268 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. M. Pétion de 'Villeneuve. Je propose, par amendement, que le jugement portant contrainte contre la personne d’un député ne puisse être-prononcé qu’avec l’autorisation du Corps législatif, et qu’en conséquence le tribunal qui aura prononcé cette contrainte, soit tenu d’en référer, avant la mise à exécution du jugement, au Corps législatif. (Murmures.) M. Tronehet. La motion de M. Pétion n’est autre que celle de M. de La Rochefoucauld sous une autre forme. Je demande la question préalable. (L’Assemblée décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer snr l’amendement de M. Pétion de Ville-neuve.) M. Prieur. Je propose cet autre amendement : que le créancier pourvu d’une contrainte par corps contre un député ne puisse l’exercer sans avoir prévenu le Corps législatif. M. Tuant de Ta Bouverie. Si l’on adopte cet amendement, je proposerais que l’Assemblte restât débitrice et solidaire. (L’Assemblée décrète qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur l’amendement de M. Prieur.) M. Thouret, rapporteur. Je crois que l’on ne peut se dispenser d’exprimer dans l’article l’exécution de la contrainte par corps; car si cette expression n’y est pas, on aura toujours à renouveler la question et à prétendre qu’elle n’est pas suffisamment exprimée. On pourrait rédiger ainsi : Art. 47. « En matière civile, toute contrainte légale, et même la contrainte personnelle, tant qu’elle aura lieu, pourra être poursuivie et exécutée contre la personne d’un représentant ou sur ses biens, comme contre les autres citoyens. » (Adopté.) M. Thouret, rapporteur. Nous voici arrivés à une autre section du projet; elle est relative aux précautions à prendre pour prévenir les effets de la précipitation dans les autres Corps législatifs. Nous sentirons tous le grand intérêt de cette partie de l’organisation du Corps législatif et nous devons tous nous rallier sur les règles qui doivent assurer la sagesse et la maturité des délibérations. Il y a une différence immense entre la position d’une Assemblée constituante et celle d’une législature. La première est obligée souvent de saisir les circonstances, de se livrer à des mouvements précipités; la législature est la gardienne des lois constitutionnelles; il faut prémunir la nation contre les innovations auxquelles elle pourrait imprudemment se livrer, et prémunir la législature elle-même contre ses propres mouvements. Il faut assurer à la nation une bonne législation, et aux bonnes lois la confiance publique. Legrand avantage de la maturité dans les délibérations est de détruire toute opposition, toute influence de parti, et de faire profiter chacun des membres des lumières de tous. Les précautions que nous vous proposons consistent à ce que nul décret ne puisse être porté qu’après avoir été imprimé à l’avance, lu et discuté trois fois; à ce qu’il soit énoncé dans le préambule de chaque décret que ces formalités ont été remplies; à ce que nul acte pour lequel elles n’auraient pas été remplies ne soit 121 mai 1731.] regardé comme décret ni aux yeux du roi qui doit sanctionner, ni aux yeux du ministre qui doit promulguer sous sa responsabilité, ni aux yeux de la nation qui ne pourrait reconnaître dans cet acte irrégulier un acte législatif. Quand le roi sanctionnerait un pareil décret, le ministre ne pourrait le promulguer sans encourir la responsabilité qui serait exercée par la législature suivante. Nous croyons qu’avec ces précautions vous préserverez la nation du seul danger que peut présenter l’arrêté du Corps législatif, celui de l’immaturité dans les délibérations. M. Bnzot (1). Le projet de votre comité me semble incomplet; celui que je vais soumettre à votre examen excitera peut-être des murmures, parce qu’on le croira précisément connexe à une opinion directement proscrite par cette Assemblée ; mais cette connexité n’est qu’une chimère, et je supplie tous les amis de la liberté de m’entendre avec calme et sans prévention. Ma motion a pour objet de conserver cette même liberté pour laquelle nous avons fait tant de sacrifices. Ce n’est pas dans la bouche d’un homme qui a professé son attachement aux principes les plus rigoureux, qu’on a même quelquefois accusé d’exagération, qu’on peut craindre de retrouver quelque penchant à un système, qui, en établissant un autel à l’aristocratie, y ramènerait bientôt le culte du despotisme. Je redoute et déteste, avec tous les patriotes, l’établissement de deux Chambres : mais j’aurai aussi le courage de dire à tous les hommes éclairés, que si l’on veut assurer à jamais la liberté, la préserver de la corruption, il faut, dans les questions importantes, diviser le Corps législatif en deux sections. (Il s'élève des murmures.) Cette division, dans le plan que je vais vous offrir, n’a d’autre objet que de donner aux délibérations plus de poids, que de suppléer à la loi toujours inutile des triples lectures, que d’amener tous les membres à s’instruire par une discussion calme et réfléchie, manière à laquelle se borneront les fonctions de chaque section; car on ne délibérera que dans l’assemblée générale. Les sections n’auront aucune espèce de pouvoir de veto , ni de supériorité l’une sur l’autre; elles n’ont donc aucune espèce d’analogie avec les deux Chambres qu’on vous a proposé d’établir, et que vous avez, avec raison, proscrites. L’une de ces deux Chambres devait être formée d’individus privilégiés, et c’était admettre dans la discussion un germe puis;ant de division. Dans mon système ces deux fonctions sont tirées de la même classe et du même corps, formées par le sort et changeant perpétuellement. Vous ne douterez pas de la bonté de ma proposition, quand je vous aurai démontré les avantages qui en découleront et les vices résultant de l’établissement proposé par le comité. Un peuple ne peut être longtemps libre et heureux là où la législation repose dans une seule Assemblée toujours délibérante, et voici les preuves de cette proposition. Une seule Assemblée est sujette à tous les vices, à toutes les fragilités de la nature humaine. (A à droite : D’accord! — A gauche : A l’ordre, l’orateur I) Elle peut naturellement se laisser entraînera des accès d’humeur, aux élans des grandes passions, à l’enthousiasme, à la partialité et à la prévention; elle est donc sujette à donner des résultats qui participent de tous ces défauts. La (1) Ce discours est incomplet au Moniteur. [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791.) 269 division d’une Chambre unique en deux sections, en nécessitant plusieurs discussions, calme les passions, refroidit l’enthousiasme et dissipe la prévention. Ce que l’on appelle ia tactique d’une Assemblée qui ne prouve très souvent que Fim-puissance du talent et de la raison, cette tactique est impraticable dans le système des deux sections; car le sort déjoue aisément les dispositions faites pour distribuer et les orateurs et tous les instruments de partis. Cette raison doit frapper tous ceux qui, comme moi, sont convaincus de cette vérité : si la malignité a pu quelquofois reprocher quelque abandon de principes, elle est toujours rejetée sur cette même tactique. (Murmures.) M. Gonrdan. Le projet de M. Buzot a été rejeté à Versailles. A gauche : Oui ! oui ! c’est une abomination ! M. Duqnesnoy. Les interruptions qu’éprouve M. Buzot prouvent qu’il a raisou. M. Salle. Les injures ne sont pas des raisons. M. Buzot. Quatre sortes d’intérêts pourront diviser un jour celte Assemblée : l’intérêt ministériel, l’intérêt des créanciers de l’Etat, l’intérêt du commerce et l’intérêt de la culture. Or, je dis que l’intérêt qui prédominera dans une seule Assemblée pourra toujours écraser les autres. Divisez cette Assemblée en 2 sections; vous diminuez la force de cet intérêt dominant; vous le divisez; vous augmentez l’intérêt de ses concurrents et les obstacles à son succès. Une seule Assemblée est souvent susceptible d’une vaste ambition. Il est à craindre qu’après un certain temps elle n’ait la tentation de se rendre perpétuelle. Ne me citez pas ici votre exemple; vous êtes à l’aurore du patriotisme. Ce n’est pas tout d’un coup que le parlement d’Angleterre est devenu septennaire, et que l’aristocratie s’est établie dans les autres Républiques; profitons ici des fautes des siècles passés. La marche ordinaire qui agite une seule Assemblée qui ne rencontre pas d’obstacles dans son sein, c’est que la discussion, quand le parti dominant l’exige, est ouverte ou fermée, suivant que son intérêt l’exige lui-même. Le comité me citera les précautions dont il s’est entouré, pour forcer le Corps législatif à plusieurs discussions : on fera, dit-il, 3 lectures du projet. Ce remède est emprunté de l’Angleterre; mais son impuissance y est connue et l’on sait comment cette précaution est déjouée dans le Parlement. On y fait aussi 3 lectures du Mil ; mais à la vérité, il n’y a jamais qu’une discussion; on réserve le combat pour la troisième lecture, ou bien si le combat h lieu plutôt, le parti vaincu, abandonne le champ de bataille. Qu’arrive-t-il en général de l’unité des discussions? La décision est quelquefois précipitée et dictée par les passions du parti dominant; c'est l’expérience de ce qui se passe ailleurs qui doit vous convaincre de la nécessité d’adopter un mode qui prolonge nécessairement cette discussion, puisqu’on ne la prolonge jamais que pour le bénéfice de la nation. Or, les deux sections fournissent ce mode; car elles n’ont d’autre objet que de contraindre les législateurs à discuter plusieurs fois le3 objets soumis à leur examen : en un mot, la passion et l’erreur ont tout à gagner dans la précipitation et tout à perdre lorsqu’une délibération est précédée d’une discussion même et réfléchie dans deuxsections... ( A gauche : c’est l’inverse de la vérité!) par ce moyen, nous serons certains de n’avoir que de bonnes lois. Ces formes, dit-on, entraîneront des longueurs; de cette manière, on aura peu de lois. — Eh bien! c’est encore là, selon moi, un grand avantage; car il faut bien nous souvenir que les peuples les plus libres sont ceux qui ont le moins de lois. Leur multiplicité, disait Tacite, est le signe infaillible d’un mauvais gouverne-meot. Si les circonstances actuelles nous ont forcés, parce qu'il était nécessaire de le faire, il ne faut pas que notre exemple soit inconsidérément imité ; il faut être sobre de lois pour qu’elles soient bonnes et qu’elles soient exécutées. Une seule bonne loi sagement combinée vaut mieux qu’une multitude de lois imparfaites. De la multiplicité des lois, résultent l’ignorance des lois et leur non exécution : le moyen le plus sûr d’assurer à la nation de bonnes lois, et aux bonnes lois la stabilisé qui leur est nécessaire, c’est de rendre leur confection lente et difficile; on fait alors moins de lois, mais on les fait bonnes. Je pourrais citer Montesquieu; mais, sans me jeter dans le vaste champ de l’histoire, je me contenterai de dire que tous les meilleurs législateurs de l’Amérique ont préféré le moyen de deux Chambres homogènes, c’est-à-dire de la même classe d’hommes et choisies par la même loi. L’état de Pensylvanie est le seul qui ait voulu l’institution d’une seule Chambre : aussi, depuis la Révolution, a-t-il changé son gouvernement, car il a fini par adopter les deux Chambres homogènes. C’est à Franklin qu’il devait cette constitution de son corps législatif en une simple Chambre, constitution qui devait tout simplifier. Ce système est excellent pour des philosophes, mais non pour des hommes qui n’ont pas renoncé aux passions; et les passions seront longtemps encore le caractère de la majorité des hommes. Franklin, lui-même, l’instituteur de celte forme, abjura plus tard son erreur; le système des deux Chambres fut substitué dans le nouveau congrès à l’ancien, où l’on n’avait qu’une Chambre : mais aussi la Constitution n’était pas faite et il eût été très dangereux de se diviser alors. De même vous avez fait très sagement de ne pas vous diviser. Vous aviez à lutter contre toutes les passions violentes des intérêts opposés, des milliers d’obstacles qui auraient acquis unegrande force de votre division même. Il est d’ailleurs nécessaire à tout corps constituant d’être réuni dans la discussion. Il n’en est pas de même du Corps législatif : pouvoir, objets, circonstances, tout est différent. Beaucoup d’hommes sont séduits par l’idée que l’unité est un élément de constitution plus simple; or la perfection, selon eux, consiste dans la simplicité du principe. Mais je les prie d’observer qu’ii faut distinguer le principe de la pratique. Rien de plus simple que les principes de la mécanique, et rien de plus compliqué que les machines; rien de plus simple que le despotisme, et, selon la remarque de Montesquieu, un gouvernement est d’autant plus tyrannique, que moins compliqué. Les éléments de la société sont la sûreté, la propriété, la liberté; mais, pour les maintenir toutes, il faut beaucoup de combinaisons sociales et le mode que je vous propose est peut-être un des moyens les plus efficaces d’y parvenir. L’objet de mon plan n’est pas de trop compliquer en législation, d’opposer contre-poids à contre-poids, 270 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 mai 1791.] de créer deux Chambres avec un veto respectif l'une sur l’autre, comme en Amérique. Dans mon plan, les membres des deux sections sont nommés par les représentants : par conséquent, point d’aristocratie; ils sont élus au sort et renouvelés au scrutin tous les mois : par conséquent, point de supériorité; point de veto l’une sur l’autre et point de corruption à craindre. Ces fréquentes mutations l’éloignent nécessairement et déjouent tous les calculs à cet égard. Par le moyen des discussions préparatoires qui auront lieu”dans les sections, un parti ne pourra jamais emporter d’assaut une délibération. Toutes les questions sont soumises à la délibération de l’Assemblée générale et décidées par la majorité après la discussion la plus ample. De là résulte qu’il y a donc dans celte forme législative plus de sûrelé pour la propriété publique, plus de chances pour la raison et la vérité, plus de sagesse dans les décisions, puisqu’elles s’épurent par les discussions et que les influences des préjugés et des passions y ont moins de prise. Enlin, cette législature s’accorde mieux à la nature humaine; elle offre une plus belle carrière aux talents et aux vertus de plusieurs. La sagesse, le savoir, l’expérience, la fermeté, l’élévation de l’âme ont plus d’occasion de se développer dans ces divers combats soutenus des deux sections. Le public a plus de temps pour s’éclairer, pour manifester son opinion, pour éclairer à son tour les combattants. Il y a donc dans cette division des avantages pour la chose publique, sous quelque point de vue qu’on l’envisage; telles sont les raisons qui m’ont déterminé pour le mode que je propose, mode qui ne détruit pas l’unité d’une Chambre; qui, sans doubler les chances, sans y introduire le système empirique des poids et contre-poids, forme les délibérations, leur donne le plus de maturité possible; mode qui est autant éloigné de l’aristocratie des deux Chambres que de la démocratie d’une Chambre unique. En un mot, le secret de la stabilité de votre Constitution et de tout gouvernement libre en général est dans la division d’une Assemblée délibérante en deux sections. Je n’ai pas voulu cette stabilité dans les hommes appelés à faire la loi; elle ne conduit qu’à l’esclavage; mais je veux la stabilité dans les lois et cette stabilité dépend des formes qui commandent une délibération sage, qui excluent les mauvaises lois, qui garantissent la durée des bonnes, c’est-à-dire qui éloignent la précipitation et l'irréflexion, de ces formes enfin qui ne permettent pas à l’esprit de parti de s’arroger un empire funeste par l’mtrigue. On vous a parlé beaucoup d’anarchie. Eh ! Messieurs, sa durée n’est qu’en raison de la force de l’esprit de parti qu’elle peut plus facilement entraîner, soit par l’enthousiasme, soit par des terreurs. La force de l’esprit de parti est dans l’unité de la délibération: c’esl frapper du môme coup, du coup de la mort, le règne de l’enthousiasme, de l’erreur, de l’esprit de parti, et par conséquent de l’anarchie. C’est d’après ces considérations que je me suis hasardé à présenter le projet suivant que je vous prierai, si vous le jugez à propos, de renvoyer à votre comité de Constitution (1) : (1) Ce projet, qui n’a pu être fait que très hâtivement, aurait été corrigé par l’auteur, s’il n’eût pas cru devoir le livrer à l’impression tel qu’il l’a proposé à la tribune. [Note de M. Buzot.) « Art. 1er. Toutes les propositions importantes et tous les rapports des comités qui pourront entraîner de longues discussions seront soumis à la forme de délibération qui suit : « Lorsque la majorité de l’Assemblée l’exigera, l’Assemblée se divisera en deux sections, composées comme il va être dit : « Art. 2. Tous les mois, après la nomination des officiers de remplacement, les noms des représentants seront mis dans une roue, et l’on en tirera la moitié des noms : cette moitié fera la première section. — Les noms restants formeront la seconde. Le président et deux secrétaires passeront dans cette seconde; le vice-président et deux autres secrétaires, dans la première. On ne pourra inférer de ces dénominations aucune supériorité, les deux sections formant deux fractions égales d’un tout homogène. « Art. 3. L’objet renvoyé à l’examen des deux sections, y sera discuté successivement, publiquement et dans les mêmes formes que dans l’Assemblée générale.