[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 651 été rédoit, de le rétablir, à compter du jour de la publication du présent décret, et de le lixer à l’avenir dans la proportion du prix du blé dans les marchés. 7° Que les officiers municipaux des villes où le prix naturel du pain a été réduit sont autorisés à établir des bureaux de charité, où tous les indigents et tous les ouvriers seront admis à se faire inscrire pour y recevoir une indemnité proportionnée à l’augmentation actuelle du pain, à raison d’une livre et demie par jour par individu dont chaque famille sera composée, et que cette indemnité leur sera payée jusqu’à ce que le prix naturel du pain soit réduit au prix ou il est actuellement fixé dans chacune des villes ci-dessus mentionnées, sans cependant que cette indemnité puisse, dans aucune ville, être prolongée au delà d’une année. 8° Que le Trésor public tiendra compte à la ville de Paris et aux autres villes autorisées par le présent décret des sommes qu’elles justifieront avoir payées pour raison de ladite indemnité. MÉMOIRE sur les subsistances par M. Gouges -Cartou (1) député du Quercy et membre du cdmité des subsistances. (Imprimé par ordre de l’Assemblée nationale.) CHAPITRE PREMIER. Des causes de la cherté des grains. Si nous remontons jusqu’aux premiers éléments qui forment les prix d’une marchandise quelconque , nous découvrirons que ces prix dépendent principalement de la rareté ou de l’abondance de cette marchandise, de la quantité plus ou moins considérable des consommateurs , et de celle plus ou moins forte de l’argent qui est en circulation. Ces causes sont tellement dans la nature même des choses, qu’il n’y a pas de puissance capable d’en arrêter l’influence ; en telle sorte que le prix d’une marchandise doit augmenter nécessairement à mesure qu’elle devient plus rare, qu’il y a plus de consommateurs, et que l’argent est plus abondant. Il faut mettre à l’écart les deux dernières, parce que rien n’indique qu’elles aient agi cette année sur le prix de la denrée. Le nombre des consommateurs n’a certainement pas augmenté, et il est très-vraisemblable que la masse du numéraire a diminué plutôt que de grossir. Ainsi l’on doit conclure avec la plus grande certitude que ce n’est qu’à la mauvaise récolte de 1788 qu’il faut attribuer la cherté des grains de cette année. C’est ce que le parlement de Paris a paru ignorer, lorsqu’au commencement de cette année il nomma des commissaires pour s’enquêter des causes qui produisaient la cherté des grains, et qu’il fit entendre qu’elle était l’ouvrage des accapareurs. Les habitants d’une ville immense, toujours renfermés dans son enceinte, avaient déjà oublié qu’üne grêle affreuse avait détruit autour d’eux une foule de moissons ; ils ignoraient que l’intempérie des saisons avait diminué les autres, surtout dans le midi du royaume; ils n’avaient pas appris que déjà dans le mois d’août les né-(1) Le mémoire de M. Gouges-Cartou n’a pas été inséré aU Môniteur. gociants de Bordeaux avaient ordonné des approvisionnements de grains très-considérables dans tous les ports de la Bretagne, dans la Normandie et à Dunkerque, et que dans toutes ces provinces le nombre des demandeurs ayant, pour ainsi dire, doublé tout à coup, il fallait nécessairement que le prix des grains doublât aussi. Les revenus des uns, payés par des fermiers ou par l’hôtel de ville, et les salaires des autres demeurant à peu près les mêmes, ils s’indignèrent de la grande cherté du pain, et ne sachant en découvrir la cause, ils la rejetèrent sur les accapareurs. Cette erreur fut une suite de l’arrêt du Parlement ; l’impression qu’il fit se propagea avec rapidité. Partout on voulut prévenir les funestes effets des accapareurs. Le procureur général du parlement de Paris, l’intendant de Soissons, les parlements de Rouen, de Bourgogne, etc., arrêtèrent ou prohibèrent à l’envi la sortie des grains de l’étendue de leurs districts respectifs ; celui de Bordeaux alla jusqu’à défendre dans le mois de mai dernier l’exportation des farines pour les îles françaises de l’Amérique, quoique leurs colons soient citoyens comme nous. Le gouvernement céda lui-même au torrent. Il priva les marchands de grains de la faculté d’être membres des bureaux de police (1); il les obligea de ne vendre leurs grains qu’au marché, et il soumit leurs magasins à l’inspection du magistrat (2). Comment le peuple aurait-il pu résister à l’impulsion générale? Que dis-je! Comment aurait-il été possible que dans cet oubli total des principes fondamentaux des sociétés, il ne se fût pas livré aux derniers excès, lui, qui une fois en mouvement, ne sait plus s’arrêter? Plusieurs marchands et plusieurs fermiers sont devenus la victime de la fureur insensée ? Tous ceux qui avaient une âme honnête se sont empressés d’abandonner un commerce qui compromettait leur sûreté et qui flétrissait leur honneur (3). Nulle part il n’y a eu des approvisionnements ; en beaucoup d’endroits le peuple n’a pas souffert que les grains fussent transportés ailleurs; la terreur s’est emparée des esprits ; l’imagination, qui ne sait jamais s’arrêter à propos, a redoublé les alarmes ; chacun a craint de manquer de provisions ; le gouvernement s’est vu forcé de s’occuper sans relâche de la subsistance des peuples et de faire escorter par des gens armés les convois destinés pour Paris et pour Versailles ; et ce qu’il y a de plus inconcevable, c’est que tandis que les vendeurs disparaissaient et que la denrée devenait plus rare, le peuple entreprenait de forcer même la nature, en obligeant les magistrats à diminuer le prix du pain (4). (1) Il n’y a que des professions notées d’infamie qui puissent emporter avec elles la privation d’un droit aussi précieux du citoyen. (2) N’est-ce pas une violation manifeste des droits de liberté et de propriété que nous venons de consacrer dans la déclaration des droits ? (3) Je connais une ville qui est un entrepôt considérable de grains. A peine les arrêts du Conseil qui soumettaient le commerce des grains à l’inspection du magistrat furent connus, que les marchands ne songèrent qu’à évacuer leurs magasins. Aussi, dans le mois de juin, la misère a-t-elle été universelle dans tout le canton. (4) Un membre du comité des subsistances y a rapporté que les habitants de Chartres avaient forcé le magistrat de fixer le prix du froment à 24 livres 15 sols le setier, mesure de Paris. Il ne faut pas s’étonner si [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] Tels sont les funestes effets du système meurtrier qui a été adopté cette année, et qui, s’il était possible qu’il fût suivi encore quelque temps, changerait bientôt la France, jadis si florissante, en un triste et immense désert. Ce qu’il y a de singulier, c’est que tandis que le peuple voyait partout des accapareurs, et que la clameur publique attribuait à leurs manœuvres la cherté du pain, les recherches faites par le gouvernement prouvaient qu’il n’en existait pas. C’est un fait que le comité des subsistances a eu l’occasion de vérifier. Une députation nombreuse des boulangers de Paris vint vers le commencement de juillet lui présenter une liste considérable de magasins remplis de grains, qui avait été dressée dans le mois de mai. Le gouvernement voulut savoir ce qu’ils contenaient, et ils se trouvèrent vides. Il fallait bien que ce fut ainsi; quand les grains sont montés à un prix excessif, l’intérêt du marchand est plutôt d’y donner cours que d’y spéculer trop longtemps, et cet intérêt redouble quand il sent que le pillage est le moindre danger qu’il ait à courir, quand il sent qu’il a à redouter même pour sa vie. Cependant il faut convenir que si ces magasins eussent été trouvés bien remplis, c’eût été une ressource bien précieuse. On voit donc que le peuple, en s’élevant et en sévissant contre ceux qu’il a soupçonnés de recéler des grains, s’est non-seulement privé de ce qui lui était le plus avantageux, mais qu’il a fait encore tout ce qui pouvait dépendre de lui pour se précipiter de plus en plus dans les horreurs de la misère. Je voudrais rendre cette vérité encore plus sensible; mais il faut pour cela entrer dans un certain détail. Le préjugé qui poursuit partout l’accapareur, et qui ne permet pas que ce nom soit prononcé sans exciter un sentiment mêlé d'indignation et de mépris, n’est que trop répandu dans l’Assemblée nationale. Qu’esl-ce donc qu’un accapareur ? J’ai fait souvent cette question, et on m’a répondu assez constamment que c'est un homme qui achète des grains dans V intention de les faire enchérir. Je crois cette définition exacte, mais il en résulte que tous ceux qui en achètent par spéculation sont des accapareurs; car il est évident qu’ils ne le font que pour y gagner : or, pour y gagner, ils faut qu’ils enchérissent. Mais dès qu’on n’hésite pas à regarder un accapareur comme un homme des plus nuisibles à la société, et justement dévoué à l’exécration publique, on ne doit plus souffrir aucun spéculateur sur les grains ; seulement il doit être permis d’en acheter dans un lieu à condition de le revendre de suite dans un autre. Il suit de ce beau raisonnement qu’il ne pourra se vendre à chaque marché que ce qui sera nécessaire à la consommation. Or, nous pouvons la supposer à une livre et demie de grain par individu ; ce qui fait pour tout le royaume 36 millions de livres par jour, et par an 131 millions de quintaux, c’est-à-dire 55 millions de setiers. Supposons présentement que le premier jour de chaque mois les propriétaires apportent au marché 4 millions et demi de setiers de grains aucun étranger ne se présentait à leur marché, et si, pour pourvoir à leur subsistance, ils se sont déterminés à enlever un convoi. Peuples ! ne respectez pas la propriété, et vous ne serez plus qu’un horrible repaire de tyrans et d’oppresseurs. qui dqivent être consommés dans le mois ; la quantité de setiers et le nombre des consommateurs ne variant pas, il suit du principe que nous avons posé au commencement de ce mémoire que les prix seront toujours les mêmes. Mais dans ce cas, tout le monde voudra vendre à la fois, et cette concurrence fera baisser le prix. Or, il ne peut disparaître qu’autant que les prix augmenteront graduellement; de manière que les vendeurs jouissent chaque mois d'un surcroît de prix proportionné au déchet inévitable, aux frais de garde, à l’intérêt de l’argent qu’ils eussent retiré s’ils avaient vendu dès le principe. Ainsi, dans cet état des choses, les ao croissements des prix doivent se succéder sans interruption, depuis le moment où la récolte est faite jusqu’à celui où il s’en recueille une autre (1). Mais cette inégalité de distribution n’est qu’une chimère. Parmi les propriétaires de grains, surtout parmi les petits, il en est une foule qui, pour les exposer en vente, attendent avec impatience le moment où ils les auront cueillis. Dès qu’il est venu, ils s’empressent d’apporter au marché tout ce qui excède leur consommation, et même leur récolte entière, lorsqu’après une année diset-leuse elle est nécessaire pour faire honneur à leurs engagements. Ainsi l’on voit tout à coup les vendeurs se multiplier à l’excès, tandis que la consommation reste la même, et il est évident que cette grande concurrence fera tomber la denrée au prix le plus bas, à moins qu’il n’y ait des spéculateurs qui rétablissent l’égalité en se mettant en concurrence avec les consommateurs. Le besoin que l’on a d’eux se fait encore plus sentir lorsque les récoltes excèdent annuellement la consommation , ce qui arrive ordinairement ën France. Car le mémoire lu le 4 juillet nous apprend que le gouvernement n’a tiré de l’étranger que 1 ,404,000 quintaux de grains ou de farines; et quand bien même nous supposerions que le commerce en a fait importer 600,000, il s’ensuivrait toujours qu’il n’a fallu qu’un approvisionnement pour six jours, afin de suppléer au vide de la récolte la plus mauvaise que nous ayons eue depuis longtemps. 11 faut donc poser pour principe, qu’en France les récoltes excèdent constamment les consommations, et je demande à présent ; si les spéculateurs sur les grains sont proscrits, que va devenir ce superflu qui sera présenté inutilement à chaque marché ? Se fait-on une idée juste de la funeste influence qu’il exercera constamment sur les prix? Propriétaires de terres! souffrez que je réveille l’attention que vous devez avoir pour vos plus chers intérêts. Si le système actuel prend de la consistance; si le spéculateur sur vos denrées est avili, s’il est méprisé, si sa fortune et sa vie sont en danger, s’il est forcé de se dégoûter entièrement de son état.... que vont devenir les impôts? qu’allez-vous devenir vous-mêmes? Pourquoi n’auriez-vous pas le courage de dire au consommateur : « Vous ne voulez pas souffrir que d’autres que vous achètent nos grains, afin que nous soyons réduits à vous les livrer à bas prix ; pourquoi n’avons-nous pas le droit d’en user de même pour vos vins, pour le produit de vos arts, de vos métiers, etc. ? Citoyens comme (1) On découvre ici le premier mobile de la spéculation sur une marchandise quelconque, et on doit s’apercevoir en même temps que plus l’intérêt sera modéré, moins il y aura de variations sur les prix. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 653 vous, nous devons jouir des mêmes droits que vous, en disposant comme vous de nos propriétés en faveur de qui bon nous semble; et cependant, tandis que vous voulez nous priver des nôtres, vous prétendez que les vôtres soient respectés ! » Il faut le dire : cette insurrection des consommateurs contre les accapareurs, insurrection dont les effets ont été si horribles en quelques lieux, est, en dernière analyse, le malheureux fruit d’une guerre sourde qu’ils ne se lassent pas de faire aux propriétaires. 11 est néanmoins autant de l’intérêt des uns que des autres qu’elle prenne fin; car on peut montrer que la spéculation sur les grains doit être d'autant plus favorisée que la récolte a été plus mauvaise. Peut-être que cette proposition paraîtra extraordinaire, mais, dans ce cas, je prie d’accorder encore plus d’attention aux preuves que je vais fournir. Lorsqu’un vaisseau battu par la tempête s’est écarté de sa route et que l’équipage prévoit qu’il lui faudra, par exemple, quatre mois pour gagner le port, s’il n’a de provisions que pour trois mois, son premier soin, parce que sa conservation en dépend, est de retrancher le quart sur ses rations journalières. Or, un royaume est un grand vaisseau : s’il survient une année disetteuse, si la récolte doit être épuisée dans neuf mois, il est évident que le peuple n’a pas d’autre moyen pour se soustraire aux horreurs de la famine dont il est menacé, que de retrancher un quart sur la consommation ordinaire (1). Pour y parvenir, le mieux serait sans doute de loger tous les grains dans des magasins publics, et de les faire distribuer par le magistrat. Mais, quand bien même ces magasins existeraient, et qu’il y aurait des fonds suffisants pour payer les grains, on n’éviterait pas le grave inconvénient de violer les droits de citoyen, en forçant les propriétaires à livrer leur denrée à un prix qui ne leur conviendrait pas, par la raison qu’ils n’auraient pas été libres de le refuser; on n’éviterait pas celui de les exposer eux-mêmes à contrevenir à la loi, en les latitant; il resterait encore celui de livrer le magistrat à la tentation dangereuse de signaler son autorité par des actes arbitraires, et d’abuser de sa place enduisant des distributions inégales. Mais si ce moyen est impraticable, si même toute perquisition, tout recensement de grains doit êlre regardé comme un des fléaux de la liberté et propre à troubler sans fruit la tranquillité dont les propriétés doivent jouir, il en est un autre non moins efficace, et en même temps analogue à la liberté, parce que dérivant de la nature même, il est par cela seul plus conforme à l’ordre établi par la Providence. Or, tel est cet ordre, que plus une marchandise est chère, moins il s'en consomme (2) ; de manière que si le prix vient à hausser par exemple d’un quart, il s’en consommera un quart de moins. Il est donc encore plus essentiel dans une année disetteuse que dans une autre, que dès que les grains nouveaux paraissent au marché, le nombre des spécu-(1) Je suppose qu’il ne viendra pas de secours de l’étranger, ou que, si on en reçoit, il ne suffira pas pour compléter la quantité de grains nécessaire pour la consommation ordinaire d’une année. (2) 6e principe est confirmé par l’expérience. La consommation du sel est bien plus considérable dans les provinces des petites gabelles, que dans celles appelées ae grande gabelle. lateurs soit le plus grand possible, afin que la plus vive concurrence établisse le plus haut prix, qui seul peut opérer sur la consommation journalière un retranchement devenu indispensable. En effet, si nous supposons le prix moyen du froment à 24 livres dans une année où la récolte suffit justement à la consommation, nous devons comprendre que dans celle où elle est moindre d’un quart le prix doit s’élever à 32 livres, afin que chacun ne pouvant consommer de grain que pour la même somme se trouve réellement en avoir consommé un quart de moins. Mais comment y parvenir, si les spéculateurs sont bannis du marché ? L’empressement ordinaire d’un grand nombre de propriétaires de vendre dès que la récolte est cueillie, fera que le prix sera beaucoup plus bas qu’il ne devrait l’être, et que le nombre ordinaire de setiers étant consommé, par exemple, dans les six premiers mois, la consommation pour les autres six mois ne pourra être que de la moitié de la précédente ; ainsi, au lieu d’une privation que l’homme peut absolument supporter, il sera livré inévitablement aux horreurs de la famine. Si au contraire la spéculation sur les grains a été animée dès le commencement de l’année, elle ralentira d’abord la consommation et servira à conserver pour la fin un approvisionnement très-précieux que le spéculateur, poussé par son propre intérêt, exposera nécessairement en vente avant l’époque où une récolte nouvelle ne manquera pas de faire baisser le prix. Je crois en avoir assez dit pour prouver que les spéculateurs servent principalement : 1° à soutenir le prix lorsque le plus grand nombre des propriétaires veulent vendre ; 2° à empêcher qu’il ne s’élève trop haut lorsque le nombre des consommateurs l'emporte par proportion sur celui des propriétaires vendeurs; 3° à conserver pour la fin d'une année disetteuse un approvisionnement qui sans eux n'existerait pas ; et je conclus que toute disposition qui tend à supprimer et même à altérer cette branche précieuse de commerce, est infiniment nuisible aux propriétaires et aux consommateurs. Or, c’est précisément ce que l’insurrection du peuple a produit cette année. L’interruption de la circulation des grains aurait été son ouvrage, quand bien même elle n’aurait pas été celui des arrêts de quelques cours souveraines, et il en est résulté deux effets bien funestes : un engorgement dans les lieux où l’approvisionnement excédait la consommation, et dans ceux où il était inférieur aux besoins, un surcroît de misère parmi les consommateurs. C’est ainsi que l’homme est ingénieux pour multiplier les moyens de se nuire. Ce n’était pas assez que la mauvaise récolte de 1788 dût nécessairement faire enrichir la denrée ; aux maux de la nature il a voulu joindre les maux incalculables de l’imaginatiou. La liberté du commerce pouvait seule rendre les premiers supportables, en mettant un certain niveau dans les prix, et en effectuant sur les consommations, d’une manière insensible, des retranchements devenus nécessaires et indispensables; mais, par un concours unique de certaines causes, il a fallu que toutes les puissances se soient réunies pour conspirer contre elle : les magistrats par leurs arrêts; le peuple par ses insurrections, et le gouvernement en imprimant le sceau de l’ignominie sur les spéculateurs en grains. Voyons présentement comment il faut s’y prendre pour se mettre désormais à l’abïi des malheurs que nous venons d’éprouver. 654 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] CHAPITRE II. Des moyens de soulager la misère publique. Les premiers moyens qu’il y ait à indiquer pour soulager la misère publique doivent être naturellement les contraires de ceux qui l’ont aggravée cette année. Ainsi nous indiquerons d’abord la libre circulation des grains dans tout le royaume. L’Assemblée nationale vient de l’ériger en loi solennelle (1). Persuadée de tout temps que la division du royaume par provinces et par districts ne peut avoir dorénavant d’autre but que celui d’en rendre l’administration plus facile ; que les Français ne composent plus qu’une seule et même famille; qu’ils sont tous frères et qu’ils doivent se secourir mutuellement; que la récolte d’un propriétaire, exposée en vente, n’appartient pas plus aux habitants de sa province qu’à ceux des provinces voisines, et qu’enlin celle qui vient au secours d’une autre ne fait effectivement qu’une avance dont elle est remboursée tôt ou tard ; l’Assemblée nationale, dis-je, aurait consacré tous ces principes le 4 juillet dernier, comme elle vient de le faire, si les circonstances lui eussent alors permis de faire usage du pouvoir législatif. Mais je pense qu’elle n’en a pas assez fait. Car si les insurrections du peuple continuent, le consommateur sera le seul acheteur qui se présentera, et la loi de la libre circulation des grains sera parfaitement inutile, il convient donc qu’elle promulgue un nouveau décret qui inspire au spéculateur la plus grande confiance, et dont l’exécution assurée le fasse jouir paisiblement de tous les droits de citoyen. Ce décret aurait pour lui non-seulement la justice, mais encore l’intérêt général. Car il faut se rappeler que les spéculateurs sur les grains sont successivement acheteurs et vendeurs. Ils entrent en concurrence avec les consommateurs quand le plus grand nombre de propriétaires veut vendre, et avec ceux-ci, quand leur petit nombre les invite à faire la loi aux consommateurs. Ainsi ils se rendent doublement utiles, en maintenant un juste équilibre entre les uns et les autres, et en prévenant tour à tour les non-valeurs et la cherté ; et il est évident que plus ils seront nombreux, plus leur concurrence sera excitée, et plus le public y gagnera. C’est d’après ces considérations que l’Assemblée nationale pourrait statuer : Ie Que la propriété des spéculateurs en grains est, comme celle de tout autre citoyen, sous la sauvegarde de V autorité publique, qui doit par conséquent V indemniser pleinement de toutes les perles que la force et la violence pourront lui faire éprouver (2). (1) Il convient que cette loi s’étende à toute espèce de commerce. (St) C’est ce qu’on ne s’est pas avisé de faire en France faute de bonnes lois. La fabrique du sieur Réveillon, à Paris, a été saccagée le mois de mai dernier. Plusieurs autres, ainsi qu’une foule de greniers, ont éprouvé le même sort, et je ne pense pas que les propriétaires aient été indemnisés. Cependant nous devons désirer l’extension du commerce et la multiplication des fabriques. Nous n’ignorons pas que, s'il existe des procédés mécaniques très-ingénieux qui diminuent considérablement les frais de main-d’œuvre, ils ne peuvent être mis en usage avantageusement que dans de grandes fabriques. 2e Qu’il doit être affranchi de toute contrainte, et avoir le droit de disposer librement de ses grains. C’est quand ces deux lois, fruits d’une bonne Constitution, seront en pleine vigueur que le marchand de grains vivra dans la plus grande sécurité et se livrera à toute son activité. Le prix des différents marchés sera le thermomètre qui réglera ses envois. Il sait d’avance que là où il est le plus élevé, là sont incontestablement les plus grands besoins, et que c’est le lieu qu’il doit approvisionner de préférence. Enfin, la concurrence excitée par la liberté fera que les prix seront, eu égard aux circonstances, le plus bas possible. Mais il faut pour cela que le gouvernement s’abstienne, dans tous les cas, de se mêler des approvisionnements de grains. Or, cette année, il en a fait importer beaucoup pour son compte. Ce soin était digne sans doute d’un monarque qui chérit son peuple, et d’un ministre qui se plaît à seconder ses vues paternelles ; mais il est également certain que le gouvernement a employé les moyens les moins onéreux et les plus propres à soulager la misère publique. Il paraît d’abord que cette question ne peut être décidée qu’après que le ministre aura mis sous les yeux du comité des finances tous les comptes relatifs à cette opération. Cependant on ne peut s’empêcher de présumer que de même qu’un propriétaire cultive mieux sa terre que des mercenaires, et que chacun fait ses emplettes à un prix plus avantageux que s’il a recours à des commissionnaires, de même les négociants ont dû acheter les grains et ont pu les livrer à un plus bas prix que le gouvernement, qui a été obligé d’employer beaucoup d’agents. Si donc ceiui-ci a livré ses* grains au même prix et peut-être à meilleur marché que le négociateur, il est évident qu’il en résulte une perte pour le public. Ce n’est pas là le seul inconvénient des approvisionnements faits par un gouvernement. Il est rare qu’ils soient suffisants et de bonne qualité ; car : 1° il est naturel que le gouvernement, qui n’est pas institué pour être marchand, ne veuille que suppléer parles siens à l’insuffisance de ceux du commerce. Mais comme les négociants savent que, bien loin de les considérer comme un objet lucratif, il est toujours disposé à faire des sacrifices, il est naturel aussi qu’ils redoutent une telle concurrence, et qu’ils resserrent leurs spéculations à mesure qu’ils s’imaginent que le gouvernement étend les siennes ; 2° le gouvernement est obligé d’employer pour les achats en grains et pour leur distribution un nombre considérable d’agents. Tous ne peuvent pas être fidèles ; d’ailleurs, ne travaillant pas pour eux ils ne sauraient soigner ces grains comme les négociants soignent les leurs. Ce serait donc un prodige s’ils étaient constamment d’une bonne qualité. Or, comment exciter les hommes à réunir sous le même toit clés valeurs mobilières très-considérables, sans la certitude que leur fortune est pleinement garantie par la puissance publique ? Cette loi a été proposée le 31 août au comité de subsistance, à l’occasion de la difficulté que Paris éprouve pour faire venir des grains de ses environs; et il a paru qu’elle n’était pas du goût de plusieurs membres. Je ne puis comprendre quelle idée ils se forment des devoirs de la société; il me semble que la garantie qu’elle doit accorder à chaque citoyen ne sera qu’une chimère, toutes les fois que ce principe ne sera pas adopté. J’observe qu’il devrait s’étendre à tous les cas où un ennemi quelconque vient à causer quelque dommage : ainsi lorsque les frontières du royaume sont insultées, il est juste que le citoyen qui en souffre soit indemnisé. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 655 Ces deux vérités ont été, cette année, pleinement constatées. Non-seulement le canton que j’habite et bien d’autres ont reçu un approvisionnement insuffisant et de mauvaise qualité, mais il est notoire que Paris et Versailles ont manqué de pain, et qu’il est très-mauvais depuis un certain nombre de jours (1). Enfin (et cette considération sera la plus importante aux yeux de tout homme épris des charmes de la liberté) il est possible qu’il survienne dans la suiteuneannée aussi disetteuse que celle-ci. Si le gouvernement se mêle encore du commerce des grains, si les négociants redoutent sa concurrence, si jamais il arrive qu’un ministre corrompu accapare tous les grains, s’il se rend par ce moyen' l’arbitre souverain de laviedetout un peuple, croira-t-on qu’il ne profitera pas de cette circonstance pour rétablir le despotisme ministériel ? Telle est néanmoins la suite nécessaire des vices de la Constitution, qu’il a fallu absolument que le gouvernement se soit chargé lui-même cette année des approvisionnements des grains ; car le ministre convient, dans le mémoire présenté le 4 juillet, : « que l’expérience a instruit que peu de négociants veulent se mêler du commerce des grains, lorsque les prix sont chers et fixent les inquiétudes du peuple. » Mais la seule conséquence qui en résulte, c’est qu’il est absolument nécessaire que cette répugnance soit vaincue : or, elle le sera pleinement par la promulgation des deux lois que nous venons de proposer. Le gouvernement ne s’est pas contenté de pourvoir par lui-même à la subsistance du peuple ; ses tendres sollicitudes et le désir ardent de soulager la misère publique l’ont porté à recourir à deux autres moyens : le premier consiste dans les primes qu’il a accordées, et le second dans la fixation en quelques endroits du prix du pain au-dessous de sa valeur naturelle. 1° Il est certain que la prime étant un bénéfice assuré d’avance au spéculateur, a du attirer dans le royaume beaucoup plus de grains qu’il n’en serait entré sans cet encouragement. Sous ce point de vue elle mérite notre approbation ; mais on ne saurait envisager du même œil celle qui a été accordée aux farines ; car, si la saine politique fait mettre de plus grands droits d’entrée sur les marchandises manufacturées que sur les matières brutes, elle exige par la même raison qu’on n’accorde pas à l’importation des farines la même faveur qu’à celle des grains. On objectera peut-être que cette prime a fait entrer beaucoup de farines dont nous aurions été privés sans elle ; mais on répondra que le marchand, assuré d’obtenir la prime pour le blé, se serait abstenu de le convertir en farine, et aurait préféré de l’expédier en nature, et que de cette manière les propriétaires et les fermiers de nos moulins auraient profité, par la mouture, du bénéfice qui a été fait par les meuniers étrangers ( l). Il est deux considérations qui doivent nous faire rejeter absolument toute espèce de prime : la première, c’est que le spéculateur ne manquera pas de porter les grains à l’étranger, et de les rapporter ensuite dans le royaume si la prime est plus que suffisante pour payer les frais d’aller et de retour ; ainsi, par cette manœuvre répétée à (1) Les boulangers de Versailles ont présenté le il août, au comité des subsistances, l’échantillon d’une farine qu’on leur livrait, qui était très-altérée et d’une très-mauvaise odeur. tout moment, le gouvernement dépense beaucoup d’argent sans se procurer un grain de plus. Or, c’est ce qui a dû arriver aux frontières du royaume situées sur le continent, et c’est aux primes que nous devons uniquement attribuer les plaintes portées au comité des subsistances et à l’Assemblée nationale contre les exportations furtives qui ont eu lieu eu Flandre. Car les grains ont été constamment à plus bas prix dans la Flandre autrichienne, et il est d’ailleurs évident qu’un transport d’une ou deux lieues étant plus que suffisant pour faire sortir et entrer des grains et des farines, la prime accordée était bien supérieure aux frais indispensables et laissait au spéculateur un bénéfice honnête. La seconde considération est puisée dans la nature même de la prime et dans les effets qu’elle doit produire. Il n’est pas douteux que chaque spéculateur, aspirant à un certain bénéfice (déterminé d’ailleurs par la concurrence), livrera sa marchandise à meilleur marché lorsqu'il aura déjà obtenu une prime ; dans ce sens, elle serait une faveur accordée indirectement au riche comme au pauvre, si elle ne devait pas être prise sur les contributions ; car chacun devant en payer une part proportionnée à ses facultés, il se trouvera que le pauvre aura consommé du pain presque autant que Je riche, et que cependant il devra payer beaucoup moins. Mais s'il est vrai qu’il est très-inutile d’accorder au riche une grâce qu’il doit payer avec usure, et que le sentiment que l’impôt excite est bien plus durable que celui qu’inspire la faveur qui l’a occasionné ; s’il est encore vrai que l’impôt ne peut-être justifié que par sa nécessité, et que dans tous les cas il doit être le moindre possible, on reconnaîtra qu’il eût été bien plus simple et plus avantageux de ne pas accorder de prime, et de ne conserver de l’impôt que la partie destinée au soulagement du pauvre. Ce n’est pas que je pense qu’il ait dépendu du gouvernement d’opérer ainsi ; je pense au contraire que, dans les circonstances critiques où il se trouvait, les encouragements qu’il a accordés montrent sa sagesse et méritent nos suffrages. Mais ce qu’il n’a pu faire va devenir aisé par la Constitution nouvelle du royaume (1). 2° Le second moyen, employé par le gouvernement pour soulager la misère publique ne l’a été que d’une manière partielle. Le ministre annonce à la dixième page du mémoire lu le 4 juillet, que « le pain déjà fort cher à Paris serait considérablement monté de prix sans les indemnités que le roi a accordées aux boulangers, et qu’il continue de leur payer. » Versailles a joui et jouit encore de la même faveur ; le boulanger y paye 55 livres un sac de farine qui revient au gouvernement à 105 ou 108 livres. De si grands sacrifices ont un motif bien louable; mais sont-ils conformes à la justice, dès que c’est la nation qui doit les supporter? Est-il juste qu’un grand nombre de cantons, qui ont à peine reçu quelques soulagements dans leur détresse, soient forcés, après avoir été réduits à dévorer leurs propres maux, de contribuer à soulager ceux des autres? Est-il juste qu’une foule de misérables, répandus dans les provinces, se privent de leur nécessaire pour faire manger le pain à meilleur marché aux riches et aux étrangers qui habitent Paris et Versailles ? S’il est une (1) J’aurai occasion dans Ja suite de ce mémoire de proposer quelques idées à ce sujet. g50 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] faute impolitique, c’est assurément celle-là, et cependant elle doit être exécutée, car elle a pour elle l’usage immémorial de sacrifier les provinces à la capitale. Mais si le despotisme ministériel a regardé de tout temps comme un point capital le maintien de la tranquillité dans Paris, il est évident qu’un tel système doit être abandonné sans retour aujourd’hui que nous fondons le bonheur public sur une distribution égale des charges et des avantages de la société. Il y a longtemps que l’on a reconnu que l’homme doit être juste, ne fût-ce que pour son propre intérêt. Cette maxime est encore plus vraie pour l’homme public. Tant qu’il se conforme aux lois de l’équité, son administration est aisée ; mais à peine s’en écarte-t-il, que les embarras accourent de toutes parts et forment autour de lui une triple enceinte (1). Il était si simple de maintenir dans toute sa force la loi de la libre circulation des grains, de mettre sous la sauvegarde de l’autorité la propriété des négociants, dont le défaut de protection semble fonder et justifier la répugnance à se mêler du commerce des grains, lorsque leur prix est excessif, et de laisser la denrée suivre son cours naturel ! Mais tandis que le ministre, en fixant le prix du pain au-dessous de sa valeur naturelle, a provoqué, dans Paris et dans Versailles, une consommation plus forte qu'elle aurait dû l'être (2), il a éloigné les marchands de grains, et a mis les boulangers dans l’impossibilité de pourvoir eux-mêmes à leurs fournitures ; et par tous ces moyens réunis, il s’est imposé la nécessité de redoubler ses approvisionnements et de perpétuer ainsi ses embarras. A présent, j’ose le dire, la manière la plus efficace de soulager la misère publique, c’est de rendre le peuple riche ; or, en France, il n’y a qu’un moyen : c’est celui de procurer à nos productions territoriales la plus grande valeur possible. En effet, quelque théorie que l’on, adopte sur la formation et la distribution des richesses, on doit reconnaître que toutes tirent leur source des productions de la terre ; le superflu de ceux qui se la sont partagée est seul l’aliment des arts et des manufactures. Supposez deux peuples, uniquement composés, l’un d’artisans et de manufacturiers, et l’autre de laboureurs : le premier verra clairement que sa prospérité dépend de la richesse du second, et que plus celui-ci vendra ses récoltes, plus il peut espérer de tirer un bon parti de ses marchandises. Or, la France renferme ces deux peuples ; ainsi, plus les propriétaires de terres seront riches, plus la nation entière le sera. Mais pour que les grains obtiennent le plus haut prix possible, il faut que la concurrence des acheteurs soit la plus grande possible ; il faut ouvrir tous les ports ; il faut ériger en loi fondamentale la liberté illimitée de V exportation des grains du royaume. Habitants de villes , accord erez-vous votre sanction à une vérité qui choque si fort vos préjugés ? J’ai peine à le croire ; ils sont fortifiés par (1) Le ministre s’énonce ainsi à la page 9 de son mémoire : « II est une multitude de précautions et d’informations prises par l’administration, dont on n’a jamais eu connaissance, parce que les ménagements necessaires pour éloigner les inquiétudes obligent à-garder le secret de ses propres peines. » (2) Le pain est à Versailles à trois sols la livre. Son .bas prix fait que tous les environs cherchent à s’y approvisionner. Aussi, (pourra-t-on le croire ?) on a été réduit à recommander à la milice bourgeoise de visiter les voitures, et d’empêcher que les étrangers n’emportent du pain. le sentiment d’un ministre que des vertus que j admire rendent si cher à la nation ! Bien éloigné d’admettre une liberté indéfinie, il a fait connaître, en plusieurs occasions (page 1), de quelle importance il est pour la France de veiller sans cesse sur les effets d'une exportation illimitée , et il pense ( page 8) que les alarmes de cette année serviront sans doute à faire sentir les inconvénients d'un système permanent de liberté complète pour V exportation des grains. Calculons ces inconvénients ; et pour éviter le reproche de les atténuer considérons jusqu’où ils ont pu s’étendre dans une année, qui, de mémoire d’homme, est de toutes la plus diset-teuse. Le ministre nous apprend (page 5) que les achats faits à l’étranger, pour le compte du roi, s’élèvent à plus de 25 millions. Les négociants ayant dû cesser les leurs dès qu’ils se sont aperçus qu’ils rivalisaient avec lui, je ne pense pas qu’ils en aient fait venir pour 12 millions, et cependant je supposerai qu’il en est venu en tout pour 40 millions. Présentement je fais cette question : quel avantage serait-il résulté pour la France si l’exportation eût été prohibée en 1788 ? C’aurait été, tout au plus, celui d’avoir conservé 40 millions, qui ont passé à l’étranger. Mais les grains qui furent exportés alors valaient bien au moins la moitié de ce qu’ils ont coûté en 1789 (1); ainsi, dans l’exacte vérité, ce n’est que 20 millions que l’Etat a perdus, et c’est là la mesure réelle des inconvénients qui ont résulté, cette année, d’un système permanent de liberté complète. Or, je le demande, ces inconvénients, qu’on n’éprouve pas peut-être tous les trente ans, peuvent-ils balancer les avantages inappréciables que ce système produirait constamment, en redoublant l’activité des agriculteurs, en soutenant le prix des grains, et en faisant importer annuellement un numéraire très-considérable ? De bonne foi, quel est l’homme raisonnable qui répondrait par une affirmative? Peut-être objectera-t-on qu’un tel système tiendrait les grains habituellement trop chers pour ceux qui doivent les consommer. C’est ainsi qu’on raisonnait sous Louis XIV. L’exportation fut rarement permise, aussi le bas prix des grains fit que la culture se resserra ; les propriétaires demandèrent moins aux artisans ; et l’avantage qu’avaient ceux-ci d’acheter le pain à meilleur marché, devint illusoire dès qu’ils ne gagnèrent pas de quoi le payer ; enfin le royaume ne fut pas moins exposé au fléau de la disette, et il s’appauvrit de plus en plus. On objectera peut-être encore que si dans une année comme celle-ci l’exportation était permise, le royaume pourrait être privé du nécessaire. Voyons si cette crainte est fondée. Quel effet doit on attendre de la libre circulation des grains dans tout le royaume ? C’est sans doute celui d’égaliser les provisions de manière que la province qui en a le plus, en fournisse à celle qui en a le moins. Cette opération se fait naturellement par le commerce. Il tire constamment de la première, où le prix est nécessairement le plus bas, et apporte dans la seconde, où il doit être le plus haut, jusqu’au moment où l’augmentation du prix dans l’une, et la diminution du prix dans l’autre, le forçant de s’arrêter, (1) S’ils valaient moins, il est clair que les inconvénients que je cherche à apprécier ont été d’autant moindres que l’erreur que je commets est grande. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1789.] 657 annoncent que l’approvisionnement est égal dans toutes les deux (1). Or nous pouvons considérer l’Europe comme un grand royaume. La libre exportation des grains ne peut donc que les distribuer partout avec égalité, et elle devra s’arrêter dès que les prix seront montés au niveau du prix moyen. Ainsi dans une année où les grains sont les plus chers, on doit être certain que quand bien même la libre exportation serait établie, il en entrerait en France au lieu d’en sortir. Entin, outre l’avantage qu’elle a de prévenir les non-valeurs, elle a celui de retenir dans un royaume une quantité considérable de grains, qu’une liberté momentanée d’exportation ne manque pas de faire sortir dans une année abondante, par la raison bien simple que les marchands loin de songer à former des magasins qu’ils ne seraient pas assurés de vider à leur gré, s’empressent au contraire de mettre à prolit la liberté qui leur est accordée. O vous, qui chérissez votre patrie, et qui désirez ardemment de la rendre heureuse et florissante, daignez vous joindre à moi, et tous ensemble disons à nos concitoyens : Voyez les Hollandais, leur pays ne leur fournit pas les grains nécessaires à “leur subsistance, et cependant ils ont trouvé le secret d’en faire le plus grand entrepôt de l’univers. Imitez leur sagesse; n’accordez plus de noblesse héréditaire, et qu’une illustration personnelle soit la récompense des services rendus ; accordez aux protestants des temples, et faites-les jouir des mêmes droits et des mêmes privilèges que les autres citoyens ; enfin que le commerce jouisse d’une entière sûreté et liberté ! Vous aurez des négociants patriote» et capitalistes, vous les multiplierez, vous en attirerez dans le sein du royaume un essaim nombreux qui s’empressera de venir y jouir des avantages réunis d’un heureux climat, d’un sol fécond, et d’une des meilleures constitutions politiques. Une partie de leurs capitaux employés en grains formera un approvisionnement toujours renouvelé et toujours subsistant, qui épargnera au gouvernement des sollicitudes, des opérations coûteuses et des soins dont le succès n’est jamais complet, et la France deviendra pour toutes les nations de l’Europe un entrepôt universel. Il est une autre objection, peut-être la plus importante aux yeux du vertueux ministre, parce qu’elle est naturellement placée au fond de son cœur. « Dans les années disetteuses, la plupart des propriétaires n’ayant pas recueilli assez pour acquitter l’impôt et pourvoir à leur subsistance, sont réduits à recourir à des emprunts très-onéreux. « D’un autre côté, l’artisan et le manœuvre éprouvent une diminution dans la quantité des ouvrages que les propriétaires leur payent annuellement avec le superflu de leur récolte, et le taux de leurs salaires diminue dans le temps qu’il devrait augmenter dans la proportion du prix du pain. » Voilà sans doute des inconvénients graves; auxquels une sage administration doit apporter remède. Mais faut-il pour cela défendre l’exportation, c’est-à-dire, se priver d’un surcroît de (1) Tl est inutile de considérer ici la différence produite par les frais de transport, les risques à courir, et le bénéfice ordinaire du négociant : mais je remarquerai que plus la concurrence sera exaltée, plus ce bénéfice sera modique, et plus le public y gagnera. lre Série, T. VIII. richesse, dont le premier usage serait certainement consacré au soulagement des malheureux? Pour venir au secours des uns et des autres, je propose : 1° de former une caisse de crédit en faveur des propriétaires, moyennant un intérêt modéré. L' établissement d'une banque nationale remplirait cet objet; elle sera d’une utilité trop générale pour que l’Assemblée nationale ne s’en occupe pas sérieusement; 2° De déterminer dans chaque paroisse un fonds destiné à secourir dans des années disetteuses les artisans et les manœuvres, qui ne pourraient pas par leur travail fournir à tous leurs besoins. Ce fonds placé tous les ans avec fruit dans la banque nationale, formerait à la longue des ressources précieuses qui seraient réservées pour les temps de calamité. À la vérité, il y a sur tous ces objets des précautions à prendre qui mériteraient d’être détaillées. Mais comme elles dépendent principalement de la forme qui sera donnée aux Assemblées provinciales et municipales, l’Assemblée nationale ne devra s’en occuper que lorsqu’elle déterminera la constitution de toutes les Assemblées politiques qui lui seront subordonnées. 11 aurait été bien à désirer que ces Assemblées eussent pu être formées assez tôt pour être cette année à temps de venir au secours des propriétaires. Un grand nombre se trouvent dans la nécessité de vendre leur récolte entière pour faire face à leurs engagements, et d’en contracter de nouveaux pour subsister l’année prochaine. Or, parmi ces débiteurs, plusieurs ont emprunté à des conditions très-onéreuses, auxquelles ils devront se soumettre de nouveau, jusqu’à ce que la création d’une caisse publique leur procure à un prix modéré les secours dont ils ont besoin. Mais il est encore plus instant d’adoucir le sort des non-propriétaires. J’aurais désiré en mon particulier que le comité de subsistance eût proposé de voter un emprunt de 12 millions qui auraient été distribués à tous les malheureux, ou du moins que l’Assemblée nationale eût adopté quelques-uns des moyens qui lui furent proposés le 4 juillet. Mais si des considérations supérieures l’en ont empêchée, il� convient du moins que sa sensibilité n’ait pas été excitée en vain, et qu’elle statue en faveur de ceux sur qui la calamité a frappé les plus rudes coups, que les articles de capitation qui sont aux deux taux les plus bas seront dispensés d'en payer l’année prochaine. Il me semble qu’avec ces précautions, la nation peut recueillir sans danger les fruits abondants qui seront immanquablement produits par le système permanent d’une liberté complète pour {'exportation des grains. Mais si un préjugé trop enraciné dans l’esprit du peuple ne permet pas à l’Assemblée nationale d’adopter encore ce système, du moins rien n’empêche qu’elle encourage le commerce d’entrepôt en statuant que quiconque aura importé dans le royaume des grains étrangers, pourra les exporter en tout temps. 11 est encore plus essentiel de ne pas laisser au jugement arbitraire du gouvernement la fixation du moment où l’exportation des grains sera permise. Il existait avant 1787 une loi qui la prohibait dans quelque lieu des frontières que ce fût, dès que le prix du froment excéderait 12 livres le quintal. Il est vraisemblable que lorsqu'elle fut promulguée, c’était le prix moyen de l’Europe. Mais l’augmentation survenue depuis cette époque dans le numéraire et dans les impôts, et la protection soutenue qu’il est indispensable d’accorder à l’agriculture, me paraissent exiger que 42 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [15 septembre 1189.] Vexportatian ne soit défendue que lorsque le prix du froment se sera élevé à 13 livres le quintal. Et comme l’exportation des farines est encore plus utile que celle des blés, en ce que sa fabrication augmente sa valeur au moins de 10 0/0, je crois que l’intérêt public demande qu’elle ne soit prohibée que lorsque le froment vaudra 14 livres le quintal. Enfin, j’observerai que les lois ne sauraient être mises trop à la portée du peuple; ainsi au lieu de déterminer par le poids le prix du froment, il conviendrait de le fixer de la manière qu’il se vend et qu’il s’achète. Cette réflexion conduit à désirer, pour les poids et les mesures, une uniformité qui réponde à celle de la loi, et j’espère que d’autres motifs encore plus importants détermineront l’Assemblée nationale à s’en occuper, lorsque le moment favorable sera venu. Je vais présentement extraire de ce mémoire les différents principes que j’ai établis, et les présenter de nouveau en forme d’arrêté. PROJET J)’ ARRÊTÉ. Art. Ie?. Le gouvernement s’abstiendra désormais de faire des. approvisionnements de grains, et il laissera ce soin aux municipalités, et principalement au commerce. Art. 2. La circulation des grains et farines sera entièrement libre dans toutes les parties du royaume, dont la Corse et les colonies françaises font partie. Art, 3. Tout individu, et même tout homme public qui contribuerait à la troubler, sera dénoncé et poursuivi devant les tribunaux ordinaires, et condamné à des peines pécuniaires et mêçne afflictives (1), suivant l’exigence des cas, et conformément aux lois existantes, jusqu’à ce qu’il en ait été porté une à cet égard. Art. 4. U est défendu sous les mêmes peines de forcer qui que ce soit d’ouvrir ses greniers. (1) L’Assemblée nationale s’est contentée le 29 août d’ordonner la libre circulation des grains; j’ose représenter qu’il est temps qu’elle joigne à l’expression de sa volonté les précautions convenables pour qu’elle ait sop parfait accomplissement. Il me semble qu’il est moins dangereux d’être privé d’une bonne loi, que de risquer qu’une fois promulguée elle reste sans exécution. J Il est également défendu de taxer le prix des grains et farines qui seront exposées en vente. Art-5. La propriété des négociants sera, comme celle de tout autre citoyen, sous la sauvegarde de l’autorité publique. Si leurs grains et farines sont pillés, ils seront pleinement indemnisés par le gouvernement, et les coupables poursuivis à la diligence du ministère public. Art. 6. Les négociants pourront dans tous les temps reporter dans l’étranger les mêmes grains qu’ils en auront ci-devant importés. Art, 7, L’exportation des grains hors du royaume (1) sera prohibée dans un lieu quelconque de la frontière, dès que le prix du froment y sera monté à 13 livres, le quintal. Qelle, des farines le sera aussi , lorsque le froment vaudra 14 livres le quintal. Art. 8. L’Assemblée nationale prendra en coq-sidération, quand le moment sera venu, l’uniformité des poids et des mesures. Art. Q. Elle s’occupera de l’établissement d’une banque nationale, et des moyens à prendre, pour qu’elle fournisse en toute sûreté des secours aux propriétaires des terres, toutes les fois que les accidents survenus à leurs récoltes, leur rendront ces secours nécessaires. Art. 10. Le gouvernement n’accordera plus de primes pour l’importation des grains. Art. 11. Lorsque l’Assemblée nationale s’occut pera des assemblées provinciales et municipales, elle prendra en considération les moyens d’éta� blir dans chaque paroisse un fonds qui puisse fructifier tous les ans, et qui sera réservé pour les années de calamité, et distribué alors, non aux mendiants de profession, mais aux artisans et aux journaliers, à la proportion de leurs véritables besoins. Art. 12. Et comme elle a déjà manifesté sou regret que les circonstances ne lui aient pas permis de leur procurer dans le moment des secours effectifs, elle décrète que les pères de famille dont le taux de la capitation n’excède pas les deux derniers degrés, ne seront compris que pour mémoire dans les rôles de l’année prochaine 1790, et que le montant de leurs articles sera bonifié aux receveurs. (t) Je suppose que le système d’une liberté illimitée ne sera pas adoptée dans la suite.