[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] 240 pourvu à la formation d'un code complet sur cette partie essentielle de l’ordre judiciaire. « Nous sommes chargés de ne rien négliger pour prévenir le danger imminent dont la capitale est menacée, si les coupables et les malintentionnés peuvent, quelque temps encore, se flatter de l’impunité. « Nous devons supplier l’Assemblée nationale d’autoriser son comité de Constituticm à nous donner tous les renseignements qui pourront faire connaître aux représentants de la commune de Paris les intentions de l’Assemblée nationale sur la formation des assemblées provinciales et des municipalités, afin que leur travail sur le plan de la municipalité dont ils s’occupent soit sans cesse guidé par celui de l’Assemblée nationale, et soumis à ses principes. « Nous sommes chargés de supplier l’Assemblée nationale et le Roi d’assurer l’exécution des décrets de l’Assemblée nationale sur la libre circulation des grains; en conséquence, de procurer sûreté et protection au commerce, dans les marchés et sur les routes, et de faire soutenir à cet effet les gardes nationales et les maréchaussées par des détachements suffisants pour opérer le bon ordre. « Enfin, il nous est imposé de représenter à l’Assemblée nationale que la garde actuelle de M. de Bezenval est tellement coûteuse et incommode, que l’Assemblée nationale, qui seule peut prononcer sur cet objet, croira sans doute instant et indispensable d’indiquer des moyens nouveaux de garder à l’avenir ce prisonnier de la nation, avec des précautions aussi sûres et moins dispendieuses. « L’importance des deux premiers objets de la mission qui nous est confiée est tellement pressante, que nous croyons devoir, en finissant, supplier de nouveau l’Assemblée de les prendre, le plus tôt possible, en considération. « A Versailles, le 2 octobre 1789. « Signé : Duveyrier, de Condorcet, Benoit, Vermeil, Bourdon de la Grosniére et Desmousseaux, représentants et députés de la commune de Paris. » M. le Président répond que l’Assemblée nationale avait nommé un comité pour s’occuper d’une nouvelle législation concernant la procédure criminelle; que ce comité avait déjà fait le rapport de son travail ; qu’il serait incessamment soumis à la discussion et à la délibération de l’Assemblée ; qu’au surplus, elle prendrait en considération les autres articles de demandes de la commune de Paris. Il s’est élevé quelques légers murmures sur ce que l’orateur de la députation de Paris donnait quelques fois à l’Assemblée le titre de Messieurs au lieu de Messeigneurs. M. ï,anjmnais a observé'que le titre de Nosseigneurs tenait encore à l’ancienne servitude. Tout titre extraordinaire devrait être effacé du vocabulaire d’une nation libre, celui surtout de Seigneur, de Monseigneur , devrait disparaître chez un peuple qui vient d’abolir le gouvernement féodal. Plus un peuple est libre, a dit un célèbre écrivain, moins il y a de cérémonies, moins de titres fastueux, moins de démonstrations d’anéantissement devant son supérieur. Un membre du comité�des; finances dit que depuis dix jours le travail du comité sur les dé-1 penses de la guerre est terminé. Il ajoute que ce rapport, ne contenant que des faits et ne proposant aucun projet d’arrêté à la délibération de l’Assemblée, n’était pas de nature à être lu en séance et à faire perdre un temps précieux. L’Assemblée décide que le rapport sera imprimé et distribué dans les bureaux. ( Voy. le texte de ce rapport, annexé à la séance de jour.) M. le Président consulte l’Assemblée sur :1a priorité à donner aux questions qui sont à l’ordre du jour. La priorité est accordée à l 'échange du comté de Sancerre. MM. les députés de Blois, Valenciennes et Bar-le-Duc font la mention suivante sur l'échange de Sancerre (1) •• Messieurs les députés des bailliages de Blois, Valenciennes et Bar-le-Duc ont l’honneur de solliciter la parole, qu’ils ont vainement réclamée pendant près de trois semaines; et si l’ordre du jour pouvait s’opposer encore à leur demande, ils vous supplient de leur accorder la priorité en faveur de l’objet �important qu’ils sont pressés de mettre sous vos yeux. Nous venons vous dénoncer, Messieurs, un délit vraiment national, un échange monstrueux, qui depuis plusieurs années fait le scandale delà France, et qui subsiste toujours au milieu de nous comme un monument effrayant de tout ce qu’un ministre pouvait oser, de tout ce que l’intrigue pouvait tenter, sous un régime arbitraire et corrompu. , A ces traits vous reconnaissez l'échange de Sancerre, conclu avec le comte d’Espagnac par M. de Calonne, cet administrateur prodigue et fugitif, dont les mains dissipatrices ont creusé l’abîme profond que vous êtes appelés à combler. 11 est clans la nature des échanges domaniaux de provoquer le soupçon : la chaleur avec laquelle le crédit les sollicite, les avantages immodérés qui les assurent à ceux qui les obtiennent, ont * flétri dans tous les temps ces dangereux contrats, qui, sous le voile perfide d’une égalité illusoire, abandonnaient, en quelque sorte, les domaines à l’avidité, toujours renaissante, toujours insatiable, des courtisans. Si le grand ouvrage de la Constitution, auquel vous avez voulu vous livrer sans réserve et sans partage, n’eût pas absorbé toute votre attention, > vos regards se seraient déjà arrêtés sur cet antique patrimoine de la couronne; déjà vous � vous seriez occupés des moyens de réunir à ce tronc dépouillé toutes les branches qui en ont été successivement détachées : les échanges , surtout, n’eussent pas échappé à la sévérité de vos recherches ; mais dans la liste, malheureusement trop grossie, de ces attentats contre la plus sacrée et la plus inviolable des propriétés, nul ne vous eût paru plus audacieux, plus révoltant, et nous oserons le dire, Messieurs, plus punissable que " Yéchange de Sancerre. Cette assertion n’est point exagérée; et nous n’avons pas besoin de la justifier aux yeux de l’Assemblée nationale :qui de vous, Messieurs, ne connaît pas un échange devenu si célèbre par l’indignation et par l’effroi qu’il a semés dans plusieurs provinces du royaume? Qui de vous ignorerait encore que M. de Calonne, trahissant « la confiance du meilleur des Rois, avait lui-même un intérêt personnel et clandestin, dans un contrat dont il disposait le plan à son gré ; que le mar-(1) Cette motion n’a pas été insérée au Moniteur. A [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 241 quisat d ’Hattonchâtel, contigu à sa terre chérie aHannonville, l’objet constant de ses vœux et de ses poursuites pendant plus de quinze ans, était le lot qu’il s’était réservé dans le partage des immenses dépouilles dont il enrichissait (1), aux dépens de l’Etat, ses nombreux amis et le comte d’Espagnac ? Mais quand le secret d’une association si suspecte serait demeuré enseveli dans l’ombre du mystère ; quand il n’eût pas éclaté par la propre indiscrétion des deux échangistes, qui, dans l’ivresse du pouvoir et du succès, se croyaient affranchis des ménagements mêmes de la prudence, la combinaison seule de l’échange aurait suffi pour révéler cette trame odieuse ; car quelle autre cause qu’une collision ministérielle eût-on pu assigner à toutes les opérations qui ont précédé et suivi le plus extraordinaire des contrats ? Qui pourrait rendre raison de la facilité avec laquelle les droits imaginaires du comte d’Espagnac ont été accueillis ; du choix insidieux des objets (2) , (1) Le comte d’Espagnac dit, page 6 de sa première supplique, que M. de Galonné n’entrait pour rien dans les deux premiers bons donnés par Sa Majesté au sujet de l’échange, llestvrai que le marquisat û’Iiat-tonchâtel n’y est point compris nominativement ; mais le vide qu’on avait affecté de laisser dans ces deux premiers bons marque bien la place qui lui était ré-, servée; et lorsqu’après cette longue hésitation il fut enfin porté dans le troisième bon, il ne remplaça aucun autre domaine. Ce marquisat, autrefois l’apanage des princes de la maison de Lorraine, est composé de 32 villages, et produit un revenu de plus de 600,000 livres, qui ne peut être contesté par les échangistes, puisqu’il est justifié que leur jouissance annuelle, depuis l’échange, s’est élevée au-dessus de cette somme. Ce n’est donc pas sans raison que l’inspecteur du domaine disait dans sa requête, que le seul marquisat d ’Hattonchâtel avait une valeur supérieure au comté de Sancerre, dont Y administration des domaines est loin d’avoir tiré le même produit, malgré le forcement des baux passés par le comte d’Espagnac, pour les bois qui en dépendent. M. de Calonne n’était pas le seul qui partageât le bénéfice de l’échange ; il y avait associé plusieurs de ses amis. On nomme hautement dans le pays messin celui qui a négocié les domaines de cette partie : presque tous les cessionnaires prétendus étaient de véritables co-échangistes; le comte d’Espagnac en fait lui-mème l’aveu naïf dans ses mémoire et requête. Ainsi M. de Calonne avait trouvé le moyen de réunir à sa terre d ’Hannon-ville le marquisat à’Hattonchâtel ; ses amis acquéraient à bon marché les domaines qui étaient à leurs bienséances respectives; et le comte d’Espagnac, en servant de voile aux uns et aux autres, vendait bien chèrement son comté de Sancerre. Telle est la clef d’une opération qui, saisie dans tous ses détails, remonte en dernière analyse au ministre qui l’a uniquement� combinée pour son avantage personnel, et pour l’intérêt de ceux dont il a voulu favoriser les convenances. (2) Les échangistes semblent avoir non-seulement recherché les domaines qui étaient à leur convenance, mais encore ceux dont il était plus facile de déguiser la véritable valeur : les uns étaient engagés moyennant de légères redevances, comme les parties du pays messin, de Normandie, du Dauphiné et du Languedoc; les autres étaient des forêts dont les aménagements combinés sur des rapports politiques, ou d’utilité publique, présentaient un revenu annuel bien inférieur à celui dont elles étaient susceptibles dans les mains d’un propriétaire, qui n’eût consulté que son intérêt personnel. Les forêts de Russy et du Hainaut offrent un exemple bien frappant de cette vérité : il est démontré que ces deux forêts, évaluées comme elles l’ont été d’après les anciens produits, sont nécessairement estimées des deux tiers au-dessous de leur valeur réelle. On voit pourquoi le comte d’Espagnac, dans son premier mémoire et jre Série, T. IX. [2 octobre 1789.] qui tous, par des circonstances particulières, se prêtaient à l’illusion que l’on avait besoin de produire ? Qui pourrait expliquer l’exagération révoltante du comité de Sancerre, la dépréciation non moins incroyable des domaines cédés par Sa Majesté, ces accroissements prodigieux donnés aux premières conventions, sous les prétextes les plus frivoles et les plus faux à la fois, les clauses captieuses qui se retrouvent dans tous les actes; enfin cette violation perpétuelle de formes et de propprtions, qui se manifeste de toutes parts, et qui décèle à l’envi le dol le mieux caractérisé et la plus frauduleuse déception ? Nous pourrions développer aussi les manœuvres secrètes qui ont préparé la surprise faite à Sa Majesté, l’injustice des bases qui ont servi aux évaluations respectives, l’affectation du Commissaire (1) à éluder, à repousser même les avis des officiers des maîtrises, qu’il était cependant obligé de demander et de recevoir ; nous pourrions dévoiler jusqu’à ces méprisables ressorts (2), que l’on n’a, pas dédaigné de faire mouvoir pour séduire les un3, ou pour intimider les autres : mais nous ne voulons ni ne devons franchir les bornes d’un exposé rapide et succinct. Qu’il nous soit seulement permis d’ajouter un dernier trait au scandaleux tableau que nous venons de vous offrir ; sachez que tel était le résultat définitif de la plus coupable machination, qu’en échange d’une seigneurie par lui acquise peu d’années auparavant, moyennant le prix d’environ 1,600,000 livres, le comte d’Espagnac recevait des domaines de la valeur de plus de 8 millions, indépendamment de 1 million en argent, qu’il avait louché lors de la passation du contrat, pour une chimérique mieux-value, que l’on n’avait pas rougi de stipuler provisoirement en sa faveur. Le comté de Sancerre offrait donc une convenance bien séduisante puisque l’on croyait devoir y mettre un si haut prix ? Le comte d’Espagnac avait donc rendu des services bien distingués, pour être récompensé avec une telle munificence? Non, Messieurs : la possession de ce fief, indifférente au gouvernement sous tous les rapports, dans sa requête au Roi, disait sans cesse : évaluons, attendons le résultat des évaluations pour parler de lésion ; il est évident que des évaluations faites sur des bases inexactes, ou sans avoir observé les formalités les plus essentielles, sont nulles, et que si le contrat de Sancerre n’était pas vicié dans sa propre substance, il faudrait nécessairement recommencer ces opérations invoquées avec une si grande confiance. (1) L’arrêt de la commission de la chambre des comptes de Paris, du 27 janvier 1786, qui a député l’un de ses membres pour faire les estimations sur les lieux, enjoignait expressément à ce commissaire de prendre les avis des officiers des maîtrises, sur la valeur des bois. Cependant les maîtrises de Blois, Thion-ville et Valenciennes attestent uniformément qu’elles n’ont pas été consultées. La maîtrise de Saint-Mihiel a déclaré hautement qu’il avait rejeté les avis qu’elle lui avait présentés sur la forêt de Sommedieu. Elle a même adressé à la commission de la chambre des comptes, une expédition de l’acte de protestation qu’elle avait cru devoir faire contre ce refus. (2) Les agents des échangistes affectaient de répandre dans les lieux où l’on procédait aux évaluations, qu’il y aurait des changements prochains dans l’administration des forêts, dont le résultat serait de mettre toutes les places dans les mains du .ministre des finances. Ils cherchaient par là à effrayer les officiers des maîtrises, et à leur faire sentir en même temps ce qu’ils pouvaient se promettre de la reconnaissance de M. de Calonne, s’ils montraient la complaisance dont on avait besoin. ( Voyez Mémoire de la maîtrise de Saint-Mihiel en réponse au comte d’Espagnac.) 16 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] 422 ne pouvait que lui devenir onéreuse par la nature des biens dont il est composé. Des fables semées avec art, et reproduites (l) avec hardiesse, malgré leur invraisemblance, la faveur ou plutôt la complicité du ministre, ont été les seuls titres de l’échangiste, et sont aujourd’hui autant de témoins qui déposent contre son contrat, et qui en sollicitent la proscription. Nous en avons dit assez, sans doute, pour fixer votre opinion sur un échange que le comte d’Es-Kac accuse lui-même, par son obstination à fendre ; hâtons-nous d’exposer la demande que nous sommes chargés de vous présenter. _ Victime et témoin à la fois d’une dilapidation qui n’avait pas encore eu d’exemple, la ville de Saint-Mihiel a dénoncé l’échange de Sancerre à la première assemblée des notables ; et depuis cette époque, elle n’a cessé d’en poursuivre la résiliation, avec une persévérance digne du courage qu’elle avait d’abord déployé, en attaquant son oppresseur au milieu de son crédit , et jusque sur les marches du trône. La chute de M. de Galonné fut le premier prix de son zèle : elle en attendait un second dans la cassation de l’échange ; mais l’espoir le plus légitime a toujours été déçu. Et comment eût-il été rempli, dans un temps où la disgrâce d’un ministre était regardée comme une expiation suffisante de tous les délits dont il avait pu se rendre coupable, et où l’administrateur le plus infidèle était sûr d’emporter paisiblement au fond de sa retraite les fruits de ses prévarications, et jusqu’à des récompenses qui, dégradées par cette honteuse prostitution, avaient cessé d’honorerles véritables services? Ici, nous nous empressons de rendre un hommage public à la justice personnelle du Roi : nous disons personnelle, parce qu’il ne consulta que les mouvements de son cœur, toujours pur et toujours droit. Eclairé par la lecture de plusieurs mémoires qui lui avaient été successivement présentés, il voulut revenir sur une opération désastreuse, dont tous les vices venaient de se dévoiler à ses yeux, et il nomma une commission pour lui rendre compte en son conseil des finances de tous les faits et de toutes les circonstances relatifs à l'échange de Sancerre. Cette commission est établie depuis le 29 décembre 1787 \ et elle a reçu tous les éclaircissements qui devaient servir cfe base à son rapport : les villes et maîtrises de Blois , Valenciennes, Thion-ville et Saint-Mihiel lui ont adressé à l’envi outes les instructions de détail, qui fixent la vé-1) S’il était vrai que le comte d’EspagnaG n’eût fait l’acquisition de Sancerre que pour servir tes vues du gouvernement, et sur la fin d’un engagement pris par M. Taboureau, alors contrôleur général, pourquoi n’a-t-il pu reproduire la plus faible trace de cette prétendue convention ? Pourquoi M. Necker, successeur immédiat de M. Taboureau, et qui avait repris ce premier projet a’écbanger, n’en dit-il pas un mot dans le rapport qu’il a fait de cette affaire à Sa Majesté ? pourquoi enfin, ce qui est bien plus extraordinaire, le comte d’Espagnac lui-même, renonçant à cet échange sur la fin de 1777, sous le prétexte qu’on voulait lui imposer des conditions trop dures, ne réclamait-il pas les promesses du ministre avec lequel il avait d’abord traité ? et comment, dans le mémoire qu’il présentait à ce sujet, y avait-il pu faire l'aveu si précieux qu’il avait acheté Sancerre pour fixer la majeure partie de la fortune de son beau-père dans le royaume? ( Voyez sur ce point les observations de la ville de Saint-Mihiel et les requêtes de l’inspecteur général du domaine.) ritable balance des objets contre-échangés. L’administration des domaines (1), dont l’assertion est d’un si grand poids dans cette affaire, parce qu’à la plus exacte impartialité, elle réunit les connaissances les plus sûres, a non-seulement fortifié par son témoignage ces premières preuves de la plus énorme des lésions3 mais elle a encore achevé de dissiper le prestige répandu par le comte d’Espagnac sur la seigneurie de Sancerre, qui, dans ses mains, avait changé de forme (2), avec autant de rapidité que sous la baguette ma?- gique d’un enchanteur. Enfin, l’inspecteur général du domaine nommé par un arrêt du conseil du 16 février 1788, pour faire les poursuites et diligences nécessaires à l’instruction de cette grande affaire, a dénoncé hautement le dol et la surprise, dont il a démêlé les traces dans les pièces qui lui ont été remises dans les bons de Sa Majesté. Déjà il a présenté deux requêtes, pour demander la nullité d’un contrat qui rassemble à ses yeux tous les vices de l’obrep-tion et de la subreption; et le conseil n’a pas encore prononcé un jugement que le cri de l’indignation publique sollicite depuis si longtemps! les échangistes jouissent toujours sans obstacles comme sans remords des domaines qu’ils ont envahis. Ils jouissent, que disons-nous, Messieurs? ils abusent de la manière la plus audacieuse, au mépris de toutes les lois et de tous les règlements : le comte d’Espagnac, dans la forêt de Russy, qui lui est échue en partage, a déjà fait abattre 220 arpents, quoique la qualité de possesseur (3) (1) Les observations des administrateurs des domaines sur l’échange de Sancerre (pages 43, 44 et 65) prouvent que le comte d’Espagnac dans ses mémoires avait forcé le produit de Sancerre à peu près du double, et diminué de moitié le revenu des domaines qui lui élaient cédés : ce qui s’accorde avec les états présentés par la ville de Saint-Mihiel. (2) Lorsque le comte d’Espagnac négociait son premier échange avec M. Necker en 1777, il n’évaluait le produit de sa seigneurie qu’à 47,516 livres; en 1784, il le portait à environ 90,000 livres ; enfin en 1787, il l’a élevé jusqu’à 122,000. Une telle progression est aussi étonnante que rapide ; mais ce qui est bien plus inconcevable encore, c'est qu’il prétend qu’il s’est ruiné en > augmentant son revenu d’une manière si prodigieuse. (3) La forêt de Russy contient 6,300 arpents, desquels 3,349 ont été cédés au comte d’Espagnac. Les anciens ' aménagements en fixaient les coupes annuelles à 21 arpents qui ont été portés à 50, par un arrêt du conseil de 1782; l’échangiste, possesseur d’environ la moitié de cette forêt, ne devait donc en exploiter que 78 à 80 arpents pour les trois ordinaires cfe 1787, 1788 et 1789. Le comte d’Espagnac dénie formellement dans sa seconde supplique qu’il ait commis aucune anticipation ; et sur ce fait, il met son honneur contre celui du député des communes de Blois, qui a parlé dans la� séance du 2 octobre. A celte dénégation, le député de Blois opposera les procès-verbaux qui constatent les anticipations faitt-s par le comte d’Espagnac. L’aménagement de cette forêt, dont la révolution, jusqu’en 1782, a été réglée à plus de 300 ans, explique comment il est possible que le comte d’Espagnac ait tiré annuellement un revenu de 70,000 livres au moins, d’un objet qui n’a été évalué qu’à un capital d’environ 500,000 livres : en prenant pour base de sa valeur le produit d’une année moyenne, sur les dix qui ont pré-4 cédé le contrat d’échange, on a dû se trouver à une distance prodigieuse de la réalité, que la jouissance de l’échangiste indique suffisamment. Cet aménagement, qui offrait une balance si favorable aux échangistes dans les évaluations, explique aussi tous Jes avantages du plan qu’ils avaient combiné, et que l’on a déjà dévoilé dans une première note. La ville de Saint-Mihiel a remis à la commission V [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] 243 provisionnel réduisît sa jouissance à environ 80 arpents. Peu content de ces premiers excès, trois cents ouvriers, en ce moment même, et par ses ordres, portent la hache destructive dans cette superbe forêt , qu’il sait bien qu’il ne conservera pas, mais qu’il ne veut du moins restituer qu’après en avoir enlevé la superficie, si on ne se hâte de le réprimer. Son cessionnaire des bois du Hainaut dispose en maître absolu des objets qui lui ont été rétrocédés ; ces belles et nombreuses futaies qu’une sage prévoyance y avait réservées pour le service des fortifications* de Valenciennes, Bonchain et Coudé, sont disparues en partie ; toutes les coupes ont été forcées et interverties ; il y a fait percer de nouvelles routes, ouvrir des fosses de charbon de terre; et considérant ces bois comme une propriété (1) irrévocablement acquise, il y exerce tous les actes qui peuvent favoriser son intérêt, ou ses convenances personnelles. Les officiers de la maîtrise de Saint-Mihiel avaient d’abord contenu les agents de M. de Ca-lonne, en leur disputant l’administration des bois du marquisat d ’ Hattonchâtel, mais deux arrêts provisoires les ont forcés d’abandonner à l'échangiste des forêts précieuses qu’ils avaient vainement tenté de soustraire à son avidité. Nous ne nous expliquerons nas sur ces deux arrêts, rendus irrégulièrement, sans avoir entendu l’inspecteur général du domaine, qui devait l’être cependant, et qui antérieurement avait requis que les bois échangés fussent mis en séquestre. Nous ne nous expliquerons pas, disons-nous, sur ces deux arrêts provisoires; mais qui croirait que le comte d’ Espagnac s’élève avec force, qu’il cherche même à échauffer tous les esprits contre une commission qui l’a si bien servi ? car c’est l’avoir servi, que de ne l’avoir pas encore jugé. Lorsque M. l’archevêque de Sens fut éloigné des affaires, le comte d’Espagnac, qui, pendant du conseil, une copie certifiée de l’estimation détaillée de cette forêt, canton par canton, laquelle porte la valeur de la seule superficie à 1,960,000 livres. Une compagnie très-connue de négociants d’Orléans avait fait à la première assemblée des notables une soumission de 1,500,000 livres. (Jette compagnie était aussi convenue avec le comte d’Espagnac d’une société qui lui offrait un bénéfice plus considérable ,' mais au moment de signer le traité qui était déposé chez M. Trutat, son notaire, il rompit les conventions, craignant sans doute de se mettre trop à découvert, et il a pris le parti de faire exploiter pour son propre compte. (t) Les bois du Hainaut, compris dans l’échange, sont situés entre plusieurs villes militaires, et on était dans l’usage d’y réserver une grande quantité de futaies propres à en faire des palissades en cas d’événements ; ainsi en cédant ces bois au comte d’Espagnac, te Roi ' se privait non-seulement d’une ressource précieuse et irréparable, mais il abandonnait encore gratuitement toutes les futaies extraordinaires ; car la commission de la chambre des comptes n’évaluant les forêts que d’après les produits des anciennes coupes, il en résulte nécessairement que l’on n’a pas estimé les réserves qui n’ont pas fait partie des ventes annuelles. Il n’est donc pas étonnant qu’avec de telles bases, l’échangiste ait acquis pour 400,000 livres des bois évalués dans la . province à plus de 1,500,000 livres. M. de Saint-Laurent, ancien grand-maitre du département du Hainaut, portait l’estimation de cette futaie extraordinaire à 600,000 livres. Une nouvelle estimation commencée par le grand-maitre actuel, et suspendue par des ordres supérieurs en 1788, promettait un résultat encore plus considérable ; l’échangiste n’a pas seulement payé, comme on le voit, la valeur de cette réserve. neuf mois entiers, avait gardé le plus profond silence, répandit (1) aussitôt une volumineuse ■requête, dans laquelle il accusait ce ministre d’avoir voulu le sacrifier à son ressentiment personnel contre M. de Galonné. Aujourd’hui que tous les regards sont tournés vers la liberté, que la nation entière attend avec impatience que. vous ayez achevé d’élever l’auguste monument dont vous avez déjà posé les premières bases, le comte d’Espagnac, habile à seconder les mouvements de l’opinion publique, fait retentir avec art les noms de despotisme et de commission; il se présente sous les traits intéressants d'une malheureuse victime poursuivie par une cabale puissante qui a juré sa ruine. C’est ainsi qu’il vient encore de tenter de surprendre votre justice, par une requête, dans laquelle il vous supplie de le protéger contre des ennemis imaginaires (2), en arrêtant l’activité de la commission instituée pour l’examen de son échange. Les commissions qui enlèvent un citoyen à ses juges naturels sont hien odieuses, sans doute ; et ce n’est pas nous qui serons les apologistes de ces jugements illégaux qui, dans les mains du despotisme ministériel, furent trop longtemps des instruments de haine et de vengeance. Mais si le comte d’Espagnac applique à des actes de pure administration des maximes qui ne conviennent qu’à des actes véritablement contentieux, s’il suppose des évocations arbitraires où on n’a rien évoqué, s’il a travesti tous les objets pour produire une illusion mensongère, n’est-il pas bien évident que des plaintes si légitimes, si touchantes dans la bouche d’un opprimé, ne sont, dans la sienne, que le jeu d'une sensibilité factice, et un nouvel abus qu’il fait des lois dont il ose invoquer l’appui? Les actes d’administration sont étrangers par leur nature à la juridiction des tribunaux ordi-(1) M. d’Espagnac paraît beaucoup s’honorer du courage avec lequel il a dénoncé un ministre disgracié ; il eut été plus généreux cependant de ne pas attendre son renvoi, et ce n’est pas ainsi que la ville de Saint-Mihiel avait attaqué M. de Catonne. Si l’on considère maintenant que la commission de l’échange de Sancerre n’a été établie que le 29 décembre 1787, c’est-à-dire neuf mois après la dénonciation de l’échange à l’Assemblée des notables, que cette commission destinée à servir la vengeance du principal ministre, selon le comte d’Espagnac, est cependant demeurée dans la plus entière inaction, pendant la durée de son ministère, et que toutes ses fonctions se sont bornées jusqu’à présent à donner aux officiers de l’échangiste la juridiction que des lettres patentes avaient réservée aux officiers royaux, comment concilier une telle lenteur et une telle marche avec l’activité des passions dont elle devait être l’instrument ? (2) Le député du bailliage de Saint-Mihiel, désigné dans cette même supplique comme l’auteur d'un libelle diffamatoire, ne peut que dédaigner sans doute les traits impuissants qu’on lui avait destinés ; un écrit publié avec l’attache d’une ville entière, solennellement adopté et reconnu par toutes les classes de ses citoyens, un écrit enfin qui ne contient que des faits dont la vérité est au-dessus de toutes les atteintes, n’est pas plus un libelle qu’une diffamation. Ces observations de la ville de Saint-Mihiel, contre lesquelles le comte d’Espagnae a déjà distillé tant de fiel, il les qualifiait d’abord de libelle anonyme ; il était assez plaisant de caractériser ainsi un mémoire revêtu de deux cents signatures au moins ; mais ce qui l’était beaucoup plus encore, c’était d’avoir consigné cette inculpation dans une requête au Roi non signée , et sans nom d’imprimeur. ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] 244 [Assemblée nationale.] naires; et avant le rétablissement des assemblées nationales, ils étaient incontestablement du ressort exclusif du conseil, seul juge compétent de l’utilité ou des inconvénients que leur exécution pouvait entraîner : cette règle, dont la sagesse n’a pas besoin d’être démontrée, tient à la distinction des différents pouvoirs organisés pour le maintien de l’ordre social. Or, un échange domanial est un acte d’administration. Cela est si certain, que toutes les opérations qui servent à le préparer ou à le consommer se font par l’intervention immédiate du conseil, ou par des commissions qui en émanent; ce sont des commissaires du conseil qui passent le contrat au nom de Sa Majesté ; ce sont des commissions du conseil qui procèdent aux évaluations (1) des domaines échangés; c’est enfin le conseil qui juge souverainement les évaluations, et qui, par sa ratification, imprime le dernier sceau à l’échange, qui jusque-là, n’est qu’un simple projet encore imparfait et toujours sujet à révision. Et que l’on ne dise pas que ces formes étaient le résultat du régime arbitraire, qui s’était glissé dans presque toutes les branches de l’administration; elles sont indiquées, autorisées même par les lois les plus positives. Le célèbre édit du mois d’avril 1667, qui a fixé les règles de notre administration domaniale, désigne nommément des commissions du conseil, pour ordonner la réunion des domaines aliénés, ou frauduleusement échangés. L’édit d’octobre 1711, qui a déterminé les formalités propres aux évaluations des domaines cédés en apanage et en échange, en soumet le jugement définitif au conseil : ces deux édits qui établissent manifestement la compétence exclusion du conseil ont cependant été enregistrés sans réclamation dans tous les tribunaux, parce qu’ils n’ont vu avec raison dans les aliénations et échanges (2) du domaine que des actes purement administratifs. (1) L’édit d’octobre 1711 a expressément réservé au Roi le choix des commissaires évaluateurs ; et bien qu’ils soient communément pris dans les chambres des comptes, il n’en est pas moins certain que les magistrats appelés à ces fonctions extraordinaires ne les exercent qu’en vertu d’une commission : la commission de la chambre des comptes de Paris, nommée pour les évaluations de l’échange de Sancerre, en est elle-même un exemple ; c’est cette même commission que le comte d’Espagnac confond trop souvent avec la chambre des comptes, qui n’a aucune juridiction en matière d’échange. (2) Le comte d’Espagnac réclame la loi générale des contrats et la juridiction des tribunaux ordinaires : cela tient à une confusion d’idées et de principes qu’il faut éclaircir. Un échange domanial est, à la vérité, un contrat , mais il n’a rien de commun que le nom avec les actes de la même nature que des citoyens passent entre eux. Dans l’échange ordinaire, la convention est parfaite par le seul consentement des parties donné et reçu authentiquement; dans l’échange domanial, au contraire, ce premier consentement ne produit qu’un simple projet, dont la consommation est subordonnée à l’accomplissement de plusieurs formalités qui doivent concourir à sa perfection. Il faut d’abord que les évaluations des biens échangés se fassent dans les formes prescrites par les lois. Il faut ensuite que ces mêmes évaluations soient présentées au conseil qui les confirme ou qui les annule, selon les circonstances, et de là il suit, pour l’observer en passant, que le conseil avait bien le Ainsi l’établissement d’une commission pour l’examen de l’échange de Sancerre, loin de présenter un renversement de l’ordre judiciaire, était au contraire la seule forme légale qui existât en 1787, pour statuer sur les plaintes qu’il avait excitées d’un bout du royaume à l’autre. Que peuvent donc les vaines réclamations du comte d’Espagnac contre un ordre de choses que les lois domaniales avaient consacré, auquel il s’était volontairement soumis, et qu’il n’a cessé de reconnaître dans le cours des différentes formalités qu’il a successivement remplies? Aurait-il donc oublié que l’exécution d’un contrat qui lui est si cher a été perpétuellement liée à des commissions , qu’il n’a pas fait un seul pas sans commissions , et que le seul moyen de s’y dérober était de ne pas faire d 'échange, ou d’y renoncer ? Mais par quelle inconséquence, dans cette même supplique où il rejette les commissions avec tant de chaleur, a-t-il pu demander d’être renvoyé à la commission de la chambre des comptes de Paris, qui tient également du conseil son existence et tous ses pouvoirs ? Quel peut être le motif secret de celte préférence? On ne cherchera pas à l’approfondir; mais, quel qu’il soit, cette contrariété du comte d’Espagnac avec lui-même prouve du moins qu’il n a pas pour toutes les commissions l’éloignement qu’il affecte de montrer. Gonfondrait-il cette commission avec la chambre des comptes elle-même, comme il semble l’insinuer souvent? Cette confusion serait une nouvelle méprise de sa part : ces chambres des comptes n’ont aucune attribution en matière d 'évaluation. L’édit d’août 1711, qui réserve au Roi le choix exclusif des commissaires évaluateurs, leur interdit expressément toute juridiction à cet égard. 11 demande aussi d’être renvoyé au parlement de Paris sur la question du dol, dont son contrat droit de suspendre le cours des évaluations ; car, qui peut le plus peut incontestablement le moins. Cela ne suffit pas encore; il faut de plus que l’échange ait été déterminé par des motifs d’utilité publique, ou de convenance politique, car un échange ne peut se faire sans une cause légitime. Or, on le demande au comte d’Espagnac, quel était le tribunal ordinaire qui pût connaître d’une telle� utilité, ou d’une telle convenance ? Si l’examen d’un échange offre des traces de dol, de, surprise ou de lésion, les formes ordinaires deviennent encore insuffisantes. Quand un citoyen est lésé par une convention, il s’adresse au Roi, comme magistrat suprême, pour être délié de son engagement ; mais si le monarque a été lui-même trompé, il ne peut demander de lettres res-cisoires à aucun magistrat, puisqu’il n’en est point au-dessus de lui ; il peut, il doit donc se relever lui-même, et l’intérêt de l’Etat le commande. Ille peut d’autant plus dans un échange, que le con-« trat, ainsi qu’on l’a déjà dit, est toujours imparfait jusqu’au jugement définitif des évaluations. Il n’en résulte d’ailleurs aucune injustice envers l’échangiste; il subit la loi à laquelle il s’était tacitement soumis, en faisant un échange domanial : le Roi rentre dans son domaine, l’échangiste, dans sa première propriété, et personne, à ce moyen, n’est lésé. Ces principes sont aussi clairs que simples, ils sont d’accord avec toutes les lois administratives des domaines, et ils détruisent, sans réplique, les vains* sophismes du comte d’Espagnac, qui refuse au Roi et même à l’Assemblée nationale le droit de revenir sur un échange non encore consommé, tandis qu’il est démontré par tous les monuments de notre histoire et de notre législation, que les états généraux et nos Rois, pendant leur suspension, ont seuls ordonné et exécuté les réunions du domaine, sans le concours des tribu-' naux ordinaires. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] 245 est entaché : il ne sait donc pas, ou il feint de ne pas savoir que l’édit d’avril 1667, qui a prononcé la nullité des échanges fictifs et frauduleux, n’en renvoie pas la connaissance aux tribunaux ordinaires, mais bien à des commissions. Les arrêts du conseil qui ont établi la commission de San-cerre, n’ont donc rien évoqué, puisque des commissaires étaient les seuls juges d’instruction que les anciennes lois eussent désignés aux échangistes. D’ailleurs la juridiction du parlement de Paris est circonscrite dans les limites de son ressort. Toutes les cours supérieures dans les arrondissements desquelles sont situées quelques portions des domaines échangés auraient un droit égal à connaître des vices du contrat, et sept parlements se trouveraient saisis à la fois de l’instruction même des faits; résultat manifestement absurde, et qu’il suffit d’exposer pour l’avoir réfuté. Ces conséquences n’ont pas dû échapper au comte d’Espagnac : aussi, lorsqu’il dit, lorsqu’il répète sans cesse que le parlement et la chambre des comptes de Paris sont seuls compétents pour juger son échange, c’est comme s’il disait qu’il ne veut pas être juge ; et en effet, de tous les systèmes possibles de défense, c’était celui qu’il avait le plus d’intérêt à embrasser. Fidèle à ce plan, il n’est pas venu non plus vous demander d’être jugé par l’Assemblée nationale : il vous a seulement suppliés de suspendre l’activité d’une commission qui était sur le point de faire son rapport au conseil : ses inquiétudes le trahissent, chacune de ses démarches atteste qu’il ne craint rien tant que d’être jugé. Il eut été beau cependant au comte d’Espagnac de prendre la nation elle-même pour juge, de soumettre à ses regards clairvoyants tous les détails d’une opération généralement décriée, et de lui dire avec la vive sensibilité d’une âme franche et loyale, qui s’indigne d’avoir pu être soupçonnée : « J’ai fait un échange avec le RcS; on m’accuse de l’avoir trompé par de faux exposés, de m’être fait donner quatre ou cinq fois plus que je n’avais donné moi-même. Voyez, comparez et prononcez entre mes ennemis et moi. » Quel est l’échangiste calomnié qui ne se serait empressé de provoquer cette instruction vraiment publique et imposante, et qui n’eût voulu par une justification aussi solennelle imprimer sur le front de ses accusateurs le sceau de la plus humiliante confusion ? Mais le comte d’Espagnac ne paraît pas plus pressé d’être justifié que d’être jugé : il veut seulement conserver, oü du moins prolonger autant qu’il le pourra, une jouissance de laquelle il tremble d’être dépouillé; c’est là le ressort secret de tant d’intrigues, de tant de sophismes et de tant de mouvements. Que son échange soit oublié comme tous ces autres échanges, dont quelques-uns sont commencés depuis plus d’un siècle, sans être encore consommés, il aura atteint son véritable but, le seul qu’il ait pu espérer d’atteindre ; tous ses vœux seront remplis. Ce qu’il n’a pas osé vous demander, Messieurs, nous le demandons au nom des trois bailliages que nous représentons, et qui nous ont donné également le mandat spécial de dénoncer l’échange de Sancerre à l’Assemblée nationale. Avant de remplir ce devoir commun que l’ordre de vos travaux a longtemps suspendu, nous avons d’abord voulu nous assurer de l’état actuel dans lequel se trouvait une instruction commencée, depuis près de trois ans, par la commission du conseil ; nous avons eu l’honneur de voir M. l’archevêque de Bordeaux, qui, après en avoir conféré avec les commissaires, avait pensé que le rapport pouvait en être présenté à Sa Majesté. C’est cette démarche qui, vraisemblablement, a rendu le mouvement à une commission dont l’inactivité convenait si bien aux échangistes, et que le chef de la justice n’a pu raviver , si on les en croit, qu’en violant les lois les plus sacrées. Quel étrange spectacle que celui du comte d’Espagnac, dénonçant à la nation les abus du pouvoir arbitraire, et réclamant l’empire de la loi, lui qui, pendant deux ans entiers, armé de la puissance ministérielle devenue sa complice, fit taire à son gré toutes les lois, et enchaîna par son crédit la courageuse résistance (1) que quelques officiers royaux avaient opposée à ses injustes entreprises. Vous saurez apprécier, Messieurs, une telle dénonciation, et déjà accoutumés à suivre la prodigieuse mobilité de ce nouveau Protée, vous ne verrez dans le plus insidieux langage que son extrême anxiété, et l’art constant avec lequel il cherche à éloigner une décision qu’il ne peut envisager sans effroi. Mais plus il veut l’éluder, cette décision, plus vous sentirez aussi, Messieurs, combien il est important, combien il est pressant que cet échange soit enfin jugé. Une propriété domaniale de plus de 8 millions à recouvrer, 14,000 arpents de bois qu’il faut promptement dérober aux ravages des échangistes, la nécessité d’effacer un grand scandale, qui demeura trop longtemps impuni, seraient sans doute des motifs assez puissants pour exciter votre zèle, quand son activité ne recevrait pas encore une nouvelle énergie des circonstances impérieuses qui nous environnent. L’Assemblée nationale ne saurait être incertaine sur le jugement que les lois réservent à l'échange de Sancerre ; sa délibération ne peut tomber que sur le choix des formes légales qui doivent le préparer. Il est bien démontré que les tribunaux ordinaires sont incompétents en matière d’administration, et que dans l’ancien ordre de choses (2), le conseil (1) Les lettres patentes confirmatives de l’échange du mois de juillet 1785, et celles données en remplacement et supplément au mois de mars 1786, adressées aux cours supérieures de Lorraine, maintenaient expressément les officiers royaux dans la juridiction, jusqu’à ce que leurs indemnités eussent été réglées et acquittées : cette disposition n’empêcha pas que dès le mois d’août 1786, des ordres ministériels ne fissent défense à la maîtrise de Saint-Mihiel d’exercer aucun acte de juridiction dans les bois du marquisat d’Hattonchâlcl, et que le comte d’Espagnac n’y établît des officiers qui s’emparèrent de la justice : il ne se plaignait pas alors des abus en la puissance ministérielte. La maîtrise de Saint-Mihiel s’était ressaisie ensuite de la juridiction ; mais deux arrêts du conseil, rendus sur la requête de M. de Galonné, prétendu cessionnaire du marquisat d’Hattonchâtel, et sur l’avis de cette même commission par laquelle le comte d’Espagnac ne veut plus être jugé, l’ont condamnée à la céder aux officiers des échangistes ; ils ne récusaient donc pas alors la juridiction du conseil. (2) Nous sommes bien loin de penser que le pouvoir judiciaire doive être uni au pouvoir administratif ; nous croyons, au contraire, qu’il est de leur nature d’être séparés. Mais il n’en est pas moins vrai que dans l’ancien ordre de choses ils se trouvaient réunis, toutes les fois que des objets d’administration présentaient des cas contentieux : la forme des comités connus sous la dénomination de grandes et petites directions en est une preuve incontestable. C’est à l’Assemblée nationale à instituer un tribunal 246 |AssembIée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] était le seul tribunal qui pût prendre connaissance des aliénations ou échanges des domaines ; les édits d’avril 1661 et octobre 1771, qui n’ont pas encore étéabrogés par les lois nouvelles, ne laissent aucun doute sur ce point. Mais vous pouvez aussi, Messieurs, vous devez même retenir l’examen de cette affaire ; vos titres ne sont ni moins évidents ni moins respectables ; les domaines forment une propriété nationale, dont vous êtes les gardiens et les défenseurs. Craindriez-vous que la discussion d’un objet particulier ne vous dérobât quelques-uns de ces moments précieux que vous devez à l’administration entière ? ou bien seriez-vous portés à penser que l’Assemblée nationale ne doit pas s’ériger en un tribunal contentieux? Alors une carrière plus vaste, plus intéressante s’ouvre devant vous, et tout vous invite à la parcourir. Les domaines, originairement affectés à l’entretien personnel du monarque et à la splendeur du Trône, ont suffi pendant plusieurs siècles à cette auguste destination ; et ils y suffiraient encore aujourd’hui, si des aliénations perpétuelles, et des échanges non moins désavantageux, n’eussent insensiblement desséché et tari cette source si riche et si pure des revenus de nos Rois. Tous les états généraux ont opposé à cette funeste dissipation les règles conservatrices d’un patrimoine sacré ; tous ont successivement provoqué des réunions que de nouvelles invasions rendirent toujours nécessaires. Pourriez-vous balancer à suivre cet utile exemple? et serait-ce après deux siècles entiers d’erreurs et de déprédations continues pendant ce long sommeil de l’ordre et des lois ; serait-ce quand le dérangement des finances, porté à son comble, quand le salut de la patrie commandent à toutes les classes des citoyens les plus généreux et les plus utiles sacrifices que vous craindriez de vous montrer aussi sévères, ou pour mieux dire, aussi justes que les Assemblées nationales qui vous ont précédés? Plusieurs membres de l’Assemblée vous ont déjà proposé, Messieurs, de prendre les domaines en considération : nous appuierons avec force une motion que vous ne pouvez accueillir avec assez d’empressement.quelquesoitle nouveau plan que vous deviez adopter, pour donner une valeur plus active à une propriété si longtemps négligée, et cependant si digne de fixer les regards d’une administration. Hâtez-vous donc, Messieurs, d’ordonner une révision générale, que tous les cahiers sollicitent de concert ; prononcez la réunion de toutes les aliénations illicites, de tous les échanges frauduleux, ou qui ne sont pas encore consommés ; que le voile qui couvrait tant de brigandages soit enfin levé; et que l 'échange de Sancerre , l'objet d’un scandale public, devienne l’heureux' signal de cette grande et salutaire opération, qui doit préparer à l’Etat épuisé la plus précieuse et la plus juste des ressources. Vous ne séparerez pas sans doute, Messieurs, de l’examen de ces contrats ruineux les administrateurs faciles ou infidèles qui les ont favorisés par eur insouciance, ou par une coupable collusion. Le nom de M. de Calonne, surtout, doit être lié à la mémorable époque de la régénération de particulier qui connaisse des affaires de celte nature ; au reste cela, n’a rien de commun avec la révision des domaines, qui appartiendra toujours à la grande administration , et sera conséquemment du ressort des Assemblées nationales. l’ordre ; et la postérité, en applaudissant à vos sages travaux, ne verra pas sans intérêt que la loi de la responsabilité que vous venez de rétablir, ait été scellée par l’exemple du ministre le plus prodigue dont nos annales aient transmis le souvenir. La loi sévère et toujours subsistante de l’inaliénabilité ne met aucune borne à l’étendue de vos recherches ; mais il convient à votre modération de limiter vous-mêmes une révision qui, en se reportant à des temps reculés, répandrait le trouble dans une multitude de familles qui jouissent paisiblement sous la foi d’une longue possession. Nous penserions donc que vous pourriez ne pas remonter au delà de i’avénement de Louis XV au trône, en 1715; et que dans les provinces incorporées postérieusement à la monarchie, telles que les duchés de Lorraine et de Bar, et la Corse, vous devez même vous arrêter à l’époque de leur réunion. En tempérant ainsi l’exécution d’une loi, rigoureuse par les principes de l’équité naturelle, vous écarterez loin de vous des plaintes et des réclamations contre lesquelles une extrême justice n’eût pas toujours pu vous défendre. Pour presser, autant qu’il est en nous, cet important travail, que les besoins de l’Etat semblent ne plus permettre de retarder d’un seul jour, nous demandons qu’il soit pris pas l’Assemblée l’arrêté suivant : « L’Assemblée nationale a décrété et décrète qu’il sera incessamment formé un comité composé au moins de trente-quatre membres, qui seront choisis dans chacune des trente-quatre généralités du royaume, pour s’occuper avec la plus grande activité de la recherche des aliénations ou engagements des domaines qui ont eu lieu depuis l’avénement de Louis XV au trône, ainsi que de la révision de tous les échanges non encore consommés, et notamment celui de Sancerre, à la réserve des provinces incorporées postérieurement à la monarchie, où lesdites recherches ne pourront, sous aucun prétexte, remonter au delà de l’époque de leur réunion : à l’effet de quoi le même comité sera autorisé à se faire remettre tous les contrats d’adjudication ou d’engagements des domaines qui ont pu être passés depuis l’année 1715, tous les contrats d’échanges non encore définitivement consommés, les lettres patentes confirmatives d’iceux, ou données en supplément et remplacement, les procès-verbaux des évaluations faites par les commissaires de Sa Majesté, les jugements d’icelles, si aucuns sont, et généralement tous les titres, pièces et renseignements qui peuvent concerner lesdites aliénations, engagements ou échanges des domaines, pour du tout être fait rapport à l’Assemblée nationale, qui statuera ce qu’au cas appartiendra. a Et attendu le péril imminent qu’il y aurait à laisser aux échangistes l’administration des forêts comprises dans l’échange, jusqu’au jugement définitif qui interviendra, l’Assemblée nationale arrête que les forêts dont il s’agit seront remises provisoirement sous la main des officiers des maîtrises respectives, lesquels procéderont sur-le-champ à la visite et reconnaissance des anticipations et dégradations qui ont pu avoir été commises par le comte d’Espagnac, ou par ses cessionnaires, dont ils dresseront des procès-verbaux qui seront envoyés dans le plus court délai à l’Assemblée nationale, — Signé : Bous-mard, Viard, P. J. Nicodème, Gossin, J. -G. Perdry, Aubry, député de Bar-le-Duc, Huot de Goncourt, üuquesnoy, Dinocheau, Marquis, Druillon, Simon, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [2 octobre 1789.] 247 curé de Woël, Colinet, curé de Ville-sur-Iron, Turpin, Bazocher, Ulvy. » M. le «lue d’AlgùlIIon. Une espèce de réprobation publique a marqué l’échange de Sancerre; je ne sais pas si elle est fondée ou non, mais M. d’Espagnac se plaint dans sa requête d’un fait qui paraît mériter l’attention de l’Assemblée ; il assure qu’une commission du conseil juge cetle affaire dans ce moment. Ces commissions sont proscrites par nos cahiers, et le Roi ne serait-il pas juge et partie? je propose comme amendement que toute commission du conseil sera annulée, l’Assemblée se réservant d’en connaître après les recherches quelle aura ordonnées. M. le marquis de Bonnay. Je n’ai entendu qu’un plaidoyer contre M. d’Espagnac ; il est de droit naturel que M. d’Espagnac soit entendu comme on l’a accordé au procureur du Roi de Falaise; je demande qu’il soit entendu après que le comité aura fait le rapport de cette affaire et que sa requête soit imprimée et distribuée dans les bureaux. ( Voyez plus loin les deux requêtes de M. le comte d’Espagnac annexées à la séance de ce jour.) M. Redon appuie la formation d’un comité qui s’occuperait sans délai de tous les domaines en général et de l’échange de Sancerre en particulier. Il propose de le composer de 12 membres. M. Jtfalès, en appuyant la formation du comité, demande qu’il soit composé de 35 membres, un par chaque généralité. Cet amendement mis aux voix est adopté. En conséquence, le décret suivant est rendu : « L’Assemblée nationale a décidé qu’il sera nommé un comité de trente-cinq personnes , savoir : un par généralité, pour la recherche et l’examen de tous les engagements, échanges, concessions et aliénations quelconques des biens et domaines de la couronne, et spécialement du comté de Sancerre. » M. le Président indique, pour l’ordre du jour de la séance de demain à neuf heures, les objets précédemment ajournés et les finances. La séance est levée. ANNEXE à la séance de l’Assemblée nationale du 2 octobre 1789. Nota. Ces annexes comprennent les pièces suivantes : 1° Supplique du comte d’Espagnac, mestre de camp de cavalerie, à l’Assemblée nationale, concernant l’échange du comté de Sancerre. 2° Seconde supplique du comte d’Espagnac, à l’Assemblée nationale, au sujet de l’échange de Sancerre. 3° Rapport du comité des finances sur les dépenses actuelles du département de la guerre. 4° Vues sur la liquidation de la dette publique, par M. d’Argentré, évêque de Limoges, député. 5° Vues générales sur l’impôt des aides, les inconvénients de sa suppression et la possibilité de sa réforme. 6° Motion sur un nouveau régime de finances, par M. le baron d’Allarde. Supplique du comte d’Espagnac, mestre de CAMP DE CAVALERIE, • A L’ASSEMBLÉE NATIONALE (1). (Echange du comté dé Sancerre.) [Imprimée par ordre de V Assemblée nationale.) Sous un Roi restaurateur des droits de l’homme et de la liberté publique, au moment où la responsabilité des ministres est décrétée par l’Assemblée nationale, et leur conduite surveillée par la nation entière, un ministre, spécialement chargé de la garde et de la défense des lois, viole, à mon égard, la plus sacrée, la plus importante de toutes les lois, celle sans laquelle toutes les autres lois seraient illusoires. C’est à regret qu’il m’opprime, j’aime à le croire. Je pourrais même, s’il le fallait, indiquer les sources et suivre les sinuosités du torrent qui l’entraîne. Mais il vaut mieux, s’il est possible, arrêter les progrès du mal que de perdre du temps à en rechercher les auteurs. Au mois de mai 1777, M. Taboureau, contrôleur général des finances, est convenu avec M. le duc de Béthune et moi que j’achèterai le comté de Sancerre, que je le donnerai au Roi, en échange de la forêt de Russv et d’autres objets, sauf les soultes à régler par l’événement des évaluations ; et que le Roi donnera le comté de Sancerre à M. le duc de Béthune en échange de la principauté d’Enrichemont. Le 21 juin 1777, j’ai acheté le comté de Sancerre, sur la foi de cette convention. Le 2 juillet 1777, M. Necker a remplacé M. Taboureau dans l’administration des finances. Le 31 août 1777, M. Necker a pris un bon du Roi pour l’échange de Sancerre contre la forêt Russy, à condition que je renoncerai a toute soulte, quel que soit le sort dès évaluations , et que si je me trouve devoir une soulte, par l’évéûement de ces mêmes évaluations, j’en fournirai le montant en fonds de terre. J’ai refusé cet échange, à cause de la condition qu’on m’imposait. Le comté de Sancerre est donc resté à ma charge. J’ai augmenté cette terre par des acquisitions. Je l'ai améliorée par de fortes avances, par un travail assidu de sept années, et par une administration bien entendue. J’en avais porté le revenu â 122,000 livres; mais j’avais contracté plus de 2 millions de dettes, qui me coûtaient tous les ans plus de 140,000 livres de frais ou d’intérêts. J’avais compté sur la fortune de mon beau-père: on sait par quels désastres cette ressource m’est échappée. Ma ruine était donc inévitable, et je n’étais ruiné que pour avoir acquis Sancerre, sur la foi d’un ministre du Roi, et parce qu’un autre ministre n’avait pas cru devoir tenir les conventions faites avec son prédécesseur. J’ai renouvelé la proposition de l’échange en 1784 ; je me suis adressé directement au Roi. Le Roi, dans un travail avec M. de Galonné, a vérifié par lui-même les faits que je lui avais exposés. Il a enfin consenti à l’échange par un premier bon du 21 mars 1784. Il l’a ratifié et modifié par un second bon du 25 septembre 1784. Il l’a de nouveau ratifié et modifié par un troisième bon du 13 lévrier 1785. (1) Ce document n’a pas été inséré au Moniteur.