449 (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (13 octobre 1789.] «>■ Que le Roi a sanctionné le décret concernant l’intérét de l’argent et celui qui règle plusieurs points importants sur la procédure criminelle ; « Qu’il va faire expédier ces deux lois, les faire sceller tout de suite et qu’il les enverra demain à l’Assemblée nationale.» M. le garde des sceaux a visité lui-même le Châtelet pour accélérer la préparation des locaux, et les adapter aux nouvelles formes, spécialement à l’admission du public. U annonce également qu’il a ressenti une vraie satisfaction en entrant dans la chambre de la question, en pensant que, grâce au zèle et à l’humanité de l’Assemblée nationale, elle n’aura plus lieu. Il ajoute finalement que le Roi a pareillement sanctionné le décret de l’impôt patriotique. M. le Président donne lecture d’une lettre par laquelle M. de Cassini offre, comme don patriotique, un exemplaire de la carte générale de la France en 180 feuilles et un exemplaire de la carte réduite en 18 feuilles. On applaudit au dévouement de ce citoyen et on l’autorise à assister à la séance. MM. Dccrétot, le comte Destutt de Tracy, le duc de Mortemart, de Talleyrand-Périgord, archevêque de Reims, demandent et obtiennent des passeports ; les trois premiers pour une absence de quelques jours, et le dernier pour cause de maladie. M. le marquis de Saint-Afaixant, député de la Haute-Marne , déclare que sa santé J’oblige à donner sa démission : en conséquence, M. le Président est autorisé à lui délivrer un passe-port. La discussion est reprise sur les biens ecclésiastiques. M. l’abbé d’Eymar (1). Messieurs, il est donc vrai que le patriotisme a son ivresse aussi, comme les autres passions; mais tel est l’avantage de celle-là qu’elle prend son origine dans la source la plus respectable, l’intention, et qu’à ce titre des éloges lui sont dus : il faut donc prodiguer à l’intention le tribut mérité; mais ne partageons ni l’illusion qui en est la suite, ni l’erreur injuste dans laquelle elle précipite: posons des principes, discutons-les de sang-froid; établissons des faits réels et prouvés, et vouons-nous surtout à dire la vérité. S’il était démontré que les biens ecclésiastiques n’appartien uent point au clergé, et que la nation en est propriétaire, on nous aurait ravi, on nous ravirait encore une grande satisfaction, attachée à tous les sacrifices faits, et à faire, puisque l’abandon de ce qui n’est point à nous ne saurait être appelé un sacrifice. J’observerai seulementque dans les circonstances où on s’est attendu avec raison à nous voir concourir au bien général de la patrie, où nous avons librement et volontairement au milieu des assemblées élémentaires, prononcé des renonciations qui nous ont mérité le cri et l’expression de la reconnaissance, il n’était pas dans la pensée des Français alors de croire que notre bonne volonté et notre zèle fussent illusoires, et qu’ils eussent à s’appliquer sur des possessions et sur des propriétés dont il fut libre à la nation de dépouiller cette portion de citoyens qui, si elle n’avait pas sa subsistance (1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse du discours de M. l’abbé d’Eymar. assignée sur des biens ecclésiastiques, aurait nécessairement à la réclamer sur la masse patrimoniale des autres biens. J’observerai que telle que puisse être la source des dotations de toutes les églises du royaume, tels qu’en aient été jusqu’à ce jour le partage et la division, l’un et i’autre ont eu lieu sous l’empire des lois existantes, qu’il a même été créé un code particulier, consenti, avoué de la nation, pouf régler les différents que cette administration étendue devait nécessairement occasionner dans les variations de son régime, et des tribunaux pour les juger. Mais enfin le temps est venu, dit-on, de déclarer et de consacrer en maxime que la nation étant l’unique et la vraie propriétaire des biens ecclésiastiques, elle peut en disposer à son gré. Il est donc temps aussi, Messieurs, et vous devez nous le permettre, d’interroger votre raison avec toute la franchise de la vérité, et d’éclairer votre justice au flambeau de cette même raison : nous ne nous persuaderons jamais que des motifs aussi puissants, aussi sacrés, soient nuis ou d’un poids indifférent aux yeux de nos concitoyens représentants, ainsi que nous, de la nation française : je leur demande attention et justice, leur urbanité me répond de l’une, et leur équitable droiture doit m’assurer l’autre. Je le répète, Messieurs, c’est avec des principes que je veux défendre notre cause, c’est avec des principes que je crois la faire trioihpher : il est indispensable de n’en pas marquer la série, parce que cette liaison sert de réponse aux conséquences qui n’en dérivent nas. Qu’est-ce que la propriété? C’est la relation morale et politique des hommes, aux choses qui leur appartiennent personnellement, c’est proprement la source de la propriété ; mais la pro-priété est véritablement la possession d’une chose en propre et exclusivement : ainsi l’acte fondamental de la propriété est la possession ; et ce qui la caractérise essentiellement, c’est le droit d’exclure tout autre de la possession du même objet. Une possession commune et indivise forme une copropriété par exclusion de toüs ceux qui sont étrangers à la communauté et à l’indivision. Dans l’origine et suivant les principes du droit naturel, le premier titre de propriété est la possession d’où naît le droit de premier occupant. Avant la formation des sociétés, tout homme sans doute a eu droit de s’emparer des terres et des productions que la nature a mises sous sa main : lorsqu’il s’en est emparé, il les a regardées et les a défendues comme son propre bien contre tout agresseur qui aurait voulu lès lui ravir par violence ou par la loi du plus fort, le premier de tous les despotismes : le propriétaire v oppose la résistance à l’oppression. De là l’état de guerre qui n’a pu cesser parmi les hommes isolés, comme aujourd’hui encore entre les nations séparées, que par des transactions et des traités de paix. Mais l’exécution de ces traités est toujours trop mal assurée, lorsqu’ils ne sont pas revêtus d’une garantie commune, pourvue d’une force supérieure à celle des parties. C’est pour sortir de cet état de guerre, et pour obtenir cette garantie tutélaire que les hommes dispersés se sont réunis en société, et qu’ils ont formé un corps de nation ou un état composé de plusieurs familles régies par le même gouvernement. La forme de ce gouvernement convenue par tous les membres du corps de la nation, est ce [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.) 420 qu’on a appelé la Constitution de l’Etat. Comme tous les ressorts ou puissances qui font mouvoir ou qui régissent la machine de l’Etat se réduisent à trois, connus sous le nom de pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, c’est la distribution de ces pouvoirs ou l’acte de leur partage qui détermine la Constitution particulière de chaque État ou la forme de son gouvernement : les principes convenus de cette distribution, les résultats de cet acte de partage, sont les règles constitutives ou les lois fondamentales de chaque Etat. Tous les pouvoirs émanent du corps de la nation, et s’exercent en son nom ou au nom de ses représentants ; tous les actes de l’exercice de ces pouvoirs tiennent dans leur principe à la forme du gouvernement et à la Constitution qui organise ces pouvoirs ; mais les actes d’exercice de ces pouvoirs, les lois secondaires, criminelles et civiles, les ordonnances de police et les actes judiciaires ne sont point une partie immédiate de la Constitution, et ne lui appartiennent que comme des conséquences à un principe, dont plusieurs ne sont pas une suite nécessaire. Il résulte de ces premières notions que la forme du gouvernement qui remplit le mieux son objet, est celle où la sûreté des personnes et des propriétés est conservée plus entière. Il est nécessaire sans doute que les citoyens fassent le sacrifice d’une portion de cette double sûreté pour mieux en assurer le reste ; ainsi les emprisonnements, les peines afflictives ordonnées par les lois criminelles, sont de justes atteintes à la sûreté personnelle, comme les servitudes résultant des lois et de l’administration civile, les taxes, les impôts sont des entreprises légitimes sur la propriété. Mais le citoyen qui s’est soumis comme les autres à ces atteintes pour éviter un plus grand mal, ou pour se procurer un plus grand bien, a droit d’attendre que la société n’exigera de lui de tels sacrifices qu’à titre de nécessité, et suivant les règles de la justice ; autrement il aurait à se plaindre d’un traitement vexatoire, et il pourrait réclamer contre l’abus du pouvoir qu’il a lui-même confié à ses représentants; car toute la société est nécessairement partagée en deux classes : les représentants et les représentés. Les représentés ont droit d’exiger de leurs représentants que la force publique quelconque, dont ceux-ci sont dépositaires, ne soumette aucun membre à des volontés arbitraires, et ne les rende pas victime de la loi du plus fort : c’est précisément pour se mettre à l’abri des hostilités de cette loi, et pour se garantir contre toute invasion arbitraire que la société s’est , formée : les associés y ont porté leurs personnes et leurs biens, non pour les mettre en communauté, mais pour vivre ei jouir ensemble sous une protection commune; ils se sont réunis, non pour se dépouiller de leur liberté et de leurs propriétés, mais pour les assurer en faisant le moins de sacrifices possible de l’un et de l’autre. Cette économie si juste est fondée sur les principes du droit naturel, antérieur et supérieur aux conventions du pacte social, qui ne peut y déroger : ce principe subsiste dans toutes les Constitutions, soit que la forme du gouvernement remette entre les mains d’un seul, de plusieurs, ou d’un grand nombre de représentants, le droit d’agir au nom de la nation et d’exercer tous scs pouvoirs. Si Je despotisme est plus manifeste, exercé par un seul, il n’est pas moins réel, et il est même bien plus redoutable encore dans les mains de la multitude. Le vice du gouvernement despotique n’est pas précisément d’agir sans beaucoup de formes ; ce serait un grand avantage pour la prompte expédition si le gouvernement agissait toujours bien : son défaut est dans l'abus du pouvoir dégagé des formes, pour exiger des sujets ce qu’il ma pas le droit d’exiger ; ce genre d’entreprise est encore plus répréhensible dans les mains de la multitude, si elle en use pour vexer les membres de la société. La loi donnée par un seul ou par plusieurs est essentiellement l’expression de la volonté générale; le nombre des organes de cette volonté, peut sans doute former un préjugé favorable à la loi, mais n’en garantit pas infailliblement la justice. Cette volonté générale se manifeste dans la décision par la pluralité; mais si cette décision est injuste et contraire aux droits de quelques membres de la nation ou même d’un seul citoyen, c’est un abus de pouvoir contre les règles primitives du pacte social : le citoyen lésé a droit de réclamer, comme n’ayant point donné ni pu donner le droit à la pluralité de l’opprimer, et de faire valoir contre lui le droit du plus fort. C’est donc une erreur, à mon avis, de revêtir du sceau de la légitimité, et d’absoudre du vice de despotisme tout acte formé par le concours d’un nombre de représentants qui offre l’image du corps entier de la nation. Une autre erreur et un vice manifeste du langage ont fait exagérer les droits de la nation sur la personne et sur la propriété de ses membres : on a pu dire dans un sens avec vérité que tous les membres d’une nation et tous les biens qu’ils possèdent dans son territoire, appartiennent à la nation, parce que tous ces biens existent sous la souveraineté de la nation ; mais il n’y a que des esclaves sous les empereurs, sous les rois, sous les républiques qui aient pu confondre les droits de la souveraineté avec ceux du domaine. C’est, sans contredit, le dernier degré et le plus grand caractère du despotisme, que d’attribuer au souverain la propriété immédiate ou suprême de la personne ou du bien de ses sujets. Un corps de nation est composé de possesseurs qu’elle protège par les lois ; mais lui attribuer à elle une possession particulière, c’est changer la nature de sa moralité, et tomber dans des contradictions perpétuelles. En appliquant aujourd’hui la vérité de ces principes à la question du moment, et en examinant la difficulté très-nouvelle sur la propriété des biens du clergé, on doit commencer d’apercevoir déjà combien est exagérée, pour ne rien dire de plus, la prétention d’attribuer au corps de la nation la propriété de ces mèmès biens. Permettez-moi donc à présent, Messieurs, de vous le demander : est-ce de bonne foi que vous êles convaincus que les biens ecclésiastiques, de quelque nature qu’ils soient, ont été donnés au corps de la nation ? Il faut être vrai avec soi-même, et ne pas se faire illusion sur des vérités de fait : vous ne me nierez peut-être pas que ce qui forme aujourd’hui la totalité des biens ecclésiastiques ne soit le résultat d’une infinité de donations particulières et successives, qui toutes ont été faites dans des temps plus ou moins anciens, à telle portion d’ecclésiastiques existante ou devant exister par une fondation quelconque, à condition de telles charges indiquées au gré du donateur ou du fondateur ? Or, cette portion du clergé existante ou devant exister à la suite du don qui lui a été fait, à quel (13 octobre 1789. J [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 421 titre, sous quelle loi, et au nom de qui recevait-elle ce qui lui était donné, ce qui lui était librement et volontairement donné? Je n’entre point ici dans la recherche des temps où ces libéralités se sont exercées, et des motifs qui les ont déterminées : l’essentiel est que le corps ou la portion du corps ait pu accepter sans votre intervention, et aux conditions qui lui étaient prescrites ou proposées, les biens dont le propriétaire se dépouillait librement pour en revêtir un autre propriétaire : or la nation, de quelque manière que vous veuilliez la faire représenter, a-t-elle jamais été désignée directement ou indirectement dans les dispositions énoncées des donateurs ou des fondateurs? Non certainement; les ecclésiastiques formaient alors ce qu’ils formeront encore jusqu’à ce que vous ayez dissous et anéanti l’essence de leur être, une partie intégrante du corps politique du royaume, l’une de celles qui constituent essentiellement la monarchie française ; elle recevait, elle possédait, elle vendait, elle acquérait même alors, parce que l’administration publique, qui doit veiller à ce que l’avantage des uns ne soit pas au détriment des autres, n’avait pas encore fixé les bornes établies depuis ; mais le clergé était propriétaire, mais en acquittant dans chaque partie les charges et les obligations attachées au don qu’il avait reçu ou acquis sous l’autorité et sous la garantie des lois, personne n’a jamais imaginé de contester à chaque église ou sa propriété, ou sa qualité de propriétaire; elle jouissait, non comme un particulier qui peut sans formalité aliéner son bien, mais comme un corps qui transmet le fonds et conserve l’usufruit. Qui étaient les fondateurs, et tous ceux qui ont légué des biens quelconques aux églises? 11 se trouve dans cette liste des particuliers de tous les rangs, des princes, des rois : ceux de la France en on t doté un très-grand nombre dansle royaume , ont-ils jamais pensé à demander à la nation ou son consentement, ou son intervention ? et jusqu’à ce jour la nation a-t-elle jamais réclamé elle-même que l’un ou l’autre fussent nécessaires pour consolider l’acceptation? Les mêmes ont fondé des collèges, des hôpitaux, des séminaires, des communautés utiles : direz-vous que vous êtes propriétaires des biens destinés à l’entretien de ces établissements ? Non : vous direz que' vous êtes faits pour veiller à ce que ces biens ne soient pas divertis à d’autres objets, et vous jouissez encore de l’avantage que vous ont procuré ceux qui, en consacrant une portion de leur fortune à ces sortes d’établissements, vous soulagent d’autant, puisque vous seriez obligés d’y pourvoir vous-mêmes s’ils n’existaient pas ; car les hôpitaux et les maisons d’institution publique sont une dette sacrée de l’Etat. Quelle différence, je vous prie, mettez-vous entre la volonté et les intentions de ceux qui ont donné leurs biens pour la fondation de ces monuments d’utilité ou de charité publique, et la volonté et l’intention de ceux qui ont voulu créer un chapitre, un couvent, une abbaye, une cure même ? car il est une infinité de cures dans le royaume fondées et dotées ainsi. Direz-vous que l’objet et le but des premiers étant plus utiles pour la chose publique, vous devez respecter l’un, et n’avoir pas égard aux autres? Mais ce n’est pas ici l’objet dont vous êtes le juge, c’est l’intention de ceux qui se dépouillent et qui donnent ; c’est leur volonté, elle vous est également sacrée, surtout quant c’est sous la sauvegarde des mêmes lois, quand c’est sous la même foi publique et l’acceptation médiate ou immédiate de vos ancêtres et des nôtres que ces fondations ont été faites ou reçues; vous ne pensez pas comme eux aujourd’hui, mais en êtes-vous moins tenus à respecter leur volonté? Et comment établirez-vous sérieusement ces grands et sublimes principes de liberté, si vous commencez par attaquer et détruire celle qui a créé autour de vous des monuments sacrés de tous les genres, mêlés d’abus si le voulez, parce que c’est le sort de toute institution humaine de dégénérer, mais marqués et consacrés aussi pour la plupart par des objets d’utilité publique, indépendante de i’avantage religieux qui présida au moins à leur institution ? Qui sont les fondateurs encore ou ceux qui ont accru les biens du clergé? Ce sont et dans l’origine de la monarchie, et dans des siècles plus reculés, les ecclésiastiques eux-mêmes, riches personnellement, possesseurs de terres, de forêts et d’autres propriétés, qui, choisis pour gouverner des diocèses, ou pour régir des monastères, ont disposé de leur bien patrimonial, ou fait des acquisitions postérieures, dont ils ont doté à leur gré les églises, au gouvernement desquelles ils étaient appelés. Sous les règnes qui suivent immédiatement, celui de Clovis, et longtemps après Charlemagne encore , ces exemples se rencontrent fréquemment: dira-t-on que l’intention de ces propriétaires incontestables était de livrer à l’arbitraire de la nation ce qu’ils offraient et ce qu’ils établissaient comme un don ? Dira-t-on que leur intention formelle, si bien spécifiée, si bien détaillée dans les actes conservateurs de ces titres, ne soient en même temps la preuve solennelle et irréfragable delà propriété transmise à des églises particulières, et non à la masse du clergé ? 11 est telle de ces chartes qui exprime cette volonté d’une manière si positive, que dans le style du siècle, il est prononcé des anathèmes contre ceux qui voudraient, ou en changer les dispositions, ou transférer à d’autres la propriété et la jouissance des biens énoncés dans la dotation : je cite ce fait, dont j’ai en main dix preuves pour une, en faveur d’une thèse si aisée à soutenir, quand on veut dire et discuter de bonne foi, et je le cite encore pour désigner les titres des familles en grand nombre qui auront à réclamer des biens dont la destination ne sera plus conforme à la volonté de leurs aïeux. Mais il est, Messieurs, une preuve et un titre de propriété, tirés de notre présence ici et de celle de nos prédécesseurs dans toutes les Assemblées nationales : en quelle qualité le clergé y a-t-il été constamment appelé, indépendamment de celle qui lui a jusqu’à ce jour conservé la prééminence ? Ce ne peut être assurément qu’en celle de citoyen propriétaire : les assemblées élémentaires nous ont-elles jamais considérés sous un autre aspect ? Et je demande avant l’année 1789, une seule époque où, au milieu des discussions fréquentes et de tout genre, qui ont par intervalle divisé les opinions sur les contributions à exiger du clergé, il soit montré qu’on ait contesté sérieusement aux différentes églises le titre de propriétaires. La défense qui leur a été faite de pouvoir aliéner et qui date de loin, est elle-même une preuve éviden te et confirmative de leur droit particulier : les échanges seuls avaient été permis d’église à église et encore était-ce avec la plus grande réserve, et pour des objets de peu valeur, tant le gouvernement respectait alors, et le bien isolé de chaque église et la volonté de ceux qui les [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] 422 avaient érigées ou dotées ; tant on était éloigné de penser que les biens particuliers d’une église appartiennent au corps entier du clergé. Je ne puis me refuser ici à une réflexion qui est dans la nature de la chose même, et qui conduirait à une conséquence fort dure pour tous les citoyens : quoi ! les fondateurs des églises ont donné leurs biens à la nation, et l’en ont rendue propriétaire ? Mais dans ce cas il est im-ossible qu’elle n’ait d’autres propriétés sembla-les. Lui en connaissons -nous dans l’Etat dont elle puisseoudontelle veuille disposer? Messieurs, la réponse à cette question, ou compromet tout ce qui n’est pas clergé, ou suppose que la nation n’a d’autres possessions à elle que les biens du clergé ; proposition absurde, et que personne, je crois, ne sera tenté de soutenir. Répéterai-je ce qui a été dit et écrit, avec autant de vérité que l’évidence pour quiconque ne veut pas se faire illusion ? Les biens ecclésiastiques n’ont pas été donnés à la nation, donc ces biens ne lui appartiennent pas, donc elle ne peut les ravir aux possesseurs sans offenser la première et la plus juste des lois, la garantie que le législateur doit à tout citoyen propriétaire. Pour pallier cette vérité éternelle, en morale et en politique, on nous a dit : qu’il fallait distinguer entre les citoyens et les corps politiques, que ces corps politiques n’existant pas par eux-mêmes ni pour eux, ils avaient été formés pour la société, et qu'ils devaient cesser au mioment qu’ils cessaient d'être utiles, etc. C’est avec l’incohérence de ces idées, qui contiennent autant d’erreurs que de mots, qu’on veut heurter de front la raison et la justice. Je le prouve. Je demanderai d’abord à l’auteur de la distinction, qui établit une pareille différence entre les citoyens et les corps politiques, de quoi donc sont composés les corps politiques? est-ce d’une horde étrangère, ou d’une collection d’hommes nés et choisis dans la société? Mais si ces mêmes individus sont tirés du sein de la société, ils sont citoyens peut-être aussi, sans quoi il faudrait donc priver de cette qualité toutes les corporations particulières, et la taulti-tude de corps répandus dans la société auxquels vous donnez le nom de corps politiques ; s’ils sont citoyens, ils existent par eux-mêmes et pour eux-mêmes comme les autres, et comme ceux auxquels la société et la chose publique ont assigné, ou directement ou implicitement, des fonctions, et une manière d’être quelconque. Ils doivent cesser, vous ajoute-t-on , au moment où ils cessent d’être utiles. Remarquez, Messieurs, la singularité bizarre de cette conséquence : car on veut vous prouver que l’Etat est propriétaire des biens du clergé. C’est la motion qu’on a faite, c’est la thèse qu’on a posée; mais les motifs qu’on vous en donne sont tels, et déduits d’une telle manière, qu’ils entraînent celui qui vous les présente à conclure la destruction du clergé, à cause de son inutilité, mais nullement que ses biens ne lui appartiennent pas tant qu’il existe, ce qui était pourtant à démontrer, tant il est vrai que la vérité et la raison ont toujours leurs droits, et que lorsqu’on n’en emploie que les apparences, on soulève sans s’en apercevoir le voile dont on veut gazer ses véritables intentions. Ici celle des auteurs de la motion va toujours en se manifestant de plus en plus, lorsqu’ils proposent ce raisonnement : personne, disent-ils , ne refusera sans doute à là nation le droit exercé jusqu'à ce jour par le gouvernement et les tribunaux, de supprimer les corps politiques dont l’inutilité et le danger est reconnue, et de faire de leurs biens l'usage le plus utile à la société : or si la nation a ce droit de détruire, à plus forte raison a-t-elle celui d’appliquer la totalité de leurs biens, ou une partie à l’utilité qui est la loi suprême. Il est facile d’abord de voir qu’en dépit des notions les plus claires et les plus constamment avouées, on veut assimiler le corps du clergé avec des associations particulières, isolées, et absolument differentes dans leur existence et dans leur origine même ; car en avouant, et en accordant que la nation a le droit de supprimer des corps politiques particuliers dans l’Etat, il ne s’ensuit nullement qu’elle ait celui de détruire un corps qui la déformerait elle-même s’il en était séparé, un membre essentiel de son propre corps à elle, une portion intégrante de son existence constitutionnelle : cette réunion et cet assemblage de citoyens qu’on veut confondre avec des associations particulières sous le nom de corps politiques, est si peu de nature à être ainsi classée, qu’elle a concouru et dû concourir jusqu’à ce jour aux opérations quelconques du corps national ; elle a tenu jusqu’à ce jour (et je ne sache pas que la nation ait prononcé le contraire dans cette même session), elle a tenu, dis-je, le premier rang dans notre hiérarchie politique, puisque vous continuez de dire en nommant et en désignant les parties qui constituent l’Etat, le clergé, la noblesse et les communes. Supposons même l’abolition et la destruction de toute prééminence, qui, peut-être, n’est pas tout à fait encore dans votre système politique ; mais cette opération qu’a-t-elle de commun avec la propriété ancienne de nos biens, reconnue et respectée de la même manière que celle de la noblesse et des communes? Il n’en reste pas moins prouvé que nous formons partie essentielle d’un tout, et que la force seule, mais non la justice, peut dissoudre ce qui a existé comme constitutif depuis tant de siècles ; il n’en reste pas moins démontré que d’après les principes éternels de la propriété, nous possédons ce qui nous a été légitimement et légalement donné, ou ce que nous avons légitimement acquis, et que pour disposer de ces possessions, il faut détruire le possesseur. Et ici, Messieurs, se présente naturellement une réflexion qui peut ne pas frapper également tout le monde, mais qui n’en est pas moins profondément vraie : c’est qu’en privant le ministre des autels de sa propriété, et en le réduisant à un salaire quelconque pécuniaire, en le privant de cette jouissance si douce et si précieuse d’un champ à cultiver, vous le rendez dépendant, vous compromettez son ministère, vous minez insensiblement la dignité de ses fonctions, le besoin et l’avilissement se touche, et la destruction s’en suit : cette chute graduelle est immanquable, il ne faut pas être fort clairvoyant pour la prévoir et la prédire. Ceux qui veulent bien considérer cette conséquence comme une objection, m’entendent, ils déplorent les atteintes qu’on prépare à la religion, et ils ne me blâment ni de les craindre, ni de les combattre, ni de les annoncer ; ils sont comme moi bien éloignés de penser que le seul moyen de conserver le clergé, soit de le dépouiller de ses propriétés foncières, ils aperçoivent bien au contraire dans ce plan arithmétique sa destruction certaine. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] 423 D’autres sans moi, Messieurs, vous ont prouvé et vous prouveront encore, que quand même la propriété des biens-fonds ecclésiastiques ne serait pas dévolue au clergé, et qu’il serait libre à la nation d’en disposer pour la suite, on ne peut sans injustice, et sans les inconvénients les plus douloureux, en priver ceux qui se sont engagés, et qui en ont été pourvus sous le sceau de la foi publique, ceux qui, pour la plupart, ont abandonné sans réserve à leurs familles respectives jusqu’à leur pain patrimonial, sacrifices si communs de la part des ecclésiastiques, que parmi ceux-mêmes qui votent le plus chaudement contre le droit que je défends, il en est beaucoup qui doivent à ce dépouillement leurs vertus, leurs connaissances et leurs talents peut-être. Je doute que votre humanité puisse se refuser au tableau et au spectacle touchant de deux cent mille de vos frères et de vos concitoyens précipités, les uns dans l’indigence, les autres dans l’embarras et l’indigence tout à la fois; je ne me persuaderai jamais que les abus d’une répartition injuste èt l’opulence criminelle de quelques individus puissent justifier aux yeux des nations et de la postérité, la violation de la foi publique vis-à-vis des autres. On vous a supputé avec vérité que le sort de près de deux millions de citoyens ôtait, pour le moment, lié à celui de deux cent mille et on n’a point exagéré ; car il est une classe d’ecclésiastiques sur lesquels il paraît qu’on n’étend pas des soins, et c’est la plus nombreuse peut-être, c’est celle des sujets non pourvus qui, liés par des engagements irrévocables, avaient droit d’espérer et de prétendre aux grâces et aux biens qu’on se propose de supprimer : plusieurs sont au milieu de leur course à peu près, d’autres la commencent ; ils sont liés ou prêts à l’être, ils remplissent nos collèges, nos séminaires, où ils sont occupés sans être ni curés, ni vicaires, à exercer les devoirs sacrés de notre saint ministère ; cette classe, je le repète, est très-nombreuse et très-intéressante : voudra-t-on l’abandonner, et la priver d’un bien sur lequel elle a dû fonder l’espoir d’une existence honnête? voudra-t-on souiller des larmes du désespoir la proclamation de ce nouveau code dévoué à la liberté, et asseoir sur le malheur et les plaintes, les fondements d’une régénération destinée à consolider la félicité publique? Quant à moi, Messieurs, üdèle aux principes sur lesquels j’ai commencé d’établir mon opinion et mon devoir, je veux finir par l’étayer du sentiment d’un auteur qui ne doit pas vous être suspect, et qui fournit à la cause que je soutiens un argument invincible. Rousseau, dans son Contrat social, livre II, chapitre iv, s’exprime ainsi : « La volonté générale doit partir de tous pour s’appliquer à tous, et elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé parce qu’alors, jugeant de ce qui nous est étranger, nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide. « En effet, sitôt qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier, sur un point qui n’a point été réglé par une convention générale et antérieure, l’affaire devient contentieuse. C’est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties, et le public l’autre ; mais où je ne vois ni la loi qu’il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer, il serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une expresse décision de la volonté générale, qui ne peut-être que la conclusion d’une des parties, et qui par conséquent n’est pour l’autre qu’une volonté étrangère, particulière, portée en cette occasion à l’injustice et sujette à l’erreur. Ainsi de même qu’une volonté particulière ne peut représenter la volonté générale, la volonté générale à son tour change de nature ayant un objet particulier, et ne peut, comme générale , prononcer ni sur un homme, ni sur un fait. Quand le peuple d’Athènes, par exemple, nommait ou cassait ses chefs, décernait des honneurs à l’un, imposait des peines à l’autre, et par une multitude de décrets particuliers exerçait indistinctement tous les actes du gouvernement, le peuple alors n’avait plus de volonté générale proprement dite, il n’agissait plus comme souverain, mais comme magistrat... On doit concevoir par là que ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit. » D’après un principe si bien fondé en justice et exposé avec tant de profondeur, on ne peut nier que le clergé ne soit fondé à regarder comme sa partie adverse la pluralité, par l’influence de laquelle on voudrait disposer de ses propriétés pour faire vendre ses biens et en appliquer le produit au comblement du déficit: si cette pluralité est effectivement sa patrie, peut-elle être son juge? C’est à votre équité, Messieurs, que j’adresse cette question importante; c’est pour satisfaire d'ailleurs à mes obligations, à ma conscience, à l’esprit et aux limites des pouvoirs qui m’ont été confiés, que je déclare tant en mon nom qu’en celui du clergé de la Basse-Alsace, et je crois pouvoir dire en celui de la majeure partie du clergé de France, qu’il m’est impossible de donner mon adhésion et mon consentement à tout acte tendant à léser la propriété des biens-fonds dont jouit le clergé, déclarant que la force majeure seule peut se l’attribuer. Mais je déclare en revanche que tous les sacrifices possibles dans les revenus, dans lesjouissances casuelles, doivent être faits pour venir au secours de l’Etat, et qu’il n’en est aucun de ce genre auquel le clergé ne doive et ne soit disposé à se porter. En conséquence, au lieu du quart du revenu auquel on vient de taxer la contribution extraordinaire, je propose à tout le clergé, MM. les curés à simple portion congrue exceptés, de la porter à la moitié, aux trois quarts môme s’il le faut. J’en fais hommage dès ce moment pour ce qui me concerne, et c’est la première fois que la médiocrité de ma fortune nraura occasionné des regrets. M. Barnave. Quelque étendue qu’on ait voulu donner à la question, je pense qu’eile peut être réduite à celles-ci: Le clergé est-il propriétaire? La distribution des fonds assignés au service divin n’appartient-elle pas à la nation ? Le clergé n’est et ne peut être qu’une profession ; il existe pour le service et l’utilité de la nation. Les biens du clergé ont deux sources : la première les biens donnés par la nation, qui sont vraiment le salaire de leurs fonctions ; ensuite, ceux qui viennent des fondateurs, et, sans doute, il est aisé de montrer qu’ils appartiennent à la nation. Les fondations sont dans les mains du clergé des dépôts pour un service public ; si c’est à la nation à soulager les pauvres, à payer le service public, il est certain que les biens donnés à la charge de la nation ne sont qu’un dépôt dans les mains des officiers chargés de ce service public. Le clergé existe par la nation, lanatiop pourrait le détruire; il résulte évidemment de ce principe que la nation peut retirer des mains du clergé des biens qui n’ont été affectés et donnés que pour elle ; autrefois les domaines étaient affectés à des offi- 124 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] ciers publics pour leur servir de gage et de salaire, il en est de même des bénéfices du clergé : les domaines appartiennent à la nation, comme les bénéfices donnés par elle pour le service public. Si un citoyen joignait sa propriété au domaine pour soulager le peuple des impôts, sa propriété serait devenue celle de la nation ; de même les fondations faites en faveur du clergé sont des propriétés particulières, jointes dans la même vue à celles de la nation ; elles appartiennent aussi à la nation, la parité est absolue et parfaite. 11 est certain que ces fondations ont pour objet unique le soulagement des pauvres, le culte divin et l’entretien des ministres de ce culte ; mais il n’est pas moins certain que si la nation se charge de ces objets, elle rentre dans la propriété des biens qui y étaient destinés. On n’ignore pas que souvent cette propriété a été reconnue : dans des besoins extrêmes on a cru pouvoir faire vendre des biens ecclésiastiques ; sur de simples arrêts d’enregistrement des cours, le Roi a supprimé des monastères. Comment la nation et l’Assemblée nationale ne pourraient-elles pas faire ce qu’a fait le Roi ? Deux circonstances rendent indispensables l’admission du principe, que les biens du clergé appartiennent à la nation. Ces deux circonstances sont la suppression des dîmes et l’entretien des utiles pasteurs qui, par cette suppression, n’ont plus rien ; leur situation doit être améliorée, et il est impossible de ne pas prendre leur subsistance sur le reste des fonds du clergé. La suppression des dîmes a entièrement dépouillé les uns et en partie les autres; l’égalité, détruite par cette grande opération, doit être rétablie. Le clergé n’en souffrira pas, la nation sera sauvée; elle évitera, par la vente des immeubles du clergé, le mal affreux de la banqueroute : le droit de la nation, la situation de l’Etat, la nécessité indispensable de pourvoir à la partie la plus intéressante du clergé, tout vous oblige à reconnaître que la nation est propriétaire des biens dont le clergé a joui jusqu’à présent. J'adopte donc les deux principes de la motion de M. le comte de Mirabeau ; je demande seulement qu’il soit fait un changement dans la seconde partie, et qu’on dise que les curés ne pourront pas être fixés au-dessous de 1,200 livres, au lieu de dire que les curés ne pourront pas avoir moins de 1,200 livres. M. l’abbé llaury (1). Messieurs (2), si la ruine absolue du clergé séculier et régulier avait été jurée d’avance dans cette Assemblée; si nous avions à lutter ici contre une force irrésistible de résolution, il ne nous resterait plus d’autre parti à prendre dans ce moment que la résignation et le silence; mais, si nous n’avons à combattre aujourd’iiui qu’une seule force de raisonnement, c’est-à-dire, que des principes et des calculs, nous ne devons pas redouter la discus-(1) Le Moniteur ne donne qu’une analyse du distours de M. l’abbé Maury. (2) Je n’écris jamais aucune de mes opinions ; et toutes les fois que je monte à la tribune, je me livre à l'inspiration du moment. On m’a tant pressé de rechercher dans ma mémoire ce que j’avais dit sur les propriétés du clergé, que je rends ici fidèlement et à la hâte le fond et la forme de mes idées relativement à cette importante question de droit public. J’ai écrit comme j’avais parlé, en développant rapidement les notei très-courtes qui me servaient de canevas. sion que M. l’évêque d’Autun vient d’ouvrir devant vous. D’abord, Messieurs, c’est surtout dans ce moment de vertige, où la décadence des principes religieux a ébranlé les fondements de toute autorité ; où la multitude, égarée par des systèmes de gouvernement aussi pernicieux à la société qu’à la religion, semble attendre que, partageant ses travers, nous allions présenter en détail à la sanction royale les chapitres les plus démocratiques du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, citoyen et perturbateur de Genève ; c’est dans cette crise de l’impiété en délire, que nous pouvons rappeler avec confiance au Corps législatif cette vérité attestée par tous les anciens législateurs, que la religion est la seule base solide des lois. Vous avez rendu vous-mêmes, Messieurs, un hommage solennel à ce principe politique, lorsque vous avez décrété que vous n’écouteriez aucune proposition relative aux finances jusqu’à ce que tous les articles de la Constitution fussent irrévocablement arrêtés. Vos commettants vous avaient unanimement prescrit cet ordre de délibération. Les besoins impérieux de l’Etat ont pu exiger de votre patriotisme un regard momentané sur le Trésor public ; mais, après l’avoir vivifié par un tribut extraordinaire, vous étiez rentrés aussitôt dans votre route, lorsqu’un prélat, que vous aviez appelé à votre comité de Constitution, est venu interrompre tout à coup et sa mission et vos travaux, en vous proposant un plan général de finances. Cependant, Messieurs, ce grand ouvrage de la Constitution, que les peuples attendent de votre sagesse, est à peine ébauché. Vous n’avez encore rien prononcé sur la religion de Ttëtat, et déjà vos discussions se portent vers l’existence politique du clergé. La détermination du culte public ne devrait-elle donc pas précéder l’examen de la dotation, ou plutôt de la spoliation de ses ministres? Je dirai plus, Messieurs, non-seulement la religion nationale devait être déclarée loi fondamentale de l’Etat, avant que le clergé fût traduit par le plus jeune de nos évêques à votre tribunal, pour justifier devant vous l’antique propriété de ses biens; mais encore ce premier principe de la Constitution était le fondement nécessaire de tous vos travaux. La religion est en effet la seule morale du peuple et, selon l’expression d’un Ancien (Cicéron), la première redevance de l’homme eu société ; et quand vous avez mis les créanciers de l’Etat sous la sauvegarde de l’honneur français, vous n’avez pas oublié sans doute que la religion est elle-même la plus sûre sauvegarde des empires. Nous avons unanimement applaudi, Messieurs, à votre juste et noble délibération qui a garanti la dette publique. Nous plaçons celle créance au rang des véritables propriétés. Nous reconnaissons hautement que les emprunts dont on a tant abusé, ont tenu lieu d’impôts au royaume. 11 est par conséquent de toute justice de confondre avec les autres propriétaires français, tous les capitaux dont la fortune a été consacrée aux dépenses de la guerre, ou aux autres besoins de l’Etat. Ce serait se dévouer soi-même à l’infamie, que de proposer aux représentants d’une nation juste et généreuse , une honteuse banqueroute : voilà, Messieurs, ma profession de foi sur la dette publique. Je vous en rends aujourd’hui les dépositaires, avec une franchise et une solennité qui ne permettront pas, sans doute, de calomnier mes intentions. 425 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] La dette de l’Etat est donc sacrée, comme toutes les autres propriétés. Nous sommes tous d’accord sur ce point de morale publique. Mais, si la banqueroute est infâme, l’usurpation ne l’est pas moins sans doute ; et la France n’est pas réduite encore à la déplorable extrémité de ne pouvoir éviter une banqueroute que par une confiscation, et de n’avoir, pour ainsi dire, à choisir qu’entre dès désastres publics. Eh ! Messieurs, vous vous souvenez encore de l’impression de terreur que nous éprouvâmes tous au moment où le voile qui couvrait les finances, soulevé par la main de notables, nous permit d’entrevoir le déficit du Trésor national. Nous sommes tous partis de nos provinces , effrayés de la difficulté de le constater, de le combler et de le prévenir à jamais. A l’ouverture de nos séances, le premier ministre des finances nous annonça que le déficit annuel des dépenses fixes ne s'élevait pas au-dessus de 54 millions; que le Roi aurait pu y pourvoir par des améliorations des économies, sans assembler la nation ; et i,ue la restauration des finances serait consommée sans secousses et sans aucun bouleversement des fortunes. Je sens encore dans ce moment la joie patriotique et universelle qui des-dendit dans nos cœurs avec ces consolantes paroles. Quel esprit ennemi du bien public a pu éloigner de nous de si précieuses espérances? Par quelle fatalité un mal si facile à réparer, rnenace-t-il aujourd’hui d’une mort, ou plutôt d’un anéantissement total , un corps qui était regardé comme le premier ordre de l’Etat; un corps que l’on menace de dépouiller de ses propriétés, les plus anciennes de la monarchie ; un corps composé de 150,000 Français, dont la fortune est liée à plus d’un million d’individus, et que Ton propose de dévouer patriotiquement à la régénération de l’Etat? On oublie les moyens et les ressources que le Roi proposait à la nation assemblée. On nous présente un nouveau plan de délibération de l’Etat. En quoi consiste donc ce plan régénérateur? Rien n’est plus lumineux, Messieurs, et surtout plus moral. Il ne s’agit que de dépouiller le clergé de ses propriétés. Représentants intègres du peuple français, voici le grand secret que l’on vous révèle pour rétablir les finances. Il s’agit simplement de mettre les bénéficiers à la place des capitalistes, et les capitalistes à la place des bénéficiers. Ce déplacement réciproque ramènera l’ordre universel, comme autrefois dans les insurrections de ses peuples, les uns contre les autres , le roi de l'erse Abbas pacifiait ses Etats en faisant transmigrer tous les habitants d’une province dans une autre, qui lui envoyait les siens en échange. Le grand œuvre de l’agiotage est ici la seule opération de finance que l’on indique au patriotisme de l’Assemblée uationale ; c’est une confiscation que l’on substitue à une banqueroute, et par conséquent c’est la plus injuste et la plus désastreuse de toutes les banqueroutes que l’on veut faire légitimer par une loi. L’étrange motion qui nous a été faite à cet égard est divisée en deux parties : savoir, le fond de la question sur la propriété des biens du clergé, et ensuite les calculs relatifs aux frais du culte, ainsi qu’à l'emploi de la vente de nos biens. Quand l’ouvrage présenté par M. l’évêque d’Autun sera public; quand j’aurai pu examiner fc loisir ses calculs dont je ne peux juger encore que d’après la lecture rapide qui nous en a été faite, j’espère vous prouver, Messieurs, qu’ils portent sur de fausses bases, des omissions inconcevables, de chimériques suppositions. Mais, indépendamment du respect que vous devez aux propriétés, le respect que vous vous devez à vous-mêmes, vous persuadera sans doute, dès aujourd’hui, que vous ne pouvez rien statuer sur des biens dont vous ignorez encore la valeur; et qu’a-près avoir sagement demandé à toutes les provinces des informations précises sur les revenus du clergé, il faut d’abord attendre le résultat de vos perquisitions. Avant que ce tableau soit mis sous vos yeux, vous jugerez en lisant la motion de M. l’évêque d’Autun, si c’est en laissant en blanc des chapitres de plusieurs millions; si c’est en entassant des chiffres précis sur des hypothèses incertaines ou fausses; si c’est enfin, en proposant à une administration épuisée le luxe des remboursements les plus ruineux, que l’on peut se flatter d’usurper la confiance d’une grande nation. Vous déciderez, par exemple, si c’est une sage opération de finance, dans un moment de crise et de détresse, que de rembourser 600 millions d’offices de juaieature qui ne coûtent pas 6 millions d'intérêt annuel à l’Etat; ou, dans d’autres termes, vous examinerez, Messieurs, s’il est avantageux d’éteindre les dettes à 1 0/0 d’intérêt; d’ajouter à cette extinction vraiment économique 10 millions de dépenses annuelles pour le traitement des nouveaux officiers de justice, et de coûter ainsi 34 millions de plus au royaume, chaque année. Tous ces calculs seront incessamment éclaircis, et vous ne trouverez peut-être pas dans ce moment la France assez florissante pour la livrer à de tels réformateurs ; mais l’ordre du jour nous appelle à d’autres discussions. J’observerai d’abord, Messieurs, qu’il est étrange que l’on ose décider épisodiquement la suppression des corps religieux, ou du moins l’interdiction provisoire des vœux, dans le dispositif d’un plan de finances que l’on présente au Corps législatif. Certes, une pareille question de droit public mérite une discussion morale et politique beaucoup plus approfondie; et ce n’est pas dans un bordereau fiscal que l’on peut en suspendre la décision. La conservation des religieux qui ont rendu à l’Etat le double service de défricher nos champs et notre littérature, intéresse toutes nos provinces, et sous ce rapport elle intéresse les capitalistes de Paris, comme je le prouverai bientôt. Que l’on ne nous propose donc pas si légèrement, Messieurs, de sacrifier la prospérité des campagnes à ce grouffre dévorant de la capitale, qui engloutit déjà la plus riche portion de notre revenu territorial. Dans cette cité superbe, vous le savez, résident les plus grands propriétaires du royaume , et une multitude de capitalistes citoyeus qui ont fidèlement déposé dans le Trésor de l’Etat le fruit d’un honnête travail et d’une sévère économie. Si tous les créanciers du royaume avaient des titres si légitimes, la nation n’aurait point à se plaindre des extorsions de la capitale, et les provinces ne reprocheraient point la ruine de l’Etat aux usuriers de Paris ; mais ne confondons point des capitalistes irréprochables avec les avides agioteurs de la Bourse. Là, se rassemble de toutes les extrémités du royaume, et de toutes les contrées de l’Europe, une armée de prêteurs, de spéculateurs, d’intrigants en finances, toujours en activité entre le Trésor royal et la nation, pour arrêter fa circulation du numéraire par l’extension illimitée des effets publics. Là, un commerce 426 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] fondé sur l’usure, décourage et appauvrit le vrai commerce national, l’industrie productive du royaume, et condamne l’administration à l’inertie, tantôt en l’affaissant sous le poids du besoin, tantôt en déplaçant son activité! Ecoutez ces marchands de crédit qui trafiquent du destin de l’Etat, à la hausse ou à la baisse. Ils ne demandent pas si la récolte est abondante; si le pauvre peuple peut élever le salaire de ses travaux à la hauteur du prix commun du pain ; si les propriétaires dispersés dans les provinces les vivifient par leurs dépenses ou par leurs libéralités. Non, ce n’est point lace qui les intéresse. Ils s’informent uniquement de l’état de la bourse et de la valeur des effets. Voilà pour eux l’unique thermomètre de la prospérité générale. Ils ne savent pas que l’opulence de la capitale se mesure toujours sur la misère des provinces ; et que ce n’est point dans des portefeuilles arides que consiste la richesse nationale, mais que c’est dans les sillons arrosés de ses sueurs que le laboureur fait germer la grandeur de l’Etat. Aussi, Messieurs, dans ce moment d'épreuve pour le véritable patriotisme, la conduite des propriétaires et des détenteurs du numéraire national, vient de nous présenter un contraste bien digne d’être observé dans l’Assemblée de la nation. Les propriétaires ont fait les plus grands sacrifices aux besoins de l’Etat, et ils en ont annoncé de plus généreux encore. Ils ont sanctionné d’abord la dette publique sans la connaître; ils n’ont écouté que la voix de l’honneur, qui ne s’informe pas du montant de ses créances pour les ratifier. Ils ont signalé et immortalisé leur patriotisme par la générosité inattendue des arrêtés du 4 du mois d’août dernier. Iis ont donné un effet rétroactif à l’abandon de leurs privilèges pécuniaires. Ils ont sacrifié sans hésiter leur vaisselle d’argent, l’argenterie des églises, le quart manifeste de leur revenu. Qu’ont fait pour l’État les dépositaires connus de tout le numéraire du royaume? Ce qu’ils ont fait ! rien, Messieurs, rien. Pour consolider la fortune publique, ils avaient d’abord annoncé une souscription volontaire de deux cents financiers ; mais, dès qu’ils ont vu que nous nous occupions de leur sort, ce projet patriotique, présenté par M. le duc d’ Aiguillon, a été mis à l’écart et n’a plus reparu. Nous avons voté et ouvert un emprunt qu’il était de leur intérêt de remplir : au lieu de seconder nos efforts, ils ont fermé leurs coffres. Deux tentatives inutiles, malgré la garantie nationale, nous ont obligés de renoncer à la ressource des emprunts. On avait vu, après la bataille de Cul-loden, les républiques de Suisse et de Hollande régénérer par leurs fonds la banque d’Angleterre, pour prévenir une banqueroute qui eût englouti leur fortune. Mais ni le patriotisme, ni les calculs de nos opulents marchands d’argent, n’ont pu les amener à de si sages sacrifices; et ils ont intercepté, sans effroi, la circulation du numéraire dans tout le royaume. La conduite des agioteurs nous paraissait inexplicable, quand la motion de M. l’évêque d’Autun nous a tout à coup dévoilé leur dessein. La ruine du clergé était leur grande spéculation; ils attendaient cette riche proie qu’on leur préparait en silence. Déjà ils dévoraient en idée nos propriétés qu’ils se partageaient dans leurs projets de conquête ; ils attendaient que la vente des biens de l’Église fit monter au pair tous les effets publics, et augmentât subitement leur fortune d’un quart, tandis que nous offrions tous le quart de nos revenus. Cette régénération du papier au profit des agioteurs et des étrangers, ce scandaleux triomphe de l’agiotage étaient le bienfait qu’ils briguaient auprès des représentants de la nation. Les juifs venaient à leur suite, avec leurs trésors, pour les échanger contre des acquisitions territoriales. Ils achèvent de démasquer la conspiration, en vous demandant, Messieurs, dans ce moment même, un état civil, afin de conquérir à la fois le titre de citoyen et les propriétés de l’Eglise. Nous n’étions occupés que du soin de consolider la fortune des propriétaires de papier, tandis qu’ils méditaient secrètement notre ruine. Ce grand complot a enfin éclaté, et je ne fais ici que vous en rappeler la marche ténébreuse. Secondez, Messieurs, une conjuration si patriotique. Livrez les ministres du culte, vos pasteurs, vos parents, vos compatriotes, à cette horde d’agioteurs et d’étrangers. Bannissez de vos compagnes les bénéficiers, les religieux qui y consomment leurs revenus, ou plutôt qui le partagent généreusement avec les pauvres. Concentrez à jamais dans la capitale toutes les propriétés de l’Église ; et retournez ensuite dans vos provinces pour y recueillir les bénédictions de vos citoyens. Combien l’intérêt devient aveugle quand il est extrême ! Ces spéculateurs avides ne voient pas que la richesse publique n’a plus de base si l’on ruine ainsi le royaume, et que la banqueroute qu’ils ont tant d’intérêt d’éviter, serait l’inévitable résultat d’une si impolitique opération. En effet, appauvrissons le commerce, décourageons l’agriculture et l’industrie, en éloignant les propriétaires de leurs domaines, en transformant agioteurs en tenanciers ; les provinces seront aussitôt ruinées, et avec elle la capitale, qui consomme tout et ne reproduit rien ; et dès lors la banqueroute se fera malgré toutes nos garanties, malgré toutes nos usurpations, parce qu’il viendra enfin un moment où l’on ne pourra plus payer le papier qu’avec du papier, et où la chute du crédit suivra nécessairement la ruine du royaume. Ce n’est pas seulement par une conséquence éloignée que l’avidité des agioteurs doit amener la banqueroute. La confiscation des biens du clergé hâterait et nécessiterait encore ce désastre public, qui déshonorerait à jamais la nation. L’Etat a besoin de 70 millions pour les engagements de l’année courante. La dépense extraordinaire de l’année prochaine s’élèvera encore au-dessus de cette somme ; et il est généralement avoué que les emprunts étant impossibles, la banqueroute serait déjà déclarée, si la subvention patriotique du quart des revenus n’assurait les payements du Trésor public. Or, pensez-vous, Messieurs, que ce don accablant fût payé par les provinces, si l’Assemblée nationale envahissait les propriétés du clergé ? Cet inique décret serait le signal qui fermerait aussitôt toutes les bourses du royaume ; et l’indignation qu’exciterait cette grande injustice en ferait tomber aussitôt le poids sur ses propres auteurs. Mais pourquoi désespérerions-nous assez lâchement de l’Etat, pour croire que nous ne pouvons plus le sauver que par la confiscation des biens du clergé ? Une ancienne nation que l’on invitait à être juste envers ses ennemis répondit, avec un sentiment noble qui n’était au fond qu’un calcul sage, que rien n’est utile que ce qui est juste. Et nous, Messieurs, qui représentons la plus loyale des nations, nous nous abaisserions à cette morale rétrécie, qui mesure le droit sur l’intérêt 1 Et par quel aveuglement ose-t-on 427 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.} proposer ici de sauver l’Etat, en changeant seulement de victimes ? Quoi ! Messieurs, pour enrichir des agioteurs par un décret plus lucratif pour eux que toutes leurs usuraires combinaisons. Je parle en général des agioteurs. Je sais et j’avoue que plusieurs créanciers de l’Etat ont placé leurs fonds sur le Trésor public sans aucune manœuvre, et c’est pour cela que je respecte leur créance ; mais enfin, pour enrichir des spéculateurs avides, vous nous enlèveriez des biens, qui, n’étant point héréditaires, sont le patrimoine successif et commun de toutes les familles, des biens que nous voulons nous conserver pour vos propres enfants, des biens dont les descendants de tous nos concitoyens sont les héritiers présomptifs, et dont les cinq sixièmes seront toujours nécessairement affectés à la classe des communes ? Ces biens que nous possédons, nous ont été garantis par toutes les lois du royaume, et la loi sacrée du dépôt nous oblige de les transmettre fidèlement à nos successeurs. D’ailleurs, Messieurs, vous n’avez pas même encore constaté dans cette Assemblée la dette de l’Etat. Nous ne savons pas à quelle somme précise elle monte ; et avant d’avoir sondé la profondeur de nos maux, nous regarderions comme notre seul remède l’envahissement des propriétés du clergé, dont nous ne connaissons ni le produit, ni les charges ? Il n’est personne, sans doute, dans cette Assemblée qui ait la barbare immoralité de vouloir dépouiller les possesseurs actuels du revenu de leurs bénéfices. On n’oserait pas proposer une spoliation individuelle si révoltante. Rien n’est plus sacré, en genre de propriété, que la jouissance de l’usufruit ; et quelle que doive être la destination ultérieure des biens de l’Eglise, les bénéficiers qui en sont pourvus aujourd’hui avec l’approbation de la loi, ne sauraient en être dépouillés avant leur mort, sans la plus déloyale et la plus atroce injustice. Or, si les titulaires jouissent pendant leur vie du produit de leurs bénéfices, qui leur est assuré par la loi, vous accableriez l’Etat d’une énorme surcharge d’impositions, en prenant sur vous la dépense du culte public, qui est absolument différent des fondations particulières auxquelles nous devons la plupart de nos propriétés. Allons plus loin. Savez-vous quel sera le produit éventuel des bonifications, des économies, d’une égale répartition et d’une perception moins dispendieuse des impôts ? Non, vous ne le savez pas encore. Le régime des privilèges, des abonnements, de la fiscalité finit à peine, et, avant d’avoir évalué vos ressources, vous auriez recours à la plus immorale de toutes les entreprises, à la dernière déprédation du dernier dilapidateur. Si le Roi s’est ruiné par tant d’emprunts accumulés, s’il a hypothéqué nos biens à notre insu, par ces mêmes emprunts, qui n’ont jamais été enregistrés dans les parlements de nos provinces, et sur lesquels nous n’avons assurément fait aucun bénéfice d’agiotage, la raison, la justice, l’intérêt commun exigent que les restaurateurs des finances du Roi discutent et évaluent d’abord ses propres biens, par le retrait et la vente de ses domaines engagés. Cette opération, commandée par les circonstances, serait approuvée dans tout le royaume. La garantie de la dette nous est commune à tous. Si nous sommes les cautions du Roi, il est juste que nous supportions tous également le recours ; mais nous ne devons pas expédier notre responsabilité avant que les créanciers aient épuisé les biens du débiteur. Ne peut-on pas d’ailleurs, sans dépouiller le clergé, sans écraser la classe indigente, établir des impôts sur le luxe, impôts vraiment productifs, vraiment moraux, qui sauveraient peut-être le Trésor public, ou marqueraient du moins un terme à ces prodigalités insensées qui scandalisent et dépravent la nation ? Poussés par le mouvement d’un juste patriotisme, nous venons d’abjurer entre vos mains tous nos anciens privilèges pécuniaires. Nous vous avons déclaré, pour la première fois, que nous voulions partager avec vous toutes les charges publiques ; et pour répondre à cet élan de fraternité sociale, de privilégiés que nous étions, on vous propose de nous retrancher du nombre des propriétaires ! Nous venons à votre secours, et vous mettez en question si vous nous dépouillerez de nos biens ! toutes vos provinces vous ont expressément chargés d’établir des impositions qui pussent atteindre les portefeuilles; et par un renverse-imprévu de ce vœu national, on veut, au contraire, que ce soient ces mêmes portefeuilles d’où dégouttent les sueurs, les larmes et le sang du peuple, qui aillent atteindre et engloutir nos propriétés ! Citoyens, choisissez entre ces sangsues de l’Etat et nous, ou plutôt vous n’avez pas besoin de choisir. Nous ne demandons point de victimes. Nous voulons empêcher la banqueroute en faveur de ces mêmes propriétaires de papier, qui proposent contre nous bien pis qu’une banqueroute, en aspirant à nous chasser, par un larcin légal, de nos propriétés, pour s’y établir à notre place. Nous sacrifiez-vous à ce mot si nouveau et si scandaleux de notre langue, à l’agiotage, qui, après avoir honteusement trafiqué des besoins et des fautes de l’administration, veut aujourd’hui s’emparer du sanctuaire même, et s’approprier le patrimoine sacré des pauvres et du clergé ? On ne nous parle dans cette Assemblée que du crédit public et de la nécessité de le rétablir. A entendre ces invocations continuelles, on croirait que ce crédit tant vanté est le véritable trésor et l’unique salut de l’Etat. J’avoue, Messieurs, que, grâce à l’impéritie des administrateurs, le crédit est, en effet, indispensable dans ce moment, pour opérer la régénération des finances ; mais, quand le royaume sera sagement gouverné , le crédit ne sera plus que ce qu’il est en effet , un mal nécessaire , une vaste calamité , et le plus terrible fléau qui soit jamais tombé sur les peuples. C’est lui que j’accuse devant vous de tous nos malheurs. C’est lui qui a fomenté ces folles dissipations des cours, qui ont enfin tari toutes les sources de richesses publiques. C’est lui qui a fait entreprendre légèrement ces guerres qui sont si souvent et le plus grand des malheurs pour les peuples, et le plus grand des crimes pour les rois. C’est lui qui a entretenu ces armées innombrables, et qui ont tant aggravé le fléau de la guerre, dont elles ont perpétué l’image et la dépense au milieu de la paix, en donnant habituellement à l'Europe entière la forme d’un immense champ de bataille. C’est lui qui a engendré ces ténébreuses complications d’impôts, de dettes, d’anticipations, d’offices, d’arrérages, qui rendent aujourd’hui si difficile la simple connaissance des maux dont nous sommes menacés de périr. C’est lui, enfin, et fui seuf qui a dévoré d’avance la subsistance des générations futures. Oui, Messieurs, lorsque François Ie* ouvrit, pour la première fois, un emprunt sur l’hôtel de ville de Paris, en 1521, il créa une nouvelle source de calamités pour le genre humain : il posa la première pierre de 428 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] cet édifice désastreux qui. en chancelant aujourd’hui, nous fait craindre d’être tous ensevelis sous ses débris. Le plus riche royaume de l’univers n’a pu résister que pendant deux siècles à ce système d’emprunt , sans fonds libres affectés aux intérêts, sans extinction de dettes plus onéreuses, sans ordre invariable de remboursements; système imaginé par un Roi dissipateur, développé par des Italiens concussionnaires, détesté et cité à la Chambre ardente de Sully, honteusement renouvelé sous les Médicis, flétri par deux infidélités à la foi sous le dernier règne, et porté de nos jours à un excès de démence qui a fait regarder le dernier terme de la ruine du royaume, comme la plus brillante époque de nos prospérités pécuniaires. Pour nous , Messieurs , qui sommes chargés d’expier les ravages de ce crédit ministériel, nous devons soupirer vers le moment où cette ressource n’étant plus nécessaire à la chose publique, elle sera proscrite par nos successeurs, comme le funeste et infaillible secret de ruiner la nation et de bouleverser l’Etat. Le véritable moyen de rétablir ce crédit qu’on a si bien défini l’usage de la puissance d’autrui, et dont nous avons besoin pour réparer une partie des maux qu’il nous a faits, ne consiste point à mettre en vente des biens-fonds pour 2 milliards, comme le prétendent les appréciateurs de nos propriétés foncières. Ces adjudications simultanées, dans un moment où il y a déjà six mille terres en vente dans le royaume, ne pourraient qu’avilir la valeur des possessions territoriales, et présenteraient ainsi un double objet d’avidité aux spéculations des agioteurs. La manière la plus sûre de ressusciter le crédit, consiste à rétablir dans tous les départements l’ordre et l’économie, à mettre la rente de niveau avec la dépense, à proscrire les anticipations, à inspirerenfin une confiance universelle, en se montrant rigoureusement juste, car comment persuaderez-vous votre fidélité à payer la dette, si vous ne respectez pas » même les propriétés? Quand je dis les propriétés, Messieurs, je prends ce mot dans son acception la plus rigoureuse. En effet, la propriété est une, et sacrée pour nous comme pour vous. Nos propriétés garantissent les vôtres. Nous sommes attaqués aujourd’hui ; mais ne vous y trompez pas, si nous sommes dépouillés, vous le serez à votre tour : on vous opposera votre propre immoralité, et la première calamité en matière de finances atteindra et dévorera vos héritages. Nous n’avons usurpé les possessions de personne. On ne nous en accuse pas. Nos biens nous appartiennent donc, parce que nous les avons acquis , ou parce qu’on nous les a donnés. Nous les avons acquis du produit de nos économies ; nous produisons les titres de nos acquisitions. Nous les avons faites sous la protection et avec l’autorisation expresse des lois. L’Etat nous a défendu, en 1749, d’acquérir de nouveaux immeubles, et nous avons obéi ; mais l’édit de mainmorte n’a jamais eu d’effet rétroactif, et, loin de confisquer nos anciennes propriétés, il les a toutes consacrées. Vous venez de reconnaître vous-mêmes , Messieurs, ce droit de propriété des gens de mainmorte dans votre décret sur le prêt à terme fixe ; car vous les avez autorisés à placer ainsi leurs fonds ; et vous n’auriez pu appeler à ce privilège un religieux, lié par le vœu de pauvreté, ou une femme en puissance de mari. Or, vous n’avez pas voulu nous tendre un piège, sans doute ; vous n’aviez pas le projet de nous dépouiller le lendemain de nos rentes constituées par votre autorisation expresse, quand vous nous avez nominativement admis à contracter ainsi avec nos concitoyens et à partager avec vous tous les droits des propriétaires rentiers. On nous a donné nos biens. Les actes de fondation existent. Ce n’est point à la nation, qui n’est, comme le clergé lui-même, comme les hôpitaux, comme les communes, qu’un corps moral ; ce n’est pas même au culte public que ces dons ont été faits. Tout a été individuel entre le donateur qui a légué, et l’Eglise particulière qui a reçu. On ne connaît aucun don générique fait à l’Eglise. Les dotations d’un très-grand nombre de cures ne sont que des fondations inspirées par la piété de quelques paroissiens, et ne peuvent par conséquent retourner à la nation, parce qu’elles n’en viennent point. Quelle propriété serait sûre dans le royaume si les nôtres ne l’étaient pas ? La dîme elle-même ne nous a point été donnée par la nation. La variété de sa perception dépose évidemment contre l’unité de son origine. Il est démontré que le clergé en jouissait avant Clovis. Il est démontré qu’elle a été léguée par des dons particuliers dans plusieurs provinces, et que la plupart des dîmes sont des revendances féodales qui ont changé de nom. On ne sait jamais l’histoire de France, Messieurs, quand on ne l’a étudiée que dans les historiens. C’est dans les titres originaux qu’il faut aller puiser la connaissance des faits sur lesquels est fondé notre droit public. Il est constant et avéré par ces premiers monuments de la législation française, que la nation en corps n’a jamais ni stipendié ni doté le culte public, et que l’Eglise n’a reçu que des donations particulières. Les lois les plus anciennes de la monarchie déterminent ou confirment la perception de la dîme ; mais elles supposent toutes la préexistence de ce droit. Charlemagne, dans ses capitulaires, ne l’accorde qu’aux églises de ses domaines, et il déclare plusieurs fois qu’il n’impose point l’obligation de cette redevance à ses autres sujets. La dîme fut donc originairement une espèce de cens seigneurial, un don particulier des grands propriétaires qui avaient dans leur territoire le droit très-considérable alors d’ériger une paroisse, jus Templi. Ils cédèrent une portion du terroir à leurs vassaux, en leur imposant à perpétuité cette contribution pour ne point rester seuls grevés de la dotation des cures, dont le principal décimateur ou donateur de la dîme retint le patronage; et ils partagèrent également la distination de ce tribut entre les ministres du culte, l’entretien des églises et le soulagement des pauvres. Voilà textuellement la clause de nos plus anciens actes de fondation. Les pauvres sont par conséquent de véritables donataires du tiers de la dîme; et comme nul ne peut renoncer pour eux dans un abandon légal, il est évident qu’il faut les entendre pour les dépouiller. Dès la première race de nos Rois, on distingue dans notre droit public des dîmes allodiales, des dîmes seigneuriales et des dîmes ecclésiastiques;, mais on ne voit nulle part des dîmes nationales ou des dîmes royales. Ce don ne vient par conséquent ni des Rois ni de la nation; et par la nature des contrats qui sont les seuls titres fondamentaux des propriétés, il doit être éternel, tant qu’il y aura en France un culte et des malheureux. Nous sommes devenus propriétaires comme vous, Messieurs, par des dons, par des acquisitions, par des défrichements, et la loi nous a garanti nos propriétés comme elle a sanctionné les vôtres. Vous n’avez d’autre droit sur nos biens [13 octobre 1789. [ 429 [Assemblée nationale. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. que l’enclave du territoire, et si ce titre de propriété était admis il vous dépouillerait tous. Les biens du clergé appartiennent à la nation de la même manière que chaque province lui appartient. Vous n’êtes pas plus autorisés à déléguer aux rentiers les propriétés de l’Eglise, que vous ne le seriez à leur adjuger le sol de la Champagne ou de la Bourgogne. Quand on dit que le territoire du royaume appartient à la nation, on dit seule-ment qu’il ne peut appartenir qu’à des régnicoles, ou l’on ne s’entend plus. Mais, dites-vous, c’est la nation, c’est le Roi qui a doté les églises, et la nation peut révoquer ces dons qui cessent d’être des propriétés, quand elle les réclame. La nation, Messieurs, possède tous les pouvoirs, et elle est obligée de les déléguer tous, pour se soustraire au despotisme de l’anarchie; mais les propriétés ne lui ont jamais appar-* tenu, et nous ne tenons d’elle aucun autre bienfait que sa protection. D’ailleurs, Messieurs, si la nation a le droit de remonter à l’origine de la société, pour nous dépouiller de nos propriétés, que les lois ont reconnues et protégées pendant plus de quatorze siècles, ce nouveau principe métaphysique vous conduira directement à toutes les insurrections de � la loi agraire. Le peuple profitera du chaos pour demander à entrer en partage de ces biens, que la possession la plus immémoriale ne garantit pas de l’invasion. Il aura sur vous tous les droits que vous exercerez sur nous; il dira aussi qu’il est la nation, qu’on ne prescrit pas contre lui. Je suis loin d’interjeter un appel au peuple, et d’exciter des prétentions injustes et séditieuses qui anéantiraient le royaume; mais il doit être permis d’opposer à un principe injuste et incendiaire les factieuses conséquences que peut en tirer la cupidité, malgré votre patriotisme qui les désavoue. Nos Rois, ou les grands vassaux qu’ils représentent, n’ont pas donné à l’Eglise la vingtième portion de ses biens ; mais, s’ils ont donné, c’est une maxime reçue que leurs libéralités sont irrévocables. Oportet beneficium prin-cipis esse permansurum. C’est une autre maxime, que toute propriété est perpétuelle de sa nature ; . et que si nos propriétés ont été légitimes depuis quatorze cents ans, elles doivent l’être à jamais : car une propriété est nécessairement inamovible, et il y a contradiction entre ces deux termes, propriété et amovibilité , Ce qui m’appartenait hier, doit incontestablement m’appartenir aujourd’hui, si je ne l’ai pas aliéné. Si nos Rois ont donné au clergé, c’est de leur domaine qu’ils ont tiré leurs largesses, car le territoire du royaume ne leur a jamais appartenu en propriété. S’ils ont donné à l’Eglise, ils l’ont gratifiée comme ils ont doté la noblesse, en lui accordant des fiefs ou des baux à cens. Ces bénétices militaires, qui sont héréditaires aujourd’hui, seraient donc soumis au retrait absolu, comme les bénélices ecclésiastiques. Si les nouveaux principes pouvaient prévaloir, la position de la noblesse serait absolu-, ment la même que celle du clergé. Plus les fiefs seraient anciens dans les familles, plus la confiscation en serait assurée. Cette inquisition si effrayante ne respecterait ni prescription, ni titres d’échange, ni origine domaniale; elle spolierait la noblesse après avoir anéanti le clergé, et bouleverserait le royaume pour le régénérer. Supposons toutefois, contre l’évidence, que le Roi ait doté toutes les églises de son royaume, en serait-il plus autorisé à les dépouiller de ses dons? Que penseriez-vous, Messieurs, d’un seigneur de village, qui, après s’être totalement ruiné, assemblerait un jour ses créanciers, et leur déléguerait en liquidation tous les biens de la cure dotée par lui ou par ses auteurs? Une si étrange logique, un tel moyen de remboursement n’excitent en vous danscët instant que le sourire du mépris. La comparaison est partout exacte, Messieurs, et si cet expédient vous paraît absurde quand il est isolé, je vous demande par quel prestige il deviendrait légitime à vos yeux, dès qu’il serait consacré tout à coup par cinquante mille exemples du même genre? Il est cependant vrai, Messieurs, que les héritiers de nos fondateurs auraient réellement le droit de rentrer dans la possession de nos biens, si l’acte de fondation avait stipulé la clause de la réversibilité, en cas d’extinction de nos bénéfices ou de nos monastères. Nous connaissons un très-grand nombre de titres où cette clause est littéralement insérée ; et il est indubitable qu’elle aurait son effet, si la nation en ouvrait le recours. Un exemple récent va vous en fournir la preuve. Emmanuel Ier, duc de Savoie, avait légué son hôtel de Savoie dans la ville de Lyon aux religieux Géles-tins, et il avait réservé dans l’acte de donation à ses héritiers le droit de rentrer en possession de cette maison, si lesCélestins l’abandonnaient. Au moment de la suppression de cet ordre, le roi de Sardaigne revendiqua juridiquement l’hôtel de Savoie, et il gagna son procès contre le syndic du diocèse de Lyon. Le clergé de France n’intervint point dans cette cause, mais M. l’abbé de Périgord, évêque d’Autun, alors agent, sollicité par l’ascendant de ses seuls principes, composa de son propre mouvement un long mémoire contre le duc de Savoie. Il établit dans cet ouvrage, que j’ai entre les mains, le droit sacré de la propriété de l’Eglise, qu’il assimile en tout aux propriétés des autres citoyens; il l’élève même au-dessus des propriétés civiles, à cause de son inaliénabilité ; il soutient que les dons faits à l’Eglise sont à jamais irrévocables, quelles que soient les dispositions des donateurs. Son zèle l’emportait sans doute au delà des bornes de la justice, puisqu’il ne voulait alors voir aucun égard à une clause formelle de réversibilité; mais la morale ne doit pas être versatile selon les circonstances, et il me suffit d’observer dans ce moment que la doctrine hautement professée par M. l’abbé de Périgord en 1784, forme un étrange contraste avec le principe que M. l’évêque d’Autun vous a présenté dans cette tribune (1). Ce n’est pas la cause du royaume. C’est uniquement l’intérêt de l’agiotage dont les spéculations se tournent vers les biens-fonds, que l’on essaie de défendre, en proposant de livrer les (1) M. l'évêque d’Autun vient d’ajouter à sa motion une note relative à ce fait. Sa note ne me fournit aucun éclaircissement. J’ignore s’il a eu l’intention de me réfuter ; mais il m’est impossible de lui répondre, parce que je ne peux ni comprendre son raisonnement, ni deviner ses intentions. J’articule nettement que ce prélat entreprit de prouver en 1784 : 1° que l’Eglise était vraiment propriétaire de ses biens, dans le sens le plus rigoureux; 2° que ce droit de propriété était encore plus incontestable et plus sacré que les propriétés des autres citoyens ; 3° que la maison des Célestins de Lyon devait appartenir à l’église et au diocèse de Lyon, malgré la clause de réversion stipulée par le duc de Savoie dans l’acte de donation. Il y avait dans ce procès une question de droit et une question de fait. M. l’abbé de Périgord traita les deux questions dans son mémoire contre le duc de Savoie. Je suis prêt à rendre son ouvrage public, si M. l’évèque d’Autun [13 octobre 1789.] 430 [Assemblée nationale.} ARCHIVES PARLEMENTAIRES. possessions du clergé aux créanciers de l’Etat. D’abord les provinces de France où le clergé est le plus riche en propriétés, sont précisément celles qui ont été le plus récemment réunies à la couronne. Ce n’est donc pas la nation française qui a doté les églises de ces pays nouvellement conquis, puisqu’ils ne lui appartenaient point à l’époque où ces bénéfices furent fondés. Ces provinces, qui ont eu la sagesse de se prémunir dans leurs capitulations contre les commendes ecclésiastiques, se soumettront-elles sans réclamation à des commendataires agioteurs? Les nouveaux propriétaires ne résideraient point dans leurs domaines ; ils ne connaîtraient que des fermes, des produits, des enchères, des exécutoires. Ils vexeraient et déplaceraient sans cesse les fermiers, comme des valets de livrée. S’ils venaient faire quelques apparitions dans le pays, ce serait pour le dévaster. Ils n’auraient ni la volonté, ni même ces moyens d’y perpétuer le bien qu’opère le régime ecclésiastique. La destruction d’un monastère anéantirait un village ou un bourg qui s’est formé autour de son enceinte; elle éloignerait, comme l'expérience le prouve, les marchands, les ouvriers, les cultivateurs même, et transformeraient bientôt nos campagnes en de vastes et arides déserts. Mais portons plus loin nos regards. Messieurs , quand nous avons justement sanctionné la dette publique, nous avons pensé et dû penser que le fardeau en serait également et proportionnellement supporté par toutes les provinces du royaume. Or, cette répartition équitable deviendrait impossible, si les biens du clergé acquittaient seuls la créance de l’Etat. Il résulterait de ce système aussi immoral qu’antipatriotique, que la Flandre, le Cambresis, le Hainaut et l’Artois, payeraient plus d’un milliard de la dette nationale, tandis que plusieurs grandes provinces n’en acquitteraient rien ou presque rien. Il en résulterait encore que nos provinces frontières seraient seules chargées des frais du culte pour les provinces de l’intérieur, où le clergé ne possède point de biens-fonds, et qu’un propriétaire flamand salarierait un curé du Berry, ou un évêque breton. Ges provinces ainsi écrasées consentiraient-elles à se rendre tributaires envers un pays éloigné, à se priver sans échange de leur numéraire, et à se soumettre enfin à une répartition. si révoltante? Est-ce donc au prix d’une guerre civile qu’il faut défendre les combinaisons des agioteurs ? Faut-il armer nos provinces les unes contre les autres, pour établir dans l’Assemblée nationale un nouveau change public, où l'on apporterait du papier et où l’on recevrait des biens-fonds, et où l’on mettrait en feu tout le royaume, pour rétablir l’ordre dans les finances. La direction que l’on établirait d’abord pour administrer les propriétés du clergé en aurait bientôt absorbé le produit. Il est généralement reconnu que plus une direction est considérable, plus elle devient ruineuse. Un fait assez récent atteste les inconvénients inséparables de ces régies fiscales. Quand les Jésuites furent supprimés, on exaltait partout leur opulence. A peine leurs désavoue mes assertions, ou les principes qu’il défendait avec force en 1784. Je ne crois pas pouvoir m’expliquer plus clairement sur cette note que je n’entends pas ; j’y vois seulement que le clergé de Lyon perdit son procès, contre l’avis de M. l’abbé de Périgord; et c’est uniquement cet avis très-motivé que j’ai eu l’honneur de lui rappeler. Mon observation n’est donc pas contestée. biens furent-ils entre les mains des séquestres» qu’ils devinrent insuffisants pour payer la pension indécemment modique qui leur avait été promise. Les propriétés de cette société célèbre ont disparu sans aucun profit pour l’Etat. Nous vous citons en preuve anticipée de vos mécomptes et de notre détresse, le déplorable exemple de ces instituteurs vraiment utiles qui, devenus recommandables à tant d’autres titres, intéressaient encore infiniment la nation sous des rapports purement économiques. Le salaire d’un seul possesseur coûte quelquefois plus aujourd’hui, que la dotation d’un collège entier de Jésuites. La dissipation infructueuse de leurs biens se renouvellerait dans la direction des propriétés du clergé. C’est une institution vraiment précieuse à l’Etat, que la dotation territoriale des ministres de la religion. Le culte public serait compromis, ou plutôt anéanti, s’il dépendait d’un salaire avilissant et incertain. Bientôt l’irréligion et l’avidité mettraient ces fonctions saintes au rabais, et solliciteraient le culte le moins dispendieux, pour parvenir plus sûrement à la proscription de tous les cultes. Une disette passagère, une interruption momentanée ou durable dans la perception des impôts, une banqueroute d’un collecteur, une guerre ruineuse, et cent autres causes de suspension des payements, réduiraient à l’aumône le corps entier de ce clergé salarié. Aucun citoyen ne voudrait plus embrasser un état si précaire, si incertain et si borné. Au premier coup de canon qui jetterait l’épouvante dans une province, tous les pasteurs inquiets pour leur subsistance prendraient la fuite. Toutes les paroisses des campagnes seraient abandonnées. Le peuple, sans secours et sans guides, sans frein, ne connaîtrait plus aucune loi ; et le royaume, livré au brigandage et à l’anarchie, apprendrait enfin par ses désastres cette grande vérité politique, trop oubliée aujourd’hui, que l’ordre public repose sur la religion et que les ministres du culte peuvent seuls répondre du peuple au gouvernement. C’est par ses incalculables aumônes, que le clergé rend les peuples dociles à ses instructions. Comment pourrait-il les contenir, lorsqu’il n’aurait plus la faculté de les assister? La charité tient lieu au royaume d’un impôt vraiment immense. Depuis que l’Angleterre a usurpé les propriétés des monastères, quoiqu’elle ait respecté les possessions des évêchés, des chapitres, des universités, qui sont encore les plus riches de l’Europe, l’Angleterre a été obligée, depuis le règne d’Henri VIII, de suppléer aux aumônes du clergé, par un impôt particulier en faveur des pauvres; et cette imposition s’élève annuellement à près de 60 millions, dans un royaume dont la population forme à peine le tiers de la nôtre. Comparez, Messieurs, calculez et prononcez. La propriété est universellement reconnue comme le lien le plus puissant du patriotisme. Aussi, dans l’Europe entière, tous les gouvernements ont voulu que le clergé fût propriétaire, pour l’intéresser davantage à être citoyen. Le clergé de France, qui seul a conservé au royaume l’ancienne forme de ses contributions, s’est toujours signalé par la générosité de ses dons qui ont été la ressource la plus féconde de l’Etat. M. l’évêque d’Autun ose présenter aujourd’hui à la nation, comme un motif de le dépouiller, l’amélioration assurée à ses biens, par la certitude qu’auront les fermiers de n’être point dépossédés à chaque mutation de titulaire. Quel prétexte à présenter au Corps législatif, pour lui extorquer 431 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] la plus énorme injustice! Qu’on daigne ouvrir r nos cahiers, et on y verra que nous>demandons nous-mêmes que nos baux soient exécutoires pour nos successeurs, quand ils n’auront pas été renouvelés avant l’époque ordinaire. Faut-il donc t nous enlever nos propriétés pour assurer l’exécution de nos baux, tandis qu’une loi de quatre lignes, que nous sollicitons nous-mêmes, peut les assimiler aux vôtres? N Le même prélat, Messieurs, ajoute encore que l’Etat ayant le droit de prononcer sur l’existence des corps religieux, il est également autorisé à s’emparer de leurs propriétés. Cette conséquence „ n’est qu’un sophisme et une odieuse immoralité. Quand on supprime des maisons ou des corps religieux, ce n’est point à la nation, c’est à des établissements ecclésiastiques que l’on applique leur patrimoine, et toute extinction légale devient ainsi une simple union. L’Assemblée nationale ne réservera pas au clergé régulier l’application de la féodalité : qui confisque le corps, confisque le bien; et si elle proscrit ces confiscations bar-’ bares, dans le nouveau code criminel, en faveur des scélérats condamnés au dernier supplice, elle rougirait sans doute d’en appliquer la rigueur aux biens des ordres religieux, dont elle aurait 4 prononcé ou plutôt injustement préjugé la suppression. Représentants augustes de la nation, citoyens députés par toutes nos provinces, notre cause est i la vôtre, et vous êtes intéressés à nous défendre contre cette confédération de l’agiotage qui vous ruinerait en nous dépouillant. N’imitez pas ces princes que l’histoire accuse de n’avoir été que les rois de leur cour, et non pas de leur peuple. *■ Ne bornez pas vos regards à un seul point de la capitale. Embrassez le royaume entier dans vos combinaisons. Les dépenses qui nous ont épuisés seront réduites. Un déficit passager que l’on veut combler par des économies, et que l’on a la mauvaise foi de vous présenter comme l’état fixe du Trésor public, n’aveuglera ni votre raison, ni votre patriotisme. Vous n'avez rien à gagner, vous avez tout à perdre à ce système d’usurpation. Les provinces du royaume seraient traitées _ par les agioteurs qui auraient conquis nos biens, comme l’ont été jusqu’à présent vos colonies de l'Amérique; et des propriétaires éloignés ne voudraient connaître que des mercenaires et des es-i claves. On veut rejeter sur le clergé seul et sur un petit nombre de provinces l’énorme fardeau de la dette nationale. Vous rendrez-vous à jamais tributaires de ces hommes avides que nos désastres ont si scandaleusement enrichis, et qui cal-* culent les calamités publiques, pour en composer leur fortune particulière? Les pauvres retomberaient sans secours à la charge des riches ; les riches seraient appauvris par notre anéantisse-’ ment, si le clergé était immolé aux agioteurs. Nos familles, dont la plupart ne subsistent que de dons, vous paraîtront préférables, peut-être, à ces cosmpolites usuriers qui, du milieu de la ca-> pitale, font une guerre continuelle d’argent au gouvernement et à la nation. Eh! comment, aux approches d’une saison rigoureuse, dans un moment de détresse, de cherté et d’anarchie, a-t-on Ja barbare imprudence d’élever une question faite pour porter l’épouvante dans le cœur de tous les membres du clergé, et pour tarir la source des aumônes qui vont devenir si nécessaires à l’ordre public? h L’action de la force publique est suspendue dans tout le royaume ; les lois intimidées se taisent devant la multitude des coupables ; le peuple est armé, et l’autorité est désarmée ; tout le monde commande, et personne ne veut obéir; et notre jeune liberté, qui se méconnaît encore, n’est déjà que le despotisme de la licence la plus effrénée. Quelle police, quelle sûreté pouvons-nous attendre, s’il ne se forme parmi tous les bons citoyens une noble conjuration pour soulager cette multitude toujours croissante d’indigents qui n’ont été contenus pendant le dernier hiver que par les profusions les plus extraordinaires de la charité? Qui de nous osera voyager dans les campagnes, ou habiter nos cités sans effroi, si l’aumône ne forme plus une espèce d’ assurance patriotique? Nous avons pourvu, du moins provisoirement, aux besoins des finances. Le calme est rétabli dans les avenues du Trésor national. Tous les payements sont garantis par nos tributs qui décernent au Roi, dès ce moment, une quatrième année de tous les revenus du royaume. Assurons le même ordre pour l’avenir; mais ne souillons d’aucune usurpation ce grand acte de justice nationale. Ce n’est point en dépouillant le clergé de ses biens, qu’il faut l’appeler au secours de l’Etat. Ce n’est point en l’anéantissant, qu’il faut le faire contribuer aux charges publiques. Nous ne demandons pas la banqueroute quand nous réclamons la conservation du patrimoine de l’Eglise. Nous sommes disposés, nous sommes décidés à faire des sacrifices, et de grands sacrifices pour empêcher efficacement cette calamité. C’est à nous, sans doute, qu’appartient l’honneur, de donner à la nation l’exemple du zèle et d’un respect religieux pour la dette publique. Les créanciers de l’Etat retrouveront en nous le même patriotisme qu’ils ont tant de fois éprouvé. Remontez à l’origine de la contribution que nous payons depuis le règne de Charles IX à l'hôtel de ville de Paris. Qui nous a imposé cette créance nationale? n’est-ce pas notre seul patriotisme? Le clergé de France se chargea, par le contrat de Poissy, de payer annuellement 1,600,000,000 livres (1) pour libérer l'Etat de toutes les rentes constituées sur les aides, sur les gabelles et sur les domaines du Roi. Ce noble engagement était d’abord fixé à un terme de dix années ; mais nous l’avons toujours renouvelé volontairement pour soulager les peuples, et nous l’acquittons encore aujourd’hui. Nous sommes prêts à réitérer et même à surpasser cet exemple de patriotisme dans ce moment d’alarmes , où la crise des finances ébranle le royaume jusque dans ses fondements. Mais défendez, consacrez nos propriétés, vous, Messieurs, qui êtes appelés à donner à l’Etat une Constitution digne de le régénérer à jamais. Vous voulez être libres ? eh bien ! souvenez-vous donc que sans propriété, il n’y a plus de liberté; caria liberté n’est autre chose que la première des propriétés sociales, la propriété de foi. M. Pabbé Gouttes (2). Messieurs, daignez, je vous prie, m’accorder votre attention, et me permettre de soumettre à votre jugement des questions sur lesquelles j’ai réfléchi depuis longtemps, dont la solution m’a paru très-difficile, et peut, si l’on s’égare, entraîner les conséquences les plus funestes. Je sais que les richesses de (1) L’argent était fixé au prix de 15 livres 15 sous le marc en 1561 ; de sorle que la somme annuelle payée alors par le clergé s’élèverait aujourd’hui à près de 6 millions. (2) Le Moniteur se borne à mentionner le discours de M. l’abbé Gouttes. [13 octobre 1789.] 432 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. l’Eglise ont été presque toujours la cause de la perte des ministres de la religion, et ont très-souvent occasionné celle de la religion chrétienne dans de grands empires. La Suède et l’Angleterre nous en ont fourni des exemples frappants. Si les évêques de Suède n’eussent pas été si puissants, le grand Gustave n’eût jamais cherché à introduire le luthéranisme dans son royaume ; et tout le monde sait que ce ne fut que pour se soustraire à la puissance formidable des évêques, qu’il prit ce parti. Personne n’ignore que notre religion toute sainte n’a pas besoin de cet appui pour se soutenir; que la pureté de sa morale, la simplicité de ses préceptes, à la portée de tout le monde, suffisent pour lui faire donner partout la préférence sur tous les autres cultes, lorsqu’elle sera connue et annoncée par des ministres qui prêcheront autant par leurs vertus que par leurs instructions, et qui pourront dire, comme le grand apôtre: Soyez mes imitateurs comme je le suis de notre divin Maître, Imitatores mei estote , sicut et ego Christi. Gar, qui ignore que ce sont elles qui, dans tous les temps, lui ont porté les coups les plus funestes; que ce sont elles qui ont fait entrer dans le redoutable ministère des autels une foule de sujets sans autre vocation que l’espoir d’un riche bénéfice; que ce sont les vices de ces ecclésiastiques qui, en déshonorant la religion, ont attiré sur elle, et sur les dignes ministres dont elle s’honore, toute la haine des peuples et les persécutions qu’ils souffrent dans ce moment ? Je ne m’attacherai pas, Messieurs, à vous prouver que si vos lois, quelque sages qu’elles puissent être, n’ont pas la religion pour base, elles ne tendront jamais au but "que doit se proposer tout législateur. Je présume trop de vos lumières pour n’être pas persuadé que, lorsqu’il en sera question, vous ordonnerez que la religion et ses ministres soient respectés, et, ce qui est encore plus intéressant, que vous prendrez tous les moyens nécessaires pour que ces ministres se rendent respectables par leurs lumières, et encore plus par leurs vertus. Mais est-ce au clergé à faire à l’Etat l’abandon de ses biens? Est-il de l’intérêt de l’Etat de dépouiller le clergé de toute propriété quelconque, et de le salarier en argent? Ne serait-il pas plus à propos de laisser aux ministres nécessaires à la religion, et surtout aux pasteurs, des fonds d’un produit suffisant pour subvenir à leurs besoins et secourir les pauvres ? Voilà, sans doute, trois questions bien intéressantes, et sur lesquelles je vous prie de me permettre de faire quelquesTéflexions. Tout le monde sait que nous ne sommes qu’usu-fruitiers des biens que nous possédons ; que ces biens appartiennent au clergé en général, et non à chaque individu en particulier ; que la nation a sanctionné cette propriété dans des assemblées générales ou états généraux ; que tous les bénéficiers quelconques, séculiers ou réguliers, n’ont droit d’en retenir que ce qui est nécessaire pour leur fournir une honnête subsistance, non pas telle que la cupidité pourrait la désirer, mais telle qu’elle est prescrite par les règles de la sagesse et de la modestie, et convenable à des ministres du Seigneur; que le surplus doit être employé à de bonnes œuvres. Tout le monde sait que si les bénéfices sont trop mullipliés, ainsi que les maisons religieuses, que si les uns et les autres ne remplissent pas leurs obligations, la nation a le droit de supprimer les bénéfices, de réunir les maisons, et d’ordonner l’emploi des revenus de la manière la plus utile à la religion et à la société, d’empêcher que l’Eglise n’acquiert de trop grands biens. G’est ainsi qu’on s’est conduit même dès les premiers siècles de l’Eglise ; et quelques membres du clergé s’étant plaints des réformes à cet égard, saint Jérôme leur répondit en disant : «Je ne blâme point les empereurs d’avoir porté de pareilles lois; elles sont sages; ils le devaient ; mais ce qui me fâche, c’est de voir que le clergé ait forcé les empereurs à les porter. » Une vérité non moins constante encore, c’est que dans tous les temps de misère et de calamité, on a pris une partie des biens de l’Eglise pour subvenir aux besoins pressants de l’Etat. En dernier lieu, sous Charles IX, il en fut vendu une partie; et comme les circonstances présentes sont aussi affligeantes qu’elles aient pu l’être par le passé, je crois que la nation a le droit de prendre pour subvenir à ses besoins pressants, tout ce qui n’est pas nécessaire au culte divin, à l’entretien des ministres, et au soulagement des pauvres, auxquels ils sont spécialement destinés. Mais s’ensuit-il de là que nous, comme membres du clergé, nous devions les offrir et les donner? je ne crois pas que nous en ayons le droit, mais qu’à l’exemple de saint Ambroise, nous devons dire que nous ne les donnons pas, mais que nous les laissons prendre. M. l’évêque d’Autun propose à l’Etat de s’emparer de tous les biens du clergé, et d’en salarier les membres. Je me suis souvent occupé de cette question, et je vous avoue franchement que j’y ai trouvé de grandes difficultés : je croirais qu’il serait peut-être plus à propos de donner, surtout aux pasteurs et aux maisons religieuses que vous voudrez conserver, des biens-fonds suffisants pour leur subsistance, que de leur donner de l’argent ; et voici mes raisons, que je vous prie de peser dans votre sagesse : vous trouverez toujours, dans la suppression des dîmes et la vente des maisons supprimées, de grandes ressources pour l’Etat. Si vous payez en argent les ministres, il faudra prélever cette somme sur la totalité des contribuables ; et tout le monde sait que, si le pauvre a déjà beaucoup de peine à payer l’impôt, il payera bien plus difficilement encore, lorsqu’il sera surchargé de l’impôt surajouté pour le service divin; et qu’on ne dise pas que cet impôt étant moindre que la dime, il aimera mieux le payer, que de payer la dîme. Non, Messieurs : ce serait se faire illusion. Celui qui ne recueille pas assez de blé pour se nourrir toute l’année, et qui est obligé de l’acheter, ' donnera plus volontiers une gerbe qui vaut 30 sous, et qu’il recueille, que 15 sous qu’il n’a pas, et qu’il ne peut se procurer qu’à force de travail et d’économie. Il mangera la gerbe et, poursuivi par le collecteur, il payera en frais plus qu’il n’aura gagné en gardant sa gerbe. Au reste, Messieurs, ce que j’en dis ne doit pas vous faire présumer que je regrette la dîme. Les, disputes, les inimitiés qu’occasionnait sans cesse ce genre de revenu, entre le pasteur et les paroissiens, m’a toujours fait désirer sa suppression et son changement en une dotation en biens-fonds, que je crois plus utile et plus avantageuse à l’Eglise et à l’Etat. Vous savez tous, Messieurs, qu’il n’est presque aucun curé dans le royaume, qui ne soit étranger à sa paroisse, y en ayant très-peu qui parviennent à cette place dans le lieu même de leur naissance ; que, quelque zélé que soit un curé de [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. campagne, les fonctions du saint ministère ne l’occupent presque point dans le cours de la semaine ; excepté le temps de Pâques, il n’a d’occupation que les dimanches et fêtes, et lorsqu’il a des malades. Vous savez aussi que dans le plus grand nombre de paroisses, il est le seul homme lettré, et le seul par conséquent qui ait assez de lumières pour faire des expériences dans l’agriculture, l’encourager par ses leçons et ses exemples, et se rendre ainsi utile à une classe de citoyens intéressants, qui se conduisent toujours plutôt par la routine que par la réflexion. Vous savez aussi que l’oisiveté est la mère de tous les vices, et qu’il faut nécessairement de l'occupation à un homme, sans quoi il devient à charge à lui-même et à la société ; que le grand apôtre, qui doit être le modèle de tous les prêtres, s’occupait au travail des mains, dans les intervalles de liberté que lui laissait la prédication de l’Évangile, et qu’il nous a recommandé cet exercice comme indispensable. Omnia ostendi vobis , quoniam sic laborantes oportet suscipere infirmos, et meminisse verbi Domini , quod dixit : Beatitis est magis dare, quant accipere. Que le très-grand nombre de curés qui n’ont pas de maisons de société dans leur voisinage sont presque toute l’année occupés à courir chez leurs voisins, ou à recevoir des visites ; ce qui souvent produit les plus mauvais effets, occasionne des jalousies, des haines, des calomnies contre des personnes qui, pour faire du bien dans leur état, devraient toujours être non-seulement pures, mais à l’abri de tout soupçon. Les travaux du saint ministère ne pouvant donc occuper suffisamment un pasteur, l’étude ne lui fournissant pas non plus un moyen suffisant, et l’agriculture’ ayant des attraits et un avantage connus de tout le monde, j’ai toujours cru qu’il serait de la plus grande utilité et pour l’Eglise, et pour l’Etat, que les pasteurs eussent au moins la majeure partie de leur dotation en biens-fonds ; car outre qu’elle les attacherait davantage au sol, qu’ils pourraient faire des recherches et des expériences utiles à l’agriculture, cela les mettrait lus en état de secourir les pauvres dans leurs esoins... Je m’explique : tout le monde sait que les pauvres de la campagne ont plus besoin de pain que d’argent ; et si le curé est obligé de l’acheter pour lui-même, il ne le donnera pas aussi facilement que s’il a recueilli le blé. Que s’il reçoit tout son revenu en argent, il sera plus tenté par l’avarice ; que si, au contraire, 11 recueille assez de blé pour pouvoir en vendre, il le donnera de préférence à ses paroissiens, et toujours à meilleur marché qu’ils ne pourraient l’avoir au marché le plus prochain. Vous n’entendez sans doute pas, Messieurs, donner aux propriétaires la totalité des dîmes gratuitement. Je crois que vous avez voulu soulager les pauvres, et vous le deviez ; mais je crois qu’il serait de votre sagesse d’autoriser chaque communauté à emprunter les fonds nécessaires pour faire l’achat de ce bien, et l’attribuer à l’Eglise d’une manière irrévocable. Mais, me direz-vous, où trouver la ressource dont nous avons besoin dans le moment? La voici : d’abord, dans la suppression actuelle de tous les bénéfices qu’on appelle vulgairement simples, et qui sont, selon moi, de vrais monstres dans l’ordre de la religion, puisqu’ils ne servent le plus souvent qu’à entretenir le luxe et la mollesse de ceux qui les possèdent, et non à l’édification de l’Eglise et au soulagement des pauvres ; et si l’Esprit Saint a eu raison de nous dire, qui lre Série, T. IX. [13 octobre 1789.] 433 non laborat , nec manducet ; homo natus ad labo-rem, sicut avis ad volatum ; je demande s’il n’est pas du devoir de l’Eglise et de l’Etat de réformer au plus tôt de pareils abus ; d’ordonner que tous ceux qui possèdent de ces sortes de bénéfices ne jouiront désormais que de ce qui sera jugé nécessaire pour leur nourriture et entretien, tel, comme je l’ai déjà dit, qu’il est prescrit par les canons de l’Eglise ; que le surplus de leur revenu sera adjugé pour les besoins de l’Etat, et qu’il sera déclaré que désormais il n’y aura plus ni abbayes � i prieurés simples, chapelles, etc ; que les réguliers seront obligés de se réunir dans des maisons de leur ordre, non-seulement en nombre suffisant pour faire le service divin et observer leur règle, mais autant que la communauté pourra en nourrir vu son revenu et ce que pourra produire leur travail, à moins qu’ils ne s’attachent particulièrement à l’étude ou à l’enseignement; car je vous crois trop sages et trop prudents pour vouloir les séculariser : outre que vous ne pouvez pas les dégager des vœux qu’ils ont faits, il ne serait ni de votre intérêt, ni de celui de la religion et des mœurs, de répandre dans la société des hommes tels que les religieux de l’ordre de Gluny, qui ont eu l’imprudence de vous donner ce qui ne leur appartenait pas, et d’y mettre pour condition la réserve d’une pension beaucoup supérieure à ce qui est dû à des êtres inutiles et même nuisibles à la société, et qu’on peut comparer à ces frelons gourmands et paresseux qui vont dévorer la substance de la sage et laborieuse abeille. Conservez cependant les religieux utiles : il en est, tels que ceux de la congrégation de Saint-Maur, celle de France, les ordres mendiants qui ont rendu et rendent encore de très-grands services à l’Eglise : ils ont trop bien mérité d’elle et de la patrie pour ne pas leur rendre la justice qui leur est due. Rappelons chacun à son devoir ; que tous les hommes deviennent citoyens, que personne n’oublie qu’il se doit tout entier à Dieu et à la patrie, qu’un égoïste est un être malfaisant qu’il faut détester, s’il ne veut employer ses talents et ses moyens d’une manière utile à la société. Ne tardons pas, Messieurs, à remettre l’ordre partout le plus tôt possible ; c’est de là que dépend le salut de la religion et de l'Etat. J’ai appris avec le plus vif regret qu’il venait de se faire une nomination de trois abbayes, dont une a été donnée à un jeune homme de vingt-deux ans (1), et cela tandis que de respectables ministres du Seigneur ont à peine de quoi vivre, après avoir bien mérité pendant cinquante-six ans de l’Eglise et de la patrie (2). Je finis, et je conclus en demandant qu’après avoir déclaré que les biens de l’Eglise qui excèdent ceux qui sont nécessaires à l’entretien des autels, des ministres et des pauvres, doivent être employés au soulagement de la nation, il soit d’abord décrété qu’il sera sur-le-champ suspendu à la norai-(1) M. de Laval-Montmorency. (2) M. Rulié, curé de Saint-Pierre de Cabors. Il a 80 ans ; il a été 48 ans curé, a vécu d’une manière édifiante, et a composé plusieurs ouvrages, tels que la Religion prouvée par un seul fait, le Miracle de Ti-puze, la Théorie de l'Intérêt, et un autre ouvrage du même genre qui est chez l’imprimeur. Ce vénérable vieillard est accablé d’infirmités, et n’a presque aucune ressource. J’en connais beaucoup d’autres dans le même cas. J’espère que l’Assemblée nationale mettra ordre à de pareils abus. 28 434 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES [13 octobre 1789.] nation de tous les bénéfices Simples, consistoriaux et autres; Qu’il sera donné par le comité ecclésiastique un plan de réunion de toutes les maisons régulières de chaque ordre, afin que les religieux soient réunis en nombre suffisant des revenus pour observer leur règle dans sa rigueur ; Qu’il, soit déclaré qu’ils seront tous soumis à l’ordinaire et non au Pape, parce qu’il ne doit y avoir personne d’exempt de la juridiction de l’évêque dans son diocese, ni de celle du curé dans sa paroisse ; Qu’il sera ordonné qüe le président se retirera devers le Roi, pour le prier d’ordonner que tous les membres du clergé séculier et régulier, quels qu’ils soient, qui ne sont pas attachés à Paris par leur place, soient obligés de se retirer sur-le-champ de la capitale, et se rendre chacun dans leur diocèse. Que tous ceux qui possèdent deux bénéfices, dont un est de la valeur de 2 à 3,000 livres, soient obligés, en conformité des lois de l’Eglise, de renoncer à l’un des deux, à plus forte raison ceux qui, comme personne ne l’ignore, en ont plusieurs d’un revenu immense ; Qu’il sera ordonné que la dotation des bénéfices nécessaires, tels que les évêchés, chapitres et cures, sera faite en grande partie en biens-fonds, autant que les localités pourront le permettre. Si quelqu’un se plaint de la réforme que je propose et qu’on dise qu’on attaque la propriété, je le prie de répondre à ces quatre questions : Quis? Qui lui a donné? Quid? Que lui a-t-on donné? Cui? A qui l’a-t-on donné? Quare ? Pourquoi lui a-t-on donné ? S’il veut être de bonne foi, ma réponse est faite ; et s’il remplit le but, je n’ai rien à dire ; s’il est de mauvaise foi, qu’il réponde, et je m’expliquerai. M. jflalouet. Je considère d’abord d’où proviennent les propriétés appelées biens du clergé. Qui est-ce qui a donné, qui est-ce qui a reçu, qui est-ce qui possède? Je trouve des fondateurs qui instituent, des églises qui reçoivent, des ecclésiastiques qui possèdent sous la protection de la loi. Je tt-ouve que le droit du donateur n’est point contesté ; qu’il a stipulé les conditions de sa donation avec une partie contractant rengagement de les remplir ; que toutes ces transactions ont reçu le sceau de la loi, et qu’il en résulte diverses dotations assignées aux frais du culte, à l’entretien de ses ministres, et au soulagement des pauvres. Je trouve alors que ces biens sont une propriété nationale, en ce qu’ils appartiennent collectivement au culte et aux pauvres de la nation. Mais chaque bénéficier n’en est pas moins possesseur légitime, en acquittant les charges et conditions de la fondation. Or, la possession, la disposition des revenus, est la seule espèce de propriété qui puisse appartenir au sacerdoce, c’est la seule qu’il ait jamais réclamée. Celle qui donne droit à l’aliénation, à la transmission du fonds par héritage ou autrement, ne saurait lui convenir, en ce qu’elle serait destructive des dotations de l’Eglise ; et parce qu’elle a des propriétés effectives, il fallait bien qu’elles fussent inaliénables ; pour qu’elles ne devinssent pas excessives, il fallait bien en limiter l’étendue; mais comme l’incapacité d’acquérir n’est pas celle de posséder, l’édit de 1749 ne peut influer sur la solution de la question présente, et j’avoue qu’il me paraît extraordinaire qu’on emploie contre le clergé les titres même conservateurs de ses propriétés, ainsi que toutes lés raisons, tous les motifs qui en composent le caractère légal. Un des préopinants a dit que les corps étaient aptes à acquérir, à conserver des propriétés, mais qu’elles disparaissent avec leur existence; qu’ainsi le clergé, ne formant plus un ordre dans l’Etat, ne pouvait être aujourd’hui considéré comme propriétaire. Mais il ne s’agit point ici de biens donnés à un corps. Les propriétés de l’Eglise sont subdivisées en autant de dotations distinctes que ses ministres ont de services à remplir : ainsi, lors même qu’il n’y aurait plus d’assemblée du clergé, tant qu’il y aura des paroisses, des évêchés, des monastères, chacun de ces établissements a une dotation propre qui petit être modifiée par la loi, mais non détruite autrement qu’en détruisant l’établissement. C’est ici le lieu dé remarquer que plusieurs des préopinants établissent des principes contradictoires, en tirant néanmoins les mêmes conséquences. Tantôt, en considérant le clergé comme un être moral, on a dit: les corps n’ont aucun droit réel far leut nature, fuisqu’ils n’ont pas même de iiature propre , ainsi le clergé ne saurait être propriétaire. Tantôt on le considère comme dissous, en qualité de corps, et on dit qu’il ne peut plus posséder aujourd’hui de la même manière qu'il possédait pendant son existence politique, qui lui donnait droit à la propriété. Enfin, un troisième opinant a dit, dans une suite de faits, « que le clergé n’a jamais possédé comme corps ; que chaque fondation avait eu pour objet un établissement et un service particuliers,» et cette assertion est exacte. Mais je demande si l’on peut en conclure qu’il soit juste et utile que cët établissement, ce service et ceux qui le remplissent, soient dépouillés de leur dotation? Or, c’est la véritable et la seule question qu’il fallait présenter, car celle de la propriété pour les usufruitiers n’est point problématique. Le clergé possède , voilà le fait. Ses titres sont sous la protection, soüs la garde et la disposition de la nation ; car elle dispose de tous les établissements publics, parle droit qu’elle a sur sa propre législation et sur le culte même qu’il lui plaît d’adopter ; mais la nation n’exerce par elle-même ni ses droits de propriété, ni ceux de souveraineté ; et de même que ses représentants ne pourraient disposer de la couronne qui lui appartient, mais seulement régler l’exercice de l’autorité et des prérogatives royales, de même aussi ils ne pourraient, sans un mandat spécial, anéantir le culte public et les dotations qui lui sont assignées, mais seulement en régler mieux l’emploi, en réformer les abus, et disposer pour les besoins publics de tout ce qui se trouverait excédant au Service des autels et au soulagement des pauvres. Ainsi, Messieurs, l’aveu du principe que les biens du clergé sont une propriété nationale n’établit point les conséquences qu’on en voudrait tirer. Et comme il ne s’agit point ici d’établir une vaine théorie, mais une doctrine pratique sur les biens ecclésiastiques, c’est sur ce principe même que je fonde mon opinion et un plan d’opérations différent de celui qui vous est présenté. Le premier aperçu de la motion de M. l’évêque d’Àutun m’a montré plus d’avaütâgès que d’inconvénients; j’avoueque dahsl’embafràs où ndus sommes, 1,800,000,000 disponibles au profit de [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRE!!». (13 octobre 1789.] 435 l’Etat m’ont séduit ; mais un examen plus réfléchi m’a fait voir, à côté d’une ressource fort exagérée, des inconvénients graves, des injustices inévitables ; et lorsque je me suis rappelé le jour mémorable où nous adjurâmes, au nom du Dieu de paix, les membres du clergé de s’unir à nous comme nos frères, de se confier à notre foi, "j’ai frémi du sentiment douloureux qu’ils pouvaient éprouver et transmettre à leurs succes-* seurs, en se voyant dépouillés de leurs biens par un décret auquel ils n’auraient pas consenti. Que cette considération, Messieurs, dans les temps orageux où nous sommes, soit auprès de - vous de quelque poids. C’est précisément parce qu’on, entend dire d’un ton menaçant : il faut r prendre les biens du clergé, que nous devons être plus disposés à les défendre, plus circonspects � dans nos décisions. Ne souffrons pas qu’on im-Kpule quelque jour à la terreur, à la violence, des opérations qu’uue justice exacte peut légitimer, si nous leur en imprimons le caractère, et qui seront plus profitables à l’Etat si nous substituons la réforme à l’invasion et les calculs de l’expérience à des spéculations incertaines. * La nation, Messieurs, en nous donnant ses pouvoirs, nous a ordonné de lui conserver sa religion et son Roi ; il ne dépendrait pas plus de nous d’abolir le catholicisme en France que le gouvernement monarchique ; mais la nation peut, s’il lui plaît, détruire l’uti et l’autre, non par des 1 instructions partielles, mais par un vœu unanime, légal, solennel, exprimé dans toutes les subdivisions territoriales du royaume. Alors les représentants, organes de cette volonté, peuvent la �mettre à exécution. Cette volonté générale ne s’est point manifestée sur l’invasion des biens du clergé; devons-nous la supposer, la prévenir ? Pouvons-nous résister . à une volonté contraire de ne pas ébranler les fondements du culte public ? pouvons-nous tout ce que peut la nation, et plus qu’elle ne pourrait ? Je m’arrête à cette dernière proposition, parce ptju’en y répondant je réponds à toutes les autres. S’il plaisait à la nation de détruire l’Église ca~ -tholique en France, et d’y substituer une autre religion, en disposant des biens actuels du clergé, la nation, pour être juste, serait obligée d’avoir égard aux intentions expresses des "donateurs, -comme on respecte en toute société celle du testateur; or, ce qui a été donné à l’Eglise est, par indivis et par substitution, donné aux pauvres ; ainsi, tant qu’il y aura eu France des hommes £[ui ont faim et soif, les biens de l’Église leur sont substitués par l’intention des testateurs, avant , d’être réversibles au domaine national; ainsi la nation, en détruisant même le clergé, et avant de �s’emparer de ses biens pour toute autre destination, doit assurer dans tout son territoire, et par hypothèque spéciale sur ses biens, la subsistance rfès pauvres. Je sais que ce moyen de défense de la part du Clergé, très-légitime dans le droit, peut être attaqué dans le fait. Tous les possesseurs de bénéfices •me sont pas également charitables, tous ne font pas scrupuleusement la part des pauvres. *- Eh bien! Messieurs, faisons-la nous-mêmes. Les pauvres sont aussi nos créanciers dans l’ordre moral comme dans l’état social et politique. Le premier germe de corruption, dans un grand meuple, c’est la misère : le plus grand ennemi de Ta liberté, des bonnes mœurs, c’est la misère ; et , le dernier terme de l’avilisseùient, pour un homme libre, après le crime, c’est la mendicité. Détruisons ce fléau qui nous dégrade, et qu’à la suite de toutes nos dissertations sur les droits de l’homme, une loi de secours pour l’homme souffrant soit un des articles religieux de notre Constitution. Les biens du clergé nous en offrent les moyens en conservant la dîme, qui ne -peut être abandonnée dans le plan même cle M. l’évêqüe d’Autùn, et qui cesserait d’être odieuse au peuple, lorsqu’il y verrait la perspective d’un soulagement certain dans sa détresse Je né développerai point ici le plan de secours pour les pauvres, tel que je le conçois dans toute son étendue ; je remarquerai seulement qu’en réunissant sous Un. même régime, dans chaque province, les aumônes volontaires à des fonds assignés sur la perception des dîmes, on pourrait facilement soutenir l’industrie languissante, prévenir ou soulager l’indigence dans tout le royaume. Et quelle opération plus importante, Messieurs, peut solliciter notre zèle ? Cet établissement de première nécessité ne marique-t-il pas à la nation? les lois sur les propriétés remontent à la fondation des empires, et les lois en faveur de ceux qui ne possèdent rien sont encore à faire. Je voudrais donc lier la cause des pauvres à celle des créanciers de l’Etat, qui auront une hypothèque encore plus assurée sur l’aisance générale du peuple français que sur les biens-fonds du clergé, et je voudrais surtout que les sacrifices à faire par ce corps respectable fussent tellement compatibles avec la dignité et les droits de l’Église, que ses représentants pussent y consentir librement. Ces sacrifices deviennent nécessaires pour satisfaire à tous les besoins qui nous pressent, et je mets au premier rang ue ces besoins le secours urgent à donner à la multitude d’hommes qui manquent de subsistance. Ces sacrifices sont indispensables sous un autre rapport : si la sévérité des réformes ne s’étendait que sur le clergé, ce serait un abus de puissance révoltant ; mais lorsque les premières places de l’administration et de l’armée seront réduites à des traitements modérés, lorsque les grâces non méritées, les emplois inutiles seront réformés, le clergé n’a poiut à se plaindre de subir la loi commune, loi salutaire, si nous voulons être libres. Enfin, ces sacrifices sont justes; car au nombre des objections présentées contre le clergé, il en est d’une grande importance: c’est la compensation de l’impôt, dont il s’est affranchi pendant nombre d’années. La liberté, Messieurs, est une plante précieuse qui devient un arbre robuste sur un sol fécondé par le travail et la vertu, mais qui languit et périt entre le luxe et la misère. Oui, certes, il faut réformer nos mœurs encore plus que nos lois, si nous voulons conserver cette grande conquête. Mais s’il est possible, s’il est raisonnable de faire dès à présent dans l’emploi des biens ecclésias-titques d’utiles réformes, de dédoubler les . riches bénéfices accumulés sur une même tête, de supprimer les abbayes à mesure qu’elles vaqueront, de réduire Je nombre des évêchés, des chapitres, des monastères, des prieurés, et de tous les bénéfices simples, l’aliénation générale des biens du clergé me paraît absolument impossible. J’estime qu’elle ne serait ni juste, ni utile. Si l’opération est partielle et successive à mesure des extinctions ou des réunions, je n’entends pas comment elle remplirait le plan de M. l’évêque 436 [Assemblée nationale. | ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] d’Autun, comment pourraient s’effectuer le remplacement de la gabelle, le remboursement des offices de judicature, celui des anticipations, des payemenls arriérés qui exigent, pour nous mettre au courant, une somme de 400 millions. J’estime que toutes les ventes partielles et successives ne pourraient s’opérer en moins de trente années, en ne déplaçant pas violemment les titulaires et les usufruitiers actuels, et en observant de ne pas mettre à la fois en circulation une trop grande masse de biens-fonds, ce qui en avilirait le prix. L’opération sera-t-elle générale et subite ? Je n’en conçois pas les moyens, à moins de congédier à la fois tous les bénéficiers, tous les religieux actuels, en leur assignant des pensions. Ëh ! qui pourrait acheter? Comment payer une aussi grande quantité de biens-fonds? On recevra, dit-on, les porteurs de créances sur le Roi ; mais on ne fait pas attention qu’aussitôt que la dette publique sera consolidée, il n'y aura point de capitaux plus recherchés, parce qu’il n’y en aura pas de plus productifs; ainsi, peu de créanciers se présenteront comme adjudicataires. Croit-on d’ailleurs que la liquidation des dettes de chaque corps ecclésiastique n’entraînera pas des incidents, des oppositions et des délais dans les adjudications, et que l’adoption d’un tel plan n’occasionnera pas très-promptement la dégradation de ces biens, par le découragement qu’éprouveraient les propriétaires, fermiers, exploitants actuels? Si dans ce système il n’y avait ni difficulté, ni injustice, relativement au clergé, c’en serait une, Messieurs, que de faire disparaître le patrimoine des pauvres, avant de l’avoir remplacé d’une manière certaine. Qu’il me soit permis de rappeler ici toute la rigueur des principes; pouvons-nous anéantir cette substitution solennelle des biens de l’Eglise en faveur des pauvres ? Pouvons-nous, sans être bien surs du vœu national, supprimer généralement tous les monastères, tous les ordres religieux, même ceux qui se consacrent à l’éducation de la jeunesse, aux soins des malades, et ceux qui par d’utiles travaux ont bien mérité de PEglise et de l’Etat? Pouvons-nous, politiquement et moralement, ôter tout espoir, tous moyens de retraite à ceux de nos concitoyens dont les principes religieux, ou les préjugés ou les malheurs, leur font envisager cet asile comme une consolation ? Pouvons-nous et devons-nous réduire les évêques, les curés, à la qualité de pensionnaires? La dignité éminente des premiers, le ministère vénérable des pasteurs, n’exigent-ils pas de leur conserver, et à tous les ministres des autels, les droits et les signes distinctifs de citoyens, au nombre desquels est essentiellement la propriété ? Je crois, Messieurs, être en droit de répondre négativement à toutes ces questions. 1° L’aliénation générale des biens du clergé est une des plus grandes innovations politiques, et je crois que nous n’avons ni des pouvoirs, ni des motifs suffisants pour l’opérer. On vous a déjà représenté qu’une guerre malheureuse, une invasion de l’ennemi, pourrait mettre en péril la subsistance des ecclésiastiques, lorsqu’elle ne serait plus fondée sur des immeubles, et cette considération doit être d’un grand poids, relativement à l’Eglise, et relativement aux pauvres qui lui sont affiliés. On objecte que l’état ecclésiastique est une profession qui doit être salariée comme celle de magistrat, de militaire ; mais on oublie que ces deux classes de citoyens ont assez généralement d’autres moyens de subsistance; que les soldats réduits à leur paye n’en sauraient manquer tant qu’ils sont armés. Mais quelle sera la ressource des ministres des autels, si le Trésor public est dans l’impuissance de satisfaire à tout autre engagement qu’à la solde de l’armée? et combien de chances malheureuses peuvent momentanément produire de tels embarras ! fk 2° En vendant actuellement tous les biens du clergé, la nation se prive de la plus-value graduelle qu’ils acquerront par le laps de temps, et elle prépare, dans une proportion inverse, l’aug-. mentation de ses charges. 3° Je doute que l’universalité du peuple français approuve l’anéantissement de tous les monastè’res ’ sans distinction. La réforme, la suppression des ordres inutiles, des couvents trop nombreux, est * nécessaire ; mais peut-être que chaque province et même chaque ville désirera conserver une ou deux maisons de retraite pour l’un et l’autre sexe. 4° Il est impossible que chaque diocèse ne conserve au moins un séminaire, un chapitre, et une maison de repos pour les curés et les vicaires*1 qui ne peuvent continuer leur service. Si on ajoutait à toutes ces considérations celle « de l’augmentation nécessaire des portions congrues, et enfin, s’il vous paraît juste, comme je le pense, de ne déposséder aucun titulaire, non-seulement la vente générale des biens du clergé j devient actuellement impossible, mais même dans aucun temps il ne serait profitable d’en aliéner , au delà d’une somme déterminée, que j’estime� éventuellement au cinquième ou au quart ; et le remplacement de cette aliénation doit être rigou-4 reusement fait au profit des pauvres dans des temps plus heureux ; car selon tous les principes de la justice, de la morale et du droit positif, les biens du clergé ne sont disponibles que pour le culte public ou pour les pauvres. Si ces observations sont, comme je le crois, démontrées, il en résulte : 1° Que, quoique les biens du clergé soient une, propriété nationale, le Corps législatif ne peut, sans un mandat spécial, convertir en pension-, naire de l’Etat une classe de citoyens que la volonté intérieure et spéciale de la nation a rendus possesseurs de biends-fonds, à des charges et conditions déterminées. 2° Que l’emploi de ces biens peut être réglé par le Corps législatif, de telle manière qu’ils remplissent le mieux possible leur destination, quf est le culte public, l’entretien honorable de ses ministres et le soulagement des pauvres. * 3° Que si, par la meilleure distribution de ces biens et par une organisation mieux entendue du corps ecclésiastique, les ministres de l’Eglise peuvent être entretenus et les pauvres secourus, de ma-4 nière qu’il y ait un excédant, le Corps législatif peut en disposer pour les besoins pressants de,' l'Etat. Maintenant, Messieurs, la transition de ces ré-� sultats à une opération définitive sur les biens du clergé est nécessairement un examen réfléchi des établissements ecclésiastiques actuellement subsistants, de ce qu’il est indispensable d’en . conserver, de ce qu’il est utile de réformer. il faut ensuite fixer les dépenses du culte et d� l’entretien des ministres, proportionnellement a-leur dignité, à leur service, et relativement encore à l’intention qu’ont eue les fondateurs des* divers bénéfices. Cette fixation déterminée doi être comparée aux biens effectifs du clergé, leu [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [13 octobre 1789.] 437 produit en terres, rentes, maisons, et à leurs charges d’après des états authentiques. Alor3, Messieurs, après un travail exact et un classement certain des rentes et des dépenses, des individus , des établissements conservés , après avoir assigné, dans de justes proportions, ce qu’il est convenable d’accorder aux grandes dignités et aux moindres ministères de l'Eglise, ce qui doit être réservé dans chaque canton pour l’assistance des pauvres ; alors seulement vous * connaîtrez tout ce que vous pouvez destiner aux besoins de l’Etat; mais ils sout actuellement si pressants, que j’ai cru pouvoir, par des opérations provisoires, déterminer une somme de secours, soit pour les pauvres, soit pour les dépenses publiques. En estimant à 160 millions, y compris les dîmes, le revenu du clergé, je pense que les réformes, suppressions et réductions possibles permettent de prélever une somme annuelle de 30 millions pour les pauvres, et une aliénation successive de 400 millions d’immeubles, qui serait, dès ce moment-ci, le gage d’uoe somme pareille de crédit ou d’assignation. Cette ressource étant estimée suffisante, d’après K le rapport du comité des finances, pour éteindre toutes les anticipations et arrérages de payement, et la balance étant ainsi rétablie avec avantage entre la recette et la dépense, la vente des domaines libres et la surtaxe en plus-value de ceux engagés faciliteraient tous les plans d’amélioration dans le régime des impôts, et suffiraient en partie au remboursement des offices > de judicature. Je résumerai donc dans les articles suivants les dispositions que je crois actuellement praticables, relativement aux biens du clergé. J’observe queje n’entre dans aucun des détails qui doivent être l’objet du travail de la commission ecclésiastique, tels que l’augmentation indispensable des portions congrues; mais on concevra qu’elle ne peut s’effectuer actuellement que ar des réductions sur les jouissances des grands énéficiers. ' La manière d’opérer ces réductions ne doit point être arbitraire ni violente ; il me semble que, sans déposséder aucuns titulaires, on peut établir des fixations précises de revenus pour toutes les classes du ministère ecclésiastique, et tout ce qui excéderait cette fixation sera payé en contributions, soit pour le Trésor public, soit pour toute autre destination. Articles proposés. Art. 1er. Les biens du clergé sont une propriété nationale dont l’emploi sera réglé conformément à sa destination, qui est le service des autels, l’entretien des ministres et le soulagement des pauvres. Art. 2. Ces objets remplis, l’excédant sera consacré aux besoins de l’Etat, à la décharge de la classe la moins aisée des citoyens. Art. 3. Pour connaître l’excédant des biens du clergé disponible et applicable aux besoins publics, il sera formé une commission ecclésiastique, à l’effet de déterminer le nombre d’évècbés, cures, chapitres, séminaires et monastères qui doivent être conservés, et pour régler la quantité .de biens-fonds, maisons et revenus qui doivent être assignés à chacun de ces établissements. Art. 4. Tout ce qui ne sera pas jugé utile au service divin et à l’instruction des peuples sera supprimé, et les biens-fonds, rentes, mobiliers et immeubles desdits établissements seront remis à l’administration des provinces dans lesquelles ils sont situés. Art. 5. En attendant l'effet des dispositions précédentes, et pour y concourir, il sera sursis à la nomination de toutes les abbayes, canonicats et bénéfices simples, dépendant dès collateurs particuliers, jusqu’à ce que le nombre des chapitres et celui des prébendes à conserver soit déterminé. Art. 6. Il est aussi défendu à tous les ordres religieux des deux sexes de recevoir des novices, jusqu’à ce que chaque province ait fait connaître le nombre de monastères qu’elle désire conserver. Art. 7. La conventualité de chaque monastère de l’un et de l’autre sexe sera fixée à douze pro-fès, et il sera procédé à la réunion de toutes les maisons d’un même ordre, qui n’auront pas le nombre de profès prescrit par le présent article; les maisons ainsi vacantes par réunion seront remises à l’administration des provinces. Art. 8. Tous les bâtiments et terrains, autres que ceux d’habitation, non compris dans les biens ruraux des églises, monastères, hôpitaux et bénéfices quelconques seront, dès à présent, vendus par les administrations provinciales, et il sera tenu compte de leur produit, à raison de 5 0/0, à ceux desdits établissements qui seront conservés : le prix des immeubles ainsi vendus sera conservé dans la caisse nationale ; et lors de l’extinction des rentes consenties pour raison desdites aliénations, la somme en sera employée à la décharge des contribuables de la même province qui auront moins de 100 écus de rente. Art. 9. Aucun autre bien vacant par l’effet des dispositions ci-dessus ne pourra être mis en vente jusqu’à ce qu’il ait été pourvu dans chaque province à la dotation suffisante de tous les établissements ecclésiastiques, à l’augmentation des portions congrues, et à la fondation, dans chaque ville et bourg, d'une caisse de charité pour le soulagement des pauvres. Art. 10. Aussitôt qu’il aura été pourvu à toutes les dotations et fondations énoncées ci-dessus, les dîmes dont jouissent les différents bénéficiers cesseront de leur être payées, et continueront jusqu’à nouvel ordre à être perçues par les ad ministrations provinciales, et municipales en déduction des charges imposées aux classes les moins aisées des citoyens. Art. 11. Il sera prélevé sur le produit des dîmes et des biens du clergé réunis aux administrations provinciales une somme annuelle de 26 millions pour faire face aux intérêts delà dette ancienne du clergé, et d’un nouveau crédit de 400 millions, lequel sera ouvert incessamment, avec hypothèque spéciale sur la totalité des biens ecclésiastiques. Un membre demande que M. le président soit autorisé à écrire à la municipalité de Paris pour qu’elle donne des ordres aux barrières afin de laisser entrer librement les effets de MM. les députés. Cette proposition est adoptée. La séance est levée à quatre heures et demie. Séance du mardi 13 octobre 1789, ou soir (1). La séance commence par l’annonce de la nomination des officiers du comité militaire qui sont : (1) Cette séance est incomplète au i Moniteur .