108 [Etats généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 juin 1789.] missions sanguinaires, les distributeurs de ces ordres arbitraires, les dilapidateurs du Trésor public, les violateurs du sanctuaire de la justice, ceux qui ont trompé les vertus d’un Roi, ceux qui ont flatté les passions d’un autre, ceux qui ont causé le désastre de la nation, n’ont rendu aucun compte, n’ont subi aucune peine. Enfin vous n’avez pas une loi générale, positive, écrite, un diplôme national et royal tout à la fois, une grande charte sur laquelle repose uu ordre fixe et invariable, où chacun apprenne ce qu’il doit sacrifier de sa liberté et de sa propriété pour conserver le reste qui assure tous les droits, qui définisse tous les pouvoirs. Au contraire, le régime de votre gouvernement a varié de régne en règne, souvent de ministère en ministère; il a dépendu de l’àge, du caractère d’un homme. Dans les minorités, sous un prince faible, l’autorité royale qui importe au bonheur et à la dignité de la nation a été indécemment avilie, soit par les grands qui d’une main ébranlaient le trône, et de l’autre foulaient le peuple, soit par des corps qui, dans un temps, envahissaient avec témérité ce que, dans un autre, ils avaient défendu avec courage. Sous des princes orgueilleux qu’on a flattés, sous des princes vertueux qu’on a trompés; cette même autorité a été poussée au delà de toutes les bornes. Vos pouvoirs secondaires, vgs pouvoirs intermédiaires, comme vous les appelez, n’ont été ni mieux définis ni plus fixés. Tantôt les parlements ont mis en principe qu’ils ne pouvaient se mêler des affaires d’Etat; tantôt ils ont soutenu qu’il leur appartenait de les traiter comme représentants de la nation. On a vu d’un côté des proclamations annonçant les volontés du Roi, de l’autre des arrêts dans lesquels les officiers du Roi défendaient au nom du Roi, l’exécution des ordres du Roi. Les cours ne s’accordent pas mieux entre elles, elles se disputent leur origne, leurs fonctions, elles se foudroient mutuellement par des arrêts. Je borne ces détails que je pourrais étendre jusqu’à l’infini; mais si tous ces laits sont constants, si vous n’avez aucune de ces lois que vous demandez ou si, en les ayant (et faites bieu attention à ceci), vous n’avez pas celle qui force à les exécuter, celle qui en garantit l’accomplissement et qui en maintient la stabilité, définissez-nous donc ce que vous entendez par le mot de constitution, et convenez au moins qu’on peut accorder quelque indulgence à ceux qui ne peuvent se préserver de quelques doutes sur l’existence de la nôtre. Ou parle sans cesse de se rallier à cette constitution; ah! plutôt, perdons de vue ce fantôme pour y substituer une réalité. Et quant à cette expressiou à' innovations, quant à cette qualification de novateurs dont on ne cesse de nous accabler, convenons encore que les premiers novateurs sont dans nos mains, que les premiers novateurs sont nos cahiers; respectons, bénissons cette heureuse innovation qui doit tout mettre à sa place, qui doit rendre tous les droits inviolables, toutes les autorités bienfaisantes et lous les sujets heureux. C’est pour cette constitution, Messieurs, que je forme des vœux, c’est cette constitution qui est l’objet de tous nos mandats, et qui doit être le but de tous nos travaux ; c’est cette constitution qui répugne à la seule idée de l’adresse qu’on nous propose, adresse qui compromettrait le Roi, autant que la nation, adresse enfin qui me paraît si dangereuse, que non-seulement je m’y opposerai jusqu’au dernier instant, mais que s’il était possible qu’elle fût adoptée, je me croirais réduit à la douloureuse nécessité de protester solennellement contre elle. La séance est levée. COMMUNES. Séance du matin. Le peuple s’était porté en foule à cette séance. A l’ouverture, M. ie doyen propose de renouveler MM. les adjoints et de procéder à l’élection d’un nouveau doyen. L’Assemblée décide que M. Je doyen et MM. les adjoints actuels continue-„ rout leurs fonctions. M. Marolles, curé de Saint-Jean de Saint-Quentin, se présente à l’Assemblée, en remettant ses pouvoirs pour les soumettre à la vérification. Il prononce le discours suivant : Messieurs, depuis l’ouverture des Etats généraux, mon cœur est au milieu de vous. Dans une Chambre qui s’est séparée, j’ai combattu pour vos intérêts nécessairement unis aux nôtres et à ceux! de la nation entière. Je viens ici, Messieurs, professer hautement cette vérité, et reconnaître la nécessité indispensable de la vérification commune des pouvoirs d’une Assemblée nationale. Jej soumets les miens à votre examen ; c’est dans cet acte que vous trouverez le titre de votre coopérateur dans l’œuvre importante de la régénération de l’Etat ; dans ma conduite, vous trouverez les principes de la tendre affection d’un frère. Si cet exemple n’est pas suivi par le plus grand nombre, vous ne désapprouverez pas sans doute mon retour dans la Chambre du clergé, où la défense de votre cause exigera ma présence. M. Marolles va, au milieu des applaudissements, prendre place sur les bancs du clergé. M. Fouquier d’SScrouel, l’un des députés des communes de Saint-Quentin, et M. Thibau-deau, l’un des députés des communes de Poitiers, qui n’avaient pas répondu à l’appel de leur bail-1 lage et sénéchaussée, fait le 13 de ce mois, se sont présentés et ont dit qu’ils avaient été absents pour cause d’indisposition; ils ont ajouté que leurs pouvoirs étaient compris dans les mêmes actes qui avaient été produits par leurs co-députés et qui avaient été reconnus légitimes. L'Assemblée, délibérant sur le rapport qui lui a été fait, au nom des différents bureaux, des titres des députés, a déclaré que les députés sur les titres desquels il ne s’était trouvé aucune difficulté jouiraient définitivement de leur effet; qu’à l’égard de ceux qui n’avaient point prêté de serment ou qui n’en rapportaient pas l’acte, ils prêteraient, avec les autres membres de l’Assemblée, un serment général aussitôt après sa constitution; enfin, qu’à l’égard des députations qui ont donné lieu à quelques difficultés, il y serait pourvu après la constitution de l’Assemblée. Les pouvoirs et autres pièces qui avaient été remis par MM. les députés et distribués aux différents bureaux, pour rendre compte de leur examen, sont rapportés sur le bureau. L'Assemblée ordonne qu’elles demeureront, quant à présent, ( entre les mains de M. Camus, l’un des sécretaire� provisoires. L’Assemblée a renvoyé à la commission établie; dans la séance d’hier l’examen des pouvoirs de M. Marolles, curé dç Saint-Quentin. M. le Doyen annonce à l’ Assemblée queM. de ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 juin 1789.] 109 [états généraux.] Boisgelin, l’un de MM. de la noblesse de Bretagne. lui a remis des délibérations d’une partie de MM. du clergé et de MM.de ta noblesse de la province de Bretagne, en date du 17 avril 1789, et une protestation de MM. du clergé de la même province, contre les élections de MM. des communes, pour être communiqués à l’Assemblée. L’Assemblée en renvoie la lecture et l’examen, pour y être statué après qu’elle sera constituée v. M. Mougins de Roquefort, curé de Grasse, député de la sénéchaussée de Draguignan, entre dans l’Assemblée, et prononce le discours suivant : Messieurs, il me tardait de me rendre dans la salle nationale pour procéder, avec le concours des ordres, à la vérification des pouvoirs, et travailler de concert à l’œuvre de la régénération publique. Des motifs de prudence, l’espoir de paraître avec tous mes co-députés, avaient suspendu mes démarches, sans affaiblir mes sentiments, ni altérer mes résolutions. Mais il ne m’est plus permis de différer ; je dois céder à mon devoir et à l’intérêt de l’Etat. Ma joie sera à son comble, dès que mes pouvoirs étant légalement reconnus, je pourrai, comme vrai représentant de la nation, m’occuper sans délai des grands objets qui nous rassemblent, et contribuer avec vous, Messieurs, mes frères et mes amis, à la gloire du Trône, au bonheur de l’Etat, à la félicité générale. 11 me reste un dernier vœu à former ; il est digne de l’auguste et sacré ministère que j’exerce : c’est celui de l’union générale des sentiments ; c’est celui de voir arborer, par les classes de tous les citoyens qui composent les Etats généraux, l’olivier de la paix et de la concorde. N’abandonnons jamais, Messieurs, ce doux espoir: il serait consolant pour la nation et bien précieux à mon cœur. Mes pouvoirs sont compris dans les mêmes actes que ceux des autres députés de la sénéchaussée de Draguignan. J’en demande la vérification. L’Assemblée applaudit vivement au discours de M. Mougins. Ses pouvoirs sont reconnus légitimes ; il va prendre place sur les bancs du clergé. M. Mougins de Roquefort, maire de la même ville de Grasse , frère dudit sieur curé, demande la parole et dit : Messieurs, permettez-moi d’applaudir aux démarches du pasteur qui vient de vous exprimer son vœu. Uni à lui par les liens de la nature, pétri du même sang, je partage avec joie, avec satisfaction et dans toute l’effusion de mon cœur, ses sentiments et ses principes. M. Joyeux, curé de Saint-Jean de Chatelle-rault, se présente, annonce qu’il remettra incessamment ses pouvoirs, et prend place sur les bancs de MM. du clergé. * M. l’abbé Sieyès. La vérification des pouvoirs étant faite, il est indispensable de s’occuper, sans délai, de la constitution de l’Assemblée. 11 est constant, par le résultat de la vérification des pouvoirs, que cette Assemblée est déjà composée des représentants envoyés directement par les quatre-vingt-seize centièmes au moins de la i nation. Une telle masse de députations ne saurait I être inactive par l’absence des députés de quel-i que bailliages, ou de quelques classes de citoyens; i car les absents qui ont été appelés ne peuvent point empêcher les présents d’exercer la plénitude de leurs droits, surtout lorsque l’exercice de ces droits est un devoir impérieux et pressant.* De plus, puisqu’il n’appartient qu’aux rcprésen-! tants vérifiés de concourir à former le vœu national, et que tous les représentants vérifiés son#- dans cette Assemblée, il est encore indispensable de conclure qu’il lui appartient, et qu’il n’appartient qu’à elle d’interpréter et de présenter la volonté générale de la nation; nulle autre Chambre de députés, simplement présumés, ne peut rien ôter à la force de ses délibérations; enfin, il ne peut exister entre le Trône et l’Assemblée aucun veto, aucun pouvoir négatif. L’Assemblée juge donc que l’œuvre commune de la restauration nationale peut et doit être commencée sans retard par les députés présents, et qu’ils doivent la suivre sans interruption comme sans obstacle. La dénomination d’ Assemblée des représentants connus et vérifiés de la nation française, est la seule dénomination qui convienne à l’Assemblée dans l’état actuel des choses, la seule qu’elle puisse adopter, tant qu’elle ne perdra pas l’espoir de réunir dans son sein tous les députés aujourd’hui absents; elle ne cessera de les appeler, tant individuellement que collectivement, à remplir l’obligation qui leur est imposée de concourir à la tenue des Etals généraux. A quelque moment que les députés absents se présentent dans le cours de la session qui va s’ouvrir, elle déclare d’avance qu’elle les recevra avec joie et s’empressera, après la vérification de leurs pouvoirs, de partager avec eux les grands travaux qui doivent procurer la régénération de la France. Divers membres demandent la parole, et successivement parlent les uns pour, les autres contre la motion de M. Sieyès. Elle donne lieu à de vifs débats. M. le comte de Mirabeau. Je n’ai jamais été moins capable qu’aujourd’hui de discuter une question importante et de parler devant vous. Agité depuis plusieurs jours d’une fièvre opiniâtre, elle me tourmente dans ce moment même; je sollicite donc une grande indulgence pour ce que je vais dire. Si mon âme parle à votre âme, vos forces suppléeront à mes forces; mais j’ose vous demander en même temps une grande attention pour la série de résolutions que j’aurai l’honneur de vous offrir. Longtemps méditées, rédigées dans un moment plus favorable, je les soumets à votre sagesse avec plus de confiance que le peu de mots que je vais balbutier. Nous sommes prêts à sortir du cercle où votre sagesse s’est longtemps circonscrite. Si vous avez persévéré avec une fermeté rare dans un système d’inaction politique, infiniment décrié par ceux qui avaient un grand intérêt à vous faire adopter de fausses mesures, c’était pour donner le temps aux esprits de se calmer, aux amis du bien public celui de seconder le vœu de la justice et de la raison; c’était pour vous assurer mieux que, même dans la poursuite du bien, vous n’excéderiez aucunes bornes ; c’était, en un mot, pour manifester une modération qui convient surtout au courage, ou plutôt sans laquelle il n’est pas découragé vraiment durable et invincible. Cependant le temps s’est écoulé, les prétentions, les usurpations des deux ordres se sont accrues; votre sage lenteur a été prise pour faiblesse; on a conçu l’espoir que l’ennui, l’inquiétude, les malheurs publics, incessamment aggravés par des circonstances presque inouïes, vous arracheraient quelque démarche pusilla-