SÉANCE DU 7 FRIMAIRE AN III (27 NOVEMBRE 1794) - N08 39-40 259 l’aisance, ne reconnaissent la bonté du gouvernement républicain, que par ses bienfaits. En conséquence, je vous soumets le projet de décret suivant : «La Convention nationale, voulant venir au secours des habitants des frontières du Nord, dont les possessions ont été, depuis quatre ans, ravagées par les soldats de la tyrannie ; considérant que la première dette de la République est celle due à ces braves citoyens qui, depuis le commencement de la guerre, ont repoussé les tyrans coalisés ; considérant que le séjour des armées de la République sur cette partie de nos frontières, et encore plus la présence désastreuse des hordes ennemies, a presque totalement anéanti la culture du lin et du chanvre qui formaient autrefois la richesse de ce pays fertile ; voulant donner aux habitants de cette partie de la République un témoignage non équivoque de la reconnaissance nationale, et réparer, autant qu’il est au pouvoir de la nation, les maux qu’ils ont soufferts, décrète : Art. Ier-. Les cultivateurs des départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l’Aisne, qui se livreront à la culture du lin et du chanvre, seront exempts, pendant quatre années, d’impositions territoriales. Art. II-. Les comités de Salut public et de Commerce réunis sont chargés de prendre les mesures convenables pour encourager et aider cette culture par tous les moyens que leur prudence jugera nécessaire. » La Convention renvoie le projet de décret aux comités réunis de Commerce, des Finances et d’ Agriculture (90). 39 Deux citoyens se présentent à la barre, au nom des membres de la société populaire de Tournan-[l’Union ci-devant Tournan], département de Seine-et-Mame, pour féliciter la Convention sur son Adresse aux Français, et l’inviter à rester à son poste pour achever le bonheur du peuple. Ils avoient déposé la veille la somme de 1 017 liv., pour l’équipement des vaisseaux qui doivent écumer les mers du reste des esclaves qui les parcourent. Mention honorable, insertion au bulletin (91). [Les membres de la société populaire de Tournan-VUnion à la Convention nationale, s.d.] (92) (90) Moniteur, XXII, 611-612. Rép., n° 68; Débats, n° 795, 963 ; Ann. Patr., n° 696 ; C. Eg., n° 831 ; J. Fr., n° 793 ;M.U., n° 1355; Mess. Soir, n° 831; Ann. R.F., n° 67; J. Perlet, n° 795. (91) P.-V., L, 145. (92) C 328 (2), pl. 1457, p. 11. Représentants d’un peuple libre, Unis constamment à la Représentation nationale qui ne cesse de mériter notre reconnaissance, nous vous faisons passer notre profession de foi. Maintenir l’unité, l’indivisibilité de la République française; ne reconnaître d’autre point de ralliement ni d’autre union que la Convention nationale, affronter la mort pour ne souffrir qu’il lui soit porté aucune atteinte, tel est le vœu unanime des sociétaires de Tournan l’Union. Votre adresse aux français du 18 vendémiaire remplie de vérités morales, a été lue, entendue et applaudie par des hommes qui en ont gravés les principes sacrés dans leurs cœurs. Nous vous faisons passer la somme de mille dix sept livres en assignats provenant d’une souscription ouverte et à laquelle ont participé les citoyens de cette commune pour l’équipement des vaisseaux qui doivent écumer les mers du reste des esclaves qui les parcourent. Pères de la Patrie, nous ne vous dirons q’un mot : votre glorieuse carrière est ouverte, continuez la avec énergie; restez unis et achevez le bonheur du peuple. Vivent la République et la Convention nationale. Suivent 33 signatures. 40 MOREAU (au nom des comités d’ Agriculture et de Commerce): Les armes de la République terrassent l’Anglais sur le continent ; la marine française approvisionne nos ports au dépens des marchands de Londres: il est encore un autre genre de succès que nous pouvons obtenir sur eux, et nous triompherons par le génie de ce peuple orgueilleux déjà vaincu par nos armes. Maître du Bengale, l’avare Anglais nous vend au poids de l’or les mousselines des Indes jusqu’à présent inimitables en Europe. Nous lui arracherons cette branche du commerce ; nous tarirons cette source de richesses ; la France pourra non-seulement épargner 40 millions que lui coûtent annuellement ces mousselines, mais même en fournir seule aux autres nations, mettre l’Anglais dans l’impossibilité de leur en vendre une seule aune ; et bientôt ce torrent qui entraînait sans retour l’or de l’Europe dans l’Inde, détourné en grande partie, viendra enrichir le sol de la liberté. Tels sont, citoyens, les avantages qu’a fait entrevoir à vos comités d’Agriculture et de Commerce l’examen de la pétition du citoyen Bame-ville, que vous leur avez renvoyée le 26 floréal. Il offre de former à Paris une manufacture de mousselines superfines, à l’imitation de celles des Indes. La machine qu’il a inventé pour la filature du coton est très ingénieuse, et d’une grande simplicité; elle est en même temps susceptible d’une grande quantité de variantes dans son action; en sorte que, quoique toutes les broches et bobines soient mises en mouvement par une seule 260 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE roue, néanmoins on a la faculté de ralentir ou d’accélérer à volonté la rotation de chacune d’elles en particulier; de manière qu’une ouvrière peut filer du fil extrêmement fin tandis qu’une autre filera du fil moyen sur la même machine. C’est aussi par cette raison que l’on peut y filer dans le même temps du coton, du lin, de la soie, de la laine, etc. Mais l’inventeur, ayant désiré d’être unique dans un genre, l’a spécialement appliquée à la filature des cotons fins, propres à la fabrication des mousselines superfines, égales ou supérieures à celles des Indes. L’invention de Barneville ne ressemble en rien aux machines anglaises, ni pour la marche, ni pour le résultat. L’objet de ces machines, tant celles faites sur le principe d’Arkwright, qui en fut le premier inventeur et le plus habile directeur, que celles connues sous le nom de Jennys, est la filature du coton très-gros. Ces premières peuvent donner vingt-cinq à trente mille aunes de fil dans une livre ; les secondes peuvent aller jusqu’à quarante mille aimes, et ne peuvent être trop encouragées, à cause de la facilité de leur établissement. Ces filatures sont propres à la fabrication des grosses toiles, à la bonneterie et autres ouvrages de même espèce. [Mais une grande machine d’Arkwright coûte à établir 150 à 200 mille livres avant d’avoir produit une aune de fil ; les Jennys coûtent 80 à 100 livres ; une fille suffît pour les diriger. Si ces dernières étoient perfectionnées, elles seroient, sous tous les rapports, préférables aux premières. La filature de Barneville se fait avec une faci-bté surprenante sur la machine qu’il a inventée ; des jeunes filles suffisent pour ce travail.] (93) Les plus belles filatures des machines d’Artw-right et des Jennys sont si grosses qu’on ne pourrait pas en faire de pareilles sur la machine Barneville, dont le plus gros degré porte cinquante mille aunes dans une livre. Dans l’Inde, une ouvrière ne tire qu’un seul fil à la fois, tandis que sur la machine Barneville chaque ouvrière en file deux. [Barneville a employé 15 années à perfectionner son invention. Sa filature a été successivement portée jusqu’à 300 mille aunes dans une livre, degré de finesse inconnu jusqu’à présent dans toutes les parties du monde, car il est reconnu que les plus belles filatures de l’Inde ne passent pas 130 à 140 mille aunes dans une livre. La manière de filer sur la machine Barneville a encore un avantage qui mérite d’être remarqué : c’est que toutes les ouvrières sont, pendant leur travail, dans une situation de corps agréable et commode ; ce qui n’existe point dans les autres méthodes de pratiquer la filature. Les ouvrières, pour filer au rouet, sont obligées de se pencher du côté gauche à chaque demi-aune de fil ; ce mouvement indispensable faut contracter à leur corps une défectuosité si grande, qu’on reconnaît une fileuse à sa marche, parce qu’elle a la hanche gauche rentrée, et le haut du corps penché sur la gauche. En Suisse, où la filature du coton et la manière de filer sont a peu près aussi imparfaites (93) Débats, n° 795, 957. qu’en France, cet accident est plus funeste encore, à cause de l’habitude qu’ont les jeunes personnes de porter des corps baleines. La mécanique de Barneville met à l’abri de tous ces inconvéniens. Enfin les avantages annoncés par ce citoyen ne sont pas des assertions hasardées, ou fondées simplement sur la possibilité d’une invention encore en projet: ici l’expérience a déjà tout confirmé, et en laisse aucun doute sur la réussite. Les mousselines qui ont été publiquement fabriquées à Paris pendant plus d’un an, par forme d’essais, d’après les instructions de Bame-ville, ne laissent aucun doute sur ses succès. Il en a été mis sous les yeux de vos comités, qui prouvent que l’on pourra aisément surpasser les plus belles mousselines de l’Inde dans un établissement bien dirigé. Cette sorte de manufacture, qui n’existe encore dans aucun état de l’Europe, deviendra par la suite un ouvrage familier à tous nos fabricans, et l’objet d’une exportation considérable en faveur de la République. Sous ce rapport, il est certain que cette industrie causeroit un tort incalculable au commerce des Anglais dans l’Inde, et pourroit même, avec le temps, opérer la ruine. En 1788, le gouvernement a acheté au compte de l’état la propriété de l’invention de Barneville, moyennant une pension viagère de 2 000 livres ; les papiers publics français firent mention de cette découverte, les journaux anglais avancèrent qu’elle étoit impossible, et que, dans le cas où elle auroit lieu, le gouvernement français étoit trop vicieux pour qu’elle pût y prospérer; cette prédiction fût vérifiée; et probablement, pour ménager le privilège de la compagnie des Indes, on prit dans ce temps les moyens les plus propres pour empêcher cette industrie de se développer. Nous ne doutons pas que beaucoup de propriétaires d’actions de la même compagnie, dans l’espérance de la voir ressusciter, intéressés dans quelque commerce avec l’Inde, ne cherchent à nuire à cet étabbssement par des voies détournées; mais nous nous sommes assurés que le gouvernement actuel saura déjouer leur malveillance. Le comité d’ Agriculture et de Commerce de l’Assemblée constituante s’étoit fait rendre compte, vers la fin de sa session, de cette invention, et avoit écrit à la municipalité de Paris, pour la faire mettre en activité dans les établis-semens dits alors de charité, où l’on employoit des sommes énormes à des travaux qui ne rap-portoient pas le quart de leur dépense. Cette invitation n’eut cependant aucune suite. Nous pensons différemment, et nous croyons que le succès sera plus prompt et plus certain, lorsque l’inventeur lui-même dirigera à son compte une manufacture nouvelle, et qui, par suite, se propagera dans toute la République. Le commerce de mousselines dans l’Inde ne se fait qu’en numéraire. Il en coûte à la France quarante millions par an, pour l’achat des mousseh-nes de sa consommation. De plus, ce sont les Anglais qui, étant en possession du Bengale, nous vendent des mousselines dans l’Inde même. Leurs capitalistes, plus SÉANCE DU 7 FRIMAIRE AN III (27 NOVEMBRE 1794) - N° 40 261 industrieux et plus riches que les nôtres, y portent des fonds immenses. Dans l’Inde, lorsque l’on commande pour 60 millions de mousselines, il faut payer quarante millions d’avance, et l’autre tiers se paie lors de la livraison des marchandises. Ainsi des millions d’indiens sont payés d’avance par des Européens pour travailler à de ouvrages que ceux-ci pourroient fabriquer chez eux; ainsi la France a des millions de citoyens oisifs, et particulièrement le sexe le plus foible, qui pourroit s’occuper utilement à cette industrie, et auxquels ces quarante millions foumi-roient une existence commode. Cette découverte les préserverait de cette absence de travail qui produit nécessairement le libertinage ou la mendicité, que le seul revenu territorial ne peut prévenir sur un sol peuple de vingt-cinq millions d’habitans, s’il l’on n’y joint un revenu industriel, auquel le gouvernement ne peut donner trop d’accroissement. Tel est le détail que nous croyons devoir donner de l’invention de Barneville et des effets mécaniques et pobtiques qu’elle doit produire; et nous pensons qu’il est de l’intérêt de la nation que le gouvernement donne à cette industrie les moyens nécessaires à son développement. Barneville demande, pour monter sa manufacture de mousselines et la tenir en activité permanente, une avance de deux cent mille livres, une fois payée, sans intérêts pendant dix ans, dont il offre caution; et un local convenable à cet étabbssement, également sans intérêt pendant le même temps. Nous avons examiné et discuté la demande faite par ce citoyen pour former cet établissement intéressant et de nouvelle création, et nous nous sommes convaincus que sa proposition doit être acceptée, la République ne pouvant que trouver de l’avantage à aider à former cette manufacture. Barneville est fils d’un artiste ; il est lui-même un artiste ingénieux et très laborieux, mais il n’a aucun moyen de fortune pour mettre son invention en activité. Nous avons vu que la nation, à laquelle il donne caution, ne court aucun risque pour la somme prêtée. Les grands établissemens de mousselines demandent des fonds beaucoup plus considérables, mais nous avons calculé que celle de 200 000 hvres suffisait à Barneville pour développer ses opérations de manière à n’avoir plus besoin, pour se soutenir, que de satisfaire le goût du public pour la beauté des ouvrages, et pour l’avantage du prix. A l’égard du local, il nous paraît également indispensable de lui fournir celui dont il aura besoin pendant dix ans; car, s’il falloit qu’il fit construire, la mise de fonds absorberait en peu de temps le prêt qui lui serait fait, et qui ne doit être employé qu’aux travaux de sa manufacture. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit ici de donner naissance à une nouvelle branche du commerce, dont la réussite peut produire des grands effets à l’avantage de la France. Il ne faut donc rien négliger de tout ce qui peut non-seulement l’assurer mais même la rendre facile. C’est en soignant, c’est en aidant de tous les moyens nécessaire la première manufacture de porcelaines qui a été étabbe en France, que nous sommes parvenus à nous passer de celle de l’Inde. Il en est de même de plus autres manufactures que l’on pourroit citer. D’après ces considérations, nous avons pensé qu’il étoit utile aux intérêts de la République que la Convention acceptât, pour la nation, la proposition que fait Barneville, de former une manufacture de mousselines superfines, à l’imitation de celles de l’Inde. En conséquence, vos comités d’ Agriculture, de Commerce vous proposent le projet de décret suivant:] (94) « Art. 1ek-. La trésorerie nationale tiendra à la disposition de la commission d’Agriculture et des Arts, une somme de 200 000 livres, qui sera versée, sous caution, au citoyen Barneville, pour être par lui employée à la formation et à l’exploitation de la manufacture de mousselines superfines, et à l’imitation de celles des Indes, dont il a proposé l’établissement. Art. II-. Le citoyen Barneville ne sera même tenu de fournir qu’un cautionnement de 180 000 hvres, 20 000 livres lui restant pour remboursement du capital de sa pension viagère, qui demeurera supprimée à dater du jour du versement des fonds entre ses mains. Art. III-. La commission proposera, dans le plus court délai, un local convenable audit établissement. Art. IV-. Le citoyen Barneville jouira de cette somme et de ce local, sans intérêt, pendant l’espace de dix ans. Art. V-. La commission d’Agriculture et des Arts est chargée de rendre compte à la Convention, tous les trois mois, des progrès de cette manufacture. (95) » Un membre [MOREAU François-Marie], au nom des comités d’Agriculture et de Commerce, propose et l’Assemblée adopte le décret suivant : La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses comités d’Agriculture et de Commerce, décrète : Art. Premier. - La Trésorerie nationale tiendra à la disposition de la commission d’Agriculture et des Arts une somme de 200 000 liv., qui sera versée, sous caution, au citoyen Barneville, pour être par lui employée à la formation et exploitation de la manufacture de mousselines superfines, à l’imitation de celles des Indes, dont il a proposé l’établissement. Art. 11. - Le citoyen Barneville ne sera même tenu de fournir qu’un cautionnement de 180 000 liv. ; 20 000 lui restant pour remboursement du capital de sa pension viagère de 2 000 liv., qui demeurera suppri-(94) Débats, n° 795, 958-960. Ann. Patr., n° 696; C. Eg., n° 831 ; F. de la Républ., n° 68 ; J. Fr., n° 793 ; Gazette Fr., n° 1060 ; M.U., n° 1056; J. Perlet, n° 795. (95) Moniteur, XXII, 615-616. Rép., n° 68 ; Débats, n° 795, 960-961 ; J. Fr., n° 793 ; Mess. Soir, n° 831 ; Ann. R.F., n° 67.