580 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 avril 1790.] réunir assez d’hommes instruits et capables? Les lois, en principe général, étant censées l’ouvrage du peuple, seront censées connues du peuple. Tous les citoyens sont obligés d’obéir aux lois, donc ils doivent connaître les lois. Je ne crains pas d’avancer une chose qui paraît un paradoxe : il est indifférent de vivre dans un pays où tout le monde connaît les lois, ou dans un pays où personne ne les connaît ..... — J’ai exercé des fonctions de magistrature, et je demande à tous ceux qui, comme moi, avaient trouvé leur instruction dans les provisions de leur office, je leur demande si ce ne sont pas les avocats qui nous apportent la nourriture de chaque jour. Ce sont eux qui, s’étant partagé les différentes branches de la jurisprudence, que le juge, sans eux, serait obligé de posséder toutes, ce sont eux qui nous fournissent les connaissances dont nous avons besoin pour juger. Les rapports sont, pour la plupart, prépares par les avocats, et il est trop vrai de dire que ce sont les roues d’acier qui font aller les aiguilles d’or. Ainsi, les juges, pour les neuf dixièmes des affaires, sont des jurés, et jugent comme le feraient les jurés peu instruits, sur des lumières qui ne sont point à eux, mais qu’ils ont recueillies. On objectera la difficulté de connaître la procédure et les formes. Eh bien ! le système qui nous propose des jurés, vous offre ce qui est nécessaire pour répondre à cette objection. Les tribunaux ne seront pas seulement composés de jurés, mais il y aura un magistrat conservateur des formes, et qui en connaîtra la triture. Je me réfère entièrement au projet de M. l’abbé Sieyès pour l’établissement des jurés en matière criminelle et en matière civile, non seulement sur le fait, mais encore sur le droit. On vous a dit que la liberté n’avait désormais rien à craindre des tribunaux ; mais on a confondu la tyrannie des tribunaux et celle des magistrats. Celle des tribunaux est impossible, j’en conviens ; celle des magistrats est toujours terrible. Un citoyen qui, arbitre de la vie d’un autre citoyen, ne rentre pas assez souvent dans la société, peut exercer une domination funeste, contraire à l’égalité et à la Constitution. — Je conclus à ce qu’on entende plusieurs membres du comité de Constitution, qui adoptent le plan que M. l’abbé Sieyès a fait imprimer et distribuer. M. Goupil de Préfeln. J’examinerai les avantages et les inconvénients de l'établissement des jurés en matière civile. Je proposerai ensuite un plan qui, je le crois très fermement, renferme tous les avantages et éloigne tous les inconvénients. — Les véritables avantages des jurés découlent tous de ce grand principe : que c’est pour soustraire l’homme à l’empire de l’homme que l’ordre social a établi la loi. Il résulte de ce principe que la loi la plus parfaite est celle qui laisse le moins à l’arbitraire de l’homme, et que le pouvoir judiciaire doit être tellement distribué, qu’il ne puisse être accaparé par aucun ordre, par aucune corporation. Les jurés nous préserveront des erreurs et du despotisme du pouvoir judiciaire, qui peut, même en matière civile, porter une véritable atteinte à notre liberté. L’expérience et la raison demandent la distinction du fait et du droit. Cette distinction est toujours plus ou moins possible. M. Goupil de Préfeln rappelle, par une simple énumération, les inconvénients que l’on a opposés à l’établissement des jurés. La séance est levée à 3 heures et demie. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. LE BARON DE MENOU. Séance du jeudi 8 avril 1790, au matin (1). La séance est ouverte à 9 heures du matin. Un de MM. les secrétaires donne lecture de plusieurs adresses, dont l’extrait suit : Adresse de plusieurs religieux Récollets et Au-gustins de la ville de Grenoble, qui expriment leur vive reconnaissance envers l’Assemblé nationale de ce qu’elle les a rendus à la société. Ils prêtent entre ses mains le serment civique. Adresse de la garde nationale de la ville de Beaumont-lès-Lomagne; elle supplie l’Assemblée de lui faire délivrer la quantité des habillements des troupes provinciales dont elle a besoin, en-magasinés à Auch, et ce, au même prix exigé de la garde nationale de cette ville. Adresses des nouvelles municipalités des communautés de Barlin, de Lyon en Suliias, département d’Orléans, de Favras en Limousin, de Saint-Poul-de-Fonds en Guienne, et de Saint-Caprais ; De la ville de Vic-en-Carladès; elle porte plainte contre les anciens officiers municipaux ; De la ville d’Ambert en Auvergoe ; elle fait des observations sur la suppression de la gabelle; Des villes de la Garnache et de Benevent, département de la Marche; elles sollicitent l’établissement d’un tribunal de district. L’adresse a été renvoyée au comité de Constitution. De la communauté de Saint-Romans-lès-Melle en Poitou; elle accuse les membres du département de Saint-Maixant d’avoir augmenté ses impositions de leur propre autorité. De la communauté de Pruzilly; quoiqu’elle ne soit composée que d’habitants pauvres, elle offre, pour sa contribution patriotique, la somme de 300 livres. De la communauté de Cuignères, district de Clermont en Beauvoisis ; elle fait le don patriotique du produit des impositions sur les ci-devant privilégiés. Adresse de la garde nationale de la ville de Millau en Rouergue; elle conjure l’Assemblée de ne pas se séparer sans avoir mis le sceau à l’ouvrage immortel de la régénération de la France. Pétition du sieur Jean-Georges Gélin, prêtre du diocèse de Strasbourg, lequel jouit de 600 livres de pension ecclésiastique, et demande à l’Assemblée qu’elle veuille bien le dispenser delà rigoureuse exécution du décret du 14 janvier, qui ordonne la rentrée de tous pensionnaires dans le délai de trois mois, en lui accordant la permission de rester encore en Allemagne pendant quelques années. Cette demande a ôté renvoyée au comité ecclésiastique. La municipalité de la ville de Montbrison fait à l’Assemblée nationale, comme preuve du zèle de la commune pour la chose publique, le don patriotique de la contribution des ci-devant privilégiés pour les six derniers mois de 1789. Adresse de la municipalité de la ville d’Antibes, laquelle fait offre d’un don patriotique de 3,612 liv. 15 s., provenant de la vente de vais-(1) Cette séance est incomplète au Moniteur. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [8 avril 1790.] 581 selle d’église, remise par ladite . municipalité à l’hôtel de la Monnaie de Marseille. Cette adresse, dictée par le patriotisme, annonce la prestation du serment civique, l’adhésion aux décrets de l’Assemblée, et le zèle des citoyens d’Antibes pour la contribution patriotique. Une lettre adressée à M. le président par le 'prince évêque de Bamberg et Wurtzbourg , lequel réclame une créance de 1 ,500 mille livres dues par la France , pour fourniture de fourrages dans les guerres de 1757 à 1763, est renvoyée, par l’Assemblée, au comité de liquidation. Le sieur Matigny, ancien avocat au Parlement, a fait hommage à l’Assemblée d'un plan d’une ordonnance civile et d’un traité philosophique, théologique et politique de la loi du divorce, dont il est 'l’auteur. M. Brevet de Beaujotir, secrétaire , donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier. Plusieurs membres demandent que les procès-verbaux ne présentent pas à l’avenir l’aualyse des opinions émises devant l’Assemblée et qu’ils se bornent à rappeler les conclusions. Ces observations sont adoptées et l’Assemblée décrète « que dans ses procès-verbaux on se bornera à rapporter les conclusions de chaque opinant, sans aucune analyse de son discours, et ce, conformément au décret qu’elle a précédemment rendu sur le même objet. » M. le marquis de 'Yaudreuil, président du comité de la marine , au nom de ce comité, et d’après les observations présentées par le ministre de la marine dans la lettre qu’il a adressée dernièrement à M. le président de l’Assemblée, propose, et l’Assemblée nationale adopte et porte le décret suivant: « L’Assemblée nationale décrète que l’augmentation de solde de 32 deniers, attribuée par son décret du 14 janvier dernier aux troupes de terre, aura également lieu pour les troupes de la marine et pour celles des colonies, à commencer du 1er mai 1790. » M. le Président. L’ordre du jour est la suite de la discussion sur l'organisation judiciaire et sur la question spéciale de l'établissement des jurés. M. Gossin. Y aura-t-il en France des jurés en matière civile et criminelle, tels qu’ils sont établis en Angleterre ? Cette institution intéresse la liberté individuelle et les propriétés des citoyens ; on ne peut apporter trop de précautions, trop de maturité dans un projet si important; elle suppose une grande masse d’esprit public ; sans esprit public point de jurés. On peut céder à l’espérance flatteuse de son succès en matière criminelle ; le succès consolidera les fondements de notre liberté; si l’esprit public ne règne pas encore ce sera un sujet d’en développer le germe. Sauver l’innocence accusée, indiquer le criminel à la vengeance des lois, sont des devoirs qui vaincront l’indifférence des citoyens à remplir les fonctions publiques; encore faudra-t-il un code nouveau et une refonte préalable des formes. L’institution des jurés en matière civile est prématurée quant aux personnes et quant aux choses. Quant aux personnes, parce que l’esprit public ne rompra pas subitement cette apathie où le despotisme nous a contraint de végéter. Le patriotisme français est encore dans son adolescence ; il ne faut pas fatiguer par un trop grand nombre de fonctions publiques, des citoyens habitués à une sorte de nullité ; il faut préparer leur esprit à de plus grandes idées; il faut former leur goût pour le service général de la société. L’établissement des jurés n’est pas susceptible d’une perfection graduelle ; il doit être, dès le principe, aussi parfait qu’il puisse jamais être ou l’on compromettra son succès, et quels effets funestes l’interruption de la justice ne produirait-elle pas alors sur la Constitution? L’institution des jurés en matière civile est également prématurée quant aux choses : les lois ne sont pas réformées, toutes les coutumes existent. Le chaos de notre législation n’est pas débrouillé. Comment des jurés entendront-ils des lois qui embarrassent chaque jour les hommes les plus instruits? En Angleterre, l’institution n’a pas été brusquée, elle date de plusieurs siècles. En Amérique, l’institution n’a pas été repoussée par des habitudes, des préjugés contraires. La -difficulté n’est pas dans l’institution des jurés; si l’Assemblée le décrète, les jurés seront élus; mais ces jurés, tels qu’ils sont en Angleterre, peuvent-ils remplir en France le but de cette institution? Voilà le véritable problème, et notre situation actuelle me porte à penser qu’elle serait prématurée. Je conclus à ce que les jugements par jurés aient lieu en matière criminelle, suivant les formes et le mode qui seront incessamment fixés; Et à ce que l’établissement des jurés en matière civile soit ajourné. M. de Bremond d’Ars. Je me rallie à l’opinion que vous venez d’entendre, et je me borne à ajouter qu’avant d’établir les jurés, il faut déterminer plus précisément leurs fonctions. Comment, les jurés seront chargés de la partie la plus importante de la justice! Eh! que restera-t-il à faire aux magistrats? Sur quoi sera fondé le respect dû à leurs fonctions? Le peuple qui les aura nommés regrettera de n’en avoir pas fait des jurés. Ils seront donc bornés à déclarer ce que tout le monde sait: qu’un homme convaincu d’homicide sera puni de mort. On propose de prendre les jurés parmi les pairs de l’accusé. Ne copions pas servilement les Anglais. Chez eux l’accusé peut être jugé par ses pairs, puisque la distinction des ordres a lieu; mais en France où il n’y a plus d’autre distinction que celle des talents et des vertus, cela n’est pas praticable. M. Buzot. Je crois qu’il est nécessaire d’établir des jurés tant au civil qu’au criminel. Selon moi, sans l’établissement des jurés point de justice et point de liberté. Mon opinion n’est peut-être pas celle de toute l’Assemblée, et je ne dois en accuser que les orateurs qui ont parlé sur cette question, et qui tous ont défini d’une manière différente la signification du mot juré. Mais de quelle espèce de jurés voulez-vous parler? quelles sont les idées que vous attachez à ce mot? Si vous parlez des jurés tels qu’ils sont en Angleterre, je n’en adopte ni au civil ni au criminel. Si, au contraire, vous voulez vous faire une idée exacte de cet établissement, peut-être serons-nous d’accord ensemble ; car, encore une fois, dans mon opinion, point de justice sans jurés. M. Thouret a pensé, avec quelques autres mem