[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 645 M. de La Luzerne, évêque , duc de Langres, président suppléant , sensible aux applaudissements unanimes de l’Assemblée, a dit : Je voudrais trouver des expressions qui répondissent à la sensibilité dont vos bontés me pénètrent. Vous m’honorâtes infiniment, lorsque vous m’élevâtes à la place où je me trouve dans ce moment ; l’honneur que vous répandez sur moi m’est bien plus flatteur encore, puisqu’il me montre que mes efforts, quelque inutiles qu’ils aient été, ne vous ont pas déplu. La discussion sur l’article du commerce des grains a été reprise ; après quoi on a lu le modèle du décret, et neuf amendements qui ont été proosés par divers membres, sur lesquels l’Assem-lée en a adopté quatre par assis et levé, et en a rejeté cinq par le même mode de délibération. Une seconde lecture a été faite du modèle de décret, après laquelle un membre de l’Assemblée a proposé un dernier amendement qui a été adopté. L’Assemblée a décidé ensuite qu’elle adoptait le décret avec les amendements admis; mais qu’elle renvoyait au comité de rédaction pour y adapter les mêmes amendements, et le rapporter à l’Assemblée du lendemain soir pour la lecture y en être faite. M. de Clermont-Tonnerre ayant repris sa place, a rendu compte qu’il avait présenté, selon les.ordres de l’Assemblée, les divers décrets des 4, 6, 7, 8 et 11 août, et celui du comité des subsistances du 29 août dernier, à la sanction royale, et que le Roi lui avait répondu « qu’il prendrait en considération la demande qu’il lui faisait, et qu’il y répondrait très-incessamment. » M. le Président a invité le comité de vérification à s’assembler le lendemain matin, et a indiqué pour ordre du jour de la séance du lendemain soir l’affaire de la gabelle, un rapport sur les Juifs et une motion d’un membre de l’Assemblée sur la caisse d’escompte. M. le Président a levé la séance, qu’il a indiquée pour demain neuf heures du matin. ANNEXE à la séance de l'Assemblée nationale du 15 septembre 1789 (1). EXAMEN de plusieurs questions importantes sur le commerce des grains, et sur les moyens d’assurer la subsistance des villes, par M. de Beauvais, ancien évêque de Senez (2). ( Imprimé par ordre de V Assemblée nationale .) Messieurs, après les questions relatives à la Constitution, celle du commerce des grains et de (1) Le mémoire de M. de Beauvais n’a pas été inséré au Moniteur. (2) Ce discours était destiné à être prononcé dans l’Assemblée nationale, si elle se fût occupée de ces questions aux époques où elles avaient été ajournées; on a pensé qu’il était utile de provoquer la discussion sur une matière aussi intéressante, afin que les opinions étant fixées, les vrais principes sur la législation des grains soient reconnus et sanctionnés. Il est d’autant plus nécessaire de traiter ces questions, la subsistance des villes est une des plus importantes qui puisse occuper votre attention ; non-seulement cette question intéresse les habitants des villes et des campagnes, mais elle peut encore singulièrement influer sur nos relations de commerce et de politique avec plusieurs nations voisines; elle mérite donc de votre part le plus sérieux examen. Votre comité de rapport vous propose de prononcer la peine de mort contre ceux qui exporteront les grains à l’étranger ; je vais essayer de démontrer que cette peine serait sans proportion avec le délit ; que cette loi, rigoureuse à l'excès, serait contraire à nos intérêts, impolitique et impossible à maintenir. Cette peine est sans proportion avec le délit, parce que l’infraction que l’on veut punir est criminelle seulement en raison de circonstances qui peuvent et qui doivent cesser bientôt. Sans doute, Messieurs, dans un temps d’effervescence, de fermentation, d’alarmes et d’inquiétudes sur les subsistances, vous avez dû prohiber l’exportation des grains ; le cri du peuple et l’opinion publique provoquaient la loi ; mais aujourd’hui que le calme est rétabli dans presque tout le royaume, devez-vous aller au delà par une loi qui entretiendrait à la fois les erreurs du peuple et ses inquiétudes ? Devez-vous prononcer une peine terrible contre un délit de circonstances, sur lequel votre opinion n’est pas encore fixée, et que les plus habiles publicistes sont bien loin de regarder comme un crime, puisqu’ils pensent que la maxime contraire, celle de la liberté absolue d’exportation et d’importation, devait être adoptée par un gouvernement sage. Vous savez, Messieurs, qu’en juin 1787 une loi solennelle demandée par les notables, sollicitée par toutes les provinces, enregistrée sans difficulté par tous les parlements, avait consacré la liberté d’exportation. Cette loi, que l’on peut nommer nationale, puisqu’elle avait l’assentiment et le vœu générai, n’a été révoquée que par un simple arrêt du Conseil rendu au mois de septembre de l’année dernière ; ainsi l’exportation des grains, que l’on regarde aujourd’hui comme un crime digne du dernier supplice, loin d’être un délit il y a deux ans, était autorisée par la loi. À présent, Messieurs, je suppose que les années prochaines soient tellement abondantes que le prix des grains soit avili en France, alors les législatures suivantes seront nécessairement obligées de révoquer cette loi sanguinaire. Un des reproches les mieux fondés que l’on ait fait au gouvernement ministériel et arbitraire, dont nous sommes heureusement délivrés, a été celui d’avoir multiplié à l’infini les arrêts et les règlements de lieux et de circonstances. Vous n’avez certainement pas l’intention d’imiter l’exemple des ministres dont l’ignorance et les erreurs ont fait gémir si longtemps les habitants de cet empire. Que diront les nations étrangères, qui toutes ont, en ce moment, les yeux fixés sur vous, lorsqu’elles verront que vous punissez de mort une action que la loi avait, deux ans auparavant, regardé comme irréprochable ? Au moment où cette Assemblée présente à l’unique plusieurs représentants de la commune le persuadent et veulent, dit-on, faire croire à leurs concitoyens que si Paris n’est pas le centre et le chef-lieu d’un département très-étendu; si elle ne conserve pas le droit de dominer sur tout ce qui l’environne, elle manquera de provisions et de subsistances. (Note de M. de Beauvais.) [15 septembre 1789.] 04,(3 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. vers étonné le modèle de la plus libre et de la plus douce des constitutions, pourra-t-elle, en contradiction avec ses principes, sanctionner la plus cruelle des lois prohibitives qui ait jamais été imaginée par un despote ? J’espère que ces observations vous convaincront que la peine proposée est sans aucune proportion avec le délit qu’elle doit punir. Mais, Messieurs, ce décret est absolument contraire aux intérêts de la nation, le dois vous le dire, les décrets que l’on nous demande sans cesse sur les subsistances produisent un effet entièrement opposé à vos intentions. Chaque jour où il est ici question de subsistances devrait être un jour de deuil pour tout le royaume ; ies discours qui sont prononcés dans cette Assemblée sur une question aussi importante et aussi délicate retentissent dans toutes les parties de la France et apportent l’inquiétude, les alarmes et la terreur. J’ajouterai que la question de l’exportation des grains n’a jamais été approfondie, ni même discutée dans cette Assemblée. Il ne serait pas difficile de démontrer que la liberté absolue et indéfinie d'exportation ne peut jamais être nuisible, et que cette liberté, au contraire, est le plus sûr moyen d’encourager l’agriculture et de préserver le royaume des effets de la famine cruelle que nous avons éprouvée. Comme je connais le prix de votre temps, je ne me permettrai, à l’appui de cette assertion, qu’un petit nombre de réflexions très-courtes. D’abord, Messieurs, on peut dire qu’il n’y a guère de pays en Europe où le prix du blé soit habituellement plus haut qu’en France, parce qu’il n’y en a point où le peuple se nourrisse presque uniquement de pain, comme il le fait en France ; or, il est de principe que là où est la plus grande consommation d’une denrée, là est aussi le marché le plus avantageux pour la vendre. Ensuite les terres sontplus chargées d’impôts dans ce royaume qu’elles ne sont nulle part ailleurs, et c’est encore une des causes de la cherté habituelle des grains ; cependant il arrive assez fréquemment des années très-abondantes ; alors, malgré la grande consommation, le prix des blés diminuent s’avilit à un tel degré, que s’ils n’étaient exportés, le laboureur, sous peine de se ruiner, serait forcé de renoncer à leur culture; vous en avez eu la preuve en 1787. Mais il faut remarquer que l’exportation ne peut se faire avec quelque avantage que dans les années d’une extrême abondance, et lorsque le prix très-bas présente au commerce une très-grande différence de l’achat à la vente; sans cette "condi-tion les avaries, les frais et les pertes qui, sur cette denrée, sont toujours énormes, absorberaient entièrement les bénéfices. D’où il résulte que l’exportation d’une quantité considérable de blé ne peut se faire que lorsqu’il est à très-bon marché, et qu’elle n’est jamais à craindre lorsque les prix sont élevés ; d’où il suit encore que l’exportation du blé dans les temps d’abondance, loin d’être nuisible, est très-utile, nécessaire même pour encourager l’agriculture, et que, dans les années de disette, elle ne peut pas être dangereuse puisqu’elle présente une raine certaine à ceux qui entreprendraient un pareil commerce. On objecte que des gens mal intentionnés ont été soupçonnés d’avoir fait exporter des quantités considérables de grains hors du royaume. Je sais, Messieurs, que les ennemis du bien public ont assez fait connaître leurs mauvaises intentions pour vous convaincre qu’ils eussent été capables d’employer les manœuvres les plus criminelles pour affamer une nation qu’ils ne pouvaient asservir. Cependant réfléchissez un moment aux capitaux énormes qu’il aurait fallu rassembler pour réussir dans une semblable tentative, et vous verrez qu’elle était impraticable, Aujourd’hui que tous ces vains projets sont avortés, et que la liberté de la nation est désormais assurée, quels seraient les motifs qui pourraient vous déterminer à sanctionner une loi excessivement rigoureuse et contraire aux véritables intérêts du peuple. Mais cette loi, Messieurs, serait en outre impo-litique pour nos relations avec l’étranger; en effet, n’est-ce pas avertir tous les princes de l’Europe de porter les mêmes lois prohibitives contre ceux de leurs sujets qui seraient tentés de nous apporter des secours? Et vous serez frappés de la vérité de cette observation, lorsque vous vous rappellerez qu’imrnédiatement après que la France eut défendu la sortie des blés, presque tous les princes voisins ont fait chez eux les mêmes prohibitions ; vous en avez été informés par les ministres du Roi. Enfin cette loi serait impossible à maintenir. Je vous le demande, Messieurs, ces lois de sang que l’ignorance et la barbarie avaient portées contre la contrebande du sel et du tabac, en ont-elles arrêté la fraude ? Pensez-vous que la loi qui vous pst proposée ait plus de force contre la contrebande du blé? Cette loi serait-elle possible à maintenir dans un royaume qui a six cents lieues de frontières ? Là France ayant dans son sein une très-grande consommation de blé, en a rarement exporté des quantités considérables à l’étranger, malgré les permissions fréquentes accordées par le gouvernement ; la Suisse est presque le seul pays de l’Europe à qui elle en fournisse habituellement. Les terres de la Suisse, en général peu fertiles, ne produisent que la moitié environ des grains nécessaires à la consommation de ses habitants, le surplus leur est fourni parla France, la Souabe et l’Italie. Je suppose que ies grains fournis par la France servent à nourrir cent mille individus en Suisse, quelle proportion y a-t-il entre la consommation de cent mille individus et celle de 25 millions d’hommes? Est-il possible de croire que les secours qui seraient accordés aux Suisses pussent jamais influer sur les subsistances du royaume? L’alliance de la France avec les Suisses est si ancienne, nos liaisons avec eux sont si naturelles, ils ont donné dans tous les temps et récemment encore tant de preuves d’attachement pour la nation française, qu’il me semble que ce serait un acte de barbarie et d’injustice aux Français devenus libres de refuser aux Suisses des subsistances que les ministres du pouvoir arbitraire leur ont presque toujours accordées. Il me semble qu’il est très-impolitique d’interrompre et de déranger des relations de commerce qui ont Une grande influence sur la culture de deux provinces très-importantes , la Franche-Comté et l’Alsace. Mais, pour en revenir à la prohibition, elle n’a pas été plutôt prononcée en France, que le prix du pain s’est élevé gn Suisse à 5 et 6 sols la livre, tandis qu’il est à 2 ou 3 sols en Alsace ou en Franche-Comté. Pensez-vous, Messieurs, qu’un bénéfice de trois ou quatre sols par livre ne sera pas suffisant pour exciter la cupidité d’une multitude d’agents de la contrebande? Et peut-on s’imaginer que les Suisses, affamés et mourants de faim, seront arrêtés par la loi rigoureuse qui vous est proposée? Non, certainement ; elle sera donc impossible à maintenir. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 647 Vous avez déjà consacré, Messieurs, un principe sur la liberté du commerce et de la circulation des grains dans toutes les parties du royaume. Eh bien, Messieurs, ce qui est vrai pour la France l’est aussi pour l’Europe entière. L’expérience des siècles nous prouve que depuis que cette partie du monde est peuplée, ses récoltes ont suffi pour nourrir tous ses habitants. Si la liberté illimitée du commerce des grains était une loi commune et générale à tous les peuples de l’Europe, il est de la plus claire évidence que cette loi les préserverait à jamais de la famine. C’est à vous, Messieurs, qui avez déjà donné de si grandes leçons à l’univers, qu’il appartient de proclamer cette importante vérité. H sera cligne de vous de l’annoncer aux nations étrangères. Je conclus à ce que la loi proposée soit rejetée, parce qu’elle prononce une peine absolument disproportionnée au délit, parce qu’elle est contraire aux intérêts de la nation, impolitique et impossible à maintenir. 11 vous a été proposé, Messieurs, il y a quelque temps, sur la demande de M.le garde des sceaux, une autre loi tendant à obliger, les fermiers de porter leurs grains dans les marchés. Cette loi paraît destinée particulièrement à favoriser les approvisionnements de la capitale; mais j’espère démontrer que ce but serait très-mal rempli, et qu’une semblable loi renverserait tous les principes de liberté que vous avez établis ; je me persuade même que les habitants de Paris rejetteraient avec indignation cette loi de servitude, qu’il n’appartient qu’au despotisme ou à l’ignorance de mettre en usage. Ces habitants qui ont donné à la France de si grands exemples de patriotisme et de courage sont trop généreux et trop justes pour vouloir employer envers leurs concitoyens des moyens de violence et d’oppression. Des circonstances, qui probablement ne reviendront jamais , ont nécessité des mesures extraordinaires pour assurer l’approvisionnement de Paris ; mais aussitôt que la Constitution sera terminée, alors sans doute la loi seule gouvernera le royaume; vos décrets seront non-seulement respectés, mais obéis, et la libre circulation des blés ne sera plus interrompue. Alors il ne sera plus permis d’inquiéter les peuples sur leurs subsistances, alors aussi il sera expressément défendu de taxer le blé dans les marchés, et de fixer follement le prix du pain au-dessous du prix courant du blé ; et lorsque les vrais principes de la liberté du commerce des grains seront irrévocablement établis, la capitale étant de toutes les villes du royaume celle qui consomme le plus et qui paye le mieux, on verra les cultivateurs de toutes les provinces, excités par le plus puissant des motifs, leur intérêt, s’empresser à l’envi d’y porter leurs denrées, et Paris deviendra bientôt l’entrepôt et le magasin général de la France. Mais si des mesures contraires à la liberté, si des précautions d’inquiétude continuaient à être employées, elles repousseraient les cultivateurs et les agents des subsistances. Telle serait, Messieurs, la conséquence infaillible de la loi qui vous est proposée. Cette loi violerait les droits sacrés de la propriété ; elle rendrait vaine et illusoire la déclaration des droits que vous avez proclamée ; elle établirait la souveraineté des villes sur les campagnes ; elle porterait dans l’âme des cultivateurs le trouble, la terreur et le découragement; enfin, elle serait complètement inutile, impossible même à exécuter. Oui, Messieurs, en portant un semblable décret, vous violeriez les droits de la propriété, et vous rendriez illusoire la déclaration des droits; car un fermier est un citoyen, il a en cette qualité le droit de disposer de sa propriété comme il le juge convenable. Il doit avoir la liberté de vendre ses denrées, soit chez lui, soit partout ailleurs où il en trouvera le prix le plus avantageux. Vous établiriez l’aristocratie des villes sur les campagnes ; car pour que la loi Soit juste, il faut qu’elle soit égale. Ainsi, il doit être libre aux gens des campagnes de porter leurs grains dans les villes, comme il est permis aüx habitants des villes d’aller chercher dans les campagnes les denrées dont ils ont besoin, et d'y porter les marchandises qu’ils veulent y vendre. Sur les 25 millions d’hommes qui peuplent la France, six millions environ demeurent dans les villes, les dix-neuf autres habitent les campagnes. Par cette loi, les premiers jouiront d’une liberté sans limites, les autres seront dans la subordination, dans la dépendance, dans un esclavage réel ; ils ne seront proprement que des ilotes condamnés à cultiver leurs champs pour des habitants des villes, qui se réserveront le droit de faire apporter et de taxer à volonté leurs denrées. Nous n’avons déjà que trop d’exemples de l’autorité arbitraire que les villes s’arrogent sur les campagnes. Les villes se plaignent que les gens des campagnes n’apportent pas leurs grains dans les marchés, mais elles ne vous disent pas que le peuple des villes a souvent forcé les officiers municipaux à taxer le prix du blé ; elles ne vous disent pas que les gens des campagnes n'ont été presque nulle part protégés, qu’ils ont été souvent exposés à être pillés, maltraités, et quelquefois en danger de leur vie. Par cette loi vous porteriez le découragement dans l’âme des agriculteurs; vous les aviliriez à leurs propres yeux, parce qu’en les subordonnant aux habitants" des villes vous leur ôteriez toute espérance de voir l’égalité de droits s’établir entre eux: bientôt ils perdraient le goût de leur état et l’amour de la campagne ; ils seraient détournés de se livrer à de nouveaux essais, à de nouvelles entreprises dont ils seraient si mal -récompensés. Cette loi, Messieurs , armerait les campagnes contre les villes, elle augmenterait la défiance, elle détruirait cette fraternité si désirable entre tous les Français : je dis plus, elle serait inutile et impossible à exécuter. Au mois de novembre dé l’année dernière le gouvernement a porté cette même loi qui vous est proposée ; il l’a renouvelée au mois d’avril suivant. Pour en assurer l’exécution, il a ordonné des persécutions et des vérifications chez tous les fermiers. Tout était alors tranquille ; cependant les vérifications n’ont pas été exactes; la ioi a été mal exécutée, parce qu’elle était souverainement injuste. Aujourd’hui, Messieurs, elle sera plus injuste encore, parce qu'elle est diamétralement opposée à la Constitution que vous venez d’établir, et le gouvernement aura moins de moyens d’en maintenir l’exécution ; elle serait d’ailleurs très-facile à éluder ; les fermiers pourront s’entendre, soit entre eux, soit avec quelques habitants des villes, pour faire acheter en apparence, ou retirer sous main, les grains qui ne se vendraient pas à leur prix. Enfin, Messieurs, elle sera insuffisante, absurde même pour l’effet qu’on veut qu’elle produise, c’est-à-dire pour procurer l’abondance et le bon marché. En effet, les blés que les fermiers auraient pu 048 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] vendre chez eux et qu’ils seront tenus de porter dans les marchés seront augmentés des frais de voitures, de la dépense des vendeurs, de celle des acheteurs. La perte du temps, ce temps si précieux aux cultivateurs, entrera aussi en ligne de compte. 11 se trouvera, à la vérité, dans des marchés, une plus grande quantité de grains ; mais il s’y trouvera aussi bien plus de demandeurs, et l’on "sait que le prix des denrées est toujours fixé non en proportion de la quantité à vendre, qui, quoique considérable, serait inférieure à la demande, mais en raison des besoins des consommateurs ; d’un autre côté, en supposant même la quantité des denrées à vendre égale aux besoins, la concurrence des grands et des petits acheteurs, tous pressés de se pourvoir à la fois, et dans le même jour, fera nécessairement hausser le prix naturel des grains. M’est-il pas aussi très-dangereux d’attirer un grand nombre d’hommes, à la même heure, dans le même endroit, et pour les mêmes intérêts? N’est-ce pas donner lieu à des désordres de toute espèce et à de fréquentes émeutes? Cette loi serait donc injuste, attentatoire aux droits des hommes, inutile, dangereuse, et d’une exécution impossible ; elle serait enfin si contraire à vos principes, que je crois que vous devez la proscrire pour toujours, et permettre dans tous les temps aux fermiers de vendre leurs grains soit chez eux, soit dans les marchés, suivant qu’ils le jugeront plus convenable à leurs intérêts. Cependant je conviens, Messieurs, qu’il est de votre sagesse de chercher des moyens prompts et efficaces de prévenir la disette dont plusieurs villes et quelques provinces sont encore menacées, et d’assurer surtout la libre circulation dans tout le royaume. J’aurai l’honneur de vous présenter quelques vues sur cet objet important, et de vous proposer un projet de décret ; mais avant je vous prie de me permettre d’en développer les motifs par quelques réflexions préalables. Le docteur Smith, cet écrivain profond, déjà cité plusieurs fois dans cette Assemblée, a dit que les disettes qui avaient affligé les diverses contrées de l’Europe avaient été causées très-rarement par l’intempérie des saisons, mais bien plus souvent par les mauvaises lois ou par les fausses précautions de leurs gouvernements. Le vertueux Turgot a répété cette même vérité dans plusieurs de ses ouvrages ; il l’a consacrée dans ces lois immortelles qu’il a promulguées en 1774 et en 1775, lois dont aucun de ses successeurs n’aurait dû s’écarter, puisqu’elles nous avaient procuré quatorze années successives d’abondance et de tranquillité. Nous ne pouvons plus le dissimuler, Messieurs, - la disette que nous éprouvons depuis longtemps est une disette d’opinions. Une grêle extraordinaire a affligé l’année dernière quelques provinces, et on nous a dit que cette grêle avait occasionné la famine dont nous avons été tourmentés plus de six mois; mais on nous a assuré en même temps qu’aussitôt après la récolte nous serions dans l’abondance: la récolte est faite, elle a été généralement bonne, et nous sommes encore dans la disette. Est-ce la grêle de l’année dernière qui en est la cause? Non, Messieurs. La véritable cause du mal provient de l’inquiétude des peuples sur leurs subsistances : cette inquiétude remonte au mois de septembre de l’année dernière. Je suis convaincu des bonnes intentions du gouvernement, mais il s’est trompé; il est aujourd’hui de la plus claire évidence que les précautions éclatantes qu’il a prises pour les subsistances, les primes qu’il a accordées sur l’importation des blés étrangers, l’injonction qu’il a faite plusieurs fois aux fermiers de porter leurs grains dans les marchés; enfin les achats de blés qu’il a faits dans l’étranger, il est constant, dis-je, que toutes ces mesures extraordinaires ont porté l’alarme, l’effroi et l’épouvante dans toutes les parties du royaume. Jamais on n’a vu inquiéter impunément les peuples sur leurs subsistances ; toujours les secousses les plus terribles ont été la suite de ses alarmes sur les denrées de première nécessité. Les mesures trop publiques du gouvernement ont provoqué et justifié en quelque sorte les précautions et les règlements particuliers des parlements, des provinces et des municipalités. Les circonstances ont encore aggravé le mal. Le peuple commençait alors à briser ses chaînes et à secouer un joug devenu insupportable. Le premier usage que le peuple des campagnes a cru devoir faire ae sa liberté a été de défendre et de conserver des subsistances qu’on voulait lui enlever. Les habitants des villes n’ont pas moins abusé de leurs forces. Les premières alarmes ayant fait augmenter le prix du pain, leur fureur s’est portée sur les agents des subsistances. Presque partout les marchands de grains, les meuniers, les facteurs, les boulangers mêmes ont été menacés, pillés, et souvent même en danger de leur vie (1). Dès lors tout le commerce de grains a été interrompu, et la famine a été complète dans les villes. Alors le gouvernement et les municipalités ont cru devoir se charger de l’approvisionnement. On a tiré, à des frais énormes, des blés de l’étranger. A Paris, et dans quelques autres villes, le prix du pain a été réduit à trois sols la livre, tandis qu’il se vendait à quatre sols dans les provinces, et qu’il revenait à près de six sols au gouvernement. Cette réduction a peut-être été nécessitée par les circonstances ; mais, dans tout autre temps, c’eût été une faute des plus graves, puisqu’on détruisait par là toute espèce de concurrence, et qu’il était absurde d’espérer qu’aucun particulier voulût faire le sacrifice du tiers ou de la moitié de son capital. Cette réduction extraordinaire a eu encore le grand inconvénient de surcharger les finances et d’augmenter le fardeau des campagnes, non pas seulement en faveur des pauvres des villes, mais en faveur des riches, qui n’auraient pas dû profiter de la diminution. 11 en est résulté aussi une régie très-difficile, très-dispendieuse, des pertes immenses et des fournitures en général très-inférieures. Tout le monde sait (1) Tous ces excès sont condamnables; il est cependant vrai de dire que les alarmes du peuple sur ses subsistances n’ont pas peu contribué à accélérer et à consolider la Révolution. Il est certain que l’inquiétude de manquer de pain s’étant jointe à l’espoir de briser des chaînes devenues insupportables, a monté toutes les têtes au plus haut degré d’exaltation. Les alarmes du peuple sur ses subsistances ont encore produit un autre effet non moins important dans les circonstances présentes, c’est qu’en maintenant très-haut le prix des grains, la valeur des terres s’est soutenue au lieu d’éprouver la diminution très-considérable que la grande Révolution qui vient de s’opérer devait faire craindre. Cependant la conséquence infaillible de la diminution de la valeur des terres et de leur produit eût été que la levée des impôts directs aurait été très-difficile pendant plusieurs années, et que ces impôts auraient essuyé une très-forte réduction, ce qui eût mis la nation dans l’impossibilité d’acquitter ses engagements envers les créanciers du gouvernement ; mais ces résultats n’avaient pas été prévus, et ils ne justifient pas les fausses mesures qui ont été prises. [Assemblée hationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 649 que les grains et farines venus de l’étranger étaient en grande partie avariés et gâtés. Il est temps, Messieurs, de prendre les plus justes mesures pour faire cesser des maux qui ont désolé successivement toutes les villes et toutes les provinces du royaume. Je pense qu’avant tout ïl faut tranquilliser le peuple sur ses subsistances, lui faire connaître que, dans tous les temps, la France a eu dans son sein toutes les ressources dont elle avait besoin pour ses approvisionnements, et qu’elle se suffit encore, cette année, complètement à elle-même. Il faut que le peuple sache que, même l’année dernière, le royaume avait abondamment tous les grains dont il avait besoin ; et cette vérité vous paraîtra, comme à moi, incontestable, si vous considérez que de l’aveu même du gouvernement il n'en est venu de l’étranger que pour 20 à 25 millions, et que ce secours est sans aucune proportion avec la consommation annuelle du royaume qui s’élève à plus de 1,500 millions. Il faut lui dire que s’il „y avait assez de grains en France 1 année dernière pour nourrir ses habitants, il est bien plus certain encore que la récolte actuelle sera suffisante, qu’elle surpassera même de beaucoup les besoins de cette année, puisqu’elle a été généralement abondante. C’est, Messieurs, ce qu’il faut faire connaître au peuple ; et je crois que l’instruction que vous aviez ordonné à votre comité de rédiger, si elle était promptement envoyée dans les provinces, remplirait complètement cet objet. Je suis convaincu que cette instruction fraternelle, adressée au peuple par ses représentants, par ses meilleurs amis, ne tarderait pas à ramener le calme et l’abondance; je suis persuadé qu’elle mettrait un terme à ces agitations dangereuses, à cette fermentation terrible dont les effets ont tant de fois suspendu vos travaux, et qui menacent encore d’ébranler le superbe édifice de la liberté, que vous aviez pris tant de peine à élever. N’en doutez pas, Messieurs, les nombreux ennemis de la liberté française font tous leurs efforts pour fomenter les inquiétudes et les alarmes du peuple sur ses subsistances. C’est sur la continuation de ses alarmes qu’ils fondent leurs espérances, très-vaines sans doute, de voir détruire votre ouvrage (1). Ne perdez donc pas un instant pour rassurer les peuples sur ce qui les intéresse le plus au monde. Mais, Messieurs, l’envoi d’une instruction dans les provinces ne serait pas suffisant: je pense qu’il faut se hâter de rétablir l’ordre ancien, et qu’il faut abandonner, comme auparavant, l’approvisionnement des villes à l’intérêt particulier. Pour y parvenir, Messieurs, vous devez mettre les marchands de grains, les facteurs, les meuniers, les boulangers, sous la sauve-garde spéciale de la loi. Ici, Messieurs, permettez-moi quelques réflexions sur le commerce des grains, ce commerce si peu connu, si mal défini, si décrié dans l’esprit du (1) Ces espérances sont certainement vaines; il n’esl pas un homme raisonnable qui ne doive reconnaître que tout effort à empêcher ou à retarder la Révolution, sera désormais inutile : c’est la nation tout entière qui veut être libre; il semble que ceux même qui ont différé d’opinion sur les principes de la Constitution, s’ils connaissaient leurs véritables intérêts, devraient se réunir de bonne foi à la majorité de la nation pour hâter la Révolution, puisqu’ils ne peuvent être assurés de leur état et de leur fortune que lorsqu’elle sera complétée. peuple, et dont les effets, dirigés d’après les principes d’une sage liberté et d’une concurrence illimitée, seraient à l’avenir le préservatif le plus assuré contre les disettes. Le commerce des grains, Messieurs, doit être considéré sous plusieurs points de vue. Il est utile aux fermiers, en ce que les marchands, devenus leurs agents, économisent leurs frais et leur temps. Il est utile au peuple, dont il prévoit et satisfait les besoins. Dans les années de grande abondance, il empêche l’avilissement de la denrée, en établissant dans les marchés, entre les consommateurs et les marchands, une concurrence qui, seule, peut alors soutenir et encourager l’agriculture. Dans les temps de disette, il offre aux consommateurs des magasins dont l’approvisionnement et l’entretien n’ont rien coûté au gouvernement, et son intervention prévient une hausse subite dans les prix, par la concurrence nouvelle qui s’établit entre les marchands et les fermiers en faveur des consommateurs. Ainsi son intervention a le double avantage d’empêcher l’avilissement des grains dans les années de grande abondance, et de prévenir la cherté excessive dans les temps de disette. 11 évite en outre, au gouvernement, les embarras et les frais immenses des approvisionnements qu’il fait bien mieux et à meilleur marché que lui. Enfin, Messieurs, c’est le commerce qui fournit les villes; c’est par le commerce que les provinces et les cantons qui ne produisent pas de blé , qui n’en recueillent pas suffisamment, ou qui éprouvent des disettes par l’intempérie des saisons, sont approvisionnés. Vous le savez, Messieurs, du moment où son activité a été interrompue par les préjugés et par les préventions de l’ignorance, la famine a désolé les villes et les campagnes. Une tardive expérience nous apprend aujourd’hui combien il est nécessaire de protéger tous les agents de ce commerce, et d’encourager ungrandnombred’hommes à l’entreprendre, afin d’établir entre eux la plus grande concurrence ; elle nous apprend que c’est par cette concurrence seulement que l’on parviendra à éviter le monopole, et à procurer le bon marché et l’abondance. En suivant cette maxime, Messieurs, nous n’aurons plus à craindre le fléau terrible que nous venons d’éprouver. Sans doute les années ne seront pas toutes également abondantes. S’il en survient une plus stérile, alors sans doute les blés supporteront nécessairement une augmentation de prix. Mais si les précautions alarmantes du gouvernement ne viennent pas déranger de nouveau le cours naturel des choses, comme les salaires n’augmenteront pas aussi subitement que les denrées, chacun diminuera forcément un peu sa ration journalière de pain, et on atteindra, sans secousse et sans convulsion, le temps ordinaire de la moisson ; la consommation journalière de chaque individu sera un peu moindre, mais des villes et des provinces entières ne seront pas exposées à mourir de faim. J’ai cru, Messieurs, qu'il pouvait être utile de rappeler dans les circonstances présentes ces vérités importantes, ces notions simples qui semblaient avoir été oubliées. La formation prochaine des nouvelles municipalités rend la publicité des vrais principes plus nécessaire que jamais. Vous devez encore, Messieurs, interdire à tous les juges et aux officiers municipaux des villes de taxer les blés, et leur défendre surtout d’arrêter 6o0 [Assemblée ilâtibnale.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] les blés et farines lors de leur circulation, sous peine d’être punis comme criminels de lèse-nation. Je crois qu’il est également indispensable d’augmenter la concurrence entre les agents des subsistances, afin d’éviter toute espèce d'accaparement et de manœuvres; et, en conséquence, je pense qu’il est nécessaire de suspendre provisoirement dans les villes le privilège des maîtrises des boulangers, et d’y encourager l’établissement de tous ceux qui voudront embrasser cet état. Il est aussi de la plus grande importance d’ordonner aux villes, et surtout à celle de Paris, de rétablir le prix naturel du pain, et de le fixer comme autrefois dans la proportion du prix moyen du blé dans les marchés. Mais, Messieurs, après avoir pris toutes ces mesures, il sera juste et conforme aux sentiments d’humanité qui vous animent de venir au secours des indigents, et surtout des ouvriers de manufactures, qui, pour la plupart, manquent d’ouvrage dans ce moment, ne pourraient pas atteindre au prix du pain lorsqu’il sera augmenté. Votre prévoyance à cet égard ôtera tout prétexte aux gens mal intentionnés d’exciter parmi le peuple une fermentation toujours dangereuse. Je propose donc que dans toutes les villes où le prix naturel du pain a été réduit, notamment à Lyon, à Paris, etc., il soit ouvert des bureaux de charité où tous les indigents et tous les ouvriers dans le besoin seront admis à se faire inscrire, pour y recevoir une indemnité proportionnée à l’augmentation du prix du pain, à raison d’une livre et demie par individu dont chaque famille sera composée ; ainsi à Paris, par exemple, si le prix du pain à raison de celui du blé était augmenté jusqu’à 4 sols (ce qui n’est pas probable), une famille composée de six personnes recevrait 9 sols par jour au bureau de charité. Il serait convenable d’établir un de ces bureaux dans chaque quartier des grandes villes et à Paris dans chaque district, afin de faciliter les secours et rendre les informations plus sûres. Ce moyen, Messieurs, aurait le double avantage de satisfaire le peuple à qui ce secours serait uniquement destiné, et de prévenir toute espèce de fermentation et d’émeute. Il serait aussi infiniment moins coûteux que les indemnités actuelles accordées aux boulangers, et qui s’élevaient, il y a un mois, à Paris, suivant les ministres, à plus'de dix mille livres par jour, non compris les frais énormes et les dépenses de la ville. Je suppose que dix mille familles profitassent de cette faveur à Paris, et que chaque famille fût composée de cinq individus, l’indemnité serait payée à 50,000 individus, et la dépense journalière serait de 3,750 livres. Portez à 100 mille, si vous voulez, le nombre des individus inscrits qui seraient secourus, la dépense ne serait encore que de 7,500 livres. Si le prix actuel du pain n’est augmenté que de 6 deniers, comme il y a lieu de le croire, alors chacune de ces deux sommes sera moindre de moitié. Le Trésor public sera chargé par vous de tenir compte à la ville de Paris et aux autres villes du royaume des sommes qu’elles justifieront avoir payées en raison de cette indemnité. Cependant, Messieurs, je pense que cette indemnité ne doit pas être promulguée au delà d’une année ; mon but en vous la proposant est : 1° D’empêcher toute espèce de fermentation qu’une augmentation subite du pain pourrait occasionner ; 2° De soulager les indigents et les ouvriers de ces mêmes villes, qui, par la stagnation absolue du commerce et des fabriques, manquent presque tous d’ouvrage; car je ne dois pas vous dissimuler que dans d’autres circonstances cette faveur particulière accordée à un petit nombre de villes serait contraire à tous les principes. Il est d’une extrême injustice de faire payer aux provinces les secours qui sont accordés à quelques villes privilégiées; il est aussi très-impolitique de rendre par des gratifications les denrées de première nécessité moins chères dans les villes que dans les campagnes. Le véritable intérêt national n’est certainement pas d’enrichir et de peupler les villes aux dépens des campagnes. En résumant tout ce que je viens de dire, je crois qu’il est de la plus haute importance de consacrer d’une manière solennelle les vérités suivantes : 1° Que la France, composée d’un si grand nombre de provinces dont le sol et le climat sont différents, se suffit complètement à elle-même pour l’approvisionnement de ses habitants. 2° Que c’est une faute grave en administration, et une des plus grandes erreurs en politique d’inquiéter les peuples sur leurs subsistances. 3° Que le gouvernement ne doit jamais faire, ni directement, ni indirectement, le commerce des grains. 4° Qu’il ne doit jamais être permis à aucun agent du pouvoir exécutif, de taxer le blé, encore bien moins le prix du pain au-dessous du prix courant du blé dans les marchés ; une pareille imprudence étant nécessairement suivie de la famine. 5° Que lorsque par des circonstances imprévues le prix du pain monte à un taux trop élevé, l’indigent seul a droit d’être secouru par le Trésor public et non le riche. 6° Que les seuls moyens raisonnables à employer pour procurer l’abondance et le bon marché des subsistances sont la liberté, la protection et la concurrence. C’est dans ces principes que j’ai l’honneur de vous proposer de substituer le décret suivant à celui qui vous est présenté par votre comité des rapports. L’Assemblée nationale décrète : 1° Qu’il sera très-incessamment envoyé dans les provinces une instruction pour rassurer les peuples sur leurs subsistances, et leur faire connaître que les ressources de la France à cet égard ont toujours été et sont plus que jamais cette année complètement suffisantes. 2° Que Sa Majesté sera suppliée de ne plus permettre qu’il soit fait à l’avenir, au nom du gouvernement, aucun commerce ni approvisionnement de grains. 3° Qu’il est très-expressément défendu à tous les officiers municipaux et juges des villes de taxer le prix des grains dans les marchés, et qu’il leur est pareillement défendu d’apporter aucun obstacle à la libre circulation et au commerce des grains, sous peine d’être poursuivis comme criminels de lèse-nation. 4° Que les meuniers, marchands de grains, facteurs, boulangers et autres agents des subsistances, sont sous la sauvegarde nationale et sous la protection spéciale de la loi. 5° Que le privilège des maîtrises des boulangers dans toutes les villes est dès à présent suspendu, et qu’il est permis à tous les particuliers qui voudront embrasser la profession de boulanger de former des établissements. 6° Qu’il est enjoint aux officiers municipaux de toutes les villes où le prix naturel du pain a [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 651 été rédoit, de le rétablir, à compter du jour de la publication du présent décret, et de le lixer à l’avenir dans la proportion du prix du blé dans les marchés. 7° Que les officiers municipaux des villes où le prix naturel du pain a été réduit sont autorisés à établir des bureaux de charité, où tous les indigents et tous les ouvriers seront admis à se faire inscrire pour y recevoir une indemnité proportionnée à l’augmentation actuelle du pain, à raison d’une livre et demie par jour par individu dont chaque famille sera composée, et que cette indemnité leur sera payée jusqu’à ce que le prix naturel du pain soit réduit au prix ou il est actuellement fixé dans chacune des villes ci-dessus mentionnées, sans cependant que cette indemnité puisse, dans aucune ville, être prolongée au delà d’une année. 8° Que le Trésor public tiendra compte à la ville de Paris et aux autres villes autorisées par le présent décret des sommes qu’elles justifieront avoir payées pour raison de ladite indemnité. MÉMOIRE sur les subsistances par M. Gouges -Cartou (1) député du Quercy et membre du cdmité des subsistances. (Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale.) CHAPITRE PREMIER. Des causes de la cherté des grains. Si nous remontons jusqu’aux premiers éléments qui forment les prix d’une marchandise quelconque , nous découvrirons que ces prix dépendent principalement de la rareté ou de l’abondance de cette marchandise, de la quantité plus ou moins considérable des consommateurs , et de celle plus ou moins forte de l’argent qui est en circulation. Ces causes sont tellement dans la nature même des choses, qu’il n’y a pas de puissance capable d’en arrêter l’influence ; en telle sorte que le prix d’une marchandise doit augmenter nécessairement à mesure qu’elle devient plus rare, qu’il y a plus de consommateurs, et que l’argent est plus abondant. Il faut mettre à l’écart les deux dernières, parce que rien n’indique qu’elles aient agi cette année sur le prix de la denrée. Le nombre des consommateurs n’a certainement pas augmenté, et il est très-vraisemblable que la masse du numéraire a diminué plutôt que de grossir. Ainsi l’on doit conclure avec la plus grande certitude que ce n’est qu’à la mauvaise récolte de 1788 qu’il faut attribuer la cherté des grains de cette année. C’est ce que le parlement de Paris a paru ignorer, lorsqu’au commencement de cette année il nomma des commissaires pour s’enquêter des causes qui produisaient la cherté des grains, et qu’il fit entendre qu’elle était l’ouvrage des accapareurs. Les habitants d’une ville immense, toujours renfermés dans son enceinte, avaient déjà oublié qu’üne grêle affreuse avait détruit autour d’eux une foule de moissons ; ils ignoraient que l’intempérie des saisons avait diminué les autres, surtout dans le midi du royaume; ils n’avaient pas appris que déjà dans le mois d’août les né-(1) Le mémoire de M. Gouges-Cartou n’a pas été inséré aU Môniteur. gociants de Bordeaux avaient ordonné des approvisionnements de grains très-considérables dans tous les ports de la Bretagne, dans la Normandie et à Dunkerque, et que dans toutes ces provinces le nombre des demandeurs ayant, pour ainsi dire, doublé tout à coup, il fallait nécessairement que le prix des grains doublât aussi. Les revenus des uns, payés par des fermiers ou par l’hôtel de ville, et les salaires des autres demeurant à peu près les mêmes, ils s’indignèrent de la grande cherté du pain, et ne sachant en découvrir la cause, ils la rejetèrent sur les accapareurs. Cette erreur fut une suite de l’arrêt du Parlement ; l’impression qu’il fit se propagea avec rapidité. Partout on voulut prévenir les funestes effets des accapareurs. Le procureur général du parlement de Paris, l’intendant de Soissons, les parlements de Rouen, de Bourgogne, etc., arrêtèrent ou prohibèrent à l’envi la sortie des grains de l’étendue de leurs districts respectifs ; celui de Bordeaux alla jusqu’à défendre dans le mois de mai dernier l’exportation des farines pour les îles françaises de l’Amérique, quoique leurs colons soient citoyens comme nous. Le gouvernement céda lui-même au torrent. Il priva les marchands de grains de la faculté d’être membres des bureaux de police (1); il les obligea de ne vendre leurs grains qu’au marché, et il soumit leurs magasins à l’inspection du magistrat (2). Comment le peuple aurait-il pu résister à l’impulsion générale? Que dis-je! Comment aurait-il été possible que dans cet oubli total des principes fondamentaux des sociétés, il ne se fût pas livré aux derniers excès, lui, qui une fois en mouvement, ne sait plus s’arrêter? Plusieurs marchands et plusieurs fermiers sont devenus la victime de la fureur insensée ? Tous ceux qui avaient une âme honnête se sont empressés d’abandonner un commerce qui compromettait leur sûreté et qui flétrissait leur honneur (3). Nulle part il n’y a eu des approvisionnements ; en beaucoup d’endroits le peuple n’a pas souffert que les grains fussent transportés ailleurs; la terreur s’est emparée des esprits ; l’imagination, qui ne sait jamais s’arrêter à propos, a redoublé les alarmes ; chacun a craint de manquer de provisions ; le gouvernement s’est vu forcé de s’occuper sans relâche de la subsistance des peuples et de faire escorter par des gens armés les convois destinés pour Paris et pour Versailles ; et ce qu’il y a de plus inconcevable, c’est que tandis que les vendeurs disparaissaient et que la denrée devenait plus rare, le peuple entreprenait de forcer même la nature, en obligeant les magistrats à diminuer le prix du pain (4). (1) Il n’y a que des professions notées d’infamie qui puissent emporter avec elles la privation d’un droit aussi précieux du citoyen. (2) N’est-ce pas une violation manifeste des droits de liberté et de propriété que nous venons de consacrer dans la déclaration des droits ? (3) Je connais une ville qui est un entrepôt considérable de grains. A peine les arrêts du Conseil qui soumettaient le commerce des grains à l’inspection du magistrat furent connus, que les marchands ne songèrent qu’à évacuer leurs magasins. Aussi, dans le mois de juin, la misère a-t-elle été universelle dans tout le canton. (4) Un membre du comité des subsistances y a rapporté que les habitants de Chartres avaient forcé le magistrat de fixer le prix du froment à 24 livres 15 sols le setier, mesure de Paris. Il ne faut pas s’étonner si