[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 septembre 1791.] 397 M. le Président. Si, dans une nation régénérée, les arts doivent être appuyés en raison de l’utilité, jugez, Messieurs, quel intérêt votre travail a dû inspirer à l’Assemblée nationale ; il assure, il facilite l’exécution de ses décrets ; il nous présente la France, réformée sous tous ses rapports, et d’après la Constitution libre qui lui donne un nouvel être. Votre zèle, votre activité placeront votre nom à la suite de cette immortelle Constitution. L’Assemblée accepte avec reconnaissance l’hommage que vous lui faites, et vous accorde l’honneur de sa séance. (L’Assemblée ordonne qu’il sera fait mention honorable dans le procès-verbal de l’hommage des artistes géographes.) L’ordre du jour est un rapport du comité d'agriculture et de commerce sur l'application des récompenses nationales aux inventions et découvertes en tous genres d'industrie , en exécution de la loi du 22 août 1790. M. de Boufflers, rapporteur. Messieurs, désormais les hommes précieux qui consacrent leur génie à l’avancement des arts utiles ne languiront plus sans honneurs, et vous leur avez décerné une part aux récompenses nationales. Nulle autre classe n’en était en effet plus digne; et, pour s’en convaincre, il suffit d’arrêter sa pensée sur les biens que la société leur doit, et sur ceux qu’à toute heure ils essayent d’y ajouter. Pourvoir à tous les besoins, suppléera toutes les privations, aplanir tous les obstacles, épargner les dépenses, ajouter aux produits, augmenter la somme des travaux, diminuer la peine du travail, multiplier ce qui est utile, faciliter ce qui est possible, améliorer tous les jours la condition commune, et, par des avantages offerts à tous les individus, imposer des tributs à toutes les nations : telle est la grande et belle tâche que l’industrie se propose; et voilà comme les arts, ces bienfaiteurs ingénieux de tous et de chacun, également occupés du bonheur particulier et du bien général, ne cessent d’associer la patrie et le genre humain à toutes leurs spéculations. Sans vous, cependant, leurs titres seraient encore méconnus ; sans vous, leur action serait encore enchaînée; il a fallu que des décrets, conformes au vœu de la nature, rendissent enfin à l’homme laborieuxla liberté deson travail, à l’homme intelligent la propriété de sa pensée ; et l’industrie, relevée par vos soins, ne tardera point à fleurir sur un sol que vous lui avez préparé. Mais, pendant que vous travaillez pour l’avenir, vos regards se sont aussi tournés vers le passé ; vous avez vu les talents utiles sans soutien, sans honneur, sans récompense, luttant, pour ainsi dire, depuis des siècles, contre des vents toujours contraires, ou contre un calme perfide; et vous avez ranimé leur courage, en leur annonçant des récompenses, ou plutôt des consolations, aussi méritées qu’inattendues. Ce n’est donc point une grâce nouvelle que votre comité vous demande aujourd’hui; c’est l’exécution de vos promesses. L s fonds sont faits, les besoins sont pressants, le terme de vos travaux est prochain, le moment est venu de remplir votre engagement, le moment est venu de faire des heureux, et d’exercer ce droit précieux de récompenser, qui devient la récompense des législateurs... Un membre : Voilà de l’Académie ! M. de Boufflers, rapporteur. Non, Monsieur ! c’est de la sensibilité pour les arts et de l’intérêt pour ceux qui les cultivent; je rends ce que j’éprouve. ... Cependant, ici l’équité même arrête un instant la bienfaisance, pour chercher à qui, et comment, et d'après quelles bases, et dans quelle mesure cette partie des dons nationaux doit être distribuée : le code des récompenses est presque aussi important à méditer que le code des peines; parce qu’il est presque aussi dangereux de mal récompenser que de mal punir. Il faut des informations, il faut des preuves, il faut des jurés , il faut des règles, il faut des proportions dans cette sorte de procédure, trop inusitée jusqu’à nos jours. Nous essayerons d’entrer dans ces détails, au moins relativement à l’industrie, en vous proposant les moyens de vérifier et d’apprécier, pour la première fois, les titres des artistes français à la reconnaissance de leur nation. Ces titres, que nous entreprendrions en yain de discuter, doivent nous être certifiés par des autorités qu’il est nécessaire de connaître et d’indiquer. Autrefois, quelques artistes, plus actifs ou plus fortunés que les autres, rencontraient des patrons plus ou moins accrédités, plus ou moins désintéressés, qui se chargeaient de faire connaître au gouvernement des talents et des travaux dont eux-mêmes n’avaient pas toujours des connaissances bien précises, et de solliciter des encouragements où le plus vrai mérite avait ordinairement la plus faible part. L’intrigue aujourd’hui trouvera difficilement de réels protecteurs ; mais le mérite trouvera toujours une protection; elle existe partout, grâce à vos décrets, cette protection universelle, vigilante, clairvoyante, également bienveillante envers tout ce qui l’implore, et la seule accréditée auprès de la loi, dont elle est une émanation, et cette protection est celle des corps administratifs. Voilà les véritables répondants de tout bon Citoyen auprès de la nation; voilà les véritables patrons, auxquels un artiste a toujours droit de recourir ; voilà ceux qui doivent nous dire : un tel homme a fait une telle chose, et cette chose est utile. En effet, toutes les preuves existent sous leurs yeux ; et pour nous donner des notions générales sur le mérite et l’avantage des objets dont il3 nous annonceront la réalité, ils parleront, non d’après la théorie, qui n’éclaire que le petit nombre, mais d’après l’expérience, qui ne trompe personne, d’après l’usage, qui ne laisse aucun doute sur l’expérience; enfin, d’après la notoriété publique et la commune renommée, cette voix sincère du peuple, qui finit toujours par bien dire, et qui répond si juste à qui sait bien l’interroger. Rapportons-nous-en donc aux corps administratifs, sur ce qu’eux seuls peuvent nous certifier; et quand un artiste, sur quelque objet que ce puisse être, nous produira ces témoins irrécusables, regardons la vérification comme faite, et ne songeons plus qu’aux moyens de parvenir à une sage appréciation. Cet objet, dont jusqu’à présent peut-être on n’avait point connu toute l’importance, était autrefois spécialement ou même exclusivement attribué à un corps véritablement savant, véritablement digne d’éclairer l’opinion et de diriger l’autorité; mais cette attribution exclusive de l’Académie des sciences, qui, dans d’autres temps, pouvait offrir de grands avantages, éprouverait aujourd’hui de grandes difficultés. 1° Les détails de ce genre de travail vont de- 398 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 septembre 1791.] venir désormais plus multipliés, plus obligatoires; et s’ils demeuraient confiés uniquement aux membres de cette société célèbre, ils pourraient les détourner d’occupations encore plus intéressantes. 2° Les arts, qui ne vivent que de liberté, s’alarmeraient d’une sorte de commission judiciaire à jamais conservée, et pour ainsi dire inhérente à une corporation quelconque; et, sous ce point de yue, le corps le plus éclairé pourrait paraître le plus redoutable. Je sais que des vertus, auxquelles, en mon nom particulier, j’aime à rendre un hommage authentique, des vertus presque toujours égales aux lumières de chacun des membres de l’académie des sciences, ne devaient laisser aux artistes aucune inquiétude sur de pareils arbitres; mais comme il vaut toujours mieux dépendre des lois que des hommes; comme la seule possibilité d’un abus doit suffire pour éveiller l’attention du Corps législatif, nous croyons devoir rendre compte à l’Assemblée des inconvénients que les artistes paraissent apercevoir dans la censure à laquelle ils ont été jusqu’à présent assujettis; ils craignent l’insouciance qu’entraînent à la longue la répétition des mêmes actes et l’babitudé des mêmes fonctions; ils craignent un certain esprit de corps, qui se mêle, sans qu’on s’en doute, à presque toutes les délibéra'ions des mêmes hommes constamment réunis; ils craignent je ne sais quel orgueil qui ne manque point de s’attacher, tôt ou tard, à l’autorité, lorsqu’elle est exercée sans interruption, sans contradiction et sans partage; enfin, iis craignent, disent-ils, jusqu’aux erreurs de la supériorité même, qui pourrait bien les observer de trop haut, pour les voir à leur juste mesure. Quels seront donc à l’avenir les hommes choisis pour de telles fonctions? de qui les recevront-ils? comment les exerceront-ils? combien les conserveront-ils? Nous avons jeté les yeux sur les diverses sociétés de savants, occupés de la méditation et de l’enseignement de touies les connaissances applicables aux travaux de l’industrie. Notre attention s’est portée encore sur toutes les associations volontairement établies et légalement reconnues, de personnes versées dans ces divers genres d’étude, initiées aux divers procédés de l’industrie, ou même parvenues à la théorie des arts par la pratique des métiers; et nous avons supposé que dans le régime de l’égalité, que sous le règne de la raison, de tels citoyens étaient naturellement appelés à concourir avec les membres de l’académie, à celte partie du service public. En conséquence, nous vous proposons que des membres choisis dans ces autres sociétés soient réunis à pareil nombre d’académiciens, pour former un bureau de consultation des arts , chargé de donner au ministère des avis motivés sur toutes les demandes que les artistes feront parvenir par la voie des départements. Nous n’avons point trouvé de plus sur moyen pour éviter les décisions arbitraires et les acceptions de personne, que la seule vertu des juges pouvait écarter .des jugements autrefois prononcés sur pareille matière; et cette réunion volontaire, honorable, gratuite, soumise à des réélections périodiques, s’est offerte à notre pensée, comme un jury choisi par la liberté même, au sein des arts, pour faire connaître leurs travaux, leur mérite et leurs droits. Par cette disposition, conforme à l’esprit de tous vos décrets, tous les artistes qui auront une demande à former, verront désormais leurs intérêts entre des mains amies. Le moins éloquent d’entre eux, reconnaissant un compagnon au rang de ses examinateurs, sera sûr, au moins, d’y trouver un interprète, et ce nouveau motif de sécurité sera lui-même un premier bienfait ; car il est beaucoup d’arts et demétiers où les hommes simples qui les professent ont besoin d’avoir affaire à des hommes simples comme eux; et c’est dans plus d’un sens qu’il convient de rapprocher les tribunaux des justiciables. Enfin, Messieurs, les sciences, les arts elles métiers, appelés par vous à concourir librement au même but, et toujours obligés de se concerter et de s’éclairer mutuellement, ne tarderont pas à rentrer dans leur fraternité naturelle et primitive ; vous briserez les derniers restes de ces barrières ennemies, qui les ont trop longtemps séparés, et l’époque de leur parfaite réunion sera celle cb leur triomphe. Après avoir institué ce bureau de consultation pour l’industrie, il convient de lui tracer, avec une précision et en même temps avec une latitude convenable, les directions qu’il doit suivre, et de poser les bases qu’il doit adopter dans les jugements qu’il portera sur les objets qui vont être soumis à son examen. On serait d’abord tenté de régler cette estimation sur le plus ou le moins d’importance des arts différents, et de les classer dans l’ordre qui paraît leur convenir, mais il n’est pas bien démontré qu’il existe entre eux une véritable hiérarchie, et qu’aux yeux de la raison les arts aussi ne soient pas égaux en droits. En effet, est-ce par eux-mêmes que les différents genres d’industrie sont plus ou moins importants ou frivoles? ou plutôt n’est-ce point par leurs différentes applications ? Leur assignera-t-on leurs rangs d’après leurs différents degrés d’utilité (1)? Mais cette utilité ne devient-elle pas plus ou moins grande, suivant les circonstances? et dès lors une telle manière de jurer ne serait-elle point exposée à d’éternelles variai ions? N’existe-t-il point tel genre d’industrie, futile en apparence, et dont la nation retire des produits incalculables? et ne voit-on pas en même temps d’autres travaux qui paraissent plus importants, et qui cependant sont moins productifs? Gomment tenir compte de toutes ces différences? Gomment estimer, comment balancer toutes ces variétés? Ge seraient, à chaque instant, de nouveaux problèmes à résoudre, la vie des juges etcelledes clients n’y suffiraient point; tout nous dit qu’il faut prendre une autre marche, et que presque toujours le vrai moyen d’être juste, c’est de n’être point minutieux. Nous proposerons donc au bureau de consultation de partager d’abord les travaux à récompenser en deux classes bien distinctes, et que (1) S’il fallait assigner des degrés entre les artistes, nous mettrions en première ligne, ou plutôt hors de rang, ces personnes recommandables, qui, touchées des maux et des dangers dont la vie humaine est sans cesse troublée ou menacée, n’ont cessé de méditer sur les moyens de les soulager ou de les prévenir ; il faut le dire, pour l’honneur de l’humanité, ce pieux genre d’industrie devient une passion vive dans ceux qui s’y sentent appelés comme par une mission particulière; et l’espoir de secourir ou de conserver leurs semblables paraît leur interdire tout autre emploi de leur talent. Hélas! souvent leur nom même est ignoré; mais leur conscience les dédommage de la renommée, et pendant qu’on les méconnaît ou qu’on les oublie, ils comptent en silence leurs triomphes, par les êtres qu’ils ont conservés. (Note du rapporteur.) [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 septembre 1791. J 39g les hommes expérimentés ne confondront jamais : ceux qui supposent des avances, et ceux qui n’en supposent point. Ce premier partage une fois fait, on n’aurafplus à chercher, relativement aux objets compris dans chacune de ce3 classes, que la mesure des succès et des talents, des avantages procurés et de la difficulté vaincue. Les récompenses des travaux de la première classe doivent être plus considérables, comme étant censées renfermer des dédommagements. Les récompenses des travaux de la seconde classe, pour être plus modiques, n’en seront pas moins désirables, puisqu’elles s’adresseront uniquement à l'intelligence et au génie. Lès premières s’appelleront, si l’on veut, des indemnités, les secondes, des encouragements , et dans chacune il sera établi trois degrés, sous la dénomination de maximum, medium et minimum, applicables, suivant l’avis, des examinateurs, aux différents degrés de mérite des objets compris dans la même classification. Dans l’examen des objets de la première classe, sous la dénomination d 'avances, non seulement les dépenses pécuniaires ; mais tout ce qu’il a dû en coûter, en quelque genre que ce puisse être, pour arriver à un succès; et certes, pour un artiste, le sacrifice de son loisir, de ses habitudes, de sa sûreté, de sa santé, de ses forces, de son temps, peut, au moins, être compté à l’égal d’un sacrifice d’argent. E11 général, on risque peu de se tromper en regardant tous les artistes qui ont réussi dans des travaux utiles et difficiles, comme des créanciers de l’Etat, dont la plupart n’ont point touché les intérêts de leurs fonds. L’Etat se croirait-il donc dispensé de toute obligation envers des citoyens qui, à travers mille fatigues et mille périls, auraient été recueillir dans des contrées lointaines, et chez des peuples barbares ou jaloux, des productions précieuses ou des secrets utiles, pour en enrichir notre sol ou notre industrie (1) ? Et ceux qui, par de longues études, par des observations suivies, par des épreuves longtemps infructueuses, par des expériences incessamment répétées, par des essais quelquefois dangereux, se sont élancés au delà des anciennes limites de leur art, comme les autres hors des frontières de leur pays, ne sont-ils point aux mêmes droits? Et ceux qui, par des travaux industrieux (2), au péril de leur vie, au détri-(1) M. Chabert, petit-fils d’un homme qu’on dit avoir consommé plus d’un million au service de France en Canada, avait suivi M. Desalleures, son oncle, ambassadeur à Constantinople ; et de là, son amour pour les nouveautés lui a fait entreprendre des voyages longs et périlleux, chez les Kophtes, les Druses et beaucoup d’autres peuples orientaux, avec lesquels il dit avoir vécu familièrement, et dont il annonce qu’il a rapporté plusieurs secrets utiles à nos manufactures, entre autres le rouge incarnat de Smyrne et la garance d’Andrinople, dont l’acquisition épargne annuellement à la France des exportations considérables. J’ignore ce qu’on doit accorder à ces précieux services, après qu’on les aura vérifiés ; mais en général risquerait-on cte se tromper, si l’on comptait chaque année de ces sortes de voyage pour une campagne, puisque les fruits u’on en retire valent an moins une conquête ? (Note u rapporteur .) (2) C’est ici le lieu de rendre hommage, avec toute la Provence, à M. Roubault, vieillard de 86 ans, qui a passé sa vie et consumé sa fortune à rendre à son pays tous les services que son esprit inventif a pu lui suggérer. Il s’est fait connaître, dans le département de la marine, par un mastic impénétrable aux filtra-ment de leur force, auraient pu rendre des contrées négligées, infertiles et malsaiDes, au commerce, à la culture et à la salubrité? Et des artistes qui, dans la construction de nos métiers (1), à force de combinaisons, parvenus au dernier degré de la simplicité, auraient aplani à grands frais la route de la fortune pour leurs concitoyens? Et un ouvrier respectable (2) qui, pendant le cours d’une vie toujours utile, accordant les méditations de l’esprit avec le travail des mains, aurait soumis un art, jusque-là vulgaire, à des règles inconnues, et changé une aveugle routine en une doctrine raisonnée? Tous ces hommes, dis-je, et tous leurs émules ne sont-ils point créanciers de l’Etat? En vain dira-t-on qu’en travaillant ainsi pour la chose publique, ils ont travaillé pour eux (3). Les autres tions et par un enduit élastique pour la conservation des vaisseaux. D’un autre côté, les habitants de Toulon, parmi beaucoup d’autres obligations, lui doivent deux bienfaits inestimables : l’un est une charrue portative, qui les dispense d’employer des animaux à la culture de leurs champs, pour la plupart impraticables ou inaccessibles aux charrues ordinaires ; i’autre est une espèce de grand davier pour arracher, sans effort, les roches dont leurs terres sont hérissées. Une vieillesse toujours utile couronne la vie sage et laborieuse de M. Roubault; à son âge encore, un zèle désintéressé brave les fatigues et les dangers des travaux les plus rudes et les plus malsains. La médiocrité de sa fortune ne le rend avare, ni des productions de son talent, ni des conseils de son expérience , il est pauvre et son génie est la richesse de ses concitoyens. (Note du rapporteur.) (1) L’artiste en question est un nommé Rivey, aux talents duquel la ville de Lyon reconnaît avoir de grandes obligations. Personne, avant lui, n’avait porté si loin la simplification des métiers d’étoffes. Je ne sais quelle récompense ont pu lui valoir les services qu’il a rendus à l’industrie ; mais il paraît, au premier aperçu, qu’on a fait de meilleurs marchés avec lui qu’il n’en a fait avec personne ; car beaucoup d’entrepreneurs lui doivent leur fortune, et il a perdu la sienne. (Note du rapporteur.) (2) L’ouvrier respectable que j’ai voulu désigner, et que j’aurais peut-être dû nommer à l'Assemblée nationale, est un bon vieillard, appelé Fourneau, qui, sous le modeste costume de son état, cachant les plus rares connaissances sur différents sujets, entre autres sur l’art du trait du charpentier, a publié des ouvrages qui servent à l’instruction de toute l’Europe. Cet homme, privé depuis quelque temps de sa médiocre fortune, accablé de misère et de chagrin, affaibli par l’âge et par le travail, a dernièrement obtenu, non sans beaucoup de sollicitations (je rougis de le dire), il a obtenu d’être seul dans un lit à l’hôpital . (Note du rapporteur.) (3) J’entends dire quelquefois, avec une sorte de dédain : on sait ce qu’on donne aux artistes, mais on ne sait pas ce qu’on en retire. Ce qu’on dit dans un sens, moi je le dis dans un autre. Vous savez ce que vous donnez, parce que c’est une somme bornée ; vous ne savez pas ce que vous relirez, parce que la somme en est incalculable. Calculeriez-vous l’effet que doit produire un spécifique infaillible pour la destruction de tous les insectes nuisibles à la végétation ? La société royale d’agriculture a donné sur cet objet au sieur Tatin une approbation qui ne laisse aucun doute ; et le royaume entier lui donnera-t-il jamais l’équivalent des produits que les pucerons, les fourmis et les chenilles enlèvent aux plus petits cantons de la France ? J’ai vu dernièrement, et avec des personnes très éclairées, plusieurs épreuves d’un secret annoncé par le nommé Paroisse, au moyen duquel, en diminuant de moitié, dans nos forges, l’emploi du combustible, on ajouterait à l’activité du feu, à la qualité du fer et à la célérité du travail. Vous calculerez aisément ce que vous donnerez à cet utile et honnête citoyen, si vous lui achetez son secret; mais évaluerez-vous, 400 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 septembre 179i.j créanciers de l’Etat n’ont-ils pas aussi travaillé pour eux ; mais tous ont-ils travaillé pour l’Etat? et en supposant des intentions partout les mêmes, à qui l’Etat donnerait-il la préférence, de ceux qui, en l’enrichissant, se seraient appauvris, ou de ceux qui se seraient enrichis en l’appauvrissant? Cependant, toutes les productions des arts ne supposent point nécessairement de tels sacrifices ; les bienfaits de la nation doivent aussi tomber sur des mérites d’un autre ordre, faute desquels le génie manquerait de coopérateurs et resterait sans utilité, et cet autre ordre de mérites répond à la classe des encouragements. 11 se fait peu de révolutions dans l’industrie ; les arts, imitateurs de la nature, à laquelle ils suppléent, suivent une marche qui lui est plus conforme ; comme elle, c’est par des accroissements successifs et presque insensibles qu’ils tendent à leur perfection. Les idées ingénieuses, les observations fines, les simplifications, les facilitations, les améliorations de tout genre, naissent les unes des autres, et quelquefois un mot échappé au plus modeste ouvrier éclaire l’entrepreneur avisé qui en garde le secret et le profit : pour nous, qui ne cherchons que le profit général, observons, recueillons, animons ces étincelles du flambeau du génie, et nous en tirerons de grandes lumières ; surtout que les hommes qui les ont produites, et dont les noms peut-être ne sont point connus hors de leurs ateliers, que ces hommes, à qui souvent il n’a manqué que de l'intrigue pour devenir célèbres, ne demeurent plus ignorés de leurs concitoyens ; ils ont droit aussi a la renommée ; si le genre humain était vraiment juste, la gloire la plus éclatante serait le prix réservé à la chose la plus utile ; et souvent la société doit plus à l’auteur d’un simple outil qu’à celui d'une vaste machine. Yoilà, Messieurs, un premier aperçu des titres divers en vertu desquels nos artistes peuvent prétendre aux encouragements que vous annoncez à l’industrie ; mais tout sera-t-il donc pour les succès, et rien pour les efforts? Ferez-vous comme la fortune, qui ne récompense que les heureux ? Et dans les distributions de ces louables bienfaits, ne tiendrez-vous aucun compte de l’indigence, qui souvent couvre de son voile hideux les talents les plus rares, qui souvent est le triste fruit d'un travail assidu, auquel tous les intérêts ont été sacrifiés, et qui, si elle n’est point toujours la preuve de la probité d’un artiste, atteste au moins qu'il ne s’est enrichi aux. dépens de personne? Quelques voix s’élèveront peut-être pour observer que des fonds destinés à des récompenses ne le sont point à des aumônes ; mais, leur dirai-je, appelez-vous aumônes cette sage munificence, qui cherche à payer des études, des talents, des travaux, des sacrifices offerts à la patrie, et qui croit devoir tenir compte des efforts de tout genre, incessamment dirigés vers des objets utiles et louables ? L’aumône est-elle donc la récompense du mérite? Non, c’est le devoir de l’homme qui a quelque chose envers l’homme qui n’a rien ; et ce tribut, imposé par la seule compassion, ne suppose à qui le reçoit que les droits du besoin. quand une fois le secret sera généralement répandu, l’augmentation de bien qui naîtra du meilleur marché du fer et du bois? Evaluerez-vous le riche partage que l’agriculture et l’industrie vont faire entre elles de celte vaste portion de forêts, qui cessera d’être nécessaire à son ancienne destination ? ( Note du rapporteur.) Ils ont d’autres droits, ces hommes recommandables pour qui l’on parle d’aumônes, et qu’on y réduirait en effet ; iis auraient droit peut-être de citer devant vous une administration arbitraire ou passive, des censeurs négligents ou dédaigneux, des concitoyens ignorants ou prévenus, pour leur avoir constamment refusé de faibles secours, avec lesquels ils eussent pu rendre les plus signalés services ; ils pourraient, surtout, accuser des associés insidieux qui savent si bien tromper un artiste sans défiance, et profiter à la fois de son génie et de sa simplicité. Quoi qu’il en soit, Messieurs, vous compterez le travail pour un demi-succès, vous compterez la pauvreté pour une excuse de n’avoir point complètement réussi. Un témoignage avantageux pour un travail quelconque ; une approbation authentique obtenue par un pauvre artiste, dans le cours d'une vie laborieuse, suffira pour vous émouvoir en sa faveur. Et quand ce travail aurait été infructueux, quand, faute de moyens, tous ses efforts auraient avorté, vous penserez encore que de modiques bienfaits ne sont pas absolument perdus, lorsqu’en cherchant le mérite, ils sont au moins certains de rencontrer l’infortune. Voilà pourquoi, Messieurs, nous avons cru devoir vous indiquer des dispositions particulières en faveur des artistes indigents, et nous vous en proposerons en même temps pour la consolation de leur vieillesse, parce qu’une vie consacrée au travail ne doit point finir dans la peine, et parce que la vieillesse est aussi une sorte de pauvreté, et c’est la plus à plaindre : l’une est dénuée des dons de la fortune, l’autre se voit privée des dons de la nature; la pauvreté conserve au moins des bras, et c’est encore une richesse; la vieillesse n’en a plus; enfin, la pauvreté peut du moins espérer. On objectera peut-être, Messieurs, que les moyens proposés par votre comité d’agriculture et de commerce n’offrent point une proportion rigoureusement exacte, entre les récompenses décernées et les services rendus; mais nous osons vous assurer que cette proportion rigoureusement exacte est impossible à établir; que dans aucun système on ne peut en approcher autant ; et que dans celui-ci du moins elle ne pourra jamais être arbitraire. Àu reste, il faut observer qu’une récompense n’est ni la solde d’une acquisition, ni le salaire d’un travail; c’est un bienfait gratuit qui doit être mérité, mais qui ne peut être exigible. S’il arrivait dans notre plan qu’un homme reçût un peu plus qu’il n’avait droit d’attendre, il aurait du moins mérité quelque chose, et jusqu’ici tous les dons n’avaient point été mérités; s’il arrivait qu’un autre reçût un peu moins qu’il ne pouvait espérer, il aurait du moins obtenu quelque chose, et jusqu’ici tous les mérites n’avaient point été récompensés : enfin, pour éloigner tout reproche d’injustice à cet égard, il suffira que les plus fortes récompenses ne soient point excessives, et que les moindres soient honorables. Ne vous attendez donc point, dirais-je à ces utiles citoyens, ne vous attendez point à recevoir des bienfaits énormes d’une nation qui veut récompenser tout ce qui mérite de l’être; ne mesurez point vos espérances sur des sommes autrefois prodiguées à de moindres services, mais souvent aux dépens d’un mérite supérieur : enfin, ne regrettez point des temps où vous auriez pu être oubliés : sachez apprécier les récompenses nationales à leur juste valeur; aucun alliage ne [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 septembre 1791.] 401 les avilit; elles sont, pour ainsi dire, d’un métal pins pur, et leur médiocrité renferme un prix inestimable, celui d’ôire bien acquises, de n’être dues ni à la faveur ni à l’intrigue, mais d’être accordées par la loi qu’on ne séduit point, et qui ne donne à personne la part d’un autre. Voici le projet de décret que votre comité vous propose : TITRE Ier. Distribution des récompenses nationales. « L’Assemblée, ouï le rapport de son comité d’agriculture et de commerce, décrète ce qui suit : « Art. 1er. Sur le fonds de 2 millions, destiné, par le décret du 3 août 1790, à être annuellement employé en dons, gratifications et encouragements pour les découvertes utiles, il sera distribué, selon le mode ci-après déterminé, des gratifications et secours aux artistes, qui, par leurs travaux, leurs recherches et leurs découvertes, auront mérité d'avoir part aux récompenses nationales. « Art. 2. Lesdites récompenses seront accordées d’après les instructions envoyées sur les différents artistes parles directoires de leurs départements, ensuite des attestations des districts et des certificats de leurs municipalités. « Il suffira cependant à ces artistes d’un certificat des corps administratifs de leur domicile actuel, lorsque t es corps se trouveront suffisamment instruits pour le leur délivrer. « Art. 3. Les travaux pour lesquels il pourra être accordé des récompenses nationales seront divisés en deux classes principales : ceux qui ont pu exiger des sacrifices, de quelque genre que ce soit, et ceux qui, par leur nature, n’en exigent point. « Dans les récompenses affectées àchacunde s classes, il sera établi trois degrés sous les noms de minimum , medium et maximum , applicables en proportion du mérite des objets, d’après l’avis motivé d’un bureau de consultation pour les arts, qui sera établi à cet effet à Paris, et dont la composition sera déterminée dans le titre II du présent décret. « Le medium sera d’un quart, et le maximum d’une moitié en sus du minimum. « Dans la première classe, le minimum sera de 4,000 livres, le medium de 5,000 livres, et le maximum de 6,000 livres. « Dans la seconde classe, le minimum sera de 2,000 livres, le medium de 2,500 livres, et le maximum de 3,000 livres. « Ceux des artistes qui auront passé l’âge de 60 ans obtiendront, en sus de la récompense qui leur aura été fixée, une somme égale au minimum de leur classe. « Art. 4. Indépendamment de ces deux classes, il pourra être accordé des gratifications particulières aux artistes indigents, dont les talents auront été reconnus par des approbations de corps savants, et dont l’honorable pauvreté sera certifiée par les corps administratifs. « Le minimum de ces gratifications sera de 2,000 livres. * Le medium de 250 livres. « Le maximum de 300 livres. « Ceux de ces artistes récompensés qui auront passé l’âge de 60 ans obtiendront, conformément 4" Série. T. XXX, à l’article 113, une somme égale au minimum de leur classe. « Art. 5. Autorise néanmoins, l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur à lui proposer des demandes relatives aux découvertes d’une importance majeure faites dans le royaume, ou importées des pays étrangers, lesquelles découvertes, étant dues à des travaux pénibles ou à d> s voyages longs et périlleux, pourraient mériter un supplément aux récompenses de la lre classe. « Art. 6. Partie des mêmes fonds pourra aussi être employée, sur la demande des directoires de départements, soit à la publication d’ouvrages qui auraient été jugés utiles aux progrès des arts, soit en expériences, essais et constructions de modèles, ou même de machines, dont les avantages et la possibilité seraient vérifiés par le bureau de con-ultaiion, mais dont les frais excéderaient les facultés de leurs auteurs. « Art. 7. Il sera publié tous les ans, par la voie de l’impression, un état nominatif des artistes, qui, dans le cours de l’année, auront obtenu des récompenses nationales, avec le compte général des sommes employées à ces récompenses, ainsi qu’aux publications d’ouvrages, et aux frais d’expériences et de constructions, ordonnées par le ministre de l’intérieur, d’après les avis du bureau de consultation. « Art. 8. Les pensions assurées par un brevet signé du roi, aux artistes qui, à ce prix, ont ci-devant cédé à l’Etat leurs inventions, découvertes ou importations, légalement constatées, seront regardées comme faisant partie de la dette publique, et, en conséquence, renvoyées à la liquidation. « Art. 9. Les artistes avec lesquels l’administration du commerce a ci-devant contracté des engagements conditionnels, et qui justifieront avoir satisfait aux conditions stipulées, seront aussi regardés comme créanciers de l’Etat, pour les sommes qui ne leur auraient point encore été payées, et en cette qualité renvoyés à la liquidation. « Art. 10. Les artistes dont les machines, importées de l’étranger, ou nouvellemnnt construites d’après la demande de l'administration du commerce, auraient été détruites lors des troubles populaires survenus en quelques parties du royaume, seront indemnisés de leurs pertes, sur une attestation des corps administratifs desdits lieux, à laquelle devra êire jointe une évaluation faite par des hommes à ce connaissants : ces attestations tiendront lieu de titres, et seront, comme tels, reçues à la liquidation. TITRE IL Composition et fonctions du bureau de consultation pour les arts et métiers. « Art. 1er. Conformément à l’article 3 du titre Ier, il sera établi à Paris, sous la surveillance et l’autorité du ministre de l’intérieur, un bureau de consultation pour les arts et métiers , à l’effet de lui douner des avis motivés sur tous les mémoires et demandes d'indemnités, encouragements, gratifications et secours de la nation, pour des recherches et des travaux utiles eu tout genre. « Art. 2. Les membres de ce bureau seront choisis dans les compagnies occupées, par leur institution, d’objets relatifs aux sciences exac-26