37 / [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 mars 1790. j ANNEXE à la séance de V Assemblée nationale du 5 mars 1790. Opinion sur l'abolition des justices seigneuriales et des droits qui en dérivent , par M. Vieillard (1), député de Reims. Messieurs, l’excès des abus multipliés qui résultaient des justices seigneuriales avait excité cette réclamation universelle, à laquelle les sei-neurs eux-mêmes ont cru devoir céder, lorsque, ans la nuit du 4 au 5 août, ils ont consenti, ou plutôt ils ont offert l’abolition de leurs justices. D’ailleurs, ces justices n’avaient pour base, comme pour origine, que le régime féodal; la destruction entière et absolue de ce régime ne pouvait donc manquer d’en traîner dans ses ruines les justices qui étaient un des principaux vices de son organisation. Mais, Messieurs, le décret de l’Assemblée nationale ne s’est pas borné à abolir les justices seigneuriales, il les a abolies sans indemnité, et il devient nécessaire de vous rappeler les principes qui n’ont pas permis d’accorder une indemnité aux seigneurs à raison de ces justices abolies, parce que ce sont ces principes qui vous détermineront sur différents objets, à l’égard desquels vous serez dans le cas de provoquer de l’Assemblée nationale des décisions qu’elle nous a chargés de préparer. Personne de vous, Messieurs, n’ignore que l’usurpation a été la principale origine des justices seigneuriales. Les anciens capitaines ou barons de France, chargés par commissions et à titre d'offices, d’exercer la puissance publique dans l’étendue des territoires qui formèrent depuis leurs duchés, marquisats et comtés, percevaient comme émoluments et à titre de bénéfice, révocable comme la commission même, tout ce qui appartenait au prince dans la même étendue de territoire qu’ils étaient chargés de gouverner. « Il est vrai, d ; iLoyseau, que les capitaines ou barons de France, que nous appelons maintenant seigneurs, ayani gagné ce point de rendre leurs fiefs patrimoniaux, afin défaire de même de leurs offices, qui, par une si longue suite d’années étaien demeurés joints avec iceux, qu’il semblait que ce ne fut déjà qu’un, trouvèrent moyen de comprendre leurs offices, c’est-à-dire leurs capitaineries et justices, dans lesaveux de leurs fiefs, comme un droit et dépendance d’iceux,, même firent par exprès la foi et hommage de leurs offices comme fiefs, et ainsi rendirent leurs offices patrimoniaux, parce que le titre de fiefs emporte propriété, et par conséquent on ne les appelle plus offices, mais seigneuries. * Il passe rapidement sur toutes les conséquences qui résultèrent de cette première usurpation. De là, ces seigneurs, préposés d’abord pour rendre la justice au nom du souverain, se crurent en droit de préposer à leur tour des officiers pour la (1) Chargé de faire au comité féodal le rapport de ce qui me paraîtrait nécessaire pour le développement entier de la suppression des justices seigneuriales, sans indemnité, je lui ai présenté ce travail. La première lecture excita sur différents points de vives réclamations ; c’est pour en provoquer de nouvelles, c’est pour faciliter la discussion, que j6 livre à l’impression cette ébauche imparfaite. rendre en leur nom; de là, ils se crurent en droit de concéder des portions de cette justice qu’ils s’étaient habitués à regarder comme patrimoniale; de là, tant de justices attachées à des fiefs, à des sous-fiefs, à des arrière-fiefs, ressortissant les unes des autres de la même manière que les fiefs relevaient les uns des autres; de là, eu un mot, ce chaos au milieu duquel l’administration de la justice partagea toute l’absurdité, toutes les inconséquences et toutes les odieuses vexations du régime féodal auquel elle se trouva inhérente. 11 serait inutile d’entrer dans de plus longs détails, pour vous rappeler, Messieurs, les vices qui présidèrent à l’érection des justices seigneuriales, mais ce que je ne crois pas inutile d’établir en peu de mots, c’est que, fussent-elles toutes créées, érigées, inféodées par le roi lui-même; le titre de création, d’érection, d’inféodation fût-il représenté revêtu de toutes les formes les plus authentiques, le décret qui a aboli ces justices sans indemnité, ne serait pas moins fondé. L’administration delà justice est une des principales parties de la puissance publique, fussions-nous encore sous l’empire de ces principes qui nous ont gouvernés si longtemps, et d’après lesquels la puissance publique était supposée dans la main du prince comme une propriété; sous l’empire même de ces principes je soutiendrai que le prince ne pouvait aliéner aucune portion de la puissance publique. En considérant cette puissance comme l’apanage nécessaire, comme le patrimoine de la souveraineté attribuée au monarque, il faudrait la regarder comme le vrai, comme le propre domaine de la couronne, et c’eût été à ce domaine de la couronne qu’il eût fallu appliquer le principe de l’inaliénabilité. Car pouvait-on détacher de la couronne ce qui est son essence, ce qui la constitue? Par quel étrange renversement avait-on appliqué au domaine privé de nos rois le principe de l’inaliénabilité, et sem-blait-on autoriser les usurpations faites sur eux, ou les concessions faites par eux de la puissance publique? 11 n’est pas de l’essence d’un roi d’avoir plus ou moins de domaines; il ne peut sans altérer la royauté abdiquer le droit ou plutôt renoncer au devoir de rendre ou faire rendre la justice à un seul de ses sujets. Il est donc certain que les concessions de justice faites par nos rois, n’avaient aucune valeur dans l’hypothèse même reçue jusqu’à nos jours, où l’on regardait la puissance publique comme la propriété, comme le patrimoine des rois : à combien plus forte raison s’évanouissent-elles aujourd’hui qu’il est solennellement reconnu que toute souveraineté réside essentiellement dans la nation; que nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. Cette vérité consacrée dans la déclaration des Droits a été développée dans les articles de la constitution qui, en conférant le pouvoir exécutif suprême à la personne du roi exclusivement, ont statué que la justice ne sera administrée qu'au seul nom du roi. En voilà sans doute assez, en voilà trop peut-être, sur les principes qui servent de bases au décret de l’Assemblée, destructif des justices seigneuriales; mais j’ai cru devoir les rappeler, parce qu’il me semble que le plus ou moins d’évidence de ces principes doit influer sur le plus ou moins d’étendue à donner aux conséquences. Ceux pour qui il est parfaitement démontré que les justices seigneuriales n’ont pour origine que des usurpations ou des concessions illégitimes ; que la justice est une de ces choses qui n’ont jamais 38 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 mars 1790.) pu être valablement dans le commerce; que, par conséquent, les seigneurs qui se trouvaient naguère en possession de ce droit ne peuvent se defendre par une bonne foi que la loi soit dans le cas de reconnaître ; ceux-là, dis-je, serout plus sévères dans le règlement qui reste à faire pour l’extinction des droits dépendants de la justice. Deux classes de droits semblaient appartenir aux seigneurs, en qualité de seigneurs justiciers, les uns étaient purement honorifiques, les autres étaient utiles. Litres funèbres, prières nominales, bans dans le chœur, encens, sépulture au chœur, eau-bénite, pain bénit, paix, offrande, processions, tels étaient les objets des droits honorifiques des seigneurs. L’orgueil n’eut peut-être jamais de plus vaine pâture; et cependant vous le savez, Messieurs, que d’abus, que de vexations dans l’exercice de ces droits; que de scènes scandaleuses n’ont-ils pas occasionnées jusque dans le sanctuaire! de combien d’éclatantes contestations n’ont-ils pas fait retentir les tribunaux! Quelle source inépuisable de haines, de décisions, de procès entre les seigneurs et les curés, et les fabriques et les paroisse.' I Il faut la tarir, cette source de discorde : lorsque les seigneurs éiaient revêtus d’une portion quelconque de la puissance publique, il convenait peut-être qu’ils fussent distingués par des honneurs, et que tout contribuât à inspirer aux peuples le respect qui est dû à tout dépositaire de la puissance publique; mais à quel titre les droits honorifiques pourraient-ils être aujourd’hui réclamés? Le régime féodal est détruit; les justices seigneuriales sont abolies; il n’y a plus de seigneurs. Ceux qui l’étaient, peuvent-ils avoir une indemnité à réclamer? Le taux en serait difficile à régler; il faudrait que les seigneurs donnassent le tarif des différents prix que la vanité attachait aux différents honneurs. Mais ce qui tranche toute difficulté, c’est que ces honneurs n’ont jamais dépendu de leurs terres ; ils n’appartenaient qu’à la puissance publique exercée si illégitimement par les seigneurs. Leur usurpation de la puissance publique a cessé; ils u’ont plus à prétendre ni honneurs ni indemnité. Mais devez-vous, Messieurs, proposer à cet égard un décret formel? Il m’eût paru qu’il n’en était pas besoin ; et je ne vous aurais nullement entretenu de cet objet, si je n’eusse reçu plusieurs mémoires portant réclamation, soit de seigneurs qui prétendent encore les exiger, soit de curés et fabriques qui demandent un règlement précis. Ne suffira-t-il pas, Messieurs, de renvoyer les uns et les autres au procès-verbal du 6 août? On y lit : « Qu’après la lecture du premier article des arrêtés de la nuit portant destruction du régime féodal et de ses droits, dont les uns furent abuüset les autres déclarés rachetables, quelques membres de la noblesse observèrent, qu’il n’était pas question, dans cet article, des droits honorifiques, et qu’il était juste de les conserver aux seigneurs. M. le président demanda à l’Assemblée, si elle voulait délibérer sur cette proposition. 11 fut soutenu qu'il n'y avait pas à délibérer, et ce fut le vœu et la décision de l’Assemblée. * Croiriez-vous, Messieurs, qu’il fût besoin d’une décision plus positive et plus formelle? Je ne le pense pas. Passons donc à la seconde classe des droits de justice, à ceux qu’on a compris sous la dénomination de droits utiles. Ge mot seul n’a-t-il pas encore la force d’étonner tous ceux que la révolution actuelle a fait sortir du profond engourdissement où nous tenaient d’antiques préjugés? Quoi ! la justice, dette de tout souverain, était devenue un titre d’exactions! Quoi! ce qui n’a pu être institué que pour l’intérêt des justiciables était devenu une source productive d’émoluments en faveur des justiciers l Hâtons-nous, Messieurs, de parcourir ces différents droits, et tous ceux qui se trouveront n être réellement que des fruits de justice, vous ne balancerez point, sans doute, à proposer qu’ils soient abolis, sans indemnité, au profit des seigneurs. Ces différents droits et fruits de justice formaient entre les mains des seigneurs ce qu’ils pouvaient appeler, et qu’ils appelaient leur fisc; or, ce droit de /ise n’était qu’une usurpation de la puissance publique qu’il n’est pas possible de laisser subsister, qui ne subsiste déjà plus; c’est ce qu’il est facile de démontrer. Parmi les choses que les Romains regardaient comme extra commercium, comme res millius, étaient celles entre autres, dont l’usage est commun à tout le monde; la propriété, disaient-ils, n’en appartient à personne, ou, si elle peut être à quelqu’un, c’est à l’universalité; ce sont res universitatis. Lorsque la loi royale eut transféré sur la tête des empereurs tous les di’oits de la souveraineté, ce fut une conséquence assez facile à en déduire, que c’était entre les mains des empereurs que résidaient toutes les propriétés qui avaient précédemment appartenu au peuple. De là les empereurs se regardèrent comme propriétaires des choses qui étaient auparavant res universita tis; puis bientôt après, celles qui se trouvèrent n’avoir point de maître, ne purent tomber que dans leurs mains, ainsi que tout ce qui était attribué à la puissance publique. Enfin, les choses en vinrent au point que le trésor public, qui avait été quelque temps distinct du trésor particulier des empereurs, spécialement nommé fisc; ces deux trésors, disons-nous, finirent par se confondre et n’en plus former qu’un seul. Ge que le prince percevait à raison de la puissance publique dont il était revêtu, finit par être regardé comme fruit dé son propre domaine. Tel était à cet égard l’état des choses, lorsque les Francs ayant conquis les Gaules, nos rois sè subrogèrent à tous les droits qu’exerçaient les empereurs et parmi ces droits, ils trouvèrent celui qui, sous le nom de fisc, en comprend un assez grand nombre. Lorsqu’ils préposèrent leurs capitaines au gouvernement des provinces, et que, comme nous l’avons dit plus tiaut, ils leur attribuèrent pour émoluments de leurs offices la perception des différents droits, ceux du fisc en firent partie. Ges droits du fisc devinrent patrimoniaux à ces seigneurs, ducs et comtes, lorsque, comme nous l’avons rapporté ci-devant, ils rendirent leurs offices permanents, leurs fiefs héréditaires et leurs justices patrimoniales ; et enfin i’ exemple une fois donné, ce fut presque toujours avec une concession de justice et de fisc que forent postérieurement créées les Seigneuries diverses que l’on vit se multiplier à l'infini dans le royaume. Sans reprocher aujourd’hui aux seigneurs l’usurpation qui fut l’origine de leurs droits de fisc, bornons-nous à conclure de ce que nous venons de dire, que le droit de fisc étant une portion de puissance publique, n’a jamais pu être attaché valablement à des seigneuries privées; que nos rois n’avaient pu légitimement aliéner cette portion de puissance publique, qu’enfin la nation rentrant aujourd’hui en possession de là sauverai* 39 [Assemblée natioaate.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES, [5 mars 1190.] neté n'a ni voulu, ni dû, ni pu vouloir en laisser aucune partie entre les mains d’aucun particulier. Il est donc évident qu’en abolissant le régime féodal et en supprimant les justices seigneuriales, l’Assemblée nationale a retiré des mains des seigneurs tout droit de fisc qui n’était que l’exercice d’une portion quelconque de la puissance publique. C’est d’après ces principes que j’examine si les seigneurs privés des attributs, des émoluments attachés à la justice et au droit de fisc qu’ils exerçaient, peuvent réclamer quelque indemnité, Ils rougiraient sans doute eux-mêmes de calculer au nombre de leurs pertes le droit de confiscation, genre de peine immoral et injuste, qu’un décret solennel a fait disparaître de notre code criminel, et que les seigneurs ne pourraient sans doute y maintenir à leur profit, quand même la justice s’exercerait encore en leur nom. D'ailleurs, si quelque chose pouvait légitimer ou excuser le droit de confiscation, c’est qu’il pouvait être considéré comme l’indemnité des frais qu’occasionnaient les procès criminels, fies seigneurs, déchargés de ces frais, ne pourraient donc rien prétendre à titre de confiscation quand même elle ne serait point abolie; ils n’ont donc point à réclamer d’indemnité à cet égard. Ils n’ont pas conservé plus de droit sur les amendes, c’est-à-dire sur ces peines pécuniaires que la justice impose, soit pour infraction aux lois, soit pour satisfaction ou réparation de quelque faute, fies amendes sont une réparation de l’ordre public offensé. C’était donc en vertu d’une puissance publique qu’ils n’ont plus, que les seigneurs autorisaient leurs officiers à prononcer ces amendes, et ces amendes appartenaient aux seigneurs, parce qu’en vertu de la portion de la puissance publique par eux usurpée, ils avaient un fisc qui est échappé de leurs mains. Eu un mot, il est évident que les seigneurs, au profit de qui les confiscations et amendes ne pourront plus être prononcées, n’ont aucune indemnité à réclamer, parce que ces confiscations et amendes n’ont jamais appartenu qu’au fisc, parce que le droit de fisc ne peut dépendre que de la puissance publique, parce qu’enfin les seigneurs n’ayant jamais pu posséder légitimement ni puis-j sance publique, ni fisc, ne peuvent prétendre à une indemnité de ce que la nation, rentrant dans ses droits les plus inaliénables, les plus imprescriptibles, leur retire tout droit de fisc, tout exercice, toute jouissance de puissance publique. Vous penserez de même, sans doute, Messieurs, à l’égard du droit de déshérence, en vertu duquel lorsqu’un regnicole français, né en légitime mariage, décédait sans héritiers connus, habiles à lui succéder, les seigneurs, dans l’étendue de la haute justice desquels se trouvaient ses biens, croyaient pouvoir s’en emparer. Pour se convaincre que ce droit est un véritable droit de fisc, il suffit peut-être de remarquer que son origine remonte à ce qui se pratiquait à Rome, où l’on vendait à l’encan tes successions vacantes pour en déposer le prix dans le trésor public. Nos rois se conservèrent longtemps en possession de ce droit ; ce ne fut que sous la troisième race que les seigneurs l’usurpèrent, efi se l’attribuant comme une dépendance de la haute justice, quoiqu’il n’ait rien de commun avec la justice, si ce n’est qu’on le regarde comme une indemnité de ce que les seigneurs étaient tenus de rendre la justice et de poursuivre à leurs frais la punition des crimes. Quoi qu’il en soit, qu’il soit un fruit de justice ou un droit de fisc, il n’en ’ est pas moins évident que ce droit de déshérence est enlevé aux seigneurs et qu’ils n’ont aucune indemnité à demander. Et cette décision ne paraît pas susceptible d’exception, même pour la Normandie où le droit de déshérence appartient aux seigneurs féodaux, car que s’ensuit-il? qu’en Normandie, ce sont les seigneurs féodaux et non les titulaires de haute justice qui se sont emparés du droit de fisc (1). Or le droit de fisc étant essentiellement un droit de souveraineté, n’a pas été plus légitimement possédé par des seigneurs féodaux que par des seigneurs justiciers; on ne peut donc le laisser entre les mains des uns plutôt que dans les mains des autres, et ni les uns ni les autres n’ont aucune indemnité à prétendre, lorsqu’ils ne font que cesser de jouir d’un droit qu’ils n’ont jamais légitimement possédé. Il en est de même à l’égard des épaves et trésors et des droits d 'aubaine et de bâtardise. Je croirais inutile, Messieurs, d’entrer dans aucun détail sur le plus ou moins d’étendue que les divers usages, les diverses coutumes et les diverses jurisprudences des différentes cours du royaume avaient donné aux droits des seigneurs sur ces objets. C’était à raison du fisc attaché presque partout à leur haute justice, et en Normandie à leurs fiefs, qu’ils pouvaient avoir des prétentions sur les épaves, trésors, aubaine, bâtardise. Leur droit de fisc est évanoui, et avec lui tous les autres droits qu’ils exerçaient en conséquence. Qui donc désormais percevra les amendes, les droits de déshérence, d’épaves, de bâtardise, d’aubaine? Il n'est pas de votre ressort, Messieurs, d’examiner si une partie de ces droits n’est pas susceptible d’être anéantie, et si les autres n’exigent point une plus ou moins grande modification. Mais ne vous appartient-il pas de manifester que d’après les principes ci-dessus développés vous ne pouvez croire que ces droits usurpés par les seigneurs sur la couronne, ne doivent pourtant point rentrer dans les mains de nos rois ? C’est de la souveraineté que naît, que dépend le droit de fisc; son alliance avec la justice avait même quelque chose de monstrueux, car une des fonctions de la justice étant de déterminer ce qui appartient au fisc, comme tout ce qui appartient aux citoyens, n’est-il pas révoltant que les droits de fisc fussent adjugés à ceux au nom de qui la justice était rendue? Par la constitution que la France vient de se donner, c’est au roi seul qu’il appartient de faire rendre la justice en son nom, mais la nation s’est conservé la souveraineté tout entière-, c’est donc à elle que doit demeurer le droit de fisc et gardons-nous de le céder au prince entre les mains de qui il est toujours odieux, parce qu’il y devient trop aisément tyrannique. D’après cette considération ne jugerez-vous pas convenable, Messieurs, de proposer à l’Assemblée nationale d’ordonner que désormais ces droits d’amendes, déshérences, épaves, bâtardise, aubaine, et autres de ce genre, tourneront au profit des municipalités dans l’eteodue du territoire desquelles il y aura lieu d’exercer des droits (2)? Des objets plus importants encore que ceux que nous venons de traiter vont maintenant rappeler, Messieurs, d’une manière spéciale, toute (I) Effectivement, en Normandie même, ta confiscation appartenait aux seigneurs de fiefs, ert. 143. (2) Ne serail-ce pas une juste indemnité des frais ds Ja�; police dont on a chargé les municipalités9 40 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 mars 1790.] votre attention; ce sont des chemins que je vais vous entretenir ainsi que des rues et places publiques. Après quelques combats, renouvelés rarement, le droit des seigneurs à la propriété des chemins, rues et places publiques, était devenu incontestable. Mais à quel titre? était-ce comme seigneurs de fief? était-ce comme seigneurs hauts justiciers qu’ils pouvaient prétendre à cette propriété? On ne peut se dissimuler que quelquefois les seigneurs soutenant leur droit à la propriété des chemins, rues, places publiques et terrains vagues, le faisaient dériver de ce que tout seigneur était présumé avoir été originairement propriétaire de tout le territoire de sa seigneurie, et avoir ainsi fourni les chemins sur leur propriété, en sorte que lorsque le public eut asservi ces chemins à son usage par une longue possession, le droit des seigneurs à la propriété du sol est demeuré inaltérable. Mais ce système qui supposerait la propriété des seigneurs préexistante aux chemins dont l’origine ou plutôt la nécessité est évidemment antérieure à toute féodalité, à quelque époque qu’on puisse la faire remonter; ce système, disons-nous, n’auraitjamaispuobtenirauxseigneurslemoindre succès, quant aux chemins, rues et places publiques, s’il n’eut été appuyé des droits résultant de leurs justices. Le seigneur haut justicier, magistrat propriétaire du territoire , suivaut l’expression de Lo-seau, avait la propriété de tous les vacants, de toutes les terres vaines et vagues, de tout ce qui n’appartenait à personne en vertu de titres particuliers; en un mot il avait, ainsi que nous l’avons expliqué, un véritable droit de fisc. C’est en vertu de ce droit que les seigneurs pouvaient être considérés comme propriétaires des chemins, des rues, des places, qui destinés à l’usage commun de tous les individus, par une espèce de consécration publique forment ce qu’on appelle res publicas : aucun particulier n’en peut prétendre la propriété; cette propriété appartient donc à la puissance dépositaire des droits de la société, c’est-à-dire à la seigneurie publique. Consultons les coutumes qui s’expliquent sur le droit des seigneurs par rapport aux chemins. C’est à tous seigneurs avant haute et movenne justice, que l’article 184 de la coutume d’Amiens, donne les chemins, flocs, flogards et voiries... « La justice du vicoratier, dit l’article 5 delà coutume d’Artois, s’étend ès flocs, flogards, chemins et voiries... Telles voies et chemins, et ce qui y croît du tout, le droit de justice et seigneurie d’iceux lui appartiennent. « Tous abres croissants sur flocs, flogards, places communes d’aucune seigneurie, dit la coutume de Montreuil, article 19, appartiennent au seigneur vicomtier, ayant la justice vicomtière auxdits flogards et places communes. « Aux seigneurs hauts justiciers, ou vicomtiers (porte l’article 17 du titre premier de la coutume de la Salle, de Lille) compétent et appartiennent s'il n’appert du contraire, tous les chemins, flocs, flogards.» Les dispositions des coutumes de Clermont en Beauvoisis, de Sentis, du Boulonnois, ne sont pas moins formelles, pour attester que la propriété qu’elles accordent aux seigneurs sur les chemins, est un attribut de la justice alors déposée entre leurs mains. Tel est aussi le sentiment des auteurs tels que Loysel, Fremainville, Lorry, Hervé, Hen-rion de Pancey. Ce sont enfin les droits de la haute justice qui ont été consacrés par la jurisprudence des arrêts, lorsqu’ils ont prononcé en faveur des seigneurs réclamant la propriété des chemins. C’est au profit du seigneur haut justicier de Belleval qu’a été rendu l’arrêt de 1715, qui lui a adjugé un chemin abandonné et le bois dont il était couvert. C’est parce que la dame de Senozan justifia avoir la haute justice sur le chemin de la Villette à Mitry,j]u’un arrêt du 11 juillet 1759 préjugea que le sieur de Nicolaï n’aurait droit à des arbres plantés par la dame de Fay, qu’il représentait, qu’autant qu’ils fussent en dedans de son domaine et non sur le chemin. Enfin, ce ne fut qu’en invoquant les droits de haut justicier, que le comte de Serant obtint, le 22 août 1785, un arrêt qui adjugea les arbres crûs sur les chemins traversant l’étendue de sa seigneurie. 11 est donc démontré que la propriété des seigneurs sur les chemins, rues, places publiques, terres vaines et vagues, n’a été maintenue jusqu’à présent qu’à raison de la puissance publique dont ils étaient revêtus, à raison enfin du droit de fisc dont ils étaient en possession (1). Aujourd’hui ils ont perdu tout droit de fisc, tout exercice de justice, toute puissance publique; ils n’ont plus rien à réclamer sur les chemins ; ils n’ont point d’indemnité à prétendre à cet égard, parce que leur droit de fisn ne peut être considéré aujourd’hui que comme essentiellement illégal. Yous ne pouvez donc, Messieurs, vous dispenser de proposer à l’Assemblée un décret par lequel elle déclarera que les chemins, rues, places publiques, terres vaines et vagues appartiennent à la nation. La nation, en qui réside la souveraineté, a seule le droit de propriété sur ce qui de sa nature ne peut être celle d’aucun particulier. Mais par qui la nation exercera-t-elle les droits de cette propriété? Par qui jouira-t-elle des fruits qui peuvent en provenir ? Par les municipalités. C’est au profit de chaque communauté que pourront être faites à l’avenir des plantations sur les chemins qui ont une largeur suffisante pour que leur usage et leur destination principale n’en soient point gênés. C’est sans doute un objet de grand intérêt que ces plantations sur les chemins ! ce pourrait être un moyen à employer pour prévenir la rareté des bois qui excite partout des plaintes amères, et menace les générations futures d’une disette absolue en ce genre. Proposerez-vous donc, Messieurs, à l’Assemblée nationale, des règlements qui assujettissent les communautés ou les propriétaires riverains à planter le long des chemins ? Je ne pense pas, Messieurs, que cet objet soit du ressort de votre comité. D’ailleurs, il serait difficile de faire sur ce point une loi générale, puisque les diversités des besoins, des cultures, des sols rendent impraticables dans une province ce qui est essentiel dans l’autre. Je crois donc qu’il faudra laisser cet article à la vigilance des assemblées de département et de district, qui feront à cet égard les règlements les mieux appropriés aux localités ; et n’est-ce point une partie essentielle de la juridiction que l’Assemblée nationale Leur (i) Nous avons déjà remarqué plus d’une fois qu'en Normandie les seigneurs de fiefs avaient le droit de fisc; ce ne peut être qu’à ce titre qu’ils avaient la propriété des chemins, rues et places publiques ; ils ne peuvent donc pas y être maintenus plus que les seigneurs hauts justiciers. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 mars 1790.] M a confiée en les chargeant de l’inspection de tous les chemins? Mais il reste une difficulté sur laquelle il n'est pas possible de ne point statuer. Il existe nombre de pays dans lesquels les seigneurs, fondés sur les droits dont ils étaient en possession, ont fait des plantations considérables et à grands frais sur les chemins ; leur appliquera-t-on avec toute leur rigueur, les lois que les Romains nous ont transmises au "sujet de ceux qui plantent sur un terrain qui ne leur appartient pas ? Il me semble, Messieurs, qu’il faudrait adopter quelques tempéraments. Il y a des pays où des des arbres ont crû sur des chemins et places - vaines et vagues sans y avoir été plantés, et quant à ceux-là, je ne verrais aucune difficulté à les adjuger aux communautés, sans nulle indemnité aux seigneurs. Dans les lieux où les plantations ont été faites par les seigneurs, ne pourrait-on pas encore distinguer le cas où les arbres seraient bons à être coupés, et ceux où trop jeunes encore ils doivent être laissés sur pied. Dans le premier cas ne pourrait-on pas autoriser les seigneurs à faire, dans l’année, la coupe et vendange de ces arbres? et dans le second cas ne devrait-il pas être accordé aux seigneurs une indemnité à raison des frais que la plantation aurait pu nécessiter, laquelle indemnité serait payée par la communauté au profit de laquelle tournerait la propriété des arbres? Peut-être même penserez-vous, Messieurs, que cette indemnité devrait être portée à la valeur que ces arbres se trouveront avoir acquise au moment de l’estimation. Cette discussion un peu longue sur la propriété des chemins, rues et places publiques semblerait devoir me dispenser, Messieurs, de m’étendre sur celle des rivières. A bien des égards les rivières, surtout les rivières navigables, ont une grande analogie avec les chemins : même objet, même définition, même intérêt public. Cependant la différence du régime qui gouvernait les rivières et les chemins est assez essentielle pour me forcer à entrer encore dans de nouveaux détails à l’égard des unes, même après avoir épuisé ceux relatifs aux autres. On a toujours distingué les rivières navigables, les petites rivières et les ruisseaux. Je n’aurai point, Messieurs, à vous entretenir des ruisseaux qui, ne pouvant être d’aucune utilité publique, font partie de la propriété privée de ceux à qui appartiennent les héritages où ces ruisseaux prennent leur source et continuent à couler ensuite ; de même que je ne vous ai point parlé de ces chemins particuliers, qui, faits pour l’utilité personnelle de quelques petits propriétaires, leur appartiennent quant au fonds, aussi bien que quant à l’usage. Quant aux rivières navigables, il a été reconnu jusqu|à présent, comme un point incontestable, que si elles étaient navigables de leur fond, sans artifice et ouvrages de mains d’hommes, elles appartenaient au roi, elles faisaient partie du domaine de la couronne; mais à quel titre? Par le seul titre de la souveraineté. C’est ce qu’ont formellement reconnu nos rois dans toutes leurs ordonnances, notamment dans celle de 1669, et dans l’édit de 1683. Mais puisque aujourd’hui c’est une vérité solennellement reconnue et consacrée par la constitution de cet empire, que dans la nation seule résident tous les droits de la souveraineté , il s’ensuit évidemment que la propriété des grands fleuves et rivières navigables appartient à la nation. Il y avait des difficultés et des distinctions à l’égard des rivières rendues navigables par des ouvrages de mains d’hommes et les auteurs varient sur le plus ou moins de droit que conservaient en ce cas les seigneurs, à la propriété desquels elles étaient considérées comme enlevées pour l’utilité publique. Mais qu’était-ce que cette propriété des seigneurs sur les rivières non navigables? Peuvent-ils aujourd’hui conserver cette propriété des petites rivières? Les petites rivières étaient censées appartenir aux seigneurs, ce principe était sans difficulté ; son application n’en pouvait faire aucune lorsque la justice et la possession directe du territoire se trouvaient dans la même main; mais lorsqu’elles appartenaient à deux seigneurs différents, alors s’élevait la question de savoir à qui, du seigneur justicier ou du seigneur féodal, on devait donner la propriété de la rivière. La jurisprudence des Parlements de droit écrit avait décidé la question en faveur des hauts justiciers dans leur ressort; mais les sentiments des auteurs des pays de coutumes étaient partagés. On peut les diviser en trois classes : les uns donnaient nominativement aux hauts justiciers la propriété des rivières. « Il advient en plusieurs lieux, dit Boutellier (1), que parmi la terre d’aucun seigneur justicier , soit haut, soit moyen, passe aucune rivière, soit grande ou petite... les petites rivières... sont au seigneur parmi les terres et seigneuries de qui elles passent. » Loyseau fait de même, de la propriété des rivières, un droit de haute justice : « les rivières non navigables sont domini privati et appartiennent aux particuliers, et par conséquent au haut justicier, à défaut d’autres maîtres. » Lebret, Loysel et quelques autres se contentent de dire que les rivières appartiennent aux seigneurs sans spécifier à quel seigneur. « Les petites rivières (2) qui ne sont pas navigables appartiennent en propriété aux seigneurs des terres qu’elles arrosent, aussi sont-elles appelées par plusieurs de nos auteurs, rivières banales. Les petites rivières et chemins (3) sont aux seigneurs des terres. » Enfin, d’autres disent textuellement que les rivières appartiennent aux seigneurs de fiefs ; c’est l’avis de Chopin. * Les petites rivières, dit-il (4), sont aux seigneurs des fiefs dans le ressort et lieu de leurs seigneuries, jusqu’à l’étendue d’icelles ou par prescription d’un long temps ou par privilège et permission du roi, ou quelqu’autre titre légitime. » Guyot pense de même que Chopin, cite un arrêt du 18 juillet 1733, qu’il a fait rendre en faveur du seigneur féodal ; et Me Henrion de Pansey cite un autre jugement souverain des eaux et forêts du 16 septembre 1769, qui a confirmé cette jurisprudence. Laquelle de ces deux opinions croirez-vous,- Messieurs, devoir adopter, de celte qui faisait r s garder le seigneur féodal comme propriétaire de petites rivières, ou de celle qui croyait voir résider la propriété en la main du seigneur haut justicier? Quant à moi je ne balance point à croire que la justice seule pouvait former le titre des seigneurs (1) Somme rurale, liv. I, chap. lxxiii. (2) Lebret, Traité de la souveraineté , lis»-. II, chap. xv. (3) Loysel, Instit., liv. //, lit. II, reg. 6. (4) Du Domaine , liv. I, lit, XV, n* 6. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (S mors 1790.] sur les rivières; cela ne faisait point de doute dans tout Je pays de droit écrit; les seules coutu-mes qui s’expliquent sont Bourbonnois, Amiens, Boulogne, Anjou, Maine, Tours, Poitou, et c’est aux seigneurs justiciers qu’elles accordent droit aux rivières ; je n’en connais point qui le’donnentaux seigneurs féodaux, qu’ils sont obligés de restreindre aux coutumes muettes et s’appuient sur deux jugements. Les arrêts n’ont été que trop souvent de fausses applications de lois assez imparfaites; ils ne peu-veutservir d’éléments au travail des législateurs. Ne cherchons donc à apprécier que les raisons des auteurs ci-dessus cités. Chopin détruit lui-même sa propre opinion, car en se déclarant pour les seigneurs de fief, il ne leur donne droit aux rivières que parce qu’il suppose prescription de leur part , privilège ou permission du roi ou quelque autre titre légitime. 11 reconnaît donc que la seule force du titre de seigneur de fief ne donne aucun droit aux rivières-Guyot suit Chopin sans donner de nouveaux motifs, et il est même forcé de convenir qu’on ne peut contester au seigneur justicier la police des rivières, la conservation des lois y relatives, celle des délits qui peuvent s’y commettre ; en sorte qu’il fait une espèce de partage entre le seigneur féodal et le seigneur justicier. Henrion de Pansev soutient que le droit sur les rivières est un droit utile et domanial , que tout l’utile d’un territoire, tout ce qui en compose le domaine appartient de droit commun au seigneur direct; que d’ailleurs c’est une maxime reçue, que l’universalité du territoire appartenait originairement au seigneur direct qui e�t demeuré propriétaire de toutes les parties qu’il u’a pas comprises dans les baux à ceux qu’il a jugé à propos d’en faire. Or, tel est le solde la rivière; il u’a pas été aliéné, il est donc demeuré dans la main du seigneur féodal , Tout ce raisonnement pouvait s’appliquer et même avec plus de force, aux chemins ; et cependant on ne peut contester, et M* Henrion de Pan-sey convient, que la propriété des chemins n’appartenait qu’aux seigneurs justiciers, et non point aux seigneurs féodaux. Tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, Messieurs, relativement aux droits des seigneurs hauts justiciers sur les chemins, sert donc de réponse à ce que Me Henrion de Pancey dit en faveur des seigneurs féodaux. M’ Henrion de Pansey ne s’est point dissimulé que la certitude du point de droit, quant à la propriété des chemins en faveur des seigneurs hauts justiciers , pouvait servir à dissiper les doutes qu’il élevait quant à la propriété des rivières; et forcé de convenir qu'il y a une grande analogie entre les rivières et les chemins, il fait remarquer qu’on les a toujours regardés d’un œil un peu différent. « Chez les romains, dit-il, les chemins appartenaient au public seul ; au contraire, le lit des rivières était en quelque sorte regardé comme appartenant aux propriétaires riverains, soit comme faisant partie de leurs héritages, soit que l’on eut peusé qu’à cet égard, ils représentaient le public d’une manière plus formelle. « Lors de l'établissement du régime féodal, on dut donner les chemins qui appartenaient au public à celui dans la main duquel se trouvaient concentrés tous les droits du public, c’est-à-dire au seigneur haut justicier. Il n’en fut pas de même des rivières dont le sol dut, d’après le long usage, être considéré comme “la propriété des riverains, « Depuis, continue M* Henrion de Pansey, le développement du système féodal a conduit à la maxime, qu’il faut présumer que toutes les propriétés privées se sont réunies dans la main du seigneur féodal, qu’ensuite il les a concédées, et que nul ne peut prétendre que ce qu’il justifie lui appartenir par un titre de concession ou une possession qui le fasse présumer. » Remarquez, Messieurs : 1° que ce raisonnement renfermerait les droits des seigneurs féodaux à la propriété des rivières, dans les coutumes oh était admise la maxime : nulle terre sans seigneur, et dans le cas où cette maxime y serait maintenue; 2° Que ce serait par une usurpation, décorée par M* Henrion de Pancey du titre de développement du système féodal, que les rivières, considérées précédemment comme propriétés des riverains, auraient pu depuis être considérées comme domaine du seigneur féodal ; 3* Qu’en remontant, avec M* Henrion de Pancey au temps des Romains, la propriété des rivières, abandonnée aux riverains, ne paraît t’avoir été que par tolérance, parce que les rivières étaient res nullius, ou plutôt res universitatis ; parce qu’enfin, suivant M* Henrion de Pansey, les riverains représentaient le public d’une manière spéciale. C’est là qu’il faut vous fixer, c’est de la nature invariable des choses qu’il faut partir pour nous retrouver au milieu de la variabilité des institutions humaines. Or, par la nature des choses, les rivières sont res publicœ, la propriété des rivières n’a donc dû résider qu’entre les mains de ceux qui avaient concentré en eux tous les* droits du public. Vous ne pourrez donc considérer, Messieurs, les droits des seigneurs sur les rivières que comme un droit de justice , comme un droit de fisc, comme l’exercice de la puis * sance publique. Si ce point est une fois démontré, les congé* quences en dérivent naturellement ; les seigneurs n’ont plus de justice, n’ont plus de fisc, n’exercent plus de puissance publique ; ils n’ont donc plus de droit sur les rivières : la propriété des rivières appartient à la nation ; chaque munict? palité jouira de cette propriété dans l’étendue de son territoire. Ainsi, c’est aux communautés qu’appartiendra le droit de pêche ? je ne le pense pas ; le moindre des inconvénients qui en résulteraient serait la destruction du poisson, comestible d’autant plus précieux, que le poisson n’a nui à rien avant de devenir utile. On pourra donc étendre à la pêche de toutes les rivières la disposition de l’ordonnance de 1669, faite pour les communautés à quiappar* tenaient des droits de pêche ; elles devaient "les affermer par adjudication, et vous pourrez, Messieurs, proposer d’enjoindre, aux municipalités de faire tourner le produit des adjudications au soulagement des citoyens les plus indigents à qui il semble que la nature voulait prodiguer un aliment qu’elle ne leur aurait point fait acheter. Par une autre conséquence de la propriété des rivières reconnue appartenir à la nation, vous tiendrez, Messieurs, à faire déclarer toutes les îles qui pourront s’élever dans le sein des rivières navigables, ou non, propriétés nationales et destinées à l’utilité et à l’usage des communautés dans le territoire desquelles elles s’élèveront, en adoptant d’ailleurs tontes les règles reconnues pour les cas où une île s’élève au milieu d’une rivière, ou plus près d’un de ses bords, pour l’attribuer primativement à une seule de deux [Assemblée aatioaale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [S mars 1790.] 1$ Communautés riveraines, ou en partager la jouissance entre les deux. Quant aux alluvions ainsi qu’aux bords des rivières, la nation rougirait, sans doute, de faire renaître ces honteuses prétentions, en vertu desquelles on les disputait aux propriétaires riverains, à qui la nature et les vrais principes les accordent, et je crois pouvoir me dispenser de justifier ici les droits des propriétaires riverains. Je ne vous parlerai point, Messieurs, des droits de péage, passage, bacs et bateaux que vous avez jugés appartenir plus spécialement à une autre partie de votre travail ; mais je ne puis me défendre de vous faire part des difficultés qui peuvent naître au sujet des moulins construits ou à construire. fie cours de l’eau est nécessaire à un moulin, d’où il suit qu’au propriétaire seul du cours de l’eau appartient le droitde construire un moulin ; mais, d’un autre côté, les bâtiments se construisent sur l’une des rives. Il faut doue être propriétaire d’un terrain près te cours de l’eau pour pouvoir construire un moulin. Il n’y a pas grande difficulté pour les moulins à construire ; car, ou une communauté acquerrait ce qui serait nécessaire de terrain pour asseoir les bâtiments d’un moulin qu’elle ferait établir, ou le propriétaire d’un terrain voisin d’une rivière se ferait concéder le cours d’eau, moyennant une redevance annuelle, par une sorte de" bail emphytéotique. Mais quel parti prendre pour les moulins qni existent en ce moment, et que les seigneurs ont fait construire d’après l’opinion reçue qu’ils étaient propriétaires du cours de l’eau ? Conai-dérera-t-on la propriété du moulin et des bâtiments comme accessoire (iuconrs de l’eau, devant suivre le principal, c’est-à-dire rentrer dans les mains des communautés, en payant par elles la valeur des constructions et du terrain sur lequel elles sont assises? ou, prenant un parti moins conforme aux principes, mais plus approprié aux circonstances, ne pourrait-on pas confirmer les seigneurs, qui le désireraient, dans la propriété de leurs moulins, en les assujettissant à payer aux communautés une redevance qui serait déterminée par les assemblées de départements ? Après des discussions aussi étendues que celles que viennent de nécessiter les chemins et les rivières, entrerai-je ici, Messieurs, dans celles que pourraient exiger les droits de minage, stellage, hallage et tous autres qui, sous différents noms’ se perçoiveut sur les grains et denrées qui ’ vendent sur les marchés et places publiques? n6 Si ces différents droits n’avaient pour origi r_ que celui en vertu duquel les seigneurs inte disaient toute espèce de ventes et d’achats entré particuliers, lorsqu’ils voulaient vendre leurs denrées, tyrannie révoltante à laquelle plusieurs auteurs prétendent qn’ont été substitués les droits de minage, stellage, hallage, etc ; si ces différents droits étaient, suivant le témoignage d’autres auteurs, la récompense du soin que prenaient les seigneurs justiciers de prévenir par des règlements de police, et les injustices des ventes, et les querelles qui en pouvaient naître; si, comme je suis porté à le croire, ces différents objets étaient un prix stipulé par les seigneurs, à raison de leur prétendue propriété des places publiques, sur lesquelles ils consentaient que les marchés s’établissent; sous tous ces rapports, il n’v aurait pas de diffic (lté à abolir sans indemnité des droits infiniment odieux, puisqu’ils frappent sur les denrées de première nécessité et sur la cfaase la plus indigente des peuples, Mais on se dissimulerait vainement que, dans un grand nombre de lieux, ces droits ont des causes particulières. Ici, c’est une convention qui a des causes légitimes, peut-on la dissoudre? Là, c’est une concession des rois et quoique les rois n’aient pn valablement faire de nouvelles concessions, qui sont des impôts non consentis, le prix qu’a déboursé le seigneur ou autre titulaire (car ce ne sont pas toujours les seigneurs qui exercent les droits en question), le prix, dis-je, au moyen duquel ils ont été acquis, ne doit-il pas être remboursé comme dette nationale ? J’estimerais donc qu’en considérant même les droits de minage, hallage, stellage et autres de cette nature, comme étant, en quelques pays, des propriétés, il ne faudrait pas moins les abolir, parce qu’il faut détruire toute propriété nuisible au public. Mais comme on ne doit enlever à personne une propriété sans l'indemniser, je croirais qu’on pourrait proposer à l’Assemblée de décréter que tous les droits dont il est question, sont et demeurent abolis sauf aux seigneurs et autres titulaires desdits droits, qui pourront justifier qu’ils auraient été non usurpés, mais acquis, à répéter une indemnité qui sera payée sur les impositions locales du département dans l’étendue duquel se trouveront les balles et marchés, où les droits abolis étaient perçus. Vous trouverez, ‘Messieurs, infiniment moins de difficultés quant aux droits que les seigneurs s’étaient attribués sur les poids et mesures, et quant à ceux qu’ils prélevaient sur les boissons débitées dans les cabarets. C’est sous prétexte de la police qu’il fallait maintenir dans ees différentes parties que les seigneurs ont établi ces diverses espèces ae droits. On leur a retiré l’exercice delà justice, on leur a interdit celui de toute puissance publique, on les a donc dispensés de tous les soins qu’exigeait la manutention de la police; ils n’ont donc plus de prétexte pour prélever des droits qui n’ont été inventés que par l’avidité de leurs officiers. Il ne me reste, Messieurs, que peu de ehoses à vous dire de ces officiers seigneuriaux, tant de ceux préposés à la juridiction contentieuse, que de ceux préposés à la juridiction volontaire. Toute üémonstration serait sans doute superflue pour établir que l’institution des notaires et tabellions était de la part des seigneurs, un droit ne dépendant pas moins de la haute justice que rétablissement des autres officiers préposés à la juridiction contentieuse. Si quelqu’un pouvait avoir le moindre doute à ‘ cet égard, il serait facile de lui faire reconnaître que la juridiction volontaire et la juridiction forcée ont une seule et même origine ; que l’une et l’autre sont des émanations de la puissance publique dont les seigneurs étaient investis ; que si c’est un exercice de puissance publique que de préposer des officiers pour termiuer tes différends entre des particuliers, c’en est un aussi que de préposer d’autres officiers qui, en vertu de cette puissance publique qu’ils empruntent, donnent de l'authenticité aux conventions, et communiquent aux actes la force qui les rend exécutoires. Aussi, les lois romaines avaient-elles attribué aux juges eux-mêmes les fonctions des notaires. Il fut une époque en France où ces mêmes fonctions furent de même exercées par les juges. Ce ne fut que par l’ordonnance de 1302, que Philippe le Bel détacha l’office de notaire de celui de juge. Mais, par cette même ordonnance, Philippe le Bel, en se réservant à lui et à ses successeurs le droit d’institupr des notaires, ajouta en parlant de? [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 mars 1790.J seigneurs, que ceux qui étaient dans l’usage de laire exercer dans leurs terres les fonctions du notariat, conserveraient cette prérogative. Les notaires ou tabellions seigneuriaux, comme tous autres officiers seigneuriaux, trouvent donc leur suppression formellement prononcée par le décret aui a supprimé toutes les justices seigneuriales. Mais peut-on prolonger leur existence? Ceux qui ont été pourvus moyennant finance ou à titre onéreux, auront-ils une action pour leur remboursement? Et cette action, contre qui la dirigeront-ils ? C’est sur quoi il paraît encore nécessaire de s’expliquer. Une nouvelle organisation du pouvoir judiciaire dont l’Assemblée nationale va s’occuper incessamment nous dispense de nous occuper des officiers seigneuriaux proprement dits : le décret du 4 août a textuellement prononcé que leurs fonctions cesseraient à l’instant où le nouvel ordre serait établi ; mais cette nouvelle organisation ne s’étend point aux notaires; jusqu’à ce que cette partie des fonctions publiques subisse la réforme qui peut y paraître nécessaire, quel inconvénien t y aurait-il à conserver le droit d’instrumenter, au moins pendant leur vie, aux notaires que ces seigneurs ont institués? Quant aux Finances des différents officiers seigneuriaux, il est évident que ces finances étant le prix de l’hérédité des offices, les titulaires sont fondés à les réclamer du moment où les offices sont supprimés, ou cessent d'être héréditaires; mais contre qui peuvent-ils diriger leur action ? Sera-ce contre les seigneurs qui, par eux-mêmes ou par leurs auteurs, ont touché le montant des finances? mais lorsqu’en supprimant les justices des seigneurs, on leur enlève, sans indemnité, tous les droits qu’ils percevaient à raison de ces justices, n’y aurait-il pas de la rigueur à les laisser exposés à des répétitions de la part des officiers institués par eux ? cette extrême rigueur ne serait-elle pas désavouée par l’équité même ? Et puisque la nation rentre dans la souveraineté du droit de justice, n’est-ce point à la nation à indemniser tous ceux qui avaient déboursé quelques sommes pour acquérir ce même droit ? Je croirais donc que tous officiers seigneuriaux ui auraient été pourvus, moyennant finances, evraient être autorisés à faire liquider ces finances de la même manière que les officiers royaux, pour être, comme eux, remboursés au nom de la nation et des deniers de la caisse nationale. Si vous adoptez, Messieurs, les différentes vues que j’ai eu l’honneur de vous présenter dans ce mémoire sur l’effet du décret qui a supprimé les justices seigneuriales sans indemnité; si vous jugez que, pour le parfait développement de ce décret, il soit nécessaire que l’Assemblée nationale statue positivement sur toutes les questions que j’ai discutées, en ce cas, lorsque l’opinion du comité sera fixée sur chacune d’elles, j’en formerai les divers articles du règlement que vous aurez à proposer à l’Assemblée nationale. ASSEMBLÉE NATIONALE. Présidence de m. l’abbé de montesquiou. Séance du samedi 6 mars 1790, au matin (i). M. Merlin, l’un de MM. les secrétaires , donne lecture du procès-verbal de la séance de jeudi soir. Un autre de MM. les secrétaires donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier. Ces procès-verbaux sont adoptés. M. Bertrand, député de Saint-Flour , prétend qu’il s’est glissé une erreur dans la rédaction du décret qui fixe la limite des départements de la province d’Auvergne et il demande, qu’en la rectifiant, il soit dit que les paroisses de Montgreleix et de Gondat, seront définitivement réunies au département de la Haute-Auvergne. M. Gaultier de Biauzat soutient que le décret est bien tel qu’il a été rendu par l’Assemblée et propose, au surplus, de renvoyer la question au comité de Constitution. Plusieurs membres demandent la question préalable sur cet incident. D'autres membres réclament l’ordre du jour. L’Assemblée prononce le renvoi au comité de Constitution. M. le baron de Cernon, membre du comité de Constitution , rend compte de quelques difficultés survenues entre les districts de Marseille et d’Aix, au sujet de leurs limites. D’accord avec les députés de la province, le comité propose un décret qui est adopté ainsi qu’il suit : « L’Assemblée nationale décrète que la ville d’Aubagne, celle de Gemenos et celle de Cuges, ont la faculté de choisir et d’exprimer leur vœu sur celui des districts de Marseille ou d’Aix, auquel' elles désirent d’être attachées. » M. le baron Tessier de Marguerittes, nommé maire de Nîmes, sa patrie, demande et obtient, à cetle occasion, la permission de s’absenter pour six semaines, pendant lesquelles il dit que sa présence est nécessaire dans cette ville. M. Tesure, député de Vitry-le-François, prête le serment civique. M. le Président annonce qu’il vient de recevoir une lettre de M. Necker, et le mémoire dont il a été question dans la séance d’hier; cependant il propose, avant d’en mettre la lecture à l’ordre du jour, qu’on s’occupe pendant quelques instants de la continuation du travail sur les droits seigneuriaux, ce qui est agréé par l’Assemblée. L’ordre du jour appelle, en conséquence, la suite de la discussion sur le projet de décret relatif à l’abolition des droits féodaux. M. Merlin, rapporteur , dit qu’avant de passer (1) Cetle séance est incomplète au Moniteur.