[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 1790.] l’introduction du tabac étranger, que la nation ne doit plus compter sur cette branche de revenu public. Un désordre passager ne saurait être la loi d’une administration durable. Si la force publique ne garantit pas la perception des impôts que l'Assemblée nationale aura décrétés, je l’ai déjà dit, nous travaillons vainement à la régénération des finances. Nos maux sont irrémédiables, et la banqueroute est proclamée dans tout l’Empire. Mais il est temps encore d’éviter cette vaste calamité. � La recette accoutumée du tabac aura bientôt repris son ancien niveau, si les corps administratifs et les municipalités veillent sévèrement au produit de l’impôt, qu’il faudrait nécessairement remplacer par un autre tribut infiniment plus général et plus onéreux aux peuples. Tous les contribuables doivent donc regarder les contrebandiers comme autant d’ennemis qui ne s’enrichiraient qu’en les opprimant. Lorsque nos côtes et nos frontières seront soigneusement gardées par la nouvelle administration des douanes, les agents de la ferme, qui font seuls la contrebande en grand, par une coupable collusion entre les débitants et les commis, seront obligés de renoncer à ce brigandage, que tant de complices et même tant de citoyens honnêtes favorisent aujourd’hui, parce qu’il semble uniquement dirigé contre la ferme générale. On ne verra plus alors dans un maltôtier qu’un voleur public, cautionné d’avance par tous les contribuables du canton. La recette du Trésor public augmentera sensiblement, et on s’apercevra, dès la première année, que les collecteurs de l’Etat sont beaucoup plus propres à arrêter la fraude que les préposés de la ferme. Si la culture du tabac est défendue uniformément dans toutes les provinces du royaume ci-devant réputées étrangères, les grands magasins de la contrebande n’existeront plus. Il nous suffira de garder nos ports et surtout l’entrée des rivières de Seine, de Loire et de Garonne, par l’embouchure desquelles on fait entrer les vaisseaux chargés de tabac. Voilà les cargaisons importantes qui diminuent le produit de l’impôt. Outre des moyens si puissants pour accroître cette perception nationale, nos fabriques ont acquis un si haut degré de perfection, que nous pouvons compter sur une exportation très considérable de notre tabac, si nous avons la sagesse de le vendre aux étrangers à un plus bas prix que dans nos bureaux. Un déficit momentané ne serait rien dans une administration si lucrative. Qü’est-ce, d’ailleurs, que ce déficit, dont on fait tant de bruit? La mauvaise qualité du tabac de contrebande l’a infiniment décrédité. On exagère beaucoup les versements de tabac occasionnés par la suspension à jamais déplorable de la force publique, depuis que le royaume est livré à l’anarchie. M. de Delley a parfaitement observé qu’aucune compagnie ne s’était réunie pour ces coupables entreprises; que des spéculations isolées n’avaient pas pu former une masse de 25 millions; que la plupart de ces tabacs étaient avariés ; que le peuple lui-même refusait d’en user; et qu’en-fin, malgré l’impunité d’une contrebande étalée dans les marchés publics, la seule supériorité des manufactures de la ferme élevait encore le roduit de cet impôt à 1,500,000 livres par mois. 'ailleurs, où en serions-nous, Messieurs, où en m seraient les créanciers de l’Etat, si nous calcu - lions rigoureusement nos revenus d’après les recettes actuelles du Trésor public? Les abus sont passagers, l’autorité des lois est éternelle. C’est bien assez, c’est trop, que d’avoir perdu plus de 60 militons par l’abolition de la gabelle, tandis qu’un régime sage et modéré aurait pu nous conserver la moitié de cet impôt. C’est bien assez d’avoir décrété cette suppression, sans nous exposer encore à sacrifier le produit de la vente exclusive du tabac, avant même d’avoir imaginé aucun mode admissible de remplacement. On nous parle sans cesse ici de liberté. Ce mot si puissant, quand il s’agit de la Constitution, ne saurait avoir une acception aussi favorable, quand il est question de l’impôt. Nous sommes obligés, en ce genre, de nous souvenir que nous ne serons pas seuls libres; que chacun de nos concitoyens le sera comme nous, et le sera peut-être à nos dépens; et qu’à cet égard la moitié vaut souvent mieux que le tout. C’est conserver la liberté, que de la défendre contre elle-même; et ce serait étrangement la méconnaître ou la calomnier, que de la présenter au peuple comme le droit de ne rien payer à l’Etat, quand on veut être protégé par la force publique. Si de ces considérations générales, qui justifient avec tant d’évidence le régime prohibitif, nous passons à la discussion du décret qui sert de base à notre délibération, nous verrons avec surprise, je ne dis pas simplement les erreurs d’un rapporteur, je ne dis pas même le système erroné d’un comité; mais nous verrons que trois comités réunis, et trois comités sur lesquels les yeux de la nation sont spécialement ouverts, nos comités de l’impôt, de l’agriculture et du commerce, nous offrent dans ce moment un projet de loi, dans lequel on ne trouve pas un article, un seul article qui puisse soutenir les regards de là raison. Je sens qu’un tel reproche a besoin d’être motivé. Je vais donc en développer les preuves; et si c’est mol qui me trompe, je. suis environné d’un si grand nombre d’adversaires intéressés à me combattre, que je ne dois pas craindre de rester longtemps dans l’erreur. Voici donc ce projet de décret, qui renferme sept articles : Art. 1«. A l'avenir il sera libre à toute personne de cultivet le tabac dans le royaume. Tout ce que je viens de dire suffirait sans doute à la réfutation de cet article. J’ajouterai pourtant, que la liberté de cette culture n’étant plus assujettie à aucune condition, la régie que l’on va vous proposer dans un instant ne serait ni plus utile, ni plus compatible avec nos nouvelles prétentions d’indépendance, que la ferme actuelle du tabac. Nos laboureurs, qui ae connaissent ni les frais de cette entreprise rurale, ni les dépenses de la fabrication, ni le décroissement du prix qu’entraînerait une concurrence universelle, feraient des essais aussi contraires à leurs intérêts qu’à la sûreté de la subsistance des peuples. Mats ces considérations générales ont été déjà développées dans la première partie de mon opinion. Voici donc, Messieurs, de nouvelles observations que je soumets à votre sagesse. Vous avez décrété qu’il n’y aurait plus aucune gêne dans la circulation intérieure du royaume, et que les barrières seraient reculées aux frontière» de i’Em- 452 {Assemblée nationale.] pire. Je suis loin de m’opposer à ce changement de régime que vous avez adopté, sans en avoir peut-être prévu toutes les conséquences. Je dis seulement, que le reculement de vos barrières vous oblige d'interdire la culture du tabac en Franche-Comté, en Alsace et dans les provinces belgiques, ou de l’autoriser dans toute l’étendue de la France. Toutes ces contrées, réputées ci-devant étrangères, ne peuvent plus jouir seules d’une liberté qui anéantirait les produits du privilège exclusif. La contrebande se ferait donc désormais sans obstacle, et les habitants de ces provinces ne seraient plus vos fermiers, mais simplement vos collecteurs, sans être tenus de vous rendre aucun compte de leur recette. Les députés de ces provinces ont parfaitement compris que la suppression des barrières, dans l’intérieur, les condamnait nécessairement à perdre l’exploitation du tabac, ou à partager ce bénéfice avec tous les Français. Ils n’ont pas osé revendiquer le privilège pour leurs seuls commettants, ils sollicitent avec ardeur la liberté pour tout le royaume. J’ignore quelle sera la détermination que vous prendrez sur leur pétition ; mais je vous explique à la fois et leurs vues et leurs intérêts. J’avoue que leur position est embarrassante. Si vous maintenez le privilège exclusif, la culture du tabac ne peut plus leur être permise. Si vous décrétez la liberté illimitée, ce commerce est anéanti pour les provinces du nord. Nos tabacs du midi auront plus de montant, plus de sève, et décréditeront infailliblement, en ce genre, les productions des provinces belgiques. Le seul mot de privilège partiel est devenu si odieux, si incompatible avec notre nouvelle Constitution, que Ïiersonne n’aurait le courage d’en revendiquer 'exercice dans cette Assemblée, en faveur d’au-cuDe province. 11 résulte de ces considérations, que désormais toutes les provinces réputées ci-devant étrangères doivent, dans mon système, ou plutôt d’après vos décrets, se soumettre au régime prohibitif. Je ne réclamerai point pour elles le dédommagement des gains immenses que leur assurait la contrebande. Les liens de la fiscalité qui s’étendaient sur tout l’Empire, ne leur ont pas acquis sans doute le droit de s’enrichir à perpétuité par un commerce illicite; mais il me semble qu’il est digne de notre sagesse de nous interdire les moyens violents dans une révolution qui doit exciter tant de regrets dans ces contrées intéressantes, dont nous alluns changer la culture et les habitudes. Nuus ne pouvons pas nous dissimuler que cette expuitation attire beaucoup de numéraire dans nos provinces frontières, et que le bas prix du tabac en a prodigieusement augmenté la consommation dans un pays où la terre le produisait en liberté. Nous devons donc, je l’avoue, un dédommagement à toutes ces provinces. Vous Ïiourrez traiter avec ceux de nos collègues qui es représentent dans cette Assemblée, de l’évaluation et du mode de cette indemnité. Vous examinerez, dans votre justice, s’il convient de n’y interdire la culture du tabac que graduellement, pour éviter un changement trop brusque dans les travaux, comme dans les ressources de leurs habitants; ou s’il vaut mieux les faire jouir pendant un intervalle déterminé, par exemple, durant trente ou quarante années, d’une diminution considérable sur les impositions réelles ou ersonnelles; ou enfin si vous devez, y fournir u tabac à très bas prix, pour ne pas abuser de l’habitude que les consommateurs eu ont contractée. Le patriotisme trouve toujours des moyens [15 novembre 1790.) de rapprochement et de conciliation, quand c’est avec le patriotisme qu’il transige; mais quelles que soient les voies d’accommodement que vous choisirez, vous vous assurerez des droits sacrés sur la reconnaissance de tous les Français, si vous ramenez toutes nos provinces à l’unité du régime fiscal, sans briser et même sans relâcher les liens de la paix et de la fraternité nationale; et c’est vers ce but glorieux que doivent tendre vos négociations : car il est digne de la majesté du Corps législatif de préférer une sage condescendance qui ne demande des renonciations, qm’en offrant des sacrifices, à ces coups violents d'autorité qui usent le pouvoir et aliènent les cœurs. Quand ces députés dont je défends rehmeuse-sement les intérêts, au moment même où je combats leur système antipatriotique, nous ont dit que la nature de leur terrain exigeait absolument la culture du tabac, parce que c’était la seule récolte qu’ils pussent espérer, lorsque leurs blés périssent au milieu des rigueurs de l’hiver, ils ont allégué un prétexte illusoire que nous ne devons pas écouter. Rien n’est heureusement plus rare que la gelée des blés en Flandre, et les lois générales ne doivent point être calquées sur des exceptions. D'ailleurs, quand cette calamité arrive, ce qui ne se renouvelle pas deux fois dans un siècle, les cultivateurs flamands n’ont-ils pas, comme nous, et mieux que nous, la ressource de semer de l’orge, de l’avoine, du colza et toutes les autres graines oléagineuses, enfin du lin et du chanvre, qui réussissent parfaitement bien dans leur climat, et dont l’achat coûte annuellement au royaume l’exportation d’un tribut immense que nous payons aux puissances du nord ? Art. 2. A compter du premier janvier prochain , il sera permis d’y fabriquer et débiter tant en gros qu'en détail , le tabac qui y aura été recueilli. Je demande pardon à cette Assemblée des détails peu intéressants, en apparence, auxquels me conduit nécessairement la discussion de tous les articles du projet, sur lequel je suis obligé d’énoncer mon opinion. Si l’examen auquel je me livre dans ce moment paraît sévère, et même quelquefois minutieux , si l’on m’accuse d’un excès de rigueur lorsque je ne fais grâce à aucune expression, je répondrai que tous les mots doivent être pesés avec l’attention la plus religieuse, lorsqu’ils sont destinés à énoncer la volonté générale de la nation, et à régler ensuite la volonté particulière de tous les citoyens. C’est ainsi que la patience scrupuleuse des législateurs épargne aux peuples les dangereux commentaires qu’exigent ensuite l’obscurité, les équivoques et le défaut de précision ou de prévoyance dans la rédaction du texte de la loi. Pour exprimer, d’une manière intelligible à tous les esprits superficiels, l’énergie de ce second article, il faudrait le traduire ainsi : A compter du premier janvier prochain , il sera établi en France un nouvel impôt de trente millions. Si la nouvelle loi était énoncée par ces mots simples et clairs qui en expriment le véritable sens, et qui en sont, pour ainsi dire, la traduction populaire, nos tribunes, qui ont accueilli cet article avec tant d’enlhousiasme, ne montreraient peut-être pas la même ardeur pour l’applaudir . Il est manifeste, en effet, que si nous anéantissons 1 impôt du tabac, il faut le remplacer immédiatement ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 novembre 1790. 453 par une contribution équivalente. Ce commerce étant libre désormais, il ne produira plus rien au Trésor public. Pourquoi le limiterait-on d’ailleurs en France, au seul tabac, qui aura été recueilli dans le royaume ? Ne sait-on pas que nos tabacs indigènes ne pourront pas se 'passer du mélange des tabacs étrangers ? On se contentera d’abord d’un tabac commun ; mais bientôt on voudra l’avoir excellent, et pour lui donner cette qualité supérieure, l’importation du tabac étranger sera indispensable. Art. 3. Jusqu'au premier janvier prochain, les départements qui composaient ci-devant les provinces privilègiées pourront seuls fabriquer et débiter leur tabac. Je remarque ici plus d’une équivoque. On nous dit que les départements pourront seuls fabriquer. Prétendrait-on que les corps administratifs de ces départements jouiront exclusivement de cette faculté? Non, sans doute. Pourquoi ne dit-on donc pas simplement : les habitants des départements ? La liberté de débiter le tabac n’esl pas limitée à l’intérieur des seules provinces frontières ; dès lors, en vertu de cette disposition, le privilège de la ferme se trouverait anéanti dès aujourd’hui. Il est d’ailleurs fort inutile d’accorder privativement à ces provinces la faculté de fabriquer leur tabac jusqu’au premier janvier prochain ; elles en jouissent de plein droit, et il est impossible à toutes les autres de prendre part à cette fabrication, jusqu’à ce qu’elles en aient recueilli les éléments. Art. 4. L’importation du tabac étranger fabriqué sera absolument prohibée dans toute l'étendue du royaume. Je ne connais que deux espèces de tabac fabriqué : le tabac en carotte préparé pour être réduit en poudre, et le tabac en rôle destiné à être aspiré en fumée. Or, cette double fabrication se fait dans le royaume. On ne nous apporte le tabac étranger qu’en feuilles ; et cette marchandise, que l’on veut repousser par une prohibition, pourrait, par conséquent, aux termes de la loi, être librement importée dans le royaume. On en introduirait des vaisseaux entiers , sans s’exposer à aucune contravention : ce qui serait étrangement contradictoire avec les dispositions de l’article suivant. Art. 5. L'importation du tabac étranger en feuilles , sa fabrication, son débit seront interdits aux particuliers, et auront lieu au profit du Trésor public exclusivement sous la direction d'une régie. J’ai peine à comprendre, je l’avoue, la compatibilité d‘un régie avec le système de la liberté. Une régie exige des barrières, des commis, des visites domiciliaires. Si ce cortège fiscal existe, ou est la liberté ? S’il est anéanti, que devient la régie? Toutes ces capitulations partielles annoncent, dans vos comités, un esprit d’indécision qui ne doit point se communiquer aux délibérations de cette Assemblée. Je demande ou la liberté entière, ou le régime prohibitif entier. D’ailleurs, n’est-il pas absurde de vouloir altérer ou défigurer les plus sages institutions, uniquement pour le vain plaisir de les changer ? Le privilège exclusif du tabac n’est autre chose qu’une régie, qui se fait au profit du Trésor public, avec plus de sûreté, plus de méthode, plus d’intelligence et d’économie, que nous ne pourrions en attendre des régisseurs annuels, biennaux ou triennaux qui seraient employés par la nation. La mutation continuelle des membres de nos départements administratifs, ne leur laisserait pas le temps d’acquérir les connaissances nécessaires pour surveiller les opérations de cette régie nationale. Mais puisque nos comités nous parlent d’une régie en matière d impôt indirect, entrons plus avant dans les principes de ce régime fiscal. Ce serait se livrer à une étrange illusion financière, que de vouloir faire de la France le point central du commerce des tabacs américains destinés à la consommation de l’Europe, en établissant sur nos frontières des entrepôts soumis aux formes ordinaires d’une régie. Le tabac en feuilles ne saurait être assujetti à un pareil régime. Cette marchandise est d’un si grand encombrement, qu’elle exigerait des magasins immenses. Elle est sujette d'ailleurs à beaucoup d’avaries dans le trajet, et elle exige des soins incompatibles avec l’administration ordinaire des entrepôts. On peut prédire avec certitude que les Américains ne voudraient pas se soumettre à ces règlements, et que les spéculateurs français eux-mêmes ne s’y astreindraient que dans l’espoir d’une opération de contrebande, qui anéantirait tous les profits de la régie. Il n’y aurait bientôt plus dans nos ports, de tabacs américains, que pour le compte des contrebandiers, comme je l’expliquerai dans la discussion de l’article suivant. J’ajoute qu’il serait impossible de prévenir cette contrebande, par le moyen des acquits-à-caution, dans la forme employée quelquefois en Angleterre. Cette méthode ne peut s’appliquer qu’à la navigation nationale. On ne la ferait pas adopter par les navigateurs américains, qui se chargeraient à très bas prix du transport maritime du tabac, parce que la plupart d’entre eux devant retourner sur leur lest en Amérique, un long retard leur serait assez indifférent, et pourrait même être compensé par les expéditions lucratives d’une spéculation de contrebande. Un pareil projet tendrait donc uniquement à restreindre notre commerce de tabac américain, à notre propre consommation, et à le concentrer dans les seuls navires des Etats-Unis, sans aucun espoir d’en retirer le payement de nos frais de régie. Le véritable moyen d’attirer en France le commerce des tabacs américains, consiste à adopter, sans altération, les règlements de la douane anglaise ; c’est-à-dire qu’il faut accorder de longs termes, comme les Anglais, des termes de quinze mois, pour le payement des droits du fisc sur le tabac, et en ordonner la restitution, lorsque après avoir acquitté la taxe, le négociant veut réexporter sa marchandise. Cette méthode exige impérieusement la prohibition de la culture, parce qu’il serait impossible d’empêcher les tabacs de notre cru de représenter les tabacs américains, pour lesquels on demanderait la restitution des droits. La prohibition elle-même serait sujette eu France à des inconvénients géographiques dont 454 [Assemblée nationale.] elle est affranchie en Angleterre. Les versements des tabacs européens ne sont pas apssi faciles dans une île, qu’ils le seraient dans nos provinces du nord. Il faudrait, de plus, soumettre les tabacs fabriqués à des règlements qu’il serait difficile de faire adopter, et peut-être plus difficile encore de faire exécuter, si on ne voulait point étendre le régime exclusif sur la fabrication et sur le débit, pour ne pas renoncer aux profits de la manipulation du tabac destiné à l’étranger. Si l’on accordait l’entière restitution des droits de traite sur le tabac en feuilles, et des droits d’aide sur le tabac fabriqué, on donnerait une telle valeur aux tabacs fabriqués introduits en fraude, que la cupidité éluderait bientôt toutes les lois fiscales, pour approvisionner le royaume en tabacs manufacturés, et anéantirait ainsi tous les produits que l’on voudrait percevoir de notre consommation. Je pense donc qu’on ne peut espérer aucun revenu sur le tabac étranger, si on n’en restreint pas le débit à un privilège exclusif; que l’entrepôt détruirait ce commerce sans rien rapporter au Trésor public; que la méthode d’exiger des droits à l’entrée, et de les restituer à la sortie du royaume, ne peut être admise sans la prohibition de la culture, sans une surveillance très sévère et par là même très dispendieuse. Je proteste hautement, qu’il me semble impossible, en administration, de réunir à la fois la culture intérieure du tabac, un commerce considérable de tabac américain et un revenu public de quelque importance sur cette consommation. C’est ce revenu fiscal que nous ne devons jamais perdre de vue dans notre délibération. La culture intérieure serait manifestement nuisible. Mon opinion invariablement arrêtée, et fondée sur un examen très approfondi, est donc, Messieurs, que la vente exclusive et nationale du tabac cultivé et acheté chez l’étranger est aujourd’hui la plus sage détermination que nous puissions prendre. Il faudra examiner, je l’avoue, quels sont les moyens les moins onéreux de nous procurer cet approvisionnement. On objecte en vain que nous acquittions les tabacs américains en lettres de change sur Londres. De quelque manière que l’on s’y prenne, Rs administrateurs nationaux du tabac le payeront longtemps encore en effets sur l’étranger, quoiqu’ils l’achètent de la première main en Amérique. Cette question est liée à la balance du commerce, et surtout au traité désastreux que nous avons conclu avec les Anglais. La réserve du transport du tabac aux seuls vaisseaux français n’est pas, quoi qu’on en dise, un objet d’une assez haute importance, pour que je m’arrête à prouver combien ce système, étalé dans cette Assemblée avec tant d’emphase, offre peu d’avantages réels à la nation. Art, 6, L'introduction du tabac étranger en feuilles continuera néanmoins à avoir lieu dans tous les ports ouverts au commerce des colonies françaises. Il y sera mis en entrepôt sous la clef de la régie , et, dans le cas où il ne pourrait lui être vendu , il sera réexporté à l'étranger. Que signifient ces mots : tous les ports ouverts att commerce des colonies françaises ? Tous vos Eorts gont ouverts au commerce de vos colonies. à restriction apparente que i’on nous présente ici n’a donc aucun sens. Le tabac étranger ne [15 novembre 1790.] viendra pas toujours dans vos ports, et il trouvera aisément d’autres routes pour entrer dans le royaume; mais analysons tous les mots de cet étrange article, et tâchons de bien saisir la sagacité et la prévoyance de nos trois comités. Outre nos frontières territoriales du côté des Pyrénées, et depuis Antibes jusqu’à Dunkerque, en côtoyant les Alpes et le Rhin, frontières qui ouvriront des débouchés très considérables à la contrebande du tabac américain introduit chez nos voisins, par les ports d’Ostende, de Saint-Ander, de Nice et de Livourne, vous avez neuf cents lieues de côtes maritimes que vous serez obligés de garder. Ce ne sera pas seulement dans vos ports que se fera la contrebande; elle trouvera des correspondants et des complices, partout où l’on pourra faire aborder une barque. Vous aurez donc des magasins sur toutes vos côtes! il faudra les bâtir à vos dépens; et mon imagination effrayée n’ose pas même calculer les frais immenses de tant de constructions. Le local que vous serez obligés de choisir, pour placer tous ces dépôts nationaux, en augmentera encore infiniment la dépense. Il faudra que les magasins ne soient ni trop secs, ni trop humides, parce que la chaleur et l'humidité dégradent également le tabac. Si cette marchandise est enfermée sous la clef de la régie, comment les propriétaires pourront-ils graduer à volonté le degré de fermentation qu’elle exige? Les étrangers consentiront-ils à débarquer leur tabac, et à le laisser enfermé, avant de s’être assurés de la vente? Gomment vendront-ils, quand il n’y aura aucune concurrence, quand la régie pourra fixer à son gré le prix du tabac, qu’elle aura le privilège exclusif d’acheter dans ses propres magasins? Je me trompe peut-être, Messieurs; mais je vous avoue, que de si étranges conséquences m’étonnent et m*1 confondent. Il faut être dépourvu des premières notions commerciales, pour imaginer un système fondé sur de si révoltantes absurdités. Non, le commerce étranger n’adoptera jamais des lois si vexàtoires. Vouiez-vous savoir ce qui arrivera, si vous adoptez le projet de vos trois comités? Je vais vous le prédire. Il arrivera que la tyrannie amènera l’indépendance, Les marchands étrangers, qui nous apporteront leur tabac, diront d’abord qu’ils ne veulent pas le vendre; qu’ils ont besoin de s’informer du prix des places voisines; que leur tabac n’échapperait point à Pavane, s’il n’était bientôt emmagasiné; et si tous ces prétextes ne suffisent pas pour les délivrer des importunités de la régie, ils mettront leur marchandise à un si haut prix, qu’ils seront bien assurés dë ne le pas vendre. Pendant toutes ces négociations interlocutoires, les marchands étrangers chercheront, dans le pays, des contrebandiers pour traiter avec eux, beaucoup plus avantageusement qu’avec la régie exclusive. Les marchés se concluront; et dès que les conventions seront faites, les Américains ne manqueront pas de dire qu’ils aiment mieux réexporter leur tabac, que de le livrer à trop bas prix; ils le retireront alors de vos magasins, ils partiront; et à deux lieues du port ils trouveront, au rendez-vous des signaux convenus, des contrebandiers qui auront des barques toutes prêtes, avec lesquelles la contrebande se fera sous voile. Les magasins de la régie feront donc simplement des dépôts établis gratuitement par la nation françai-e, en faveur des étrangers et de la fraude. Voilà l’inévitable et patriotique résultat de l’opération que l’on vous propose. ARCHIVES PARLEMENTAIRES {Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. {18 novembre 1T90.] '4$5 Jamais aucun tabac ne retournera dans le pays qui l’aura vu croîire. La régie sera donc obligée d’acheter tous les tabacs que l’on aura apportés en France, si elle ne veut pas que tout le royaume soit infecté de contrebande. Remarquez, Messieurs, que si cette culture est pemise en France, il y aura beaucoup plus d’empressement alors, pour acheter les tabacs américains sous le règne de la liberté, qu’on n’en montre aujourd’hui sous le régime prohibitif. En voici la preuve : Dès que le commerce du tabac sera libre, ce ne seront plus seulement les contrebandiers, ce seront tous les planteurs du royaume qui auront besoin d’acheter des tabacs américains, et de s’en procurer en abondance, pour les mélanger avec les productions de leur cru. Nos tabacs français auront trop peu de montant pour satisfaire le goût des consommateurs, sans être ranimés par cette sève étrangère qui les améliorera infiniment. Les propriétaires seront, par conséquent, très intéressés à s’en approvisionner, pour pouvoir soutenir la concurrence avec le tabac de la régie. Il y aura donc, d’un côté, émulation des cultivateurs pour atteindre à la perfection du tabac que fourniront les régisseurs ; et, d’un autre côté, émulation des régisseurs, pour descendre au prix commun des planteurs ordinaires du tabac. Dès lors, notre nouvelle loi ruinera le Trésor public, sans enrichir ni l’Etat, ni aucun particulier. Ce n’est pas trop, ce me semble, la peine de changer notre administration, si nos trois comités n'ont que de tels résultats à nous promettre 1 Art. 7. La législature déterminera , suivant les circons-tances, les différentes espèces de tabacs que la régie nationale fabriquera et débitera , et elle en fixera le prix . Est-ce donc à déterminer la fabrication du tabac, que les représentants de la nation française doivent consacrer désormais leurs séances? Voilà certes d’étranges fonctions à donner à des législateurs! nous sommes envoyés par nos commettants pour décréter des lois et non pour rédiger des statuts sur des manipulations qui nous sont inconnues. Le dernier des ouvriers employés dans les manufactures de Dieppe, du Havre et de Morlaix, eu sait plus sur la fabrication du tabac, que tout le Corps législatif. Nous occuperons-nous ici de ces détails si étrangers à notre mission et à nos études ? Nos successeurs qui seront appelés aux nouvelles législatures seront-ils plus savants que nous dans le3 importants procédés de la mouillade , de Yécotage, ou de F époulardage , qui ont tant d’influence sur la perfection du tabac? Les administrateurs nationaux seront-ils plus habiles, que les agents de la ferme, pour diriger ces opérations, pour régler l’achat, le transport fd la conservation du tabac en feuilles ? Cette surveillance exercée sur le tabac, au nom de la nation, sera-t-elle plus heureuse que ne l’a été celle du blé? Quand il a fallu acheter des blés étrangers, les préposés du gouvernement ont-ils empêché que le peuple ne fût obligé de payer très chèrement des grains pourris? Cette calamité, encore récente, n’est guère propre à nous inspirer de la confiance dans une classe d’hommes qui ne verront jamais dans les emplois publics que leurs émoluments particuliers. Une régie coûterait trop de frais pour ne pas renchérir le prix du tabac; elle ne serait vraiment utile qu’aux seuls régisseurs, pour lesquels nous aurions créé des places sans fonctions. Si c’est le mot de ferme générale qui déplaît, il est facile d’y substituer la dénomination de régie nationale, comme on convertit un bail ordinaire en bail judiciaire. Ce nom de ferme générale n’a été nouvellement adopté que pour distinguer cette compagnie, de la régie générale, et de l'administration des domaines, qui ont succédé à l’ancien bail qu’on appelait les cinq grosses fermes. Mais de quelque dénomination que l’on veuille se servir, on conviendra que nos fabriques de tabac étant, sans comparaison, les premières de l’Europe, il serait très imprudent d’en changer la direction, et très indécent, j’ose le dire, de les soumettre à l’inspection des législateurs. Le droit de fixer le prix du tabac n’est qu’un vain prétexte, imaginé pour établir notre compétence législative. Si la culture du tabac était libre, y aurait-il un seul consommateur dans le royaume qui pût ignorer la valeur courante de cette marchandise? Les preneurs de tabac se plaindraient probablement bientôt d’une dégradation sensible dans sa qualité : de sorte qu’en ren tant cette culture libre, nous nous placerions entre 16 millions de plaintes de la part des contribuables, et 8 millions de regrets de la part des consommateurs. Ainsi donc, Messieurs, dans le projet de décret de nos trois comités, et dans les opinions des adversaires du privilège exclusif, il n’y a pas un seul article, pas un seul raisonnement qui puisse résister à un examen sérieux, et soutenir, comme je l’avais annoncé, les regards de la raison. Je crois l’avoir prouvé invinciblement. Je pense donc qu’il est de notre intérêt et de notre devoir, de maintenir le privilège exclusif du tabac ; d'entrer en composition avec les provinces frontières pour les dédommager de cette culture; de n’écouter aucun projet de suppression jusqu’à ce qu’on nous ait présenté un mode de remplacement, qui rapporte 30 millions au Trésor public, sans être plus oppressif pour le peuple, que fa contribution sur le tabac; et en terminant mon opinion, je réitère, en présence de la nation assemblée, l’aveu du regret que j’éprouve, de ne pouvoir pas voter une augmentation très considérable sur cette même imposition que l’on nous propose de supprimer. M. le Président appelle M. Rewbell à la tribune. M. Rewbell commence la lecture d’une longue opmion ( Nous la donnerons en entier dans la séance de demain. Voir p. 461.) Plusieurs membres demandent le renvoi à la prochaine séance. Le renvoi est prononcé. La séance est levée à trois heures,