[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 août 1790.] jusqu’aux capitulaires de nos rois ; mais Louis XI, ce roi despote, avait fait une ordonnance, en date du 21 septembre 1568, contre les destitutions arbitraires; elle est rapportée dans les Observations sur l'histoire de France, par M. l’abbé de Mably, t. V, page 269, édition en 6 vol. in-12, et jamais cette loi n’a été abrogée. Hiput, Code militaire, t. Ier, titre IV, rapporte à ce sujet toutes les ordonnances et règlements contre les destitutions arbitraires; dans tous les temps, elles ont été proscrites. J’observerai encore à l’Assemblée nationale que M. de Bricnne lui-même croyait M. deMoreton si peu coupable, qu’il lui faisait conserver, quoique destitué, son rang pour être maréchal de camp, et lui faisait même espérer un autre régiment; mais que devaient penser tous les militaires, que devaient croire tous ceux qui entendaient parler de l’affaire de M. de Moreton? C’est qu’il est extrêmement coupable, et que sa destitution sans jugement n’était qu’une grâce qu’on lui faisait, et à sa famille qu’on ne voulait pas déshonorer. Tout le monde devait penser que ce n'était qu’à raison des liaisons de M. de Moreton à la cour, que ce n’était que par faveur qu’il était ainsi traité ; mais son déshonneur n’en était que plus complet dans l’esprit du plus grand nombre, qui ne connaissaient ni M. de Moreton, ni son affaire; car, pour tous les autres, sa conduite pleine de courage et d’énergie, son refus constant de donner sa démission, et ses réclamations, sans cesse réitérées, sont une preuve non équivoque de son innocence. J’ai demandé à l’Assemblée nationale, sans plus amples réflexions, si l’honneur d’un seul citoyen peut et doit dépendre de la volonté et de la fantaisie d’un ministre? D’après toutes ces considérations, le comité militaire a l’honneur de vous proposer le projet de décret suivant : « L’Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de son comité militaire, déclare que M. Jacques-Henri Moreton-Chabrillan ayant été privé de l’exercice de la charge de colonel du régiment de la Fère, sans accusation, instruction, ni jugement préalable, et d’une manière entièrement contraire aux principes consacrés par les ordonnances, ledit Jacques-Henri Moreton doit être remis en possession des fonctions de son emploi, et que le roi sera supplié de donner ses ordres à cet effet. » M. Martineau. Le Corps législatif ne peut prononcer un jugement sur la demande d’un particulier. Tout ce que l’Assemblée nationale pourrait faire, ce serait de supplier le roi de prendre en considération la réclamation de M. Moreton. M. Alexandre de Lnmeth. Il ne s’agit point de donner un effet rétroactif aux décrets de l’Assemblée nationale, mais de réparer une injustice contraire même aux principes de l’ancien régime. M. Moreton ne demande qu’une chose, et l’Assemblée ne peut la lui refuser: c’est d’être jugé. M. l’abbé Maury. Q’est une triste condition pour un représentant de la nation, que d’élever la voix contre un de ses concitoyens. C’est pour la première fois que je remplis ùn aussi déplorable ministère. Quand vous forcerez un de vos collègues à descendre du faîte de la législation pour s’occuper de l’affaire d’un particulier, c’est le comité militaire qu’il en faut accuser. Le Corps législatif est dans l’ordre de ses fonctions quand il s’occupe des intérêts de la France entière; il SÉRIE. T. XVII. 625 en sort chaque fois qu’il donne à des intérêts privés une attention que le salut public exige tout entière. Je répondrai cependant aux sophismes qui composent le discours du rapporteur du comité. On vous a cité une loi de Louis XI, qui défend les destitutions arbitraires, et vos propres décrets. A-t-on pu se jouer de notre ignorance au point d’imaginer que nous serions dupes d’une pareille loi que M. le rapporteur n’a jamais lue? (Il s’élève des murmures.) Je crois que M. le rapporteur ne l’a pas lue, parce que je l’ai lue, et qu’à coup sûr sa sagacité en aurait saisi l’esprit. Louis XI était fils de Charles VII, qui le premier avait institué les troupes réglées. Les gentilshommes avaient acheté les compagnies, et Louis XI était trop bon politique pour arrêter leur bonne volonté, en les exposant à des destitutions arbitraires. Ce trait d’érudition honore infiniment les études de M. le rapporteur, mais ne fait rien à l’affaire. Je me souviendrai toute ma vie d’avoir entendu citer une loi de Louis XI, par un membre du côté gauche. Vous savez que l’organisation de l’armée et des finances ne date que de Henri III; jusqu’à cet instant on n’a pas mis en doute si le roi avait le droit ou non de nommer des colonels. On vous a cité l’ordonnance du conseil de guerre qui fut malheureusement institué par M. de Brienae lui-même : cette ordonnance n’a point été mise à exécution, parce que la pratique en a été reconnue impossible. D’ailleurs, il n’y est parlé que de la destitution des officiers et des capitaines; les colonels y sont formellement exceptés. — Le despotisme ministériel avait couvert toutes les parties de l’empire, et disposait arbitrairement de la fortune, de la liberté, et même de la vie des citoyens. Mais nous avions du moins conservé l’honneur comme un débris précieux ; vingt-cinq années de cachots ne répandaient aucun nuage sur l’honneur d’un citoyen qui restait pur aux yeux de la nation. Non, jamais les Français n’ont mis leur honneur à la merci des rois, des ministres : un militaire renvoyé, un ambassadeur révoqué, n’en jouissaient pas moins de toute la considération qu’ils méritaient d’ailleurs. Ces principes sont tellement vrais, qu’un militaire renvoyé ne s’appelait pas un citoyen déshonoré, mais un citoyen disgracié. Ces commissions n’étaient regardées que comme des preuves de confiance, et plus souvent des marques decrédit. QueM.de Moreton soit rassuré, son honneur n’a pas plus été compromis par sa destitution, que sa gloire n’a été assurée par sa nomination. Ses réclamations ne peuvent être dictées que par l’ambition. Je conclus qu’en accordant à M. de Moreton toutes les marques d’intérêt qu’il mérite, l’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur le projet présenté par le comité. M. de Broglie. Le décret proposé ne porte pas que le régiment de La Fère sera rendu à M. de Moreton, mais qu’il n’a pu être destitué sans un jugement. M. Bonchotte. Je demande qu’on établisse un tribunal chargé d’instruire contre les abus d’autorité. M. Gaultier de Biauzat propose le décret suivant : « L’Assemblée nationale décrète que son président se retirera devers le roi pour le prier de faire prononcer par un conseil de guerre, composé conformément aux ordonnances, sur larécla-40 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 026 [Assemblée nationale. mation de M. de Moreton, contre sa destitution du 24 juin 1788. » M. Alexandre de Ijameth. Comme il ne se présente aucun accusateur, je demande que l’Assemblée déclare queM.de Moreton n’a pu être destitué de son emploi sans un jugement préalable; qu’en conséquence, il doit être rétabli dans les fonctions qu’il exerçait au moment où il en a été privé par une ordonnance arbitraire, sauf à être jugé par un conseil de guerre. M. de Cazalès. Je demande que, si l’on prononce sur la réclamation de M. de Moreton, le décret soit rendu général pour tous les officiers victimes des ordres arbitraires. M. Dupont (de Nemours ). Ce n’est pas un principe que l’Assemblée doit prononcer, c’est une demande qu’elle doit juger : je demande donc qu’il soit dit que M. de Moreton sera jugé par un conseil de guerre sur sa demande. M. de Mirabeau l'aîné. Le préopinant a commencé son opinion par ces mots : Ce n'est pas un principe que l’Assemblée doit prononcer, c’est une demande qu'elle doit juger ; je commencerai la mienne par le sens inverse. L’Assemblée n’a pas à prononcer sur une demande, mais à établir la maxime par laquelle cette demande doit être jugée. Dès qu’il n’y a ni accusation, ni instruction, ni jugement, il n’y a pas lieu à accusation ; en déclarant ce principe, vous ne sortez pas de vos fonctions ; vous ne tombez pas dans l’inconvénient de donner l’effet d’une destitution à une destitution que vous ne connaissez pas. Il n’est pas de votre compétence de renvoyer un chef à la tête de son régiment, mais de proscrire un régime arbitraire. Il n’y a pas. eu d’accusation; il n’v a pas eu d’instruction ; il n’y a pas eu de jugement : je n’étais point à la séance lorsque le comité a présenté son décret. S’il n’est que la déclaration de ce principe, je m’y joins, et je demande la question préalable sur tous les autres décrets proposés. M. de Cazalès. Puisque M. de Mirabeau est entré dans la discussion de la question, il doit être permis à un autre membre de parler aussi dans la question : je demande la parole. (On demande vivement à aller aux voix.) M. Gaultier de Biauzat donne une nouvelle lecture de son projet de décret, qui est adopté ainsi qu’il suit : <« L’Assemblée nationale, après avoir entendu le rapport de son comité militaire, décrète que son Président se retirera devers le roi, pour le prier de faire prononcer par un conseil de guerre, composé conformément aux ordonnances, sur la réclamation du sieur Jacques-Henri More-ton de Chabrillan contre sa destitution, en date du 24 juin 1788. » (La séance est levée à neuf heures et demie du soir.) [6 août 1790.] ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. D’ANDRÉ. Séance du, vendredi 6 août 1790, au matin (1). La séance est ouverte à neuf heures du matin . M. Coster, secrétaire, lit le procès-verbal de la séance d’hier au soir ; il est adopté sans réclamation. Il est fait lecture d’une lettre et d’une adresse de la commune de Versailles. L’adresse a pour objet de demander, pour la ville de Versailles, des établissements qui assurent la subsistance de ce grand nombre de citoyens, que le départ de la cour réduit à l’indigence. (Cette pétition est renvoyée au comité de mendicité.) M. Pétion présente une adresse de la société des amis des noirs. Elle est renvoyée au comité des colonies. (Voyez ce document annexé à la séance de ce jour.) M. le Président. J’ai reçu de M. de La Luzerne, ministre de la marine, une lettre qui appelle l’attention de l’Assemblée sur des actes d’insurrection qui se produisent dans nos escadres. Un de MM. les secrétaires va en donner lecture. « Paris, le 5 août 1790. « Monsieur le Président. « J’ai instruit l’Assemblée nationale, dans la lettre que j’ai eu l’honneur d’écrire à votre prédécesseur, le 25 juillet dernier, de l’esprit d’insubordination et d'indiscipline qui s’est manifesté dans les troupes de presque toutes nos colonies et du parti (utile peut-être dans le premier moment, mais bien dangereux par ses conséquences), du parti, dis-je, que prenaient dans ces possessions éloignées, les chefs militaires, de renvoyer en France les sujets suspects. J’ai rendu compte au roi, et il m’ordonne de faire part à l’Assemblée nationale, d’une fermentation à peu près semblable qui s’est dénotée, en même temps, dans nos forces navales, quoique stationnées dans des mers très différentes et à des points de l’univers fort distants l’un de l’autre. Il importe, soit pour la protection de notre commerce, soit pour la sûreté de nos possessions éloignées, et il est d’ailleurs rigoureusement prescrit que les bâtiments ne quittent les stations qu’a-près avoir été relevés : il est d’usage qu’ils le soient dans l’automne, en sorte qu’ils rentrent dans les ports de l’Europe vers la fin du mois de novembre. Des considérations importantes avaient engagé le roi à ne point faire armer encore les escadres qu’on destinera à remplacer les stations occidentales et celles de la Méditerranée. Il suffisait, en effet qu’elles le fussent, les unes dans les premiers jours de septembre, les autres au commencement d’octobre, et il convenait de connaître quelles suites auraient les grands préparatifs que font les autres puissances maritimes, pour déterminer ce que nous devions faire nous-mêmes. Mais des lettres de M. de Thy, chef de division, (1) Cette séance est incomplète au Moniteur.