269 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] VUES SUR LÀ LIQUIDATION DE LA DETTE PUBLIQUE, SANS AUCUNE CHARGE POUR LA NATION, Présentées par M. d'Argentré, évêque de Limoges , député (1). ( Imprimées par ordre de V Assemblée nationale et renvoyées au comité des finances .) Messieurs, les opérations que le salut du royaume exige ne peuvent pas s’exécuter sans faire beaucoup de mécontents, et l’on ne saurait en faire de certaines sans donner à la nation des secousses dangereuses ; car les grandes fortunes ne peuvent point être attaquées sans entraîner dans leur ruine quantité d’autres fortunes médiocres qui avaient celles-là pour soutien. On ne saurait prendre trop de précautions contre cet inconvénient; et pour soulager le malheureux il ne faut pas couper le tronc d’un arbre dont le fruit sert journellement à sa subsistance. Si l’on vendait par exemple les biens-fonds du clergé, l’on ne retirerait pas à beaucoup près la valeur réelle; la vente des biens des Jésuites en fournit la preuve, puisque le produit n’a pas suffi pour payer les dettes deda société. On peut juger, par ce seul exemple, dans quelle erreur nous tomberions si l’on employait un pareil moyen : il arriverait qu’après avoir fait de grands niaux, l’Etat n’en tirerait aucun avantage. N’y aurait-il pas d'autres moyens qui, en remplissant le but proposé de payer les dettes de l’Etat, ne ruineraient personne? pourquoi ne pas l’espérer ? nous sommes au milieu de 25 millions d’individus, dont le plus grand nombre raisonne aujourd’hui sur de bons principes. Il y en a beaucoup, à la vérité, qui croient apercevoir une impossibilité évidente de rétablir les tinances de l’Etat, sans faire de plus grands sacrifices que ceux du quart du revenu que l’Assemblée nationale vient de décréter, j’ose avancer qu’on s’alarme mal à propos, et qu’il est possible d’ajouter à celte opération une banque nationale, capable de liquider en entier toute la dette de l’Etat. Les principes reçus pour faire le bien d’une société doivent reposer sur des bases équitables. La justice naturelle semble prescrire à celui qui veut l’opérer de ne faire illégitimement le malheur de personne. D’après ces principes, il paraît injuste qu’une portion de la société dise à une autre, je veux avoir votre bien pour cesser d’être pauvre. Cette proposition violente ne doit être, selon moi, que le dernier de tous les moyens. Il me semble qu’on peut faire le bien général sans se résoudre à enrichir les uns de ce qu’on enlèverait injustement aux autres. La générosité nationale s’est signalée à l’envi du monarque par des sacrifices dont l’histoire n’offre point d’exemple; les jouissances, les prérogatives formées par dix siècles d’intérêts particuliers ont été toutes offertes en un seul jour à l’intérêt de la patrie. Le clergé, par l’importance de ses abandons, s’est acquis des droits éternels sur la reconnaissance du peuple français ; et la grandeur du bienfait exige des égards et des considérations sérieuses dans l’usage qu’on doit en faire. Si la nation touche aux biens-fonds du clergé, elle ne peut le faire qu’après avoir étudié et choisi avec réflexion les moyens les plus dignes (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur d’elle, c’est-à-dire, les moins onéreux pour les possesseurs et les plus avantageux pour l’Etat : c’est un de ces moyens que j’ose proposer, et qui me paraît devoir réunir les deux avantages. BANQUE. Personne n’ignore que les banques, les loteries ou les emprunts sont les ressources ordinaires d’un Etat pour suppléer au défaut de numéraire. L’opinion et l’habitude donnent aux billets de ces sortes d’établissements des variations de prix qui dépendent de tant de particularités, qu’on a reconnu en différentes circontances qu’il est dangereux d’en établir si l’on n’aperçoit pas une sûreté réelle pour cautionner la valeur des effets. L’expérience a prouvé que plusieurs établissements de ce genre ont eu les suites les plus fâcheuses, parce qu’ils n’offraient toujours que des sûretés apparentes. La banque de Law, les effets du Canada, de la Louisiane, des îles de France et de Bourbon constatent ce que j’avance. Il faut donc distinguer les sûretés apparentes des sûretés réelles, et ne point confondre les unes avec les autres, parce que la confiance établie sur les premières entraîne avec elle plusieurs sortes de dangers, au lieu que les sûretés établies sur des biens-fonds procurent dans tous les temps un crédit local bien plus réel, et qui ne saurait s’étendre au delà des bornes de l’objet hypothéqué. Une banque dont les effets portent sur des biens-fonds présente à l’opinion une raison déterminante et une sûreté d’où résulte cette confiance générale qu’on appelle le crédit. La banque qu’on propose réunit à l’hypothèque foncière bien assurée un bénéfice éventuel, plus avantageux que ne le serait un intérêt déterminé, et ses billets ne tarderaient pas à être préférés à l’argent monnayé. Je vais expliquer de quelle manière cette banque pourrait être établie au commun avantage du clergé et de toute la nation. Premièrement, il serait fait une estimation exacte de chacun des biens ecclésiastiques; par exemple j’en suppose un estimé 100,000 livres de valeur foncière, au denier 20. Cette somme, ou valeur de 100,000 livres, serait partagée en cent billets de 1,000 livres chacun, numérotés depuis un jusqu’à cent. Chaque billet porterait le nom de l’objet hypothéqué, le prix de son estimation, la quantité des terres, leur nature, le nom du possesseur, et le nombre des billets ayant hypothèque sur ce même objet, le numéro serait inscrit en toutes lettres. A la mort du possesseur, il serait fait une loterie publique de tous les billets ayant hypothèque sur les fonds du bénéfice, et le porteur du billet monnayé au titre du numéro gagnant deviendrait propriétaire usufruitier pendant toute sa vie du revenu, sans que les cent billets, toujours hypothéqués, puissent jamais rien perdre, ni de leur valeur, comme numéraire, ni de leur droit pour gagner le même fonds à la mort du dernier usufruitier, à qui le sort aurait été favorable. Ces dernières considérations sont les plus importantes puisqu’elles fondent nécessairement un crédit solide, et donnent au papier proposé une valeur réelle, permanente et imperturbable, qu’aucun autre papier, ni même l’argent, ne pourrait jamais avoir. Le capitaliste occupé de se procurer des rentes, 270 songe sans cesse aux précautions qu’il doit prendre lorsqu’il cherche à placer son argent ; il n’aurait pas cette inquiétude avec un papier de l’espèce proposée. A la vérité le hillet de 1 ,000 livres ne porterait point un intérêt particulier de 50 livres par an ; mais les possesseurs auraient la somme des intérêts accumulés à chaque vacation, qui étant tirés au sort d’une loterie, le porteur du billet heureux réunit à lui seul l’intérêt de tous les autres, et jouirait de 5,000 livres de rente pendant toute sa vie. Il ne faut pas perdre de vue que, quoique la possession change et Unisse, le titre ne meurt jamais, et que tous les billets monnaie, soit le gagnant, soit les autres, portant sur un même fonds, conservent toujours leur hypothèque et leur droit pour d’autres tirages. Les capitalistes auraient d’autant plus d’avantages à l’établissement de cette banque, qu’ils pourraieut s’approprier et conserver à perpétuité dans leurs familles tel ou tel domaine qui leur conviendrait : il ne s’agirait que de rassembler tous les billets dont l’hypothèque porterait sur le domaine désiré. Par ce moyen, et beaucoup d’autres particularités que je détaillerai par la suite* l’Etat pourrait fabriquer pour 2 ou 3 milliards de papier-monnaie, pour faire rentrer 2 ou 3 milliards d’effets royaux. Ce papier serait bien préférable, comme je le démontrerai toujours, aux espèces d’or et d’argent qui ne peuvent donner aucun intérêt, à moins qu’on ne s’en démunisse, et qu’on ne coure le risque de perdre son capital par l’insolvabilité cachée de celui à qui on l’aurait confié ; au lieu qu’avec ces billets on tient le capital, et l’on est assuré de l’intérêt lorsqu’on perd une certaine uantité de billets : si l’on prend d’un côté, on oit gagner d’un autre, et si l’on est heureux, on a plus que l’intérêt. A la vérité, si l’on est malheureux, on peut ne pas gagner ; la sûreté reste, le droit ne s’altère pas, et le billet conserve toujours sa même valeur et son cours. Le père de famille pourrait encore favoriser ses enfants, en faisant paraître celui qu’il voudrait établir, propriétaire d’un pareil domaine. Il ne faut pas imaginer encore que cet intérêt ne doive être considéré que comme celui d’une rente viagère ordinaire. 11 est certain.au contraire, que cette opération offrirait beaucoup plus d’avantages qu’une constitution de rente perpétuelle à 5 0/0. Voici l’exemple qui va le démontrer. Je suppose qu’un ecclésiastique porterait 100,000 livres en or au Trésor de l’Etat, pour jouir à perpétuité d’une terre du clergé, dont il serait en possession par son bénéfice, on lui délivrerait pour 100,000 livres de billets. Il jouirait donc alors et du capital et de la rente à perpétuité tant qu’il garderait ce capital en billets dans son portefeuille. Si au contraire les 100,000 livres étaient constituées sur une autre terre de 5,000 livres de rente, il arriverait que démuni de son argent, il lui serait fort difficile de ravoir son capital, à moins que de revendre son contrat de constitution-, mais ce contrat de constitution de rente, quoique très-solide, ne se négocie pas toujours lorsque l’on a besoin d’argent, et si on le vend, on en perd la rente ; au lieu que les billets de banque mettraient le possesseur à même de faire passer son revenu à sa famille après sa mort, avec les 100,000 livres de billets qu’il laisserait en nature, et en totalité dans sa succession, ce qui empêcherait alors que le tirage au sort fît passer le revenu à des étrangers, puisque les héritiers [2 octobre 1789.1 possédant tous les billets auraient toujours le numéro gagnant. Le calcul des probabilités démontre qu’un capitaliste, qui aura un million de billets de cette espèce, doit gagner 50,000 livres de rente, et même beaucoup plus, en vivant longtemps, lorsque ses bénéfices s’accumuleront en billets de banque. Les grands trésoriers, les notaires, les tuteurs, les rentiers, et tous les hommes qui, par état, se trouveront dépositaires de grands capitaux, devront certainement préférer ces billets de banque à l’argent monnayé, par la raison qu’on ne pourra pas leur disputer ce bénéfice, lorsqu’ils remet-trontles capitaux qu’on leur aura confiés. 11 est probable qu’ils devanceront tous ceux qui voudront de l’argent comptant : d’ailleurs, la caisse de la banque remboursera toujours ces billets en argent, à la volonté des porteurs, avec les fonds du Trésor de l’Etat. Il y aura peut-être des personnes qui imagineront qu’une augmentation de numéraire aussi considérable que celui qui s’établirait par cette banque pourrait devenir préjudiciable au commerce. Je répondrai que quoique l’énorme somme qui compose la dette nationale n’existe pas en argent, elle n’en a pas moins la même représentation en papiers royaux, dont la manière de circuler fait tenir dans le portefeuille du riche la place que leur valeur en or représenterait dans son cofifre. Je répondrai encore que l’Angleterre, qui n’a que 9 millions d’habitants, a 7 milliards, tant en espèces qu’en billets de banque et de l’Echiquier, ce qui fait 874 livres par chaque tête. En France nous n’avons à peu près que 4 milliards d’espèces ou effets royaux à partager entre 25 millions de sujets, ce qui fait 160 livres par chaque tête. Il nous faudrait donc 121,850 millions, pour que les Français eussent une proportion d’effets circulants équivalente à celle des Anglais. Voilà le précis de mon projet ; je désire qu’il puisse concourir à éteindre la dette de l’Etat. C’est à l’Assemblée nationale à dévoiler le vrai, le faux ou l’apparent de tous les moyens qu’on lui propose ; la raison appuyée du calcul et de l’expérience doit être préférée, en pareille matière, à l’éloquence trompeuse qui nous écarte souvent de la vérité par les charmes de son délire. Vues générales sur l’impôt des aides, les inconvénients DE SA SUPPRESION ET LA POSSIBILITÉ DE SA RÉFORME (1). ( Imprimées par ordre de l’Assemblée nationale et renvoyées au comité des finances.) Messieurs, plusieurs cahiers proscrivent, dit-on, l’impôt de£ aides, et on peut en avoir conclu qu’il était généralement et justement odieux ; comme s’il n’était pas possible qu’on eût pris dans plus d’un bailliage la voix de quelques mécontents, pour le cri général de toute l’Assemblée, et comme si la haine publique était toujours exempte d’erreur et de prévention. D’ailleurs le sacrifice d’un revenu de 42 millions est-il bien possible aujourd’hui sans entraîner des rejets ou des remplacements plus onéreux? Et ne conviendrait-il pas mieux de rechercher si les aides ne seraient pas susceptibles de réformes et d’une organisation plus heureuse, qui conci-(1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES.