[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 septembre 1789.] Je veux parler de l’argument tiré de nos mandats. Un des honorables membres qui vous ont entretenus avant moi, a démontré avec la plus grande évidence, que nos mandats, pour la plupart, établissaient, à la vérité, la sanction royale, mais que la nature de cette sanction, son objet, Je droit du monarque de la refuser, ou son obligation de l’accorder , que toutes ces choses, dis-je, ou n’étaient nullement prescrites, ou l’étaient avec une telle variété, que la confiance et les lumières des mandataires doivent seules leur servir de guide, et non la lettre des mandats, impossible à suivre. En effet, Messieurs, lorsque nos cahiers ont été rédigés, il était impossible qu’on y mit une certaine unité de vœux. A peine sorti de la servitude, ou, pour mieux dire, ne faisant que concevoir l’espérance d’en sortir, l’esprit public n’avait pu se former ; et c’est de lui seul que peut naître un concert général d’idées et de vues. Si donc, comme il est vrai, il existe si peu d’accord dans les demandes dont nous sommes les porteurs, quel est le parti seul digne des membres de cette Assemblée? Rien n’est plus simple à décider. C'est de suivre cette recommandation universelle qui leur a été faite, et à laquelle ils ont juré de se conformer : de faire tout ce que leur conscience et leurs lumières pourront leur dicter, pour augmenter et assurer la somme du bonheur public. J 'aj outerai avec conscience, qu’il est moins question de ce que la nation a paru vouloir, au temps où nous savions bien qu’elle n’avait pas encore de volonté, que de ce qu’elle veut aujourd’hui. Ce ne sont pas des formalités qui doivent nous conduire, quand il s’agit de poser et d’assurer les bases de la félicité publique. Une autre considération d’une haute importance, qui doit vous engager à procurer à vos commettants, sans crainte d’aucun reproche, tous les droits d’un peuple libre, c’est que l’on est toujours maître de s’en dessaisir, tandis que l’expérience de tous les temps, et celle d’une longue suite de siècles en France, prouvent qu’on ne l’est pas également de les reprendre. M. Meynieï (1). Opinion sur le veto et la-sanction royale. Messieurs , je craindrais de m’égarer dans l’examen de ces trois grandes questions, si nous n’avions point reconnu que la souveraineté est essentiellement dans la nation, et que la loi est V expression de la volonté générale. Ceux qui ne reconnaissent point que ces principes sont dans la nature de l’homme, et que les erreurs du gouvernement viennent de ce qu’ils s’en sont écartés, n’auront que des idées vagues, incertaines, et souvent contradictoires sur ce que doit être le pouvoir législatif. Ceux qui regardent ces principes comme vrais, mais qui n’en tirent que peu ou point de conséquences, ne nous présentent que des idées qui ne sont appuyées que sur des faits historiques, et qui sont combattues par d’autres faits historiques encore plus nombreux. L’Assemblée nationale la plus parfaite serait évidemment celle qui serait composée de tous les chefs de famille; d’où je conclus que lorsque tous les chefs de famille ne peuvent point se rassembler, à cause de leur nombre et de leur éloignement, l’Assemblée nationale qui approchera le plus de la perfection, sera celle où l’on (1) L’opinion de M. Meyniel n’a pas été insérée au Moniteur. 67 aura pris les meilleurs moyens pour que la volonté générale soit connue et respectée. Il est facile de voir que la volonté de tous les chefs de famille ne peut se faire connaître que par les mandats et cahiers qu’ils remettent à leurs mandataires. Lorsque la volonté du plus grand nombre est connue dans tel ou tel cas, elle doit faire loi, et le Roi ne peut avoir le droit d'en arrêter l’exécution par le refus de sa sanction, ou par un veto , parce que ce droit serait contraire aux droits de la nation. Quant aux cas non exprimés dans les mandats et cahiers, on peut dire que, quoique les délégants s’en soient remis aux lumières de leurs délégués, leur volonté peut ne pas se trouver dans les arrêtés que leurs représentants auront faits. Cependant le Roi ne peut point avoir un veto absolu contre des arrêtés qui sont la volonté présumée de la nation, puisqu’elle s’en est remise aux lumières de ses représentants. Dans ce doute, quel parti faut-il prendre? Celui qui sera le plus propre à faire connaître la volonté de la nation. Quel est-il? Le veto suspensif, ou le droit qu’a le Roi d’appeler à la nation qui fera mieux connaître sa volonté dans les prochaines assemblées élémentaires. 11 faut s’expliquer clairement et positivement dans les arrêtés que nous prendrons sur la sanction royale. La reconnaître vaguement ou le veto, sans bien expliquer les cas où le Roi ne l’a point, et ceux où il a seulement le veto suspensif, ce serait laisser un germe de division entre le Roi et la nation. Je ne puis comprendre pourquoi plusieurs opinants ont dit qu’il faut accorder au Roi un veto sans ajouter qu’il doit être absolu ou suspensif ; et je ne sais bien pourquoi ils prétendent que le veto le plus absolu ne peut être que suspensif, et que le Roi sanctionnera toujours une loi demandée par l’opinion publique et par des insurrections. Ne devrions-nous pas craindre les insurrections? Ne devrions-nous pas prendre les meilleurs moyens pour les prévenir? Ne devrions-nous pas donner toute notre attention à tout mot qui, omis ou ajouté, pourrait en être le prétexte ou le motif? U me paraît impossible qu’il puisse y avoir des insurrections sur le veto , si l’on y ajoute qu’il sera suspensif, seulement jusqu’à ce que la nation ait fait connaître sa volonté dans les prochaines assemblées élémentaires. Le peuple n’a recours à la force que lorsqu’on ne lui laisse aucun moyen paisible pour faire connaître la justice de ses réclamations. Tenir un autre langage c’est calomnier le peuple. Nous sommes envoyés pour faire la Constitution du royaume, parce qu’il n’y a en France aucune règle fixe, aucun usage constant sur le pouvoir exécutif, et que le pouvoir législatif y était presque entièrement inconnu avant la révolution qu'a produite le désordre des finances. Cependant les droits de l’homme et du citoyeu sont aujourd’hui mieux connus par le peuple qu’ils ne l’étaient par les savants et les beaux esprits du siècle de Louis XIV. Tout le monde sait que la nation a le pouvoir législatif, et dire que le Roi peut empêcher l’exécution des lois laites par l’Assemblée nationale, soit par un veto absolu, soit par le refus de sa sanction , c’est dire, en des termes que les artisans et les laboureurs entendront très-bien, que la nation n’a que le droit de proposer des lois au Roi. On a parlé dans plusieurs cahiers de la sane- 68 [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 septembre 1789.] tion royale , mais il n’y en a peut-être aucun où il soit dit qu’elle peut être refusée. Ce qui est clairement exprimé dans nos cahiers, c’est la nécessité de la Constitution que nous devons faire, la. réforme de plusieurs abus à laquelle nous devons travailler avec courage, la régénération du royaume que nous devons opérer : si nous reconnaissions que le Roi a le droit d’empêcher l’exécution des lois que nous avons faites, ou que nous devons faire, ce serait bien mal interpréter nos mandats. Tout ce qui tend à faire connaître la volonté de la nation est conforme aux principes ; tout ce qui tend à la faire perdre de vue y est contraire. Le veto suspensif jusqu’après la décision de deux ou trois législatures ferait perdre du temps, sans procurer plus d’éclaircissements sur la volonté générale, parce que nous ne connaîtrions que la façon de penser des représentants de la nation dans une circonstance où il est essentiel de connaître la volonté de la nation elle-même par les plus prochaines assemblées élémentaires. La permanence de l’Assemblée nationale me paraît favorable à la nation pourvu que les députés ne soient pas permanents. Leur nomination pour plusieurs années les exposerait à la corruption de l’intérêt personnel, et à la vanité de se croire indépendants de leurs commettants. Si , pour éviter de trop grandes dépenses, on croyait ne devoir fixer que de trois en trois ans la convocation de toutes les assemblées élémentaires , je crois qu’on devrait ordonner à ceux qui sont chargés de faire la convocation dans les bailliages ou provinces, de les convoquer extraordinairement et particulièrement, toutes les fois qu’ils en auront été requis par le plus grand nombre des paroisses de leur district. Ces assemblées pourraient avoir lieu, soit pour donner d’autres mandats aux députés, soit pour nommer d’autres députés à la place de ceux qui seraient morts ou malades, et même de ceux dont le changement serait demandé par le plus grand nombre de paroisses sans en expliquer la cause. ;Mais je crois nécessaire d’observer que pour mieux établir la permanence de l’Assemblée nationale, qui néanmoins mettrait un intervalle de six ou huit mois entre ses sessions, il faudrait ordonner que les fonctions des députés ne seraient point terminées après trois ans, que tout autant que les provinces ou bailliages en auraient nommé d'autres à leur place. Si celui qui sera chargé de la convocation ne la faisait point dans le temps convenu, ou si la nomination n’était point faite, les anciens députés devraient se rendre au lieu fixé pour l’Assemblée, afin qu’aucune cause ne pût empêcher ou retarder ses séances. 11 faut prévoir un autre cas : si, dans les intervalles des sessions, le roi mourait ou était dans l’impuissance de gouverner avant que l’héritier du trône fût majeur, je ne doute point qu’il ne soit nécessaire d’établir que les députés nommés se rendront promptement dans le lieu de l’Assemblée; Je ne crois point qu’il soit avantageux de changer chaque année le tiers des députés, parce que si les deux tiers • étaient continués, et qu’ils ne fussent pas tous changés à la fois, ils pourraient conserver plutôt l’esprit de corps que la continuité d’instruction dans l’Assemblée nationale, ce qui pourrait faire craindre une aristocratie de députés, mise à la place des corps intermédiaires entre le Roi et le peuple. Je pense néanmoins qu’il n’y a-rien à craindre d’une nouvelle nomination qui pourrait être faite des précédents députés par les bailliages ou provinces. Il me reste à examiner si les représentants de la nation doivent être réunis dans une Chambre ou séparés en deux ; mais je ne puis voir, dans des hommes nommés à vie ou pour plusieurs années par les assemblées provinciales ou par le Roi, que des magistrats chargés de l’exécution des lois, et non pas d’en faire, puisqu’elles doivent être l’expression de la volonté générale. Tout le monde paraît reconnaître que tout Sénat qui aurait quelque supériorité sur l’Assemblée nationale , ou même quelque influence sur ses lois, serait l’aristocratie la plus dangereuse pour la nation; elle seule peut changer ou réformer les lois faites par ses représentants. D’ailleurs , ceux qui sont chargés de voter par tête dans l’Assemblée des trois ordres réunis, ne peuvent même pour l’avenir, et avant d’avoir de nouveaux pouvoirs de leurs commettants , consentir à l’établissement de deux Chambres qui seraient deux ordres séparés. Je ne vois pas non plus qu’une partie des représentants de la nation qui pourraient , par une demande en révision, décider que les lois ne sont point conformes à la volonté générale, puisse juger les accusés du crime de lèse-nation : ce serait réunir le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire qui doivent être séparés. Les reproches qu’on fait aux assemblées des anciens peuples ne sont fondés que sur ce qu’ils ont presque toujours confondu ces deux pouvoirs. Le meilleur moyen d’empêcher qu’on ne fasse des changements trop prompts et trop fréquents à la Constitution est, indépendamment du veto suspensif, de convenir qu’on n’en pourra faire que sur la demande positive du plus grand nombre des assemblées élémentaires ou des voix de ces assemblées. Il faut toujours revenir à la nation pour empêcher l’abus des pouvoirs qu’elle a donnés : son droit est imprescriptible et inaliénable. On parle dans tous les pays du meilleur ordre qu’il convient d’établir; et, lorsque tout le monde ne le voit point de la même manière, on est forcé de dire que le meilleur ordre est celui qui plaît au plus grand nombre des habitants. C’est dans ce sens qu’on dit que la loi est l’expression de la volonté générale. Un membre (1) . Opinion sur le veto royal ( 2). Messieurs, je pourrais sans doute me dispenser d'arrêter encore votre attention sur la question qui lui est soumise, et me borner, comme je l’ai fait si souvent, à admirer en silence la raison et la sagesse de ceux dont les discours ont éclairé l’Assemblée ; mais son importance, Messieurs, et l’obligation qu’elle vous impose de ralentir l’instant de votre résolution, me fait espérer que vous écouterez sans peine les courtes observations que j’ai cru devoir vous offrir, après avoir entendu ceux qui vous ont présenté leurs opinions sur ce point si difficile à résoudre. Deux questions doivent être successivement présentées à votre délibération : quel est le veto que la nation peut accorder au Roi ? Et ce veto , doit-elle le lui accorder ? Il est important, Messieurs, de rappeler quelques-(1) Cette opinion n’a pas été insérée au Moniteur. (2) 80 personnes étaient inscrites pour parler sur cette question lorsque j’ai demandé la parole ; comme il était impossible que toutes fussent entendues, j’ai pris le parti de faire imprimer mon opinion: 69 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 septembre 1789.' uns des principes que vous avez si Souvent consacrés, et d’en faire dériver des conséquences sur lesquelles il me semble que votre détermination doit être appuyée. C’est dans la nation que résident tous les pouvoirs ; et quoiqu’elle en ait divisé les fonctions, ce n’est pas moins d’elle qu’ils émanent. Ainsi, lorsque le Corps législatif décrète une loi, cette loi est l’ouvrage de la nation, puisqu’elle est celui de ses délégués ; ainsi, lorsque le pouvoir exécutif fait exécuter une loi, c’est la nation qui l’a fait exécuter elle-même par l’organe de son mandataire; ainsi. Messieurs, les deux pouvoirs législatif et exécutif émanent l’un et l’autre de la même autorité, et empruntent leur force de la même puissance ; ainsi, la nation doit veiller également au maintien de l’un et de l’autre, ainsi, lorsque ces deux pouvoirs seront légitimement institués, ils seront également précieux à la nation, et la nation aura un intérêt égal à préserver lequel que ce soit des deux des atteintes de l’autre. Ayant donné à chacun des deux toute l’étendue dont il sera susceptible, tout accroissement aux dépens de l’autre sera une atteinte portée à l’ordre public, une violence du droit national ; ainsi, lorsque ces pouvoirs seront légitimement institués, elle ne regardera plus les usurpations faites par l’un des deux sur l’autre comme une conquête pour elle, mais comme une perte incontestable. Si donc elle arme l’un d’un veto , ce ne sera pas pour diminuer sa propre liberté, mais pour l’accroître au contraire, en empêchant qu’un pouvoir émané d’elle seule puisse être jamais atténué. Ne nous y trompons pas, Messieurs, le veto royal, quel qu’il puisse être, quelles qu’en soient la force et l’étendue, ne peut jamais être une arme contre la nation. Les droits de la nation sont inviolables, ses volontés sont sacrées, et il n’est aucune puissance qui puisse les combattre ; car la nation est la réunion de toutes les puissances, et tous les pouvoirs émanent d’elle. La nation ne peut donc reconnaître aucun empêchement, et rien ne peut arrêter l’exécution de de sa volonté générale. Mais, Messieurs, ce que j’ai dit de la nation, je ne puis pas le dire de ses représentants ; car ses représentants ne sont pas elle, le Corps législatif n’est pas la nation : il em prunte d’elle toute sa force ; mais il n’est pas plus elle que le pouvoir exécutif ne l’est. Ainsi donc, la nation qui a institué deux pouvoirs, a pu donner à l’un et à l’autre tout ce qu’elle a voulu pour le maintien respectif de la portion d’autorité qu’elle leur a confiée; elle a pu balancer tellement ces portions d’autorité, que l’une ne pût jamais rien usurper qui appartînt à l’autre, et les opposer de telle maniéré que cette opposition fût la défense de sa propre liberté. 11 suit de ce que je viens de dire, que nul veto ne peut être dirigé contre la nation ; car la nation ne peut pas n’avoir pas toujours une liberté indéfinie, et le plein exercice de sa volonté. Il suit encore que tout veto accordé à une puissance sur l’autre doit être subordonné à la volonté de la nation, supérieure à toutes les puissances, laquelle, lorsque les pouvoirs qui en émanent sont bien organisés, n’a plus rien à faire qu’à veiller à ce que chacun d’eux conserve, sans aucune atteinte, l’autorité qu’elle lui a confiée. Ainsi donc, en accordant au Roi le droit de s’opposer à la promulgation des actes du pouvoir législatif, il suit que le jugement définitif de cette opposition appartient, en dernier résultat, à la nation seule, légalement consultée ; ainsi donc, le veto royal, s’il est accordé, doit être nécessairement suspensif, et n’avoir d’effet que celui de soumettre à la révision de la nation entière; l’examen du décret sur lequel ses délégués ne sont pas d’accord, et d’en suspendre l’exécution jusqu’à ce qu’elle ait manifesté sa volonté souveraine, S’il en était autrement, la nation se dépouillerait de son autorité; elle subordonnerait l’exé-cution de sa volonté générale à la volonté particulière d’un dépositaire de ses pouvoirs ; elle élèverait une puissance au-dessus d’elle ; elle aliénerait ce qu’elle ne peut aliéner : une portion de sa liberté. Tels sont, Messieurs, les principes sur lesquels il me semble que doit s’établir la détermination de l’Assemblée. Il en résulte, j’ose le croire, que le veto royal ne peut jamais être absolu, puisque la nation ne peut jamais y être soumise; il en résulte encore que si le veto royal ne peut jamais être absolu, il est inutile d’examiner les inconvénients et les avantages d’une institution qui ne peut pas exister. Il faut donc se borner, en ce moment, à examiner s’il est convenable aux intérêts de la nation d’accorder à l’un de ces pouvoirs le droit d’arrêter les déterminations de l’autre ; et, à cet égard, j’ose croire qu’il ne peutpas y avoir deux opinions, lorsque l’Assemblée aura soumis cette question à une délibération réfléchie. J’observerai que tous ceux de MM. les préopinants qui ont combattu le veto royal , l’ont considéré domine devant être absolu, et ont donné ainsi à leurs objections une force infiniment grande, tandis que ceux qui ont défendu cette prérogative royale ont employé tout ce qu’on peut dire en faveur du veto suspensif. Réduisons donc la question à son vrai point de vue et, en n’accordant-au Roi lë veto que contre le pouvoir législatif, nous offrirons à la nation le moyen d’empêcher que les résolutions précipitées du Corps législatif puis-. sent compromettre son repos, en évitant en même temps qu’un refus non réfléchi de la part du pouvoir exécutif, puisse empêcher l’effet d’une bonne loi. Si, en accordant le veto absolu, on donne au Roi un moyen trop sûr de mettre la liberté publique en danger, en n’accordant que le veto suspensif, on lui donne une arme efficace pour la maintenir le plus sûrement possible. Si le veto absolu ne remplace les dangers de la précipitation d’un Corps que la précipitation plus dangereuse d’un seul individu domine souvent par un intérêt particulier, le veto suspensif remplace les dangers de cette précipitation par l’examen approfondi, par un jugement national. C’est duueto suspensif qu’il faut dire ce que disait un des orateurs de cette Assemblée: que, sans lui, il vau-draitmieuxvivre à Constantinople qu'en France (1). Après l’avoir cité, Messieurs, j’oserai lui offrir quelques observations. En réclamant, dans la dernière séance, en faveur du veto royal, en rappelant d’une manière aussi lumineuse, les principes sur lesquels cette opinion était établie, en forçant ainsi au silence tous ceux qui avaient les mêmes idées à vous offrir, il a, si je me le rappelle bien, trop peu distingué le veto absolu du veto suspensif; il a supposé que tout veto serait nécessairement suspensif, et que jamais l’autorité royale ne pourrait le rendre indépendant de la volonté de la nation. Il a eu raison sans doute, dans la rigueur du principe, car rien au monde ne peut porter atteinte aux droits delà nation ; mais il a trop oublié peut-être que, quand ces droits ne sont pas avoués, il n’est qu’un seul moyen pour (1) M. le comte de Mirabeau. 70 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 septembre 1789.] elle de les reprendre ; c’est celui de l’insurrection. Gardons-nous, sans doute, Messieurs, d’établir un ordre de choses tel que l’insurrection en puisse être le dernier période ; efforçons-nous de la prévenir par des lois claires et précises ; établissons les limites de tous les pouvoirs ; fixons tous les droits, afin qu’il ne puisse jamais s’élever entre le Roi et le peuple une de ces contestations que la force seule peut terminer. Si donc, ainsi qu’il est impossible de ne pas le faire, nous accordons au pouvoir exécutif la faculté d’appeler à la nation elle-même des décisions de la puissance législative, fixons d’avance les formes par lesquelles la nation pourra juger cet appel, et manifester son vœu sans secousse et sans commotion ; indiquons de quelle manière la nation sera consultée, et établissons l’obligation du pouvoir exécutif de se soumettre à son décret ; songeons, Messieurs, que nous traitons avec le dépositaire de toutes les forces, avec celui à qui vous confiez toute l’autorité active; et n’oublions pas que la Constitution que nous sommes appelés à faire, doit nécessairement empêcher que, dans aucun cas, nul pouvoir ne puisse s’armer contre la nation. Sans doute, il résulte tacitement de l’ordre même des choses, que le veto royal ne peut être que suspensif; mais cela n’est pas suffisant, et il faut le déclarer. Une doit rien y avoir de tacite dans la Constitution d’un peuple libre, et il ne faut pas laisser au Roi des prétextes même injustes de l’enfreindre. Sans doute, un Roi tel que le nôtre n’aura jamais la pensée d’affaiblir une liberté qui est son propre ouvrage; mais si le ciel, dans son amour, donne quelquefois des Louis XII et des Louis XVI, il peut aussi dans sa colère nous soumettre à des Louis XI. Je désirerais donc, Messieurs, que vous bornassiez le veto du Roi à pouvoir faire renvoyer la loi jusqu’à la prochaine création du Corps législatif, en arrêtant que les assemblées d’élection seraient tenues d’exprimer leurs vœux sur la loi que le monarque aurait suspendue, et que cette nouvelle composition législative, conformément au vœu de ses commettants, constatât ou rejetât la loi d’une manière définitive. Il résulte de ce que j’ai dit, et des principes que j’ai posés, qu’ainsi le pouvoir exécutif peut opposer un veto aux déterminations du pouvoir législatif, lequel n’est comme lui qu’un pouvoir constituant, ou contre l’Assemblée qui en exerce le droit ; qu’ainsi toute Convention nationale doit être libre dans ses décisions, et souveraine dans ses décrets ; qü’ainsi la Constitution arrêtée par l’Assemblée actuelle doit être acceptée par le pouvoir exécutif, sans aucune sorte de discussion; qu’ainsi la Constitution peut et doit même, suivant mon opinion, assurer au Roi le veto , mais non pas[y être subordonnée. M. de Polverel (1). Observations sur la sanction royale et sur le droit de veto. I. Messieurs, les lois, dit Rousseau, ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple soumis aux lois, en doit être l’auteur; il n’appartien' qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société. (1) Les observations de M. de Polverel n’ont pas été insérées au Moniteur. Les lois, dit-il encore, sont des actes de la volonté générale (1). C’est donc dans le peuple que réside essentiellement la puissance législative. II. Comme dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre, doit être gouverné par lui-même ; il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands Etats, et est sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits ; il faut que le peuple fasse, par ses représentants, tout ce qu’il ne peut faire lui-même (2). C’est ainsi que la nation française vient de déléguer sa puissance législative à l’Assemblée de ses députés. III. La loi ordonne ou défend. Mais ce serait en vain qu’elle ordonnerait ou qu’elle défendrait si elle n’était pas armée de tout ce qui peut assurer son exécution. On appelle sanction ce qui assure l’exécution de la loi. IV. Pour la sanction de la loi, il faut trois choses : 1° Déclaration d’une peine contre les infracteurs de la loi. 2° Certitude que les actions des hommes seront jugées conformément à la loi, et que la peine déclarée par la loi sera infligée aux infracteurs. 3° Certitude d’une force suffisante, pour faire exécuter le jugement qui aura déclaré la peine encourue. V. La déclaration de la peine fait partie de la loi. C’est un acte de la volonté générale. Elle ne peut appartenir qu’à la puissance législative. VI. Pour avoir la certitude que les jugements seront conformes à la loi, il faut l’engagement du pouvoir judiciaire. VII. Pour avoir la certitude d’une force suffisante pour faire exécuter la loi, il faut l’engagement du pouvoir exécutif, dépositaire de la Torce publique. VIII. L’enregistrement de la loi dans les tribunaux, forme l’engagement du pouvoir judiciaire. IX. La promulgation de la loi par le Prince, ou le (1) Contrat social } liv. II, chap. VI. (2) Esprit des Lois, liv. XI, chap. VI.