72 [États généraux.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 ium 1789.] ÉTATS GÉNÉRAUX. Séance du samedi 6 juin 1789. CLERGÉ M. Decoulmiers fait une motion concernant la cherté des grains et la misère du peuple. Il s’exprime en ces termes : M. Decoulmiers, curé d'Abbecourt (1 ). Mes-seigneurs et Messieurs, ne croyez pas, je vous prié, que ce soit par un zèle oui ré, ni par aucun esprit de critique sur l’emploi de notre terni s que j’ai l’honneur de vous adresser la parole. 11 eût été bien à souhaiter que l’union, la concorde entre les trois ordres, en régnant dès le commencement de nos Assemblées, eût pu nous permettre, selon les fonctions respectables dont nous sommes honorés, de nous livrer à notre zèle; notre première occupation eût été sans doute d’envisager le malheur du peuple. Nous avons cru qu’il était de notre sagesse de temporiser, de laisser aux esprits le temps de se calmer, dans la douce et heureuse espérance que jetant un coup d’œil en arrière sur les malheurs dont nous sommes menacés, l’amour du bien public nous animant seul, toutes les difficultés qui nous tiennent dans l’inaction s’applaniraient. Prélats respectables à qui j’ai l’honneur de parler, il y aurait la plus grande injustice à soupçonner votre zèle et votre charité; vos preuves sont acquises; la confiance dont nos concitoyens vous ont honorés en est le témoignage le plus flatteur. Vous, ministres et pasteurs respectables, pour-rait-on ne pas rendre à voire impatience toute la justice qu’elle mérite? Non! Eloignés de vos ouailles, vous craignez que personne n’essuie leurs larmes, ne partage comme vous leurs peines, ne les console, ne les aide des conseils que vous savez si à propos leur donner pour les engager à supporter avec patience les malheurs du temps. Ce sont, Messeigneurs et Messieurs, ces retours sur vous-mêmes qui affligent vos âmes, vous font gémir sur notre inaction. Ce serait ne pas vous connaître que d’en douter. Ne serait-il pas de notre devoir, afin de nous justifier aux yeux de la nation d’une inaction dont elle nous demandera compte, d’inviter les deux ordres à se réunir à nous afin de faire une députation des plus solennelles au meilleur des Rois, à qui les annales de l’histoire ne balanceront pas d'accorder le nom de père du peuple, pour lui représenter avec toute la force de la vérité, que la misère de son peuple est à son comble; mettre sous les yeux de Sa Majesté ce pain que j’ai l’honneur de vous présenter. Vous frémissez sans doute, Messeigneurs et Messieurs; vos âmes attendries se soulèvent en pensant que dans l’Ile-de-France, le pays le plus beau, le plus fertile de l’Europe, nos concitoyens, nos amis, nos frères, nos pères nourriciers enfin, en rentrant sous leurs chaumières pour y trouver une substance propre à soutenir, à réparer des forces employées et usées à cultiver une terre destinée à produire notre première nourriture, les aisances, les agréments de la vie, ne trouvent (1) Le discours de M. Decoulmiers n’a pas été inséré au Moniteur . que cette nourriture grossière qui, bien loin d’être un baume de vie, ne sert qu’à énerver les forces et le courage, emportant avec elle le germe de l’épidémie et de la mort enfin. Si la misère est si grande proche de la capitale, quelle doit-elle être dans les provinces éloignées? craignons que le père de famille harassé de fatigue, ayant la douleur de voir sa femme, ses entants languissants, lui demander encore avec instance une plus forte portion de cette substance grossière, que ses bras épuisés ne peuvent plus lui procurer, vu sa cherté excessive, ne rassemble le reste de ses forces et ne se livre au plus affreux désespoir. Abandonnons ce tableau effrayant dont je ne veux pas même soulever le coin du voile; je le crois absolument inutile en pensant que j’ai. l’honneur de parler à des prélats vertueux, à des pasteurs charitables sur qui la simple et pure véj rité produit l’effet le plus sensible. j Que nos concitoyens sachent donc, par une démarche éclatante, commune avec les deux ordres, que, nous réservant le précieux avantage de la provoquer, nos intentions sont aussi pures que nos fonctions sont sacrées, que nous partageons leurs peines, que leurs malheurs nous touchent. Nous avons, Messeigneurs et Messieurs, fait, par une acclamation géuérale, le sacrifice et l’abandon de nos privilèges pécuniaires; que nos ennemis cessent de nous reprocher une inaction salutaire à laquelle ils prêtent des vues suspectes. Non, Messeigneurs et Messieurs, elles ne le sont pas; un parti précipité eût tout perdu, le mal eût été sans remède ; les ressources pour la conciliation des trois ordres ne sont pas épuisées ; les bontés, la prévoyance du meilleur des Rois sauJ ront les découvrir ; justifions seulement à la na� tion la pureté de nos intentions, en représentant à Sa Majesté, avec la force de la vérité, les mal� heurs qui nous menacent, le désespoir du peuple prêt à se porter aux plus violents excès. Supplions Sa Majesté d’ordonner les recherches les plus exactes, les plus rigoureuses, afin de découvrir les monopoleurs, les accapareurs des blés qui appartiennent à la patrie. Cherchons pendant nos débats à tranquillisée le peuple par une démarche qui annonce et qui prouve la pureté de nos intentions ; forçons nos ennemis au silence. | Si, afin d’éloigner la délibération que j’ai l’hon-l neur de vous proposer, l’on nous disait que nous, ne sommes pas constitués, je répondrais qu’il n’y a pas de forme à établir pour exprimer la misère du peuple avec vérité, dans une circonstance si pressante. Cette démarche ne peut qu’assurer lé triomphe de la religion. A runanimité des voix, il est arrêté dénommer une commission pour prendre en considération un objet aussi important, et d’inviter les deux ordres à s’occuper également du même objet. L’Assemblée prie M. le cardinal de la Rochefoucauld de rendre compte au Roi de cette délibération. ! NOBLESSE. La Chambre prend l’arrêté suivant : « L’ordre de la noblesse, empressé de donner au Roi des marques de témoignage de son amour, de son respect et de sa confiance en ses vertus i personnelles, et de prouver à la nation entière le ; désir d’une conciliation prompte et durable ; et fidèle en même temps à ses principes, dont il n’a jamais cru devoir s’écarter, reçoit, avec la plus ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [6 juin 1789.] 73 [États généraux.] vive reconnaissance, les ouvertures que Sa Majesté a bien voulu lui faire communiquer par ses minisires. En conséquence, sans adopter quelques principes du préambule, il a chargé les commissaires de rappeler à la prochaine conférence l’arrêté de la noblesse, de statuer sur les difficultés qui surviendront sur la validité du pouvoir de ses membres, lorsqu’elles n’intéresseront que les députés particuliers de son ordre, et en donner une communication officielle aux deux autres ordres : quant aux difficultés survenues ou à survenir sur les députations entières pendant la présente tenue des Etats généraux, chaque ordre chargera, conformément au vœu du Roi, ses commissaires de les discuter avec ceux des autres ordres, pour que, sur ce rapport, il puisse être statué d’une manière uniforme dans les chambres séparés; et dans le cas qu’on ne pût y parvenir, le Roi sera supplié d’être leur arbitre. » L’Assemblée reçoit deux députations du clergé, l’une pour lui annoncer que l’ordre du clergé a accepté les propositions faites par les commissaires du Roi, et l’autre pour faire part de la délibération relative à la misère des peuples. M. le comte de Lally-Tollendal s’exprime dans les termes suivants au sujet du premier arrêté: M. le comte Lally-Tollendal (1). Messieurs, amais peut-être démarche n’a été faite sous des auspices moins heureux que l’arrêté du clergé qui nous occupe dans cet instant. Cet arrêté intéresse, sous différents rapports, la noblesse à qui on le communique, le peuple qu’on parle de secourir, le ministère qu’on paraît vouloir soulager dans un des soins les plus pénibles de l’administration actuelle. Or, plusieurs membres delà noblesse y ont vu un piège qui pourrait les engager insensiblement à tolérer des emprunts furtifs et inconstitutionnels. Presque tous les représentants du peuple y ont vu un piège pour les entraîner dans la nécessité de se constituer autrement qu’ils ne voulaient se constituer. Enfin, les amis du ministère y ont vu un piège pour le faire tomber dans le discrédit, soit en accusant sa vigilance, soit en faisant naître l’idée que ce plan aurait été concerté avec lui. Personne n’est plus éloigné que moi de juger les intentions. Je ne fais toutes ces remarques que pour avoir une occasion de plus de gémir sur l’esprit de méfiance qui nous environne et qui nous perdra si nous ne parvenons à nous en délivrer. Il est connu aujourd’hui que la proposition du clergé a eu pour principe un sentiment de patriotisme et d’humanité, qu’elle a été faite, accueillie et consacrée par les curés, qui, frappés de la misère du peuple, ont mieux connu le vœu de leur cœur que les règles de l’administration. Après avoir rendu hommage au motif, il est impossible de ne pas reconnaître que Je projet présenté était tout à fait inconstitutionnel, inutile et dangereux. Inconstitutionnel. Plusieurs decesMessieurs l’ont dit avec raison, ces détails sont absolument du ressort du pouvoir exécutif ; le pouvoir législatif ne peut y influer que par les lois générales, d’où, le bon ordre doit résulter dans toutes les (1) Le discours de M. de Lally-Tollendal n’a pas été inséré au Moniteur. parties, et c’est le cas de rappeler ce mot si vrai, imprimé l’année dernière, que les bonnes lois portent le pain à la bouche de V affamé. Inutile. Quel remède apporteront à la cherté actuelle, des commissions, des bureaux, des mémoires. Ce sont des sommes qu’il faudrait et des sommes énormes. Dangereux. Parce que répandre partout l’effroi sans pouvoir le calmer à l’instant, c’est ajouter le malheur au malheur, aggraver l’un par l’autre, joindre à la souffrance réelle celle de l’imagination et s’exposer peut-être à des troubles, à des désordres dont plusieurs provinces ont déjà offert le tableau. Et cependant, Messieurs, telle est quelquefois la suite d’une démarche imprudente, que la prudence même n’a plus que le choix du danger. Et telles sont aujourd’hui les circonstances, telle est est la disposition des esprits, que le plus grand de tous les dangers serait peut-être de repousser ouvertement cette proposition, actuellement qu’elle est faite, qu’elle est consignée dans tous les papiers publics, qu’elle est connue du peuple à qui il faut pardonner de ne pas raisonner quand il souffre. Le Roi, qui s’épuise en sollicitude et en dépenses pour assurer la subsistance de ses sujets, le Roi, sur qui l’on pouvait et l’on devait se reposer, et qui peut-être eût pu se trouver offensé de cette démarche, a cru qu’il était de sa sagesse de l’accueillir avec quelque bonté. Peut-être sa délicatesse lui a-t-elle fait une loi de ne pas négliger un seul moyen possible. Quoi qu’il en soit, peut-on, dans ce moment, s’exposer à entendre dire, même par la mauvaise foi, que le clergé a proposé un plan pour procurer au peuple des moyens de subsistance, que ce plan a été accueilli par le Roi et que la noblesse l’a rejeté? On vient de nous dire que le clergé avait reconnu son erreur, mais il avait fait la démarche; qu’il n’y pensait plus, mais le peuple y pense, et beaucoup. Ainsi, Messieurs, en même temps que je rends hommage à l’arrêté proposé par M. le comte de Clermont-Tonnerre, qui me paraît fondé en principe, et ce qu’on a opposé à ces principes ne me paraît pas les avoir ébranlés ; cependant, d’après les circonstances, je ne puis me rendre à son avis, et je suis frappé, ainsi que M. le chevalier de Boufflers, de la nécessité d’une démarche ostensible quoique inutile. J’ajouterai encore une autre considération, c’est que si nous nommons des commissaires, le tiers ne pourra jamais se refuser à en nommer, et qu’il existera encore un point de réunion et l’espoir peut-être d’en voir naître encore un comité de conciliation, en un mot, un moyen de concert, de correspondance, de rapprochement quelconque entre les ordres. Enfin, Messieurs, si nous ne pouvons avoir pour le peuple une volonté active, témoignons-lui du moins une volonté bienveillante ; qu’il ne nous croie pas indifférents à ses malheurs. Soula-geons-les si nous le pouvons ; plaignons*les si nous ne pouvons les soulager. Rallions-nous le peuple. Après ces deux députations, on en reçoit une des communes : elle annonce que les communes ont délibéré de ne s’occuper du plan proposé par les commissaires du Roi qu’après la clôture des conférences, auxquelles les commissaires des communes se rendront exactement. M. d’Eprémesnil renouvelle ses réclamations