SÉANCE DU 25 FRUCTIDOR AN II (11 SEPTEMBRE 1794) - Nos 48-49 89 48 Sur la présentation d’un membre, la Convention nationale décrète que le représentant du peuple Bouret remplacera Thibaudeau, et se rendra, sans délai, avec son collègue Leyris, dans le département du Morbihan (105). 49 Sur la proposition d’un autre membre, la Convention nationale décrète qu’elle confirme la dénomination donnée par le général Victor Hugues, de Port de la liberté, au port de la Pointre-à-Pitre, et de celle de Fort de la Victoire , à celui du Fort du Gouvernement; que les lettres du général seront insérées par extrait au bulletin (106). BREARD, au nom du comité de Salut public : Citoyens, il y a quelques jours le comité vous annonça que les troupes de la République parties de France et réunies à celles en station près les îles du Vent, avoient reconquis une partie de la Guadeloupe; aujourd’hui je suis chargé de vous donner les détails; ils serviront de démenti aux gazettes anglaises, qui débi-toient, il y a quelques jours, que les républicains avoient été repoussés avec perte. Je vous annonce au contraire que les anglais ont été obligés de céder à leur bravoure, et qu’ils ont eu plus de neuf cents tués. (On applaudit .) Ici Bréard fait lecture d’une lettre du délégué de la République dans les îles du Vent (107). [Le commissaire délégué par la Convention nationale aux Iles-du-Vent, au comité de Salut public de la Convention nationale ] Au port de la Liberté, ile de la Guadeloupe, ce 4 thermidor an II (108) Citoyens, je vous ai rendu compte, par ma dépêche du 29 prairial, des évènemens qui ont accompagné et suivi jusqu’à cette époque notre arrivée en cette colonie. Ceux dont j’ai à vous entretenir ne sont ni moins glorieux ni moins avantageux à la République. Les Anglais, (105) P.V., XLV, 208. C 318, pl. 1285, p. 30. Décret n° 10 839. Rapporteur : André Dumont. Ann. R. F., n° 285; M. U., XLIII, 427; J. Fr, n° 718. (106) P.V., XLV, 208. C 318, pl. 1285 p. 31. Minute de la main de Merlin (de Thionville). Décret n° 10 840. Rapporteur : Monmayou selon C* II 20, p. 293. (107) Débats, n° 721, 420. (108) Débats, n° 722, 429-434. Moniteur, XXI, 735-736; Bull., 25 fruct.(suppL); M. U., XLIII, 413; Mess. Soir, n° 754; Gazette Fr., n° 985, 986, 987; C. Eg., n° 754; J. Perlet, n° 719; Ann. R. F., n° 284; J. Univ., n° 1752; J. Mont., n° 135; Rép., n° 266; J. Fr., n° 717 et n° 718; J. Paris, n° 620. L’ensemble de la presse fait suivre ce texte de la mention portée au n° 24 du 24 fructidor. ayant appris notre arrivée, ramassèrent toutes leurs forces dans les différentes Antilles qu’ils possèdent, et vinrent avec six vaisseaux de ligne, dont un à trois ponts, douze frégates, ou autres bâtimens de guerre, et seize de transport, chargés de troupes et d’aristocrates. Ils débarquèrent au Gozier, dans le même lieu qu’ils avoient précédemment choisi, lors de leur invasion. Ils s’occupèrent principalement du soin de s’y fortifier et de s’y retrancher, avec une lenteur et une circonspection qui déposoient de la terreur dont ils avoient été saisis par nos succès à notre arrivée. Fleur-d’Epée étant le fort qu’ils avoient en vue de recouvrer, et n’ayant pas d’espérance de l’emporter de vive force, quoique avec des forces infiniment supérieures aux nôtres, ils s’en approchèrent par degrés et suivant les règles de l’art, en faisant force travaux jusqu’à ce qu’ils eussent atteint le Morne-Mascot, que nous n’avions pu conserver faute de monde, ayant été obligés à nous réduire à priver nos ennemis des avantages qu’ils auroient pu en tirer, en brûlant les établissemens qui étoient dessus. En effet, ils ont été forcés par ce moyen à y employer beaucoup plus de temps et de mesures. Nous avons également mis ce temps à profit pour nous fortifier et nous mettre à couvert des surprises. Ils avoient établi devant le fort cinq batteries : une de cinq mortiers de 12 pouces, une de cinq pièces de canon de 36, anglais; une de trois obus, une de huit pièces de petit calibre, et une de trois pièces de 16 et deux obus. Ils avoient en outre trois chaloupes canonnières qui ne cessoient, avec leurs batteries, de tirer sur le fort de Fleur-d’Epée. Il en étoit de même en ville; deux batteries, l’une établie au camp Saint-Jean, l’autre au Mome-à-Savon, soutenue par un camp qu’ils avoient formé à Berville, n’ont cessé de tirer toutes les nuits pendant trente jours. Il nous ont envoyé beaucoup de boulets rouges, ont fait beaucoup de mal à la frégate la Thétis et à la flûte la Prévoyante. Ils nous ont coulé dix bâtimens, des quatre-vingt-dix que nous leur avions pris, (mais nous sommes à même de les relever, et déjà plusieurs le sont). La ville a été abîmée et a besoin de grandes réparations. J’avois fait mettre les vivres et les munitions à couvert de la bombe, et mon logement a été celui où les ennemis ont continuellement dirigé leurs coups. J’en ai changé deux fois, et ils sont inhabitables par 1’ effet de la bombe et des boulets; chacun fuyoit mon voisinage. L’ennemi comptoit beaucoup sur des propositions; il en fit pressentir de très-avantageuses, mais que je tins secrètes, étant bien résolu, ainsi que tous les sans-culottes de l’expédition, d’incendier la rade et la ville nous-mêmes plutôt que de la rendre à l’ennemi. Le général Cartier, homme incertain et frappé des dangers, mais honnête et pariote, vint à mourir dans ces circonstances. Je nommai le général Aubert, qui me devint nécessaire pour conduire l’ensemble de toutes nos opérations. Il ne justifia pas la confiance des républicains. Avec des talens militaires, il étoit d’une lâcheté sans égale, ainsi que le général Rouyer, qui 90 ARCHIVES PARLEMENTAIRES - CONVENTION NATIONALE n’a jamais pu avoir la confiance des républicains par une poltronnerie des plus avérées. Je suis désespéré que la vérité ne me permette pas de rendre de ces deux généraux un compte aussi avantageux que j’aurois voulu pouvoir le faire. Ils sont morts tous les deux de la même maladie qui nous a enlevé beaucoup de monde. Je voudrois pouvoir me passer de revenir sur le compte de l’un d’eux dans le courant de cette dépêche, mais la vérité m’obligera d’en parler encore. Le citoyen Boudez, commandant du bataillon des Sans-Culottes, à qui je dois les plus grands éloges, et en qui nous tous avons la plus grande confiance, par sa bravoure et sa bonne conduite, étoit tombé dangereusement malade peu de temps après, et n’ étoit encore que dans les premiers jours de sa convalescence, lorsqu’il falloit opposer aux ennemis une vigoureuse résistance ou périr. Sans généraux et sans chefs, nous devions succomber; mais ces contrariétés ne firent qu’exciter le courage des républicains; en petit nombre (la maladie et la mort ne les ont pas non plus épargnés) nous contînmes les ennemis dans leurs retranchemens, nous les y avons harcelés et empêchés de faire aucune entreprise considérable. Nous les réduisîmes à canonner et bombarder le fort de Fleur-d’Epée, la ville et la rade. Nous avions des moyens de défense respectables; nous avions désarmé nos frégates et mis leur artillerie à terre, fait des fortifications sur tous les points avantageux; nous avions aussi trois canonnières et dans les différens combats que nous avons eus, notre feu bien dirigé faisoit toujours cesser le leur, excepté la nuit. Ils avoient l’avantage de tirer des bombes et des obus sur la ville, et nous, nous aurions perdu nos munitions à tirer sur leur simple batterie en campagne; nous leur avons néanmoins coulé à fond une de leurs canonnières. Les républicains, fatigués de ne point voir l’ennemi de près depuis quelques jours, nous décidèrent d’attaquer les Anglais sur le Morne-Mascot, dans leurs retranchemens. Les dispositions furent faites. Deux colonnes de deux cent cinquante hommes chacune, furent formées. L’une des colonnes fut égarée par la perfidie des guides. Deux cent cinquante hommes se battirent contre dix-huit cents, montèrent dans les retranchemens de l’ennemi par des endroits inaccessibles. Déjà ils avoient pris deux pièces de canon qu’ils tournoient sur nos ennemis, lorsque, cédant au nombre, ils furent obligés de se replier. Nous perdîmes dans cette belle action, cent dix ou cent douze républicains; l’ennemi en perdit près de deux cent cinquante d’après son propre aveu. Un armistice fut demandé et accordé pendant quatre heures, pour enterrer les morts de part et d’autre. La consternation étoit dans le camps ennemi, et les généraux et officiers anglais ne purent s’empêcher de se répandre en éloges sur leur bravoure en parlant à nos frères qui enterroient leurs frères morts. Le 11, voyant que l’ennemi faisoit batterie sur batterie, nous résolûmes de faire une attaque générale. Nous laissâmes le moins de monde possible dans les postes, et marchâmes en masse, au nombre de huit cents, sur l’ennemi, pour aller l’attaquer encore sur le Morne-Mascot : l’action fut des plus vives et des plus meurtrières; les républicains entrèrent dans les retranchemens de l’ennemi; et au moment de la victoire, soit que le général Aubert eût indisposé l’arrière-garde en se cachant derrière une pierre, ou qu’une voix payée par l’ennemi se fit entendre, en criant, nous sommes perdus ! nous sommes coupés par une colonne anglaise! le désordre se mit dans cette arrière-garde; ce qui redoubla le courage de l’ennemi, qui étoit en déroute, et qui revint à la charge avec des troupes fraîches; notre avant-garde se défendit en républicaine, mais elle succomba sous le nombre, qui étoit dix fois plus fort. Nous eûmes trois cents hommes tant tués que blessés; et ce qui excitera votre admiration et celle de la postérité, c’est qu’ils ne nous firent aucun prisonnier, car tous les républicains venus d’Europe ont résolu de mourir plutôt que de tomber entre les mains des ennemis. L’ennemi, enhardi par nos revers, redoubla son feu. Dans la nuit du 13 au 14, la ville fut couverte de bombes et d’obus; ce qui m’obligea, pour la première fois, à l’abandonner, et à aller dans un poste avancé. Sur les trois heures du matin, l’ennemi attaqua la ville sur deux colonnes; heureusement pour nous qu’il attaqua le poste où j’étois couché avec le brave Boudez et l’intrépide Lessegues, commandant de la station. Nous ralliâmes la troupe; et après avoir résisté quelque temps, nous fûmes en ordre, nous établir sur le morne du gouvernement (appelé depuis le Fort de la Victoire); l’ennemi entra en ville, au nombre de deux mille hommes, où il croyoit ne point trouver de résistance. Le général Aubert donna dans cette occasion, si ce n’est des preuves d’intelligence avec les ennemis, au moins des preuves de la plus grande lâcheté; il me dit hautement que nous n’avions point de cartouches, que nous ne pouvions tenir à ce poste; et en s’adressant à la troupe, il leur dit qu’ils seroient tous passés au fil de l’épée. Il me reprocha à moi de sacrifier de braves gens, et de n’avoir pas accepté les propositions qu’ils m’avoient fait pressentir des généraux ennemis, en me disant qu’il n’étoit plus temps. Mais les républicains qui étoient dans le fort, dociles à la voix de la patrie, commandés par de braves officiers, encouragés par le délégué de la nation, firent une résistance opiniâtre, et on se battit comme aux Thermopyles. Le feu fut si terrible, qu’ils n’osèrent jamais tenter l’assaut; marins et soldats, tout concourut à cette glorieuse journée. L’ennemi fut complètement battu et repoussé hors de la ville. Nous fîmes une sortie sur eux et les accompagnâmes jusque dans leurs retranchemens pendant plus de deux lieues, où la troupe fut obligée de les laisser, accablée de fatigue, le combat ayant duré depuis trois heures du matin jusqu’à onze, où les troupes rentrèrent, après s’être emparées de leur artillerie de campagne, munitions et autres ustensiles de guerre. Les rues et les chemins furent jonchés de morts. Nous fîmes près de 250 prisonniers, dont 8 officiers. Us perdirent SÉANCE DU 25 FRUCTIDOR AN II (11 SEPTEMBRE 1794) - N° 50 91 en cette occasion l’élite de leur troupe, tous chasseurs et grenadiers. Le général de brigade Syme, qui comxnandoit en chef, fut blessé. Le général de brigade Gown, qui commandoit la colonne, le capitaine de vaisseau Robertson, qui commandoit cinq cents matelots, furent tués avec trente-un officiers. L’ennemi évalue sa perte à 860 hommes; nous, nous ne pouvons l’estimer; mais nous avons resté deux jours à les enterrer, et il y en a plus de deux cents qui sont restés dans les bois sans sépulture. Dans la nuit du 14 au 15, après avoir essuyé ce terrible échec, ils résolurent d’attaquer Fleur-d’Epée; ils firent pleuvoir plus que jamais des bombes et des boulets; nous tuèrent et blessèrent beaucoup de monde; mais nos intrépides républicains, bravant les fureurs de l’ennemi, ne laissèrent pas un instant déborder les remparts de ce poste important. Ils n’osèrent tenter l’assaut. Sur les deux heures du matin, nous leur fîmes donner un avis qui les frappa de terreur : ils cessèrent leur feu et se mirent à fuir en désordre au Gozier. Ils traînèrent avec eux leur artillerie. Ils nous abandonnèrent tous leurs effets, équipages et munitions de guerre et de bouche, que nous avons eu peine à ramasser en trois jours. Nous étions trop foibles pour aller les attaquer au Gozier. Le 17 et le 18, ils s’embarquèrent avec tous les aristocrates et quantité de richesses qu’ils emportèrent. Enfin nous nous sommes rendus maîtres une seconde fois de la Grande-Terre. Le pavillon tricolor et les municipalités y sont établis par-tout. J’ai le plus grand plaisir, Citoyens, à vous rendre compte de ce nouveau triomphe de la République sur ses ennemis, parce que cette action est décisive pour la colonie, et qu’elle assure au moins le salut de la partie que nous avons reconquise. Je vous apprends avec plaisir qu’il n’est pas jusqu’aux citoyens noirs, nos nouveaux frères, qui n’aient montré dans cette occasion ce que peut l’esprit de la liberté, puisque d’ hommes naguère abrutis par l’esclavage, elle a fait des héros; c’est la justice que je dois rendre à quelques-uns d’entr’eux. J’ai cru devoir consacrer la mémoire de cet évènement en changeant le nom de la Pointe-à-Pitre en celui de Port de la Liberté, Isle Guadeloupe, parce que c’est en effet le premier port où nous avons apporté à nos frères ce grand bienfait de la Convention nationale. J’ai aussi changé le nom du Fort du Gouvernement en celui de Fort de la Victoire, bien mérité et bien acquis dans la célèbre journée du 14. J’ai fait aussi une adresse aux républicains mes frères d’armes. Les expressions m’ont manqué pour leur dire tout ce que je sentois pour eux, ce qui m’a obligé d’en emprunter quelques-unes. Je ne cesserai de faire leur éloge, parce qu’on n’a jamais vu de pareils hommes. C’est la réunion de toutes les vertus. Le désintéressement et la bravoure sont les moindres chez eux. Je suis forcé de les quereller pour leur faire accepter leurs besoins et les engager au repos; et toutes les fois qu’il faut donner une place, c’est une nouvelle querelle. Chacun est bien comme il est et ne désire pas davantage. Je ne puis que me féliciter d’avoir affaire à de pareils hommes; soldats, matelots, officiers, enfin toute l’expédition venue d’Europe. Nous vivons en frères; rien n’a encore troublé cette harmonie : mais il n’en est pas de même de la majorité des habitans de ce pays. Habitués à prendre les hommes pour les choses, ils se disent patriotes, lorsqu’ils sacrifiroient tout pour leurs intérêts particuliers. Heureusement le nombre est petit et sera facile à dompter : mais il me donne bien de la tracasserie. Signé, Victor Hugues. Après la lecture de ces nouvelles, Bréard observe que de jeunes mousses à peine âgés de 10 à 11 ans, ont monté à l’assault à côté de leurs frères d’armes : deux d’entr’eux ont été blessés, un troisième a été tué. [La lecture [de cette lettre] a été souvent interrompue par les applaudis semens les plus vifs de l’Assemblée et des citoyens présens ; elle sera insérée au bulletin. MONMAYOU : Vous devez aux citoyens courageux qui ont traversé les mers pour aller conquérir les possessions françaises en Amérique, la même marque de reconnoissance que vous avez donnée tant de fois à vos armées de terre; je demande que vous déclariez que les troupes qui ont reconquis la Guadeloupe ont bien mérité de la patrie, et que ce décret soit transmis aux autres armées par des courriers extraordinaires. Cette proposition est décrétée et applaudie.] (109) DÉCRET La Convention nationale décrète que les citoyens qui ont reconquis une partie de la Guadeloupe et repoussé les ennemis ont bien mérité de la patrie. Décrète en outre, qu’elle confirme la dénomination donnée par le général Victor Hugues, de Port-la-Liberté au port de la Pointe-à-Pitre, et celle de Fort-de-la-Victoire, au fort du Gouvernement, que les lettres du général seront insérées au bulletin (110). 50 COLLOT D’HERBOIS obtient la parole (111). Citoyens, dit-il, quand il vous arrive des témoignages aussi multipliés que, dans tous les coins de la République, il y a des pi-(109) Débats, n° 721, 420-421. (110) La presse joint les textes de deux décrets. Voir ci-dessus n° 15. (111) Débats, n°721, 415-419. La presse situe ce débat après les adresses de Grenoble. Moniteur, XXI, 733-735; J. Paris, n° 620; J. Univ., n° 1752 et n° 1755; J. Mont., n° 135; Ann. R. F., n° 284; Ann. Patr., n° 619; J. Periet, n° 719; Rép., n° 266; C. Eg., n° 754; M. U., XLIII, 411; F. de la Républ., n° 432; Mess. Soir, n° 754; Gazette Fr., n° 985; J. Fr., n° 717.