être générale, les matelots sont nécessairement soumis à la conscription. duits de son sol des objets précieux et abondants d’échange, et à qui son industrie eu fournissait d’également intéressants, qui avait, par ses ports, communication avec toutes les mers de l’Europe et de l’univers, était destinée à être une nation commerçante. J’ai fait connaître que la France possédait les objets d’échange les plus précieux, et qu’elle possédait une vasfe étendue de côtes et de ports situés sur trois mers. J’ai dit encore que le commerce maritime, pour prospérer, a besoin d’être protégé en temps de paix et défendu en temps de guerre, que l’obligation de défendre et de protéger le commerce et la navigation entraînait la nécessité d’avoir une armée navale. J'ai avancé qu’il était inutile à une puissance maritime d’avoir une armée navale si elle ne pouvait pas l’avoir égale à celle de la puissance maritime la plus formidable de l’Europe. J’ai ajouté que l’immensité des forêts du royaume, une masse considérable de métal de fonte en ce moment à sa disposition, des récoltes abondantes en chanvre, la facilité de se procurer par des échanges ce qui pourrait lui manquer de cette matière, la mettrait en état d’avoir une flotte comparable à celle de l’Angleterre. J’ai prouvé que la force navale étant instituée pour la prospérité du commerce maritime, les vaisseaux de guerre, au lieu d’imposer des corvées aux vaisseaux marchands, soit dans les ports, soit à la mer, leur devaient secours et protection en toute occasion ; que de là dérivait la nécessité des convois en toute circonstance un peu dangereuse. J’ai tâché de prouver que la classification était un enrôlement volontaire; qu’un matelot enrôlé devait être considéré comme un soldat en semestre, ou comme celui qui n’avait pas encore rejoint ses drapeaux; que la classification et l’enrôlement entraînaient la nécessité du service sur la flotte, par la conscription en temps de guerre. J’ai établi les règles par lesquelles cette loi pouvait être adoucie. D’après ces vues, je propose les articles constitutionnels suivants: ARTICLES CONSTITUTIONNELS DE LA MARINE. Art. Ier. Le roi sera le chef suprême de l’armée navale de France. Art. 2. Les forces navales de France doivent être égales à celles de la puissance la plus considérable de l’Europe. Art. 3. Les forces navales seront divisées en diverses escadres, suivant les fGrm.es de division qui seront proposées par le comité de marine, ou suivant celles adoptées et suivies à présent. Art. 4. Ces forces seront placées de manière à se trouver le plus à portée de faire tête aux puissances rivales. Art. 5. Les vaisseaux de guerre, frégates ou corvettes seront spécialement, et avant tout autre service, employés à la protection du commerce, soit en paix, soit en guerre. Art. 6. A la mer, les vaisseaux de guerre seront obligés d’accorder tout secours aux vaisseaux du commerce, lorsqu’ils en seront requis. Art. 7. A la première menace de guerre, il sera armé des vaisseaux, frégates et corvettes en nombre suffisant pour donner convoi aux vaisseaux partant pour l’Inde, pour nos colonies ou pour les ports étrangers, ou aux bâtiments destinés aux cabotage et à ceux destinés à la pêche. Art. 8. Il sera également armé des vaisseaux