168 [États généraux.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 juin 1*789.1 par les préjugés de l’éducation et les habitudes de l’enfance, n’ont pas la force de remonter le torrent; des hommes qui, en nous voyant dans une position toute nouvelle, ont redouté de notre part des prétentions exagérées, se sont alarmés pour leurs propriétés, ont craint que la liberté ne fût un prétexte pour arriver à la licence; tous ces hommes méritent de notre part des ménagements : il faut plaindre les uns, donner aux autres le temps de revenir, les éclairer tous, et ne point faire dégénérer en querelles d’amour-propre, en guerre de factions, des différences d’opinions qui sont inséparables de la faiblesse de l’esprit humain, de la multitude des aspecls que présentent des objets si compliqués, et dont la diversité même est utile à la chose publique sous les vastes rapports de la discussion et de l’examen. « Déjà nous pouvons nous honorer de plusieurs conquêtes heureuses et paisibles. Il n’est pas un jour qui ne nous ait amené quelques-uns de ceux qui d’abord s’étaient éloignés de nous ; il n’est pas un jour où l’horizon de la vérité ne s’agrandisse, et où l’aurore de la raison ne se lève pour quelques individus qui jusqu’à présent avaient été éblouis plutôt qu’éclairés par l'éclat même de la lumière. Que serait-ce si, désespérant de la puissance de la vérité, nous nous étions séparés de ceux que nous invitions inutilement? Nous aurions glacé nos amis même dans les deux premiers ordres de nos concitoyens , nous nous serions privés peut-être de cette réunion si avantageuse à la France, au lieu que notre modération actuelle leur ayant paru un gage de notre modération future, ils ont conclu que la justice dirigeait nos démarches, et c’est en leur nom comme au nôtre que nous vous recommandons cette douce modération dont nous avons déjà recueilli les fruits. « Qu’il sera glorieux pour la France, pour nous, que cette grande révolution ne coûte à l’humanité ni des forfaits ni des larmes ! Les plus petits Etats n’ont souvent acheté une ombre de liberté qu’au prix du sang le plus précieux. « Une nation, trop fière de sa constitution et des vices de la nôtre, a souffert plus d’un siècle de convulsions et de guerres civiles avant que d’affermir ses lois. L’Amérique même, dont le génie tutélaire des mondes semble récompenser aujourd’hui l’affranchissement qui est notre ouvrage, n’a joui de ce bien inestimable qu’après des revers sanglants et des combats longs et douteux. Et nous, Messieurs, nous verrons la même révolution s’opérer par le seul concours des lumières et des intentions patriotiques. Nos combats sont de simples discussions, nos ennemis sont des préjugés pardonnables, nos victoires ne seront point cruelles, nos triomphes seront bénis par ceux qui seront subjugués les derniers. L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces, parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros ; il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes, celle des frères qui, nés pour se rendre mutuellement heureux, sont d’accord presque dans leurs dissentiments, puisque leur objet est le même et que leurs moyens seuls diffèrent. Ah ! malheur à qui ne craindrait de corrompre une révolution pure, et de livrer aux tristes hasards des événements les plus incertains le sort de la France, qui n’est pas douteux si nous voulons tout attendre de la justice et de la raison. « Quand on pèse tout ce qui doit résulter, pour le bonheur de 25,000,000 d’hommes, d’une constitution légale, substituée aux caprices ministériels, du concours de toutes les volontés, dé toutes les lumières pour le perfectionnement de nos lois, de la réforme des abus, de l’adoucissement des impôts, de l’économie dans les finances, de la modération dans les peines, de la règle dans les tribunaux, de l’abolition d’une foule de servitudes qui entravent l’industrie et mutilent les facultés humaines ; en un mot, de ce grand système de liberté qui, s’affermissant sur les bases des municipalités rendues à des élections libres, s’élève graduellement jusqu’aux administration� provinciales et reçoit sa perfection du retour annuel des Etats généraux ; quand on pèse tout ce qui doit résulter de la restauration de ce vaste empire, on sent que le. plus grand des forfaits, le plus noir attentat contre l’humanité, serait de s’opposer à la haute destinée de notre nation, de la repousser dans le fond de l’abîme pour l’y tenir opprimée sous le poids de toutes ces chaînes* Mais ce malheur ne pourrait être que le résulta! des calamités de tout genre qui accompagnent les troubles, la licence, les noirceurs, les abominations des guerres civiles. Notre sort est dans notre sagesse. La violence seule pourrait rendre douteuse ou même anéantir cette liberté que la raison nous assure. « Voilà nos sentiments, Messieurs ; nous nous devions à nous-mêmes de vous les exposer, pour nous honorer de leur conformité avec les vôtres ; il était important de vous prouver qu’en poursuivant le grand but patriotique, nous ne nous écarterions point des mesures propres à l’atteindre. •« Tels nous nous sommes montrés depuis le moment où vous nous avez confié les plus nobles intérêts, tels nous serons toujours affermis dans la résolution de travailler, de concert avec notre Roi, non pas à des biens passagers, mais à la constitution même du royaume ; déterminés à voir enfin tous nos concitoyens dans tous les ordres jouir des innombrables avantages que la nature et la liberté nous permettent, à soulager le peuple souffrant des campagnes, à remédier au découragement de la misère qui étouffe les vertus et l’industrie, n’estimant rien à l’égal des lois qui, semblables pour tous, seront la sauvegarde commune; non moins inaccessibles aux projets de l’ambition personnelle qu’à l’abattement de la crainte ; souhaitant la concorde, mais ne voulant point l’acheter par le sacrifice des droits du peuple ; désirant enfin pour unique récompense de nos travaux, de voir tous les enfants de cette immense patrie réunis dans les mêmes sentiments, heureux du bonheur de tous, et chérissant le père commun dont le règne aura été l’époque de la régénération de la France. » On demande de toutes parts l’impression de ce projet d’adresse. i M. le Président interrompt la délibération: pour annoncer l’arrivée des membres des deux! ordres, non encore réunis. j MM. du clergé et MM. de la noblesse, non réu-; nis, ayant à leur tête : MM. du clergé, M. le cardi-j nal de la Rochefoucauld ; et MM. de la noblesse,! M. le duc de Luxembourg, entrent dans la salle. M. le cardinal de la Rochefoucauld. Messieurs, nous sommes conduits ici par notre amour et notre respect pour le Roi, nos vœux pour la paix et notre zèle pour le bien public. M. le duc de Luxembourg. Messieurs, l’ordre de la noblesse a arrêté ce matin de se rendre dans la salle nationale, pour donner au Roi des ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [27 juin 1789.] 169 [États généraux.] marques de son respect, et à la nation des preuves de son patriotisme. M. le Président. Messieurs, le bonheur de ce jour qui rassemble les trois ordres est tel que l’agitation qui accompagne une joie vive ne me laisse pas la liberté d’idées nécessaire pour vous répondre dignement ; mais cette joie est une réponse. Nous possédions l’ordre du clergé; nous possédons aujourd’hui l’ordre entier de la noblesse. Ce jour sera célébré dans nos fastes. Il rend la famille complète ; il finit à jamais les divisions qui nous ont tous mutuellement affligés. Il va remplir le désir du Koi, et l’Assemblée nationale va s’occuper, sans distraction et sans relâche, de la régénération du royaume et du bonheur public. < M. le duc d’Aiguîlloii. Messieurs, en venant, il y a deux jours, nous réunir à l’Assemblée nationale, nous crûmes servir la patrie ; nous obéîmes à l’impulsion irrésistible de notre conscience; mais un sentiment bien pénible se mêlait à la satisfaction que nous éprouvions d’avoir rempli ce que nous regardions comme notre devoir. Aujourd’hui nous voyons avec les transports de la joie la réunion générale qui faisait l’objet de nos désirs. Le bonheur de la France va être le fruit de cet accord unanime, et ce jour est le plus heureux de notre vie. M. Bailly, président. Le jour de la réunion des trois ordres doit être un jour de réjouissance et de joie.' Un moment si touchant pour nous ne doit pas être employé au travail. Je crois, en conséquence, que cette session doit finir là, et qu’il faut suspendre nos travaux jusqu’à mardi. Après ces discours, MM. du clergé et MM. de la noblesse sont reçus par l’Assemblée avec de grands applaudissements. On crie plusieurs fois vive le Roi ! Ensuite la séance est levée et remise au mardi 30 juin, neuf heures du matin. FIN DES ÉTATS GÉNÉRAUX.