ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 334 [Assemblée nationale.] Un gentilhomme député demande un moment d’audience pour entretenir l’Assemblée des malheurs qui affligent sa province : il sollicite, il presse l'Assemblée de l’entendre. On le renvoie au comité des rapports, et l’on reprend la discussion sur la déclaration des droits. M. Besmeunlers. On a déjà prouvé la nécessité d’une déclaration des droits de l’homme. Après tous les discours que vous avez entendus, e n’en répéterai pas ici les motifs. Je répondrai à 'objection qu’en déclarant à tout homme qu’il est maître de sa vie, c’est lui permettre le suicide ; le désespoir seul de vivre dans l’esclavage porte à l’excès du suicide. Quelquefois des mains suicides, armées par l’amour, par la honte et le désespoir, se sont immolées, pour ne point survivre au renversement de leur fortune, à la perte de leurs jouissances ; mais ces excès sont indépendants de toute espèce de déclaration. On a fait une autre objection ; c’est qu’en permettant de dire sa pensée, on ouvrait un libre champ à l’obscénité. La liberté, au contraire, rend les mœurs plus pures. A Rome, les poètes ne se sont livrés à l’obscénité que lorsque la liberté n’existait plus. Enfin, on a dit qu’il est nécessaire d’assujettir à des passeports de province en province la dernière classe des citoyens. Je réponds qu’il est inutile de faire des lois pour qu’elles soient méprisées. 11 ne faut pas commander ce qu’il est facile d’éluder; et pourquoi gêner la liberté des uns, quand on la rendra aux autres ? Mais il nous est indispensable de fixer les droits de l’homme en état de société ; ces droits sont de tous les temps et de toutes les nations; ils ont survécu aux empires dont ils ont fait le bonheur, et ils semblent participer à l’éternité de celui qui les a dictés. Tout ce qui est étranger à ces droits doit être rejeté, tout ce qui y a des rapports doit faire partie de la déclaration. Si ces lois premières n’avaient jamais été inconnues, personne ne les réclamerait aujourd’hui ; mais dans quel siècle vivons-nous? Les vérités les plus pures, les principes les plus certains sont gravés dans le plus grand nombre des cœurs ; mais malgré cela tout est obscurci; le despotisme a tout corrompu, tout dégradé ; l’ignorance est absolue pour les uns, et les autres flottent encore entre l’incertitude et lacraiute. Dans cet état de choses, comment peut-on douter qu’il ne soit utile d’éclairer ceux que les ombres de l’ignorance enveloppent encore ? Devons-nous imiter cette triste pitié qui couvre d’un voile les victimes de la justice humaine ? Est ce à nous qu’il appartient d’envelopper de ce voile nos travaux et nos bienfaits ? La déclaration contiendra les vrais principes de l’homme et du citoyen, Les articles de la constitution n’en seront que les conséquences naturelles. Autrement ce serait exiger du peuple une foi aveugle qu’il ne nous doit pas; c’est lui ravir le moyen de nous juger; c’est aller contre une vérité éternelle, puisqu’à lui seul appartient le droit de nous juger. Mais enfin quel danger peut offrir une déclaration des droits ? L’on vous a fait valoir le prétexte d’affaiblir le respect dû à la religion et à la propriété. La religion est la base des empires; la propriété en est le lien ; mais loin de les attaquer, de les mettre en danger, elle ne fait que les rendre plus [3 août 1789.1 respectables, puisqu’elle doit prouver que les lois qui en découlent et la religion ont une même source et sont réellement un bienfait de la divinité. J’y aperçois de nouveaux motifs de reconnais-sence de la part du peuple, de nouveaux sentiments de respect et d’admiration envers l’Etre suprême. Mais il faut dire plus encore : les lois de la religion sont impérissables; elles consolent les peuples. Je propose l’arrêté suivant: « L’Assemblée nationale, considérant qu’il est nécessaire, pour former l’esprit public, de faire à l’avance une déclaration des droits qui précédera la constitution française, c’est-à-dire une déclaration des principes applicables à toutes les formes de gouvernement, arrête qu’il importe de fixer les idées: « 1° Sur l’émanation des principes dans toute société ; « 2° Sur la liberté de chaque individu dans les rapports de la société; « 3° Sur la propriété ; « 4° Sur les lois qui ne doivent être que l’expression ‘du sentiment général ; « 5° Sur l’établissement des formes de procédure ; « 6° Sur les barrières qui doivent séparer les trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ; « 7° Quelle est l’étendue de la puissance militaire envers les concitoyens? « 8° Enfin tous les autres principes que l’Assemblée nationale croirait devoir y insérer. » M. Biauzat répond à M. Desmeuniers. Il s’élève contre la déclaration ; il fait une distinction entre l’homme en élat de nature et l’homme en société. Il dit que l’homme naturel n’a aucun rapport, n’a aucun droit, aucune propriété, qu’il n’a même pas de liberté, puisque l’esclavage n’existe pas dans la nature. M. le comte dMntraigues se lève et répond à M. Biauzat. M. le comte d’Antraigues. Avant d’examiner en elles-mêmes les différentes déclarations des droits de l’homme et du citoyen, il est une autre opération soumise au jugement de l’Assemblée, celle de savoir s’il est convenable, utile, nécessaire, de faire précéder par cette déclaration la constitution que nous allons faire. Sans doute il n’est pas nécessaire de faire faire un examen particulier des droits de l’homme isolé, abandonné à lui-môme, tel que la nature l'a abandonné dans les forêts. L’homme n’a de rapport qu’avec les choses; l’homme n’a de droits que dans les sociétés. L’état des hommes en état de nature a été trop bien éclairci, trop bien approfondi par un auteur immortel, pour que nous ayons besoin de nous livrer ici à de nouvelles discussions; c’est à nous de profiter de son ouvrage. Les peuples, quand la tyrannie les persécute et les écrase, usent de leur force, et recouvrent leur liberté. La religion est un bienfait pour les malheureux; elleessuie leurs larmes, et par l’espoir d’un avenir heureux, leur fait supporter les maux présents. Certes, ce n’est pas en sortant de l’oppression et de l’esclavage, ce n’est pas en sortant a un éclat d’infortune, que le peuple s’avisera de mépriser la religion; il sentira que son état actuel est un [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |3 août 1789.] bienfait du créateur, et la religion lui apprendra à bénir déplus en plus la Providence qui a veillé sursoit salut, confondu les méchants, et anéanti leurs complots . L’on craint pour les propriétés ; fausse alarme : le peuple veut vivre en société, et il ne peut ignorer que si les propriétés ne sont fermement consolidées, la société est nulle, ou n'est dans le fait qu’une guerre perpétuelle. En état de nature, l’homme a droit à tout ce que la force peut lui procurer. En état de société, l’homme n’a de droit qu’à ce qu’il possède. Voilà les maximes : or, n’est-il pas intéressant, nécessaire, d’apprendre à l’homme ce qu’il doit ou ne doit pas posséder ? Ne doit-on pas craindre dans tous les sens les effets de son ignorance? Il est donc indispensable de faire une déclaration des droits pour arrêter les ravages du despotisme. Si nos ancêtres nous eussent laissé ce grand ouvrage, nous ne nous occuperions pas de le procurer à nos neveux. La déclaration est indispensable afin que si le ciel, dans sa colère, nous punissait une seconde fois du fléau du despotisme, on pût au moins montrer au tyran l’injustice de ses prétentions, ses devoirs et les droits de ses peuples. M. Slalouet. Peut-on dire au peuple qu’il est libre, quand les lois, les coutumes, les usages, mettent de tous côtés des entraves à la liberté! M. le comte de (Justine et M. le comte de Virleu s’expliquent laconiquement; ils paraissent ne vouloir pas fatiguer l’Assemblée par des répétitions, et développent, avec un avantage que leur précision n’a pas affaibli, la nécessité de la déclaration. M. Hardi s’élève contre la déclaration ; il répète, d’après plusieurs autres, qu’il n’y a pas de déclaration de droits à faire pour l’homme en état de nature. M.Mounier. D’après le système du préopinant, il ne s’agirait que d’une dispute de mots; tout le monde reconnaît l’utilité d’une déclaration des droits; mais l’on n’est pas d’accord sur le nom; M. Crinière l’adopte sous la dénomination de constitution; M. Hardi emploie les mêmes raisonnements; dès lors il est facile de leur faire voir que ce qu’ils voient comme constitution n'en est pas une, et qu’elle n’est qu’une déclaration des droits. Cette discussion est ajournée. M’**, curé de.,.. Je demande l’indulgence de l’Assemblée pour un timide débutant qui parle pour la première fois et peut-être pour la dernière. Il ne faut pas porter ses regards au delà de sa chaussure, et je vais parler d’une affaire de mon métier. (On rit.) Avant la réunion des ordres, ne devait -on pas élever un autel dans la chapelle de l’Assemblée nationale ? Eh 1 à quel dieu aurait-il été consacré? serait-ce à un dieu inconnu, deo ignoto? (On rit.) Non, Messieurs, nous sommes toujours les vrais enfants de l'Eglise catholique, apostolique et romaine. (On écoute en silence.) M. le Président. Je rappelle M. le curé à l’ordre et au fait. Il ne s’agit pas ici de questions de religion. 335 M. le curé. Eh! mais, monsieur le président, Brevis esse laboro, obscurus fio. M. Thouret. Je ne trouve pas mauvais que M. le curé cite Horace à propos de l’Eglise catholique, apostolique et romaine; mais: Non erat hic locus... M. le curé, sans se déconcerter, reprend le fil de son oraison, et affirme que l’Assemblée nationale est et doit être catholique, apostolique et romaine. Puis, après une très-savante transition, il parle des députés trépassés , sur la tombe desquels son éloquence jette des fleurs. Enfin il parle d’un aumônier pour la salle... M. le Président observe qu’il est tard, et que le comité des rapports ayant différents objets à mettre sous les yeux de l’Assemblée, on se réunira à sept heures et demie. La séance est levée à deux heures, et remise à ce soir six heures. Séance du soir. M. 1© Président annonce que le résultat des suffrages, sur 945 votants, est en grande majorité en faveur de M. Chapelier. Les applaudissements répétés et réitérés prouvent combien l’Assemblée est sensible à ce choix. M. le duc de Clancourt. Messieurs, vous avez exercé pendant quinze jours, sans relâche, la bienveillante indulgence qui vous avait portés à m’élever à la place la plus honorable du monde entier. Vous m’avez comblé de faveursel de bontés ; les sentiments profonds dont je me sens pénétré sont si fort au-dessus de toute expression, que j’ai l’honneur de vous supplier, Messieurs, de permettre que je me borne, dans ce moment, à vous assurerque les occasions les plus belles de ma vie, les plus désirées pour mou cœur, seraient celles par lesquelles je pourrais convaincre l’Assemblée nationale de ma sensible et respectueuse reconnaissance et de mon dévouement sans réserve. M. Chapelier. Vous venez de m’honorer de la distinction la plus flatteuse que puisse recevoir un citoyen. Ni mon zèle, qui est un devoir, ni mes trop faibles moyens, n’ont pu me mériter une si grande marque d’estime. Je dois en faire hommage à la province dont j’ai l’honneur d’être député; elle a conservé, dans un temps où la France n’avait plus que le souvenir de ses droits, des restes précieux de liberté; elle a souvent eu l’avantage d’éclairer les rois et de lutter avec succès contre le despotisme des ministres qui trompaient leur bonté et compromettaient leur pouvoir. Vous avez voulu, Messieurs, reconnaître dans la personne d’un des représentants de cette province les services qu’elle a quelquefois, et tout récemment encore, rendus au royaume par sa courageuse résistance. Je sens combien votre choix et le motif qui l’a dicté m’imposent d’obligations, et je m’excuserais