[29 octobre 1789.] 598 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. M. de Bonnal monte à la tribune pour faire, comme il le dit lui-même, quelques réclamations sur le décret d’hier ; il prétend que le clergé aurait dû faire quelques protestations, et il demande que l’on y insèreles siennes sous le titre d 'observations. M. Target observe que jamais on n’a fait mention, dans le procès-verbal, des réclamations faites par quelques membres contre les décrets de l’Assemblée. Celte légère contestation s’est terminée par la question préalable. M. le Président rappelle l’ordre du jour. Un membre du comité de Constitution a proposé d’exiger une contribution égale à la valeur d'un marc d'argent pour être éligible en qualité de représentant aux Assemblées nationales. La discussion est ouverte sur cet article. M. Pétlon de Villeneuve. J’ai été longtemps dans le doute sur la question de savoir si un représentant doit payer une contribution directe. D’un côté je me disais que tout citoyen doit partager les droits de cité; de l’autre, lorsque le peuple est antique et corrompu, j’ai cru remarquer quelque nécessité dans l’exception proposée par votre comité de Constitution. Cependant elle me paraît aller trop loin ; elle ne devrait se borner qu’à la qualité d’électeur. L’on vous a l'ait une distinction que je crois très-vraie; il faut, comme l’a remarqué M. Dupont, distinguer l’électeur et l’éligible; et dès que vous avez jugé que l’électeur peut être admis, il l’est par la nation entière ; mais l’éligible ne l’est que par ceux des électeurs dont il a la conliance. Maintenant, dès que vous avez épuré vos assemblées primaires, dès que vous avez déterminé ceux qui peuvent être électeurs, dès que vous les avez jugés capables de faire un bon choix, je vous demande si vous devez mettre des entraves à ce choix, si vous devez, en quelque sorte, leur retirer la confiance que vous leur avez accordée; tout homme qui a des talents, et qui n’a pas de fortune, doit être éligible si les électeurs le jugent capable. L’on parle sans cesse de corruption ; mais ce ne sont pas ces hommes-là qui sont les plus corruptibles. Et d’abord, croyez-vous qu’un membre de l’Assemblée nationale puisse être facilement corrompu, lorsqu’il n’est dans l’Assemblée que pour un instant, et lorsqu’il sera surveillé par tous ceux qui l’environneront ? Je me résume, et je dis qu’il suffit de remplir toutes les conditions pour être électeur, et que l’électeur doit être libre dans son choix ; je dis qu’on doit laisser à la confiance le choix de la vertu. M. Thibault. En admettant l’article, on exclurait un grand nombre de citoyens, et surtout d’ecclésiastiques. Un membre. Il faut ajouter à l’article, et les propriétaires de biens-fonds de terre. M. Ramel-üogaret. L’article doit excepter les fils de famille dont les pères payent l'imposition. M. Bémeunier. Le comité de Constitution a pensé qu’à la lin de la session présente vous porteriez une loi qui émanciperait les fils de famille. Au reste, je ne vois personnellement nul inconvénient à admettre l’amendement du préopinant. Celui qui exige une propriété territoriale n’est w conforme ni à l’esprit de vos précédents décrets, ni à la justice. Les Anglais suivent à la vérité cet usage, mais eux-mêmes s’en plaignent. Le comité pense avoir fait tout ce qu’il fallait faire, en demandant une contribution d’un marc d’argent. Cette imposition indique asssez d’aisance, parce , que la malignité ne suppose pas les législateurs plus ou moins susceptibles de corruption. 4 M. de Cazalès. En dernière analyse, tous les impôts portant sur les propriétaires des terres, serait-il juste d’appeler ceux qui ne possèdent rien à fixer ce que doivent payer ceux qui possèdent ? Le négociant est citoyen du monde entier, et peut transporter sa propriété partout où ii trouve la paix et le bonheur. Le propriétaire est attaché < à la glèbe, il ne peut vivre que là, il doit donc posséder tous les moyens de soutenir, de défendre et de rendre heureuse son existence. Je demande, d’après ces réflexions, que l’on exige une propriété foncière de 1,200 livres. En Angleterre, pour arriver à la chambre des communes, elle ; doit être de 7,200 livres. M. Barère de Vieuzac (1). Rien ne serait plus impolitique que le décret par lequel on vous propose d’exiger une propriété de 1,200 livres de revenu pour être éligible ; ce serait accréditer ces . calomnies absurdes qu’on sème de toutes parts contre vous, en disant que vous cherchez à établir une aristocratie nouvelle sur les débris de toutes les autres. � Vous êtes placés entre des extrêmes. N’admettez-vous que des propriétaires ? Vous blessez les droits des autres citoyens également intéressés à la formation des lois. Admettez-vous les hommes sans propriété ? Vous livrez l’Etat et les impôts à des hommes moins attachés à leur patrie. Enfin, si vous exigez une forte contribution, comme celle du marc d’argent, vous éloignez de l’Assemblée nationale les deux tiers des habitants du royaume. Que deviendront les artistes, les gens de lettres, les personnes utiles vouées à -<* l’instruction, et cette classe si précieuse, si nécessaire des agriculteurs qu’il ne faut jamais perdre � de vue dans la Constitution d’une nation agricole ? N’est-ce pas leur substituer évidemment l’aristo-. cratie des riches ? Le marc d’argent est une contribution variable, à raison de l’augmentation qui surviendra dans le numéraire ; celte base est trop mobile. Le marc � d’argent sera une contribution excessive pour l’avenir, puisque d’après vos réformes les impôts diminueront considérablement, et le législateur doit embrasser l’avenir. Vous avez déjà fixé pour les assemblées primaires et communales la con-' tribution directe en une valeur de journées de travail. Ce calcul se prête à toutes les localités et se plie aux variations du prix des subsistances dans toutes les parties du royaume ; ii faut donc 4 fixer aussi de la même manière la contribution directe pour être éligible à l’Assemblée nationale, et je la porte à la valeur locale de trente journées de travail. M. Target. Les dix-neuf vingtièmes de la 4 (1) Le Moniteur se borne à mentionner le discours V de M. Barère de Vieuzac. [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 octobre 1789.] 599 nation ne possèdent aucune propriété ; ainsi, en en exigeant une, vous excluez presque la totalité des Français : eu Angleterre, au contraire, le plus �grand nombre est propriétaire; et d’ailleurs, la "source de l’excès qu’on vous a indiqué se trouve dans la féodalité qui y est encore vivante. Si vous imitez ce funeste exemple, l’avantage de la fortune donnera naissance à une aristocratie nouvelle, et vous rétablirez les distinctions que vous avez voulu détruire. J’adopte l’amendement relatif aux fils de famille. ► M. Pîson d« Galand. La condition de la propriété doit être ainsi exprimée : et posséder une propriété territoriale quelconque. M. le comte de Dortan propose de substituer au marc d’argent 600 livres pesant de blé. f M. Prieur. Substituez la confiance au marc d'argent. On se dispose à délibérer. M. le comte de Mirabeau. Je demande la priorité pour l’amendement de M. Prieur, parce que, selon moi, il est seul au principe. L’Assemblée rejette cet amendement. Celui de M. Pison du Galland est mis aux voix: « Outre la contribution équivalant à un marc d’urgent, avoir une propriété foncière quelconque. » Cet amendement est adopté. M. le comte de Mirabeau, au président. Vous venez de faire faire une mauvaise loi, par la manière de poser la question. Beaucoup de membres réclament contre le décret. La parole leur est refusée. On propose divers amendements sur la qualité de la propriété. L’Assemblée décide qu’il n’y a lieu à délibérer. Sur l’amendement de M. Ramel-Nogaret, on demande la question préalable, et il est arrêté qu’il n’y a lieu à délibérer. On se dispose à passer à un autre article. MM. Pétion de Villeneuve, Garat, le comte de Mirabeau, l’abbé Grégoire, montent à la tribune pour réclamer contre la manière dont les questions avaient été posées, et pour observer qu’on n’a pas délibéré sur tous les amendements et sur la motion principale, composée de l’article du comité et des amendements admis. Après un temps assez long, employé à des ré-> ciamations tumultueuses, l’Assemblée se décide à passer à un autre article. M. Démeunier. Je ne reviens pas sur les décrets, mais j’observe qu’il est important, si l’on veut éviter le tumulte qui vient de se faire, de ne refuser la parole à aucun des membres qui pensent qu’une question a été mal posée : c’est le l seul moyen d’arriver à des délibérations sages, paisibles et régulières. M. Barrère de Vieu*ac. Vous devez être usles, puisque vous êtes législateurs ; vous devez être éclairés, et le choix de la nation atteste vos lumières. La moitié du royaume est régie par le droit écrit : là les fils de famille n’ont ni domaines, ni r propriété. La loi romaine avait sagement déclaré que, dans les fonctions publiques, le fils de famille était père de famille ou réputé tel. Quand vous exigez pour la représentation nationale une propriété, une imposition d’un marc d’argent, vous le privez de la première des magistratures ; vous obligez la moitié du royaume à aller., chercher des représentants dans les provinces coutumières. Je demande si, lorsqu’on a proposé en faveur des fils de famille une exception juste, si lorsqu’il s’agit de délibérer sur leur sort, vous, législateurs, vous pouvez ne pas délibérer. Il est avéré, et le tumulte a fait que tous les membres qui m’entourent ont cru, en se levant pour la question préalable, que cette exception était admise. Ceci doit nous faire connaître les avantages des délibérations tumultueuses, en nous en montrant les succès. M. l’abbé Grégoire. En réclamant en faveur des fils de famille, on fait un acte de justice : je remplis un devoir en m’élevant contre un prétendu décret qui blesse ma province, où le numéraire est très-rare; je remplis encore un devoir en observant qu’en exigeant une propriété, ou vous préjugez la question de la propriété des biens du clergé, ou vous excluez les ecclésiastiques de la représentation nationale. Je réclame donc contre un décret qui n’est pas même rendu. M. Pétion de Villeneuve. L’article du comité de Constitution n’a pas été mis aux voix avec les amendements ; on n’a donc pas délibéré sur la question principale : il fallait donc, lorsqu’on croyait avoir délibéré au fond, que je prisse la parole pour faire observer cette irrégularité; plusieurs questions importantes étaient proposées comme amendements ; il pouvait être utile de présenter quelques réflexions, et je croyais que tout membre en avait le droit. Je me borne à présent à demander que le décret entier soit lu. L'Assemblée décide que le décret a été régulièrement porté comme il suit: « Pour être éligible à l’Assemblée nationale, il faudra payer une contribution directe équivalant à un marc d’argent, et avoir une propriété quelconque. » On fait lecture de l’amendement de M. Barrère rédigé en article séparé : « Seront exceptés du présent article les fils de famille dont les pères possèdent une propriété foncière quelconque , et payent la contribution prescrite. » La discussion est ouverte sur cet article. M. Rewbell. L’Assemblée a certainement décidé qu’il n’y avait pas lieu à délibérer. Je ne conçois pas la chaleur avec laquelle on soutient cet article : il s’ensuivrait qu’un père de famille qui payerait l’imposition exigée, et qui aurait dix enfants non mâles, ne fournirait qu’un éligible, tandis que ne payant pas davantage, s’il avait cinq fils, il en fournirait six : et d’ailleurs ne pourra-t-il pas, quand il voudra, donner à son fils les qualités d’éligibilité en lui transmettant une propriété? M. Garat jeune. Par votre décret, vous excluez toute une province, la mienne. Dans ce pays de labour, les fils aînés sont seuls propriétaires, et les pères de famille sont si peu riches qu’il n’y en a peut-être pas cinq qui payent une imposition de 50 livres. Je réclame les droits des fils de famille, comme ceux de ma province. 600 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [29 octobre 1789.] M. Robespierre. Faire une exception en faveur des fils de famille, c’est une exception sans motif; car les fils qui, en pays de droit écrit, ne possèdent rien, sont dans le même cas que les citoyens sans propriété. Dès lors que vous avez confirmé votre décret, cette exception serait odieuse et injurieuse à une grande partie des habitants du royaume. M. Pison dn Graland. Les fils de famille peuvent, selon la loi romaine, acquérir dans certains cas, et alors ils deviendront éligibles. Si un père, payant 50 livres d’impositions, pouvait donner cette qualité à cinq enfants, il s’ensuivrait qu’une somme de 10 livres rendrait un fils de famille éligible, tandis que la loi refuserait cette qualité à un citoyen imposé à 48 livres. M. Mue chevalier de Roufflers. Je propose cet amendement : « Un père de famille pourra rendre éligibles autant d’enfants que son imposition comprendra de fois la valeur d'un marc d’argent. » On demande encore la question préalable sur l’objet de la discussion. M. de Lachèze. Il n’est pas de la dignité et de l’honneur de l’Assemblée de dire qu’il n’y a pas à délibérer quand, après l’avoir dit, elle a rouvert la discussion. M. Ramel Nogaret. On doit ou exclure ou admettre les fils de famille. M. le comte de Mirabeau. Il n’y a de véritable dignité que dans la justice, d’honneur qu’à être juste. Quand on dit qu’il faut exclure ou admettre, on dit une grande vérité. Des législateurs doivent répondre à une importante question, et accorder ou refuser un droit réclamé. Ils ne peuvent pas ne point délibérer sur ce droit, sans donner lieu à une infinité de contestations dans les assemblées électives ; les fils de famille diraient : c Les législateurs n’ont pas prononcé, à cause de l’évidence de notre droit. » Leur répondrait-on : « Ils n’ont pas délibéré, donc ils ont rejeté votre droit. » M. de Mirabeau fait ensuite des observations sur les clameurs qui se sont élevées dans l’Assemblée, et sur leur résultat insignifiant. M. le comte Charles de Lameth. C’est en réclamant contre l’aristocratie que vous avez préparé la régénération, et votre décret consacre l’aristocratie de l’argent : vous n’avez pas pu mettre la richesse au-dessus de la justice : on ne peut capituler avec le principe, quand de ce principe il doit naître des hommes. Je demande l’ajournement d’une délibération nouvelle sur les décrets, parce que le désordre de la discussion présente donne lieu à celui de la délibération. M. Garat aîné. Vous avez dans le tumulte rendu un décret qui établit l’aristocratie des riches; on demande que vous épuriez ce décret dans le calme, et je citerai dans la présente session vingt exemples de cette pratique salutaire. L’Assemblée décide que « toutes choses restant en état sont remises à lundi prochain. » M. le Président rend compte à l’Assemblée qu’en exécution de son décret du jour d’hier, il a écrit à la commune de Vernon, et qu’il s’est transporté auprès du Roi; que le Roi a déjà fait marcher des troupes pour rétablir la tranquillité à Vernon; qu’un détachement de gardes nationales de Paris est parti pour la même ville; que les décrets sur les subsistances et sur la loi martiale, ainsi que le décret d’hier, relatif aux troubles de Vernon, vont y être envoyés; que, suivant une lettre arrivée ce matin, le sieur Planter a échappé aux fureurs du peuple; que les ordres sont donnés pour la punition des coupables; que les arrêtés des 4 août et jours suivants vont être adressés aux tribunaux, et s’impriment d’ailleurs à l’imprimerie royale; qu’enfin, le Roi va prendre en considération le décret du 28 octobre, relatif aux vœux monastiques, et fera parvenir incessamment sa réponse à l’Assemblée nationale. M. le président a rendu compte ensuite de la demande que faisaient deux membres de l’Assemblée, de passe-ports pour des voyages momentanés, et les passe-ports leur ont été accordés. MM. Colinet, curé de Ville-sur-Iron ; Varelles, curé de Marolles; Dutillei, évêque d’Orange, donnent leur démission de députés. — L’Assemblée reçoit ces démissions, à la condition, toutefois, que les députés démissionnaires se feront remplacer par des suppléants. M. le Président indique pour l’ordre du jour de demain la suite de la discussion des motions relatives aux biens du clergé. Trois représentants de la commune de Paris sont admis dans l’Assemblée : l’un d’eux rend compte de l’état où se trouve l’affaire de Vernon. Leur récit confirme ce qui a déjà été annoncé parM. le président. Us ajoutent que la commune de Vernon a déclaré désapprouver formellement les violences faites au sieur Planter ; qu’elle a réclamé un secours de la garde nationale parisienne et promis d’employer tous ses soins pour le rétablissement de l’ordre et pour l’exécution des décrets de l’Assemblée nationale; qu’elle a annoncé enfin un convoi de farines pour Paris. M. le Président répond en ces termes : L’Assemblée nationale est satisfaite de la vigi-lence de la commune de Paris ; ce sont des titres qu’elle ne cesse d’acquérir à la reconnaissance de tous les bons citoyens. L’Assemblée prendra en considération les objets que vous lui proposez. Il ne paraît pas que pour le moment il y ait rien à changer aux mesures qui ont été arrêtées. Quelques citoyennes du district de Saint-Mar-tin-des-Champs ont demandé à être introduites dans l’Assemblée, pour y présenter, au nom de toutes les autres, une offrande patriotique de bijoux. Elles ont été admises, et ont déposé cette offrande sur le bureau. Le sieur Jbssier, président du district, a porté la parole pour elles, et déclaré, au non du district, qu*J tous les citoyens qui le composent sont pénétrés de respect pour les décrets de l’Assemblée nationale, et en particuliers pour celui qui établit la loi martiale. Il a promis de leur part une ponctuelle obéissance. M. le Président a répondu : Vos concitoyennes ont les premières donné l’exemple, mesdames, d’une contribution patriotique qui pouvait seule sauver le royaume. Vos noms méritent d’être inscrits à la suite des leurs. L’Assemblée nationale ne peut douter du patriotisme de citoyens qui ont pour femmes et pour mères celles qui sacrifient à l’Etat leurs possessions les plus agréables.