700 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. même qui regrettent les faveurs des abus que vous avez proscrits, trouveront en elles des consolations et de nobles ressources. Ils changeraient en bénédictions leurs doutes sur la restauration complète de l’empire. En attendant, Nosseigneurs, tous les bienfaits que vos travaux promettent à la nation, les députés extraordinaires, encouragés par la preuve que vous avez déjà donnée à l’égard des créanciers de l’Etat, que vos sollicitudes envers tous les citoyens s’étendaient même sur leurs craintes, vous supplient de prendre dans votre sagesse toutes les mesures convenables pour maintenir l’ordre et la tranquillité dans les colonies, et de décréter que l’Assemblée nationale, considérant que les colonies ne peuvent être cultivées que par les noirs, la traite continuera d’en être faite par les armateurs français. M. le Président, aux deux députations. L’Assemblée nationale reconnaît les rapports multipliés du commerce avec la prospérité du royaume; elle sait surtout ce que la France doit à ses travaux, et elle acquittera à son égard la reconnaissance de la nation, en lui accordant la protection la plus étendue. Les alarmes que vous avez cru devoir déposer dans son sein ne peuvent, dans aucun temps, être étrangères à sa sollicitude ; l’Assemblée nationale les pèsera dans sa sagesse et dans sa justice, et elle s’occupera d’accorder les grands intérêts que vous venez d’exposer avec les principes de la nouvelle constitution. Elle vous invite à assister à sa séance. Une députation de la Société royale de médecine l'ait hommage à l’Assemblée d’un exemplaire des ouvrages imprimés qui contiennent le travail de cette Société. Les citoyens et gardes nationaux du district de Saint-Jacq'ues-l’Hôpital offrent un don patriotique de 4,470 livres 12 sous. Ils présentent aussi un projet de monument en l’honneur de Louis XVI. Une députation du district des Enfants-Rouges adhère à la demande faite par les représentants delà commune de Paris, pour les juifs résidant dans la capitale, et elle fait lecture de la lettre suivante : « M. le Président, comme citoyen français, j’ai l’honneur d’offrir à ma patrie," pour mon don patriotique, deux paires de boucles d’argent et un billet de caisse de 300 livres, avec ma soumission de payer une pareille somme le 1er juillet prochain : quoique ces deux sommes réunies surpassent le quart de mon revenu, elles ne diminueront rien à ma contribution ordonnée par le décret de l’auguste Assemblée, le 6 octobre dernier. « Mais persuadé, dans les circonstances orageuses où se trouve ma patrie, que ce n’est pas seulement d’argent qu’elle a besoin ; convaincu, au contraire, que sa tranquillité et son bonheur dépendent essentiellement du maintien de la constitution et de l’exécution des décrets de nos illustres représentants, non-seulement j’offre, comme soldat, de verser la dernière goutte de mon sang pour contribuer à la maintenir et à les exécuter; mais, comme citoyen, je déclare dès aujourd’hui, à la face de la nation et en présence des pères de la patrie, déchus de ma succession ceux de mes héritiers qui peuvent y prétendre directement oucollatéralement, non-seulement s’ils étaient assez perfides ou assez lâches pour corrompre ou tenter de corrompre quelques citoyens, [23 février 1790.) ou se laisser corrompre eux-mêmes pour entrer dans quelques complots contre la nation, la constitution, l’Assemblée nationale et ses décrets, sanctionnés ou acceptés par notre aimé et respecté roi, mais qui ne les soutiendraient et ne les défendraient pas aux périls de leurs vies. « Je suis, etc. « Crochet, soldat de la garde nationale de Paris, bataillon des Enfants-Rouges. » M.lloreuu de Saint-üiéry. Je demande l’ajournement à lundi matin de la question que présentent les adresses des citoyens de Bordeaux et les députés extraordinaires du commerce, afin qu’avant de s’en occuper, l’Assemblée connaisse la teneur des dépêches que le ministre du roi a annoncé avoir reçues de Saint-Domingue et de la Martinique. M. Barnave. Je crois instant de faire demander au ministre le paquet venu de Saint-Domingue à l’adresse de l’Assemblée nationale. Ces deux propositions sont décrétées, et la séance est levée à onze heures du soir. ANNEXE à la séance de l'Assemblée nationale du 25 février 1790. Oraison funèbre de l’abbé de L’Epée prononcée dans l’église paroissiale de Saint-Etienne-du-Mont, le mardiTi février 1790, en présence de la députation de l’Assemblée nationale , de M. le maire et de l'assemblée générale des représentants de la commune , par M. l’abbé Faucliet, prédicateur ordinaire du roi, représentant de la commune. Monsieur le maire et Messieurs, cette maxime évangélique est enfin devenue nationale. Il n’est plus de grands au jugement de la France, comme au jugement de Dieu, que ceux qui réunissent à de grands talents de grandes vertus. Cet inconcevable abus du langage, cet étrange renversement de toute raison et de toute morale, qui faisaient donner le nom de grands à des hommes qui avaient l’esprit le plus étroit et les mœurs les plus viles, ont cessé parmi nous. Ce n’est plus la place qui fera la grandeur, ce sera l’élévation d’âme de celui qui l’occupe, et, sans sortir de ses humbles foyers, le citoyen modeste qui aura eu du génie et pratiqué le bien, aura tous les honneurs de la patrie ; la cité entière se penchera sur sa tombe pour l’arroser de ses larmes, lui dressera les trophées du mérite, et proclamera sa gloire: Qui fecerit et docuerit, hic Magnas vocabitur. Il a fallu la révolution qui nous rend libres, pour que l’éloge du plus saint prêtre et du plus généreux citoyen fût prononcé dans un temple. La sévérité même de ses principes eut paru un obstacle à l’hommage qu’inspireGt ses douces vertus. Son génie; consacré par la plus belle invention de la bienfaisance et de la charité, eût semblé terni et comme profané par des pensées théologiques et morales qui n’étaient pas celles qui dominaient, et, sous un gouvernement moins sage que celui qui régit maintenant le diocèse, on eût forcé les paroles de la reconnaissance publique d’expirer sur les livres de la religion. Telle était la servitude où languissait la France. Les 701 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 février 1790.] opinions étaient enchaînées, la doctrine était captive; l’exil et les prisons menaçaient les consciences sincères ; le despotisme était partout ; et quoique plus opposé encore au royaume de Jésus-Christ qu’au royaume du monde, il siégeait sur les trônes des églises, aussi durement que sur celui de l’empire. Cette double tyrannie se soutenait l’une par l’autre. Le sceptre 'frappait aux ordres des pasteurs; et la religion paraissait consacrer les injustices du sceptre. Chrétiens, citoyens, vous le savez, je n’exagère pas ; et, à Dieu ne plaise que je veuille aggraver les torts des premiers ministres des autels, dans des moments où, proscrivant eux-mêmes l’erreur, dont nous avons été longtemps esclaves, ils ont, à l’exemple de notre bon et religieux pontife, fait bénir par des chants solennels la Providence, qui a créé tout à coup, dans les ténèbres du despotisme, la lumière de la liberté ! Evitons, au contraire, dans cette révolution des pensées et des sentiments, tous les excès et toutes les licences. Honorons plus que jamais l’épiscopat et le sacerdoce, cette sainte magnificence de la religion et des mœurs. Engageons, par notre respect et notre amour, ceux de nos concitoyens que Dieu même a consacrés pour la présidence du culte, à n’exercer que le ministère de la vertu. Voyons désormais en eux, selon l’ordre de Jésus-Christ, nos frères, et non pas nos maîtres, les gardiens de nos principes et non pas les tyrans de nos pensées, les directeurs et non pas les violateurs de nos consciences, les approbateurs et non pas les oppresseurs de notre liberté ; enfin des hommes, des compatriotes destinés à bénir, à réclamer les droits de l’humanité, de la société, et non pas des adversaires et des ennemis qui repoussent, combattent la nature et la patrie. Le clergé, dans la France libre, sera l’élite des hommes les plus vertueux de la nation ; et les beaux jours, les jours sereins de la religion catholique, naîtront bientôt avec le soleil pur de la liberté universelle, dont nous ne voyons l’aurore qu’au milieu des orages qui précèdent, comme à l’origine du monde, la création de la lumière ; et préparent, comme à la naissance du christianisme, la régénération de la fraternité. Il avait ces principes, il était rempli de ces espérances, le prêtre vénérable dont vous m’avez, Messieurs, commandé l’éloge. Quelle douceobliga-tion vous m’imposez Iquellesgrandes vuesdeliberté dans les idées religieuses, et de générosité dans les œuvres utiles à la patrie, ce sujet simple et touchant nous présente 1 Vous pouviez choisir parmi les ministresdu culte qui siègent si dignement avec vous dans le palais de la commune, des orateurs d’un talent plus sûr, pour atteindre à ces nobles et simples pensées ; vous ne pouviez trouver un zèle plus sincère et une volonté meilleure pour l’entreprendre. C’est le plus satisfaisant usage du ministère de la parole pour une âme libre et sensible d’avoir à bénir la mémoire d’un prêtre citoyen, jurisconsulte, philanthrope, inventeur de la méthode pour l’instruction des sourds et muets de naissance, et leur premier instituteur. Ces titres n’ont rien de fastueux, mais ils dépassent autant ceux qu’on voit si pompeusement étalés dans les oraisons funèbres des anciens grands du royaume que le génie et la vertu sont au-dessus des préjugés et de l’orgueil. Ce prêtre modeste, sans s’écarter de la juste soumission due à l’Eglise, eut le courage de la liberté dans ses idées religieuses ; et sa doctrine fut toujours conforme à la voix de sa conscience. Ce digne citoyen, sans aucun des secours qu’il eût dûobtenir del’Etat,eut le courage du patriotisme dans ses actions généreuses; et l’établissement de son œuvre fut l’effet de sa seule vertu. C’est sous ce double rapport que la religion et la patrie consacrent la mémoire de Charles-Michel de VEpée , et le proclament Grand, sous ces voûtes sacrées et dans cette Assemblée civique. Qui fecerit etdocue-rit , hic Magnus vocabitur . PREMIÈRE PARTIE. Messieurs, quand on célèbre dans le même genre de discours la mémoire des princes et des hommes puissants, on les loue d’avoir été humains malgré l’orgueil de leur naissance, et bons malgré la hauteur de leur destinée. Fidèles aux principes de la raison et de l’Evangile, qui ne nous montrent que des obstacles à la vertu, dans l’élévation des rangs et au sein de l’opulence, nous ne pouvons trouver aucun éloge personnel pour l’abbé de l’Epée dans la modestie de sa famille et dans la douce médiocrité de sa fortune. Il était, pour ainsi dire, le fils de la vertu et du bonheur, qui habitent si naturellement ensemble dans les demeures paisibles des simples citoyens. Son père, architecte du roi, ne tira d’une place si facilement lucrative que l’entretien d’une héréditaire et honnête aisance. L’opulence qui s’offrait à lui sous la forme des convenances et de l’usage ne pouvait qu’effrayer sa probité sévère. Il éleva ses enfants dans la modération des désirs, dans la crainte de leur conscience et dans les jouissances de la vertu. Cette éducation, soutenue par la continuité des exemples domestiques, fit une telle impression sur leurs esprits et transforma tellement en habitudes dans leurs cœurs les sentiments de la sagesse, qu’ils y ont perdu en quelque manière le mérite d’avoir des penchants à combattre. Les passions déréglées leur ont été inconnues. M. l’abbé de l’Epée, dans les confidences de la vieillesse et de l’amitié, disait : « Grâce à Dieu, je n’ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes ; mais je suis épouvanté, quand je réfléchis, combien j’ai mal répondu à une si grande faveur du ciel : une mauvaise pensée m’a poursuivi une seule fois dans mon jeune âge, Dieu me donna de prier et de vaincre ; ça été sans retour, et j’arrive, après une carrière longue et tranquille, au jugement de Dieu avec cette unique victoire. Ce sont les grands combats qui font les saints : Dieu a tout fait pour mon talent et je n’ai rien fait qui réponde à l’excellence de sa grâce. >> Ainsi, cet homme admirable s’effrayait de sa facile innocence, et, parce qu’elle ne lui avait coûté aucun effort, craignait de n’avoir été qu’un ingrat. Voilà, mes frères, les heureux effets d’une éducation vraiment chrétienne au sein d’une famille pieuse : voilà les mœurs pures que la religion seule crée dès sa jeunesse, qu’elle entretient toujours de sa douce influence et qu’elle rend enfin tellement nécessaires par la force de ses saintes habitudes, que tout mouvement vers le vice devient comme impossible. Si M. l’abbé de l’Epée n’avait eu à juger de la corruption de la nature que par ses propres penchants, il semble qu’il n’aurait pas dû croire si sévèrement aux effets du péché originel ; et, sur ce point, son expérience paraissait coutredire sa doctrine. Mais il voyait les mœurs de la capitale, et son âme chaste, qui ne pouvait concevoir tant de désordres, trouvait hors de lui la démonstration de sa foi. Il la trouvait cependant aussi dans son sein, sur le point vraiment capital de la désordination de la nature humaine , et ici, Messieurs, je puis attester moi- 702 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 février 1790.] même ses paroles. Après avoir examiné avec sa sévère sagesse un ouvrage grave que je lui avais soumis, le Panégyrique de Saint-Augustin, il jugea que la doctrine de ce grand génie de l’Eglise était fidèlement analysée dans ce discours, et il me sut gré d’avoir insisté snr le principe de tous les vices du cœur humain : l’orgueil, qui nous fait oublier Dieu et nos frères, troubler l’ordre de la nature et de la société pour rapporter tout à nous-mêmes. « C’est en effet, dit-il, notre péché d’origine, c’est ce qu’il nous faut combattre toute la vie; il n’y a point de relâche à se permettre, c’est tout le mal de l’homme, c’est le mien, je l’éprouve à toute heure; vou3 m’avez loué, ajouta-t-il, en désirant mon suffrage, je pourrais vous louer aussi ; mais assez d’autres nous empoisonneront d’éloges, et de nous-mêmes nous •sommes trop enclins à nous applaudir au fond de nos cœurs, tandis que si nous avons un motif de bénir le ciel, pour nous avoir accordé quelques lumières, nous avons mille raisons de nous humilier de nos ténèbres. » Voilà comment le plus modeste des hommes s’effrayait de son propre orgueil, et instruisait ma présomptueuse jeunesse à s’armer de toutes le3 forces de la religion, nontrecet immortel ennemi de la vertu. Pour lui, il s’était exercé, dès l’enfance, à étouffer dans son sein ce vice primitif, qui est la source de tous les autres. L’éducation publique qu’il reçut ne démentit point celle qu’il ne cessait de recevoir dans l’intérieur de sa famille. Ses progrès rapides dans les sciences ne lui causèrent jamais cette enflure de l’âme qui est, selon l’apôtre, leur effet naturel. La religion y opposait efficacement l’humilité qu’elle seule peut insérer dans le cœur de l’homme. Une piété si solide et si sensible dirigeait les actions de son adolescence, que, dès l’âge de dix-sept ans sa vocation pour le saint ministère parut à ses instituteurs l’ordre du ciel. Son empressement mêlé de défiance décida contre leurs premières vues ses vertueux parents à lui permettre d’embrasser cet état qui exige tant de vertus et présente tant d’écueils. Il mit, pour se disposer à la première initiation, plus de soins que la plupart n’en mettent pour se préparer au sacerdoce. On lui proposa, selon l’usage dès lors établi dans le diocèse, un e formule à signer que sa bonne foi ne pouvait admettre. Rien ne put vaincre sa sincérité. J’adjure les docteurs les plus faciles en morale: en est-il un qui osât dire qu’il existe une puissance au monde avec le droit de faire affirmer ce qu’on croit faux? Celui qui s’y soumettrait ne serait il pas le plus servile et le plus lâche des imposteurs? Mais admirez, Messieurs, comme l’intolérance est inconséquente et incertaine dans ses principes et dans ses mesures. Quand on vit qu’on ne le forcerait pas à démentir sa pensée, on consentit à l’initier dans l’état ecclésiastique sans contraindre sa main à signer ce que sa conscience désavouait; dans l’espoir, lui dit-on, qu’il changerait de principes lors de son admission aux ordres sacrés, ou dans la résolution de lui fermer alors irrémissiblement l’accès du sanctuaire. Ainsi, pour approcher de la table sainte, pour monter même les premiers degrés de l’autel, on peut ne pas exiger à la rigueur telle croyance; mais pour les secondes marches il la faut. Dieu n’a pas béni les intolérants, il leur a refusé la raison. Sans doute, si la doctrine du jeune adepte eût été contraire à la foi catholique, loin de l’admettre dans le clergé, il aurait fallu l’écarter de toute participation â la communion intime de l’Eglise, le regarder comme hors du cerde des vrais croyants ; ne plus le considérer que sous les rapports de la fraternité générale et de l’universelle charité : ce n’est plus là l’intolérance ; c’est la justice toujours semblable à elle-même, car il est impossible qu’un non-catholique soit un catholique : il est un frère, un ami; la religion ne cesse de lui ouvrir nos cœurs, mais elle lui ferme nos mystères. Puisque de l’aveu de l’intolérance même, M. de l’Epée, sans changer de sentiments, était catholique pour la première cléricature, il l'était donc pour le sacerdoce; la foi est une; elle est immuable comme la vérité, Una fides. Le saint jeune homme, qui en se dévouant au service du culte, ne cherchait qu’une sauvegarde contre les dangers du monde et les vanités de la terre, se contenta de l’idée de rester toujours au dernier rang et bénit avec joie la providence qui semblait lui interdire les hauts degrés du ministère où son humilité, autant que son éloignement pour tout déguisement dans sa doctrine, ne lui permettait pas l’espoir d’atteindre jamais. Il crut, avec raison, que sa piété seule, ses humbles services aux pieds des autels, et les instructions élémentaires qu’il faisait aux enfants dans les temples, n’acquittaient pas sa dette envers la société; qu’il devait la servir selon toute l’étendue des moyens qu’il avait reçus de la nature, de l’éducation et du travail. Il tourna ses yeux vers les honorables et utiles fonctions des jurisconsultes. Il ne fit pas, avec la négligence vulgaire, les études prescrites; il y mit la sévérité de la conscience. Il fut reçu et prêta le serment le même jour qu’un magistrat célèbre devenu le chancelier du royaume, qui possède encore cette charge éminente et qui, par le plus étrange usage de l’autorité qu’il exerçait, a préparé la révolution. La sévérité du ministère évangélique interdit les jeux brillants de l’éloquence, dans le contraste facile de deux hommes si divers par leurs principes et leurs destinées. Observons seulement que M. de l’Epée avait une opposition raisonnée, invariable, à l’autorité arbitraire en tout genre. Il connaissait les droits de l’homme et du citoyen; c’était un sage ami de la liberté. Il ne suivit pas longtemps la carrière du barreau; il avait une âme sacerdotale; la paix des autels convenait à son génie et ses vertus célestes l’appelaient au ministère des mœurs. Ses sages guides le poussèrent à l’accomplissement des vues de la providence. Un humble canonicat lui fut conféré pour l’affilier à l’église de Troyes, où le neveu du grand Bossuet accueillait avec empressement les hommes d’une piété sévère, pour ainsi dire bannis des autres diocèses. Sous la direction de ce pieux pontife, et dans sa maison de probation, l’une des plus édifiantes du royaume, il se livra sans obstacle à toute la ferveurde son zèle pour la vérité. Il unit à son gré les plus austères principes aux vertus les plus aimables. Il s’instruisit, comme à l’école des anges de la science la plus profonde et la plus importante, la direction des âmes; et il reçut enfin le sacerdoce avec une foi aussi vive et un aussi ardent amour que s’il eût vu Jésus-Christ même lui conférer cette consécration divine. Je ne dis rien, Messieurs, dont je n’aie recueilli fidèlement les témoignages; et, si l’on attendait que je substituasse un langage ambitieux et profane aux simples et religieux accents de la piété, je proteste que je ne remplirai pas cette attente. Que ne puis-je avoir, au contraire, l’éloquence facile et sainte que ce prêtre, digne des beaux jours de l’Eglise 703 1 Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 février 1790.] employait pour l'édification des fidèles et dont son amitié m'a trop peu donné les leçons ! Il avait ce talent pur qui ne permet pas de s’occuper du prédicateur, et laisse la plénitude de la pensée à la vérité seule. L’instruction affluait de ses lèvres, selon l’expression de l’évangile comme une eau vive qui suit sa direction vers le ciel, fertilise les âmes et les élève à la source éternelle de la vie. La douce chaleur du sentiment animait sans efforts ses paroles et pénétrait les cœurs. Peu à peu l’attendrissement le gagnait, ses larmes coulaient, il aimait visiblement Dieu, il chérissait sensiblement ses frères; il les amenait à la sagesse par cette grâce d’amour qui est au-dessus de tout art et de tout talent, parce qu’elle est la nature même de la vérité, l’essence même de la vertu; il exerça ce saint ministère sans interruption dans les villes et les campagnes du diocèse de Troyes, jusqu’à la mort de M. Bossuet, et y produisit les fruits inappréciables de la religion et des mœurs. Ce fut dans ce temps, Messieurs, nous pouvons le dire et aucune dissimulation n’est plus nécessaire dans ces jours où la vérité se trouve libre comme la nation ; ce fut alors qu’entretenant des relations intimes avec le vénérable Soanen, persécuté pour les mêmes idées religieuses dont il faisait profession ouverte, il déposa dans les mains de ce digne évêque, son acte sur un décret de Rome qui a si longtemps occupé la France. Cet acte est un modèle parfait de droiture d’âme et de pureté d’intention. Il y déplore avec sagesse les excès des hommes violents, qui, dans une cause où l’on ne peut imputer aucune erreur distinctement contraire à la foi, à des Fidèles pleinement soumis à l’église canoniquement consultée, voulaient cependant forcer les consciences par une tyrannie très opposée à l’évangile. Il ne s’y permet pas même l’expression injurieuse alors reçue contre rassemblée d’Embrun,où le vertueux évêque de'Sénez fut siétrangement jugé par des pontifes qui auraient été trop heureux et qui l’avouaient eux-mêmes d’avoir la vérité de sa foi et la sainteté de ses mœurs. Cette assemblée fit des prosélytes nombreux à la doctrine de M. Soanen, comme on aurait dù s’y attendre, parce qu’il est naturel aux hommes, même aux sages de croire que c’est la vérité qui souffre persécution, et que c’est l’erreur qui persécute. Si un évêque, recommandable par mille vertus, avait réellement abjuré une des vérités de la foi et ne voulait plus la reconnaître, il faudrait selon les règles de la sagesse, non pas le persécuter, non pas l’exiler, mais après avoir jugé canoniquement sa doctrine, le déclarer déchu de sa qualité de pasteur et même de la communion de l’église, sans lui ôter jamais la liberté de ses sentiments, la liberté de sa défense, et surtout la liberté de sa personne. Droits de l’homme, comme vous étiez méconnus ! Droits de citoyens, comme vous étiez immolés! Droits de la charité, droits de l’Evangile, que vous étiez loin des esprits et des cœurs ! Sans vouloir entrer, Messieurs, dans les anciennes querelles maintenant assoupies, ni vous exposer les profondeurs de ces doctrines, plus essentielles que les esprits légers et indifférents aux vérités religieuses ne se le persuadent, et dont mon désir, mon amour du vrai, a nourri souvent mes pensées, j’aurais désiré pour la justification des principes de M. l’abbé de l’Epée, et des graves hommes dont il était l’émule, vous exposer avec quelque étendue comment leur système sur la liberté catholique, se trouve conforme à celui que nous professons tous sur la liberté civile. Mais après avoir ébauché ce parallèle heureux, où les analogies de la religion et de la patrie venaient d’elles-mômes se rapprocher et s’unir, j’ai résisté au désir de vous le présenter, dans la crainte de paraître encore mêler la politique à l’Evangile, quoique à mon jugement ils dussent être inséparables, et dans l’appréhension d’altérer, au jugement de plusieurs de nos frères chéris, la simplicité de mon sujet. Je me bornerai donc à vous faire observer la pleine soumission de M. de l’Epée, aux décisions constantes de l’Eglise, et la sage liberté de sa conscience, dans son recours à l’Eglise même, sur une décision qu’il croyait, d’après des motifs qui lui paraissaient évidents, n’être pas un de ses oracles infaillibles. Personne ne révérait plus que lui l’autorité du souverain pontife et des évêques, conformément aux saints canons. Et avec quel respect et quelle reconnaissance il reçut les marques de communion et les dons religieux d’un nonce révéré pour ses vertus. Avec quelle déférence il sollicita auprès de cet archevêque, célèbre par sa charité envers les pauvres et par la fermeté de son caractère, une permission que donnait d’elle-même la loi de la nécessité ! Il s’agissait de recevoir la confession des sourds et muets de naissance que seul il pouvait entendre. Jamais il ne put obtenir une réponse de ce pontife inflexible envers ceux qui n’avaient pas ses opinions. M. de l’Epée, fidèle aux principes de la plus humble soumission envers son pasteur, lui en fit un dernier hommage en le prévenant que, s’il ne daignait pas lui répondre, il interpréterait, à raison de la nécessité, son silence comme une approbation. Il obtint ce silence approbateur, et il renferma étroitement son ministère, pour le tribunal de la confession, dans la classe de ses élèves, dont il avait créé le langage et dont il saisissait les pensées. Permettez-moi d’observer ici, Messieurs, que M. de Beaumont qui avait eu souvent recours à l’autorité arbitraire contre ceux qu’il croyait dans l’erreur, a été ensuite persécuté lui-même par cette même autorité, de la manière la plus inique, pour avoir fait constamment ce qu’il regardait comme son devoir. Un grand attentat contre la liberté de l'homme et du citoyen fut commis sous le dernier règne.Une ordonnance despotique émana du trône. Il fut défendu à tous les Français même aux premiers pasteurs de l’église de parier publiquement de certains points de doctrine et d’un décret de Rome que chacun croyait contradictoirement intéresser la foi. Défendre de parler des vérités qu’on adore! Défendre aux pasteurs d’ex-pliquerleur croyance aux fidèles! Défendre la parole, et la parole de la conscience à des Français! Quel délire de la tyrannie, sous un faux prétexte de sagesse et de paix! Que pouvait-il en résulter? Qu’ après avoir persécuté les uns, on persécuterait les autres, que les dissensions n’en seraient que plus vives, et qu’aucun ne voudrait se persuader que la puissance royale eût le droit d’étouffer la conscience, au passage de la voix, et de tuer la vérité sur les lèvres. Oui, la vérité, Messieurs, car c’est toujours elle qui a l’adoration de hommes, lors même qu’ils transportentà l’erreur son saint caractère et ses attributs divins. S’ils se trompent, c’est un motif de plus pour les entendre, afin de les éclairer. Il faut surtout ne pas imposer silence à ceux qui sont distinctement élus parmi les peuples et consacrés par la religion pour exercer le ministère de la doctrine. Ils ne sont pas infaillibles eux-mêmes, il est vrai : chaque fidèle a droit de parler sagement hors des temples, et de publier des écrits modestes pour réclamer les 704 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 février 1790.] principes et rétablir les traditions. Enfin l’Eglise universelle, canoniquement délibérante, ayant seule l’infaillibilité, tout ce qui n’est pas clairement conforme à sa doctrine connue, et à ses décrets immuables, est susceptible d’être porté, en dernier jugement, à son suprême tribunal. Ainsi la vérité sainte conserve son empire ; la liberté de conscience exerce tous ses droits; et le chrétien, le front levé vers le ciel, ne reconnaît que le ciel même pour juge de sa foi, dans les oracles du peuple de Dieu proférés par l’universalité de ses interprètes. Tous avaient donc le droit de dire leur pensée ; il ne fallait tyranniser personne, il n’y aurait pas eu de tempêtes dans l’Eglise, car les orages n’y naissent que de l’intolérance. La vérité pure se serait éclaircie paisiblement par la liberté même; et les liens de la fraternité n'auraient pas paru continuellement prêts à se rompre par le despotisme, toujours incertain et toujours injuste du gouvernement. Telle était, Messieurs, la sage doctrine de M. l’abbé de l’Epée. Combien il était loin d’approuver le recours aux tribunaux civils contre les refus inspirés par le faux zèle, et contre les actes de schisme que se permettaient les adversaires de ses opinions ! Dans sa propre paroisse, un prêtre que le fanatisme agitait tellement, que cette passion a dégénéré ensuite en une démence consommée, lui refusa publiquement et avec des qualifications odieuses, le signe de pénitence que les fidèles reçoivent en commençant le carême. « Monsieur,* lui répondit cet homme simple et grand, c’est en qualité de pécheur que je me suis prosterné à vos pieds, pour vous prier de répandre sur ma tête les cendres de la pénitence publique; vous me les refusez; pour l’humiliation, c’est, au moins, comme si je les avais reçues. J’ai rempli le devoir de ma conscience ; je ne veux pas tourmenter la vôtre. » Et il se retira dans le calme de ses pensées et la sécurité de ses sentiments. Le même zélateur outré repoussa solennellement, sous le même prétexte, de la table sainte, un pieux ecclésiastique qui est toujours resté dans les derniers ordres de la cléricature, et pour qui M. de l’Epée avait la plus juste estime. Le scandale éclatant de ce refus appela l’attention des tribunaux ; mais M. de l’Epée lui-même, joignit son zèle pacifique à celui du grave curé de saint Roch, dont il était l’ami, et dirigea les démarches généreuses de l’offense, pour calmer les magistrats. 11 croyait que, dans un ordre meilleur de la chose publique, ç’aurait du être aux seuls juges d’Eglise à prononcer sur l’administration des sacrements, comme sur la doctrine; parce qu’il n’appartient qu’à l’Eglise, par le jugement du presbytère, dérégler l’admission aux choses saintes, et de punir par une juste interdiction des fonctions sacerdotales, celui qui en abuse par des refus fanatiques. 11 était convaincu que, dans l’état de dissension où se trouvaient les esprits, et où ceux qui avaient ses trincipes ne pouvaient espérer aucun jugement àvoranle de la plupart des chefs des diocèses, il allait souffrir cette privation sensible; ne répondre à l’injure que par la patience; abandonner, selon la leçon de l’Evangile, sa tunique et son manteau, plutôt que de disputer devant la justice civile, et croire que la demande instante, le vif désir des sacrements suppléent devant Dieu, même à la mort, aux effets salutaires de cette participation sacrée. 11 est impossible, Messieurs, de combiner une doctrine à la fois plus religieuse et plus raisonnable, plus ferme et plus douce. C’est la fraternité conciliée avec la liberté de conscience; c’est Ja philosophie de l'Evangile dans sa perfection. Sur un génie aussi sage, les illusions ne pouvaient exercer aucun empire; il était convaincu de la réalité des miracles que Dieu peut opérer dans tous les siècles ; mais aucun n’était nécessaire pour sa croyance personnelle. 11 fit à l’occasion de celui qui obtint, il y a près de vingt ans, une si grande célébrité (la guérison du paralytique de saint Gôme, dans la procession solennelle de l’Eucharistie) au docte et pieux écrivain qui en a recueilli les preuves, et qui Rengageait à les vérifier lui-même, la réponse qui caractérise le mieux sa philosophie et sa foi : « Si le miracle se faisait à ma porte, je ne l’ouvrirais pas pour le voir. » Ainsi saint Louis refusa d’interrompre sa prière, pour contempler, lui disait-on, l’apparition sensible de Jésus-Christ dans le sacrement des autels. Les saints et les philosophes n’ont nul besoin de miracles; ils ont l’Evangile et l’Eglise, le sentiment et la raison. Quand Dieu interrompt le cours ordinaire de ses lois, c’est pour les faibles esprits; les âmes fortes ont des convictions supérieures à tous les prodiges : Quia vidisti me, credidisti ; beati qui non vide - runt et crediderunt ! Enfin, Messieurs, malgré sa foi vive à tous les dogmes catholiques et son ferme attachement à la doctrine des grands hommes de Port-Royal, M. l’abbé de l’Epée n’était ni un dévôt ombrageux, ni un homme de parti. Nulle espèce de fanatisme n’avait accès dans son âme. 11 accueillait, avec une bienveillance sensible, les personnes opposées à ses principes; rarement il discutait avec elles les objets de leur croyance diverse. Quand on voulait s’en occuper, c’était de sa part des entretiens et non pas des disputes. C’était cette vraie tolérance qui aime à croire à la bonne foi de ses frères, à espérer tout pour eux, de la grâce du père céleste, et non pas ce despotisme atroce, qui ne voit, hors de ses opinions, que des réprouvés. La tolérance, mes frères, ô la douce et sainte parole 1 l’aimable et vertueux sentiment ! On n’a ni charité, ni humanité sans elle : M. l’abbé de l’Epée en était rempli. Il faut le dire à la gloire des disciples de la même doctrine qu’il professait : ce sont eux qui ont réclamé le plus haut l’état civil pour les protestants ; leurs écrits publics, leurs instances persévérantes ont mis un grand poids dans la balance de l’opinion. Qu’il était satisfaisant pour la vraie philosophie, pour le pur patriotisme, et, ce qui les comprend l’une et l’autre, pour la parfaite religion de l’Evangile, de voiries catholiques les plus sévères, ceux qu’on regardait si faussement comme les réprobateurs du genre humain, appeler à grands cris au sein de la fraternité nationale et de l’unité citoyenne ces familles nombreuses, qui, malgré la diversité de leur croyance, n’en doivent pas être moins chères à la patrie et à nos cœurs ! Recevez le tribut de nos hommages pour vos généreuses pensées et vos constants efforts en faveur de cette tolérance équitable, non-seulement vous, digne objet de cet éloge, et vous, son émule dans la science des saints et dans la sage direction des talents pour l’avantage de la société, vertueux abbé Guidi; mais vous qui vivez, qui êtes témoins du succès de vos vœux, grave magistrat (1), qui en fîtes le premier retentir solennellement le ternit) M. Robert de Saint-Vincent. [25 février 1790.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 705 pie de la justice et vous qui, après les y avoir appuyés de toute l’éloquence de votre sagesse avez tant concouru à les faire couronner par les représentants de la nation que vous avez eu deux fois le suprême honneur de présider (1); voilà, Messieurs, les citoyens, les amis de la liberté, les zélateurs de la ‘fraternité que forme la sévérité de l’Evangile. Le fanatisme! Ah! qu’il est loin de leur doctrine! Il est impossible au contraire de préjuger la damnation d'un seul homme dans leur système religieux. Pourquoi? parce qu’en reconnaissant que la grâce est toute puissante, et qu’elle peut opérer, à la volonté du Père céleste, des prodiges imprévus , ineffables dans les cœurs de ceux qui en paraissent les moins dignes, toutes les âmes s’abordent avec les salutations de l’espérance et s’embrassent dans les liens de la charité. Des champs libres de l’Helvétie, un protestant vint s’instruire en faveur de ses concitoyens de la science des signes dont M. l’abbé de l’Epée était l’inventeur : il trouva en lui un tendre ami, un vrai père: la sainte amitié gagna son cœur: il sentit que la religion d’un homme si parfait devait être la véritable: il alla au-devant de ses lumières; il en remplit son âme: il devint bien plus qu’un catholique, il fut un saint ; il resta quelque temps dans la capitale, privé de fortune et vivant de ses travaux; M. de l’Epée voulut lui faire accepter, dans un moment de détresse, une somme de 600 livres ; ce fut impossible : « Vous m’avez enseigné combien l’état de l’homme qui travaille en paix dans l’indigence et qui souffre les privations sans murmurer est agréable au ciel; vous m’avez donné vos principes : après ce don, tous les autres me sont inutiles : de plus nécessiteux que moi jouiront de vos largesses. J’ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail : je suis riche de vos bienfaits. » Sublime perfection de l’Evangile, voilà bien ton langage! voilà ce que la grâce opérait dans le cœur d’un protestant, quand il s’était, pour ainsi dire, appliqué sur celui de M. de l’Epée pour en recueillir la divine influence. Ce saint prêtre chérissait tous les hommes et ne connaissait pas ces antipathies d’opinions qui ont fait tant de mal sur la terre. On sait trop que cette aversion fatale se fait surtout sentir plus ordinairement entre ceux qui, ayant le même fond de croyance religieuse, diffèrent par quelques nuances marquées que chacun croit essentielles. C’est la touche connue des grandes haines; pour M. de l’Epée, ce n’était rien dans sa tendresse. Vous en avez eu, Messieurs, des preuves frappantes (2), elles sont encore vives ; elles parlent encore à ce moment dans les temples. Les larmes qu’on a versées dans la maison de la commune, et qui coulent de nouveau dans la maison de Dieu, justifient avec assez d’éloquence ce nouveau témoignage à sa mémoire. Un dernier trait de sa tolérance charitable et de son universelle fraternité, auquel les conjonctures prêtent le plus touchant intérêt, c’est son zèle ardent et ses douces espérances en faveur des Juifs. Oh, s’il avait assez vécu pour les voir rapprochés de nous au nom des lois, et prêts à rentrer dans la famille nationale, qu’il aurait béni et (1) M. Fréleau de Saint-Just. (2) Dans ,1a personne de M. l’abbé Masse, qui n’a pas les mêmes opinions que M. de l’Epée, qui était cependant bien vu de ce sage maître, et que la commune à désigné provisoirement pour son successeur pour les sourds et muets de naissance. lre Série. T. XI. les législateurs qui commencent cette union et la suprême Providence qui dispose les événements à l’accomplissement de ses grands desseins ! 11 disait que l’état de proscription où les jugements de Dieu avaient permis que l’injustice des nations tînt si longtemps ce peuple dispersé et comme désuni de l’univers, était la source fatale de ses usures et des mœurs avilies que lui commandait pour ainsi dire la haine du genre humain; qu’au moment où l’on traiterait les Juifs comme des frères chéris, ils deviendraient des hommes estimables, de grands citoyens, et bientôt, conformément aux saints oracles des chrétiens parfaits, qui ressusciteraient eux-mêmes l’Evangile parmi les nations. Gomme les belles âmes s’épanouissent à ces douces pensées! Combien la doctrine du prêtre vertueux que nous pleurons touche et pénètre nos cœurs ! Mais réservons, Messieurs, notre sensibilité pour ses actions généreuses et surtout pour son œuvre par. excellence. C’est peu d’avoir enseigné le bien avec sa-' gesse, il l’a fait avec héroïsme. Il n’a pas possédé seulement la science, il a eu le génie de la vertu. SECOND POINT. La vertu jointe au génie est la plus grande existence qu’on puisse envier sur la terre et propager dans l’éternité : seule elle est belle et mérite l’amour : avec le génie elle est sublime, ( ( obtient un culte. M. l’abbé de l’Epée était tourmenté du besoin d’être utile : pour s’acquitter de ses facultés envers la Providence et payer à la société la dette de son cœur, il travaillait sa pensée, il agitait son âme. Le ministère solennel de la parole évangélique dans les temples et le ministère obscur, mais plus utile encore de la sanctification des mœurs dans le tribunal des consciences, ne lui étaient plus confiés par les )ontifes. Prêtre et citoyen, cet homme essentiel-einent bon et vertueux, qui avait l’ardeur du lien, comme les autres ont le feu des passions, ne pouvait vivre sans servir l’Eglise et sa patrie. C’était trop peu pour son zèle de verser les conseils de la sagesse dans les âmes qui lui en marquaient le désir, et de diriger par de simples avis, dans les voies de la morale, une multitude de fidèles que la confiance rapprochait de son cœur. Il fallait qu’il inventât quelque moyen d’étendre l’influence de la religion, source féconde, non-seulement des vertus parfaites et rares, mais des vertus communes et populaires, qui sont l’âme de la société. L’amour de Dieu et des hommes est toute la religion : quand, ce sentiment domine réellement les idées et les affections d’un mortel doué de génie, il enfante des prodiges d’humanité, il crée des miracles de patriotisme. « On me défend de faire connaître Dieu à ceux qui entendent, je le ferai connaître à ceux qui n’entendent pas. On ne me permet point de le faire bénir par ceux qui parlent, je le ferai bénir par ceux qui ne parlent pas. L’Etat me délaisse à l’intolérance ; je veux donner à l’Etat une classe entière de citoyens utiles. On ne m’aidera point, je ferai tout. Si Dieu est avec moi, s’il me donne l’amour de mes frères, si sa parole éternelle féconde mon esprit, si le verbe qui est une éternelle pensée me communique une étincelle de sa lumière créatrice, je vaincrai les obstacles, je suppléerai les sens, j’achèverai l’humanité dans ceux qui sont privés de ses organes ; je donnerai des hommes à la nature, des chrétiens à l’Evangile, des citoyens à la patrie, des saints à l’éternité. » 11 a dit ainsi 45 706 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 février 1790.] dans son cœur et il l’a fait. Il a appelé la lumière, la lumière a paru. Fiat lux et facta est lux : Dixit et facta sunt. Mais Dieu qui n’a pas besoin de temps pour ses œuvres et qui produit soudain parce qu’il est l’être, ne communique sa puissance créatrice à la vertu et au génie des hommes qu’à proportion delà réflexion, de l’application et des efforts qui sont la prière du génie, et de Ja confiance, de l’espérance et du courage qui sont la prière de la vertu. Voilà, selon l’expression d’un saint père, -cette toute puissance suppliante qui peut être communiquée aux plus parfaites créatures pour l’exercer péniblement sur la terre et pour la continuer ensuite facilement dans les cieux, omnipotentia supplex. 11 existait déjà une science des signes pour suppléer la parole matérielle et sensible, quand M. de l’Epée commença de s’occuper à créer une autre science pour suppléer la parole intérieure et intellectuelle. Quelques hommes d’un rare talent avaient inventé la dactylologie, qui figure, avec des signes, les lettres, les syllabes, les phrases ; d’ou résulte pour les sourds et muets de naissance le pouvoir de lire et de composer des lignes écrites dans un langage convenu. Cet art donne l’écorce des idées, mais n’en donne pas la substance. On ne sait pas si les élèves attachent les mêmes pensées que nous aux mêmes traces d’expressions. Tout est flottant et incertain. On ne peut slassurer d’une exacte conformité d’intelligence, que pour le petit nombre d’objets visibles et palpables auxquels on applique immédiatement leurs yeux et leurs mains. Les idées purement spirituelles et morales ne peuvent être créées par cette méthode. Si quelques-uns des disciples qui l’ont suivie paraissent avoir les notions de ces idées, ce sont des apparences vagues, indécises, dont aucune progression, aucune tenue d’entretien suivie et de conduite correspondante ne peuvent justifier la réalité. Ceux d'entre les sourds et muets dactylo-logistes qui ont effectivement des pensées pures et qui prouvent par une série de raisonnements que le langage interne des idées abstraites et morales, qui sont la vie de l’intelligence leur est in-fus, ont reçu nécessairement des instructions analogues à la science créée par M. «de l’Epée ; ou ils ont atteint par une suite très longue et très pénible d’analogies intellectuelles, résultantes d’une prodigieuse lecture à une force de conception de la chaîne d’idées qui constiluent l’éducation de l’esprit humain. M. de l’Epée ne se contente pas de faire de ses sourds et muets de naissance des machines ingénieuses qui paraissent comprendre et signifier des paroles : il en fait des esprits purs qui saisissent plus exactement que nous, et transmettent plus rapidement des idées. Il leur apprend le langage universel de l’intelligence avec lequel on peut s’entendre et se communiquer dans tous les idiômes de l’univers ; et ce langage il en est l’inventeur. Il dicte en un instant rapide où nous aurions à peine prononcé, en plusieurs mots, deux pensées, une suite de conceptions profondes que ses disciples sans oreilles et sans voix se sont appropriées soudain et qu’ils écrivent hàti-| veinent avec une correction parfaite en six ian-j gués différentes. On voit (et l’étonnement est ex-’ trême, l’admiration est infinie) des hommes qui n�ont que la moitié de nos sens porter au delà de « leurs bornes connues leurs facultés intellectuelles. La précision est incroyable, la rapidité paraît surnaturelle. Nous tâtonnons avec nos paroles, ils valent avec leurs signes. Nos esprits rampent et sn traînent dans de longues articulations, .les leurs ont des allés et planent sans ralentissement dans l’immensité de la pensée. Le temps ne semble plus la mesure des idées qui ne sont plus successives mais simultanées. Un ensemble soudain de signes réunis donne l’enfraînement de vingt conceptions diverses. Les conversations rapides formeraient de longs volumes. M. de l’Epée en une seconde éveillait, à ses élèves, des idées pour des pages d’écriture que chacun d’eux traçait à l’instant en langue latine, française, espagnole, italienne, allemande, anglaise, et tous avec une précision pure, une exactitude inimaginable. Les esprits supérieurs, qui en étaient témoins, s’affaissaient de surprise et les hommes de génie se trouvaient comme réduits à l’idiotisme devant ces demi-humains qui paraissaient élevés, par la rapidité de leurs communications intellectuelles, à la sphère des esprits célestes. Et c’est en effet, Messieurs, le langage des anges que parlent les disciples de M. de l’Epée. Ce sont les idées de Dieu et de ses mystères, de Jésus-Christ et de sa religion, de la morale et de la vertu, de la métaphysique et des précisions de l’existence des grands rapports et de l’ensemble de la nature, qui circulent dans leur esprit comme la lumière dans les cieux. Il les avait rendus capables de s’instruire de toutes les sciences usuelles, de tous les arts de la société : c’était le plus facile effet de leur institution, mais ee n’en était que l’objet secondaire. La patrie elle-même a encore plus besoin de la vertu que des talents ; et celui que la religion avait rendu !e meilleur des hommes, voulait que ses élèves eussent le même mobile pour atteindre à tous les moyens d’utilité publique, qui ne résultent jamais pleinement que du véritable amour de Dieu et des hommes. Je voudrais avoir mille voix plus éloquentes pour le dire aux humains doués de tous leurs sens et qui ne profèrent plus et qui n’entendent plus cette vérité suprême ; ainsi que M. de l’Epée avait mille signes plus efficaces pour l’inculquer à des êtres sans oreilles et sans parole, et qui la saisissaient comme le souverain bien. C’est Jésus-Christ qu’il , faut connaître pour atteindre à la perfection de l’humanité. Ceux qui le connaissent, en effet, emploient toutes leurs facultés, toute leur puissance en faveur de leurs frères. Et alors quelle société, quelle patrie ! Quelle activité dans les talents, quelle amabilité dans les mœurs ! Quelle communication de fortune de ceux qui possèdent à ceux qui n’ont pas, et par conséquent quelle égalité entre les pauvres et les riches ! Quelle émulation de services mutuels ! On vit les uns pour les autres, on est prêt à mourir pour «ceux qu’on aime, et tous les concitoyens sont des amis; on respecte les lois, «on adore la justice ; on voit un autre soi-même ; on voit Dieu dans tous les hommes; on est équitable, ou est bienfaisant ; on ne respire que la bonté, on ne vit que d’amour. Avec la connaissance vraie, la connaissance pratique de Jésus-Christ, on serait uni comme la famille céleste, on anticiperait le ciel, et rien n'affaiblirait le bonheur., parce que rien n’altère-rait la vertu.. Telle est, Messieurs, la divine science que M. de l’Epée communiquait à ses disciples; et il n’avait créé sa science universelle de la pensée que pour s’y élever avec eux. Puissance sacrée de la religion ! Voilà tes œuvres. Ceux qui tourmentent la nature et la patrie par leur orgueil et leurs passions et qui se disent chrétiens, sont des imposteurs ; ce sont eux qui, en donnant lieu de croire, à la vue de leur conduite, que la religion (Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 février 1790.] est non-seulement inutile, mais contraire à la fraternité, à l’humanité, à la liberté, au bonheur du monde, sont les vrais instigateurs de l’impiété dans les empires. Des prêtres qui auraient la perfection du sacerdoce de Jésus-Christ, comme M. de l’Epée, ramèneraient tous les cœurs à l’Evangile et consommeraient la régénération de l’ordre social. L’héroïsme en grande représentation importe sans doute essentiellement à la chose publique ; et dans un moment où la force des conjonctures appelle les peuples à la liberté, il influe d’une manière efficace sur les heureuses révolutions des Etats. Mais la soif de la réputation, le désir de l’estime, l’admiration, l’amour des concitoyens secondent, par une impulsion toute puissante, l’essor du courage, le zèle du patriotisme et le génie du bien. Bailly et Lafayette, nos dignes chefs, dans ce discours vous n’aurez pas d’autre éloge. Ce sont les héros de tous les jours, de tous les sacrifices, de toutes les utilités qui, pouvant seuls vivifier la société dans ses classes diverses, et y rallumer le feu sacré des mœurs, sont le grand besoin de la Patrie. C’est le citoyen seul avec l’énergie de la vertu; n’empruntant rien des regards deshommes ; n’espérant rien de leur faveur; servant l’humanité, sans le secours de l’opinion, dans des travaux inconnus et des veilles ignorées, à travers les dégoûts et les ingratitudes ; donnant sa vie au bien public, non pas dans des jours étincelants de gloire, mais dans une longue continuité d’oubli de soi-même; dans une patience inaltérable de vingt et trente années ; dans une abnégation complète de la fortune, de la renommée, de tout ce qui alimente l’imagination et enflamme le génie : c’est cet homme d’autant plus grand qu’il n’a point pensé à le paraître et qu’il n’a eu de force que dans sa conscience; c’estluiqui atteint à toutes leshauteurs de l’héroïsme, à toutes les perfections du civisme ; et il n’appartient qu’à la religion de le former. Voyez ce prêtre doucement obscur, à qui une aisance modeste offre les faciles jouissances delà vie, qui, payant une dette vulgaire aux devoirs de son état, pouvait se croire acquitté envers la vertu, et couler ses jours dans une piété tranquille, dans les simples plaisirs de l’innocence ; voyez-le fatiguer son esprit, agiter son cœur, forcer et vaincre la nature, pour servir l’humanité dans ses plus informes productions, se consacrer à la classe la plus abandonnée de Dieu et des hommes, s’v dévouer avec un amour égal à son génie; revenir pour lui-même aux premiers éléments de la pensée, afin de conduire par des progressions minutieuses, lentes, incalculables, ses chers élèves aux plus hautes conceptions ; ne se reposer jamais, ne se rebuter jamais, ne se démentir jamais; donner son temps, ses revenus, ses peines, son sommeil, ses habitudes, son existence, son bonheur, à cette laborieuse entreprise; inventer une science vraiment universelle pour la transmission la plus rapide des idées ; porter l’intelligence humaine au delà de ses anciennes limites; créer un art, qui, s’il devient partie de l’éducation publique et s’il s’étend dans les nations, sera le plus simple et le plus facile moyen de communication pour les peuples de toutes les parties du monde; travailler dans l’intervalle de ses leçons publiques et privées, à ce Dictionnaire général des Signes qui, lorsque les plus forts d’ entre les maîtres qu’il a instruits l’auront conduit à sa fin, sera le plus étonnant et le plus utile chef-d’œuvre du génie des hommes ; redescendre sans cesse de ces hauteurs de la pensée aux 707 plus humbles et aux dernières idées de l’enfance ; toujours égal à lui-même, toujours serein, toujours bon, toujours aimable, toujours sensible, toujours la candeur sur le front, la vérité sur les lèvres, la charité dans le cœur. Ah ! je révère la nature angélique, mais je ne la conçois pas plus pure : j’aspire à la patrie des cieux pour y trouver d’aussi parfaits concitoyens. S’ils étaient donc multipliés sur la terre, ces êtres formés sur le modèle de Jésus-Christ! Si nous avions des maîtres et des disciples de cet ordre moral, si l’Evangile, l’Evangile si peu observé, si péu connu, devenait l’âme de la société, la vie des nations, le code divin des empires ! l’esprit de Dieu même régirait l’univers, les hommes seraient créés pour le bonheur, la face de la terre serait véritablement renouvelée et changée en un jardin de délices : Emittes spiritum tuum et creabuntur ; et renovabis faciem terrœ. Les vraies, les ineffaçables délices, mes Frères, on ne les trouve que dans la vertu. M. de l’Epée ne cherchait pas le bonheur du temps dans son œuvre, il semblait le fuir au contraire et s’immoler aux peines, aux ennuis d’un travail qui exigeait tous les genres de sacrifices. 11 fut cependant, malgré l’indifférence du gouvernement et l’ingratitude de la patrie, le plus heureux des mortels comme il en était le plus digne. Voulez-vous voir, Messieurs, comment on dispensait les grâces dans l’Etat et comment on les refusait? Avant d’avoir mérité aucune attention des ministres qui dans sa jeunesse régissaient l’empire, on lui offrit un évêché en reconnaissance d’un service personnel que son père avait rendu au cardinal de Fleury. On juge assez qu’une dignité si sainte, offerte pour un tel motif, à un prêtre de vingt-six ans qui avait delà religion, ne pouvait être acceptée ni par lui ni par sa vertueuse famille. Mais quand à soixante et dix ans, après tant et de si utiles travaux, il demanda non pour lui-même mais pour la perpétuité de l’instruction qu’il craignait de voir périr à sa mort, une dotation nécessaire à la patrie, malgré la volonté positive du meilleur des rois, il ne l’obtint pas ; et les promesses non encore exécutées furent presque le seul effet delà bienveillance royale, et l’unique succès de son zèle. L’empereur Alexandre qui, durant son séjour à Paris ne trouva rien de plus digne de son admiration que l’œuvre de M. de l’Epée, lui témoignait sa surprise de ce qu’il n’avait pas même une de ces abbayes qu’on prodigue à des hommes inutiles ; il lui offrit d’en faire la demande au roi, et s’il y trouvait de la difficulté, de lui en offrir une lili-même dans ses Etats. M. de l’Epée répondit à ce souverain avec son ordinaire simplicité : « La religion ne permet pas de demander pour soi lesbiens de l’Eglise; et ceux qui en disposent ne donnent guère sans qu’on les sollicite. Si, à l’époque où mon entreprise était déjà commencée avec succès, quelque médiateur puissant eût demandé et obtenu pour moi un riche bénéfice, je l’aurais accepté pour le tourner entièrement au profit de l’institution. Aujourd’hui ma tête penche vers le tombeau, ce n’est pas sur elle qu’il faudrait placer ce bienfait ; c’est sur l’œuvre elle-même : je vais finir, il faut qu’elle duve et il est digne d’un grand prince de la perpétuer et de l’étendre pour le bien général de l’humanité. » L’empereur saisit cette pensée juste, il fit venir de Vienne-un prêtre d’une intelligence rare pour s'instruire auprès de l’instituteur et devenir J ui-même un grand maître. M. l’abbé de l’Epée vécut assez pour voir son œuvre solidement établie et propagée non [23 février 1790.] 708 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. seulement en Allemagne mais dans presque toutes les contrées de l’Europe. Ce fut pour lui un bonheur, que toutes les richesses du monde versées dans ses mains n’auraient pu égaler. Il eut la joie de voir les maîtres habiles qu’il avait formés parmi ses compatriotes répandre aussi sa science dans plusieurs villes du royaume et spécialement à Bordeaux (1), sous les "auspices d’un pontife éclairé, que sou patriotisme même a fait revêtir pour la nation, de la première dignité de la justice. M. de l’Epée était convaicu que son œuvre s’éterniserait à Paris par le zèle de ses concitoyens. Vous voulez, Messieurs, remplir son espoir. La confiance qu’il en avait l’a consolé de mourir avant qu’on eût jeté les fondements d’un établissement si cher à son cœur; et il devait d'autant plus y compter, à l’époque de la Révolution, qu’avant ce moment où l’esprit national donne une si grande valeur aux institutions utiles, il avait recueilli les plus vifs témoignages de l’intérét que ses compatriotes prenaient à son institution, et du chagrin qu’ils avaient de l’indifférence du gouvernement pour la perpétuité d’une invention si belle. L’assurance qu’elle se perfectionnerait et s’éterniserait dans sa patrie et dans toutes les nations était le plus sensible bonheur de M. de l’Epée dans ses travaux. Voilà pourquoi cet homme si simple donnait de l’appareil à ses exercices, s’applaudissait d’y voir accourir les riches, les hommes puissants, les dames illustres, les princes, les souverains. La gloire qui lui était personnelle n’était rien pour son amour-propre; mais celle qui rejaillissait sur son œuvre et qui pouvait en immortaliser les effets était un délice pour son cœur. Quand tout ce bruit d’éloges avait cessé, quand ces personnages importants qui lui payaient le tribut de leur admiration avaient disparu, quand il se retrouvait seul avec ses chers élèves qui avaient partagé ses succès ; lorsqu’il avait purifié de son souffle leurs âmes investies des vapeurs de la vanité, et qu’il leur avait fait rapporter à Dieu seul le mérite de leur science et le prix de leur talent ; c’est alors qu’il se livrait avec eux à une innocente joie. Il les conduisait à une petite habitation qu’il avait sur les hauteurs de Montmartre. Une longue table les rassemblait tous. Le patriarche, accompagné de quelques amis qui avaient ainsi que lui les goûts simples comme la nature et naïfs comme l’innocence, partageait leurs plaisirs vifs, leurs jeux rapides, leurs doux sourires, leurs transports ingénus, leur contentement parfait. Le profond silence qui régnait dans ces amusements recueillait l’allégresse dans les âmes. Ces signes symboliques de la pensée, ce langage muet de l’intelligence, cette transmission soudaine des sentiments les plus doux, semblaient prêter à ces agapes le charme auguste, la paix religieuse des anciens mystères, où les fidèles initiés étaient seuls admis, et qui étaient interdits aux profanes. Gomme il était aimé de toute cette nombreuse famille qui lui devait plus que la vie, qui lui était redevable des jouissances du temps, et des espérances de l’éternité 1 Dans un des moments, nous ne pouvons pas dire de la plus éclatante, mais de la plus sensible joie, l’idée qu’il devait mourir un jour fut jetée par hasard à travers l’enchante-(1) Par les soins gratuits de M. l’abbé Sicard, qui, le plus fort des maîtres qu’ait formés M. de l’Epée, a porté cette science plus loin que l’inventeur, et est le plus propre à la faire atteindre à sa perfection. 1 ment de leurs pensées. La foudre tombée soudain au milieu d’eux n’eût pas produit plus d’effroi: les lèvres entr’ouvertes, les yeux fixes, les mains étendues, la stupeur de l’épouvante peinte dans toutes leurs attitudes formaient un spectacle unique au monde. Ah 1 ils avaient raison, ils croyaient qu’il devait être immortel et qu’un Dieu bon ne pouvait le leur ravir parce qu’ils voyaient pour eux en lui seul sa Providence. Mais il leur montra dans un autre ordre de conception cette Providence éternelle et l’infaillible conviction de sa mortalité inévitable et peut-être prochaine. Cette conviction ne fut pas plutôt entrée dans leurs esprits, que leurs cœurs se resserrèrent de nouveau par un sentiment qui n’était plus l’effroi, mais la tristesse de l’amour. Les larmes coulaient avec une abondance intarissable. Le silence ne régnait plus, ils frappaient les airs de leurs sanglots, tous s’étaient rapprochés, s’attachaient de près à ses vêtements, le pressaient de vives étreintes, semblaient vouloir faire violence au ciel, et le dérober à sa destinée. Gomme sa propre sensibilité était émue! Gomme il pleurait lui-même et mêlait les larmes de sa joie aux pleurs de leur tendresse! Scènedélicieuse et telle que l’imagination la plus féconde en tableaux de sentiments n’en pourrait inventer une aussi touchante, aussi propre à remplir un cœur du bonheur d’être aimé ! Combien il le méritait ! Vous croyez aisément, Messieurs, que puisqu’il leur donnait son temps, son génie et son cœur, il ne leur refusait pas son bien. A toutes les époques de sa vie, il ne s’était réservé pour lui-même que le plus étroit nécessaire. Tout ce qu’il avait d’aisance était pour les pauvres. Dès sa jeunesse, les dons paternels pour ses plaisirs d’un mois étaient dépensés en un jour : les besoins connus de son prochain lui ôtaient la liberté d’agir autrement, malgré les recommandations de la plus vertueuse des mères; c’est la seule désobéissance dont elle ait eu à se plaindre. Depuis l’établissement de son institution pour les sourds et muets, la plus plus grande partie de ses revenus y a été consacrée. Son digne frère, qui avait le gouvernement du patrimoine commun, et qui, passé la mesure fixée par les bornes de leurs jouissances, voulait arrêter les profusions de ses aumônes, trouvait toujours qu’il avait anticipé. Il empruntait de ses amis sur ses revenus futurs pour les urgentes nécessités de ses élèves. Leurs pensions séparées à l’égard des sexes, leurs maîtres, leurs maîtresses, leurs aliments, leur entretien, il payait tout. Il se dépouillait pour les couvrir. Il traînait des vêtements usés pour qu’ils en portassent de bons. Quand l’amitié fraternelle lui reprochait sur ce point l’oubli des bienséances sociales, il lui répondait par les convenances de la charité. Ah ! l’on ne pensait pas en voyant l’indigence de sa parure qu’il était investi de la majesté de la vertu ! C’était là, Messieurs, la seule singularité de sa conduite. D’après Jésus-Christ, son divin modèle, et à l’exemple de saint Augustin, son second maître dans l’application de l’Evangile aux mœurs, il menait la vie commune. Aucune austérité extraordinaire ne signalait sa sainteté. C’était avec son âme qu’il mortifiait ses sens. Il passait les jours au travail et les nuits à la prière. Il récitait avec une attention sévère, à chacune des heures anciennement fixées pour les plus fervents cénobites, les offices de l’Eglise. II offrait les dimanches et fêles les saints mystères distinctement répondus par ses sourds et muets ; et dans cette célébration, sa piété non affectée, non inquiète, mais [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [26 février 1790.] 709 auguste et simple, pénétrait les cœurs de la présence sensible de la Divinité. Cette sérénité pure et majestueuse qui donnait à sa physionomie douce une empreinte céleste ne l’a pas abandonné jusques sous les glaces de l'âge, dans les angoisses de la souffrance et entre les bras de la mort. Le pasteur de sa paroisse, neveu de son grave et ancien ami, l’a trouvé toujours égal à lui-même, invariablement attaché à ses principes religieux ; écoutant sans peine ce que d’autres idées également sincères suggéraient à la conscience de celui qu’un zèle paisible animait dans ses exhortations modestes, et qui n’en payait pas avec moins d’équité le tribut d’admiration dû au génie et à la piété du plus vertueux des mortels. Il lui a porté lui-même avec une touchante édification le viatique et l’onction des mourants. M. de l’Epée reçut le grand juge de sa vie comme le suprême objet de son amour, et ne porta vers l’éternité que les regards de l’espérance. Ces sentiments divins semblaient ne lui laisser aucun mouvement de regret pour la terre. Cependant assez près de sa dernière heure, il avait entendu quelques sanglots de ses élèves, qu’on écartait de sa présence ; il avait aperçu une sourde et muette qu'une plus parfaite éducation et une plus sensible vertu distinguaient parmi ses disciples et qui dévorait ses pleurs: au milieu du saint office que son pieux frère lui récitait encore et qu’il répétait dans l’extrême recueillement de son âme, prête à l’aller continuer avec les anges, une parole des divines Ecritures applicable à l’institution qu’il délaissait et à ces chers orphelins de la nature qui allaient se trouver sans père, réveilla, agita la flamme de son cœur prête à s’éteindre et fit couler ses dernières larmes. Messieurs, c’est la patrie entière qui les recueille ces larmes d’un grand homme, d’un immortel citoyen. G’est la mère commune qui devient celle de cette famille abandonnée. L’hommage que vous rendez en ce moment, à la mémoire de leur instituteur, n’est que le gage solennel de votre zèle généreux, pour propager et consommer l’œuvre de son génie, et les munificences de sa vertu. Vous vous obligez vous mêmes, vous engagez la grande cité dont vous êtes les dignes interprètes et dont vous avez porté le vœu à l’Assemblée nationale par une pétition remplie de la plus sensible éloquence (1), à donner à l’établissement du saint prêtre la perfection et l’immortalité. Voilà donc les effets purs de cette liberté civique, le plus beau don des deux ! Voilà comment elle honore la nature, elle secourt l’humanité; elle seconde la religion; elle anoblit les cœurs, elle agrandit les âmes; elle étend le domaine de la Providence remplit les intentions de l’instituteur universel des êtres, et représente efficacement sa divine paternité dans l’empire! Prenez part à ce triomphe de la raison, des mœurs, de l’Evangile, de la patrie, sublimes ombres de Pascal, de Nicole, de Sacy, de Kacine, de Descartes dont les cendres reposent dans ces deux temples réunis, et qui avez dû quittera ce moment le séjour éternel, pour errer au milieu de nous afin d’assister à une cérémonie aussi auguste, célébrée parmi vos tombeaux I Et vous émules, des pensées religieuses et des vertus sévères de l’objet de nos hommages, qui vivez libres enfin dans la profession de vos principes et dont le zèle patriotique a tant d’éclat à l’Assemblée de la nation et à celle de la cité! Et vous zélateurs d’une doctrine moins austère, mais qui forme aussi des patriotes et des saints ! Vous généreux philanthropes, qui avez eu le bonheur et la gloire de réunir dans votre société de bienfaisance, l’instituteur des Aveugles (1) et celui des Sourds et Muets, ces deux génies qui se disputaient des miracles en faveur de l’humanité ! Et vous nos frères non catholiques, nos chers concitoyens, nos vrais amis, que notre tendresse pourra comme celle du prêtre que nous honorons, gagner à l’unité de la foi, en même temps que vous êtes déjà, selon son désir, reçus à l’unité de la patrie! Et vous même antique nation d’Israël, si chère à l’amour de ce saint homme et à ses espérances ; vous les dépositaires de nos premières Ecritures et de nos divins oracles, vous qui après notre longue dispersion produite par vos prophètes et les nôtres allez voir s’opérer cette réunion solennelle également annoncée par eux! Et vous enfin, intéressants objets de la sollicitude civique, enfants plus chers à la patrie qu’à la nature; création du génie et de la religion; non plus le rebut mais l’orgueil de l’humanité; qui avez appris et qui continuerez de vous instruire, à rendre le silence plus éloquent que la parole, les signes de la pensée plus intelligibles que les sons qui la transmettent! Génération présente, génération future de tous les humains privés en naissance des organes les plus sensibles de l’intelligence, et destinés à participer au prodige qui les supplée! Bénissez tous avec les citoyens de cette auguste assemblée l’homme unique dans les annales du monde à qui la ville créatrice de la liberté française décerne les honneurs suprêmes. Les morts* et les vivants, le ciel et la terre, le présent et l’avenir, la nature, la religion, la patrie le proclament grand ; et ce concert de louanges en faveur d’un simple prêtre, d’un simple citoyen retentit dans l’élernité. Hic Ma-gnus vocabitur , in regno cœlorum. ASSEMBLÉE NATIONALE. PRÉSIDENCE DE M. DE TALLEYRAND, ÉVÊQUE D’AUTUN. Séance du vendredi 26 février 1790(2). M.' le marquis de La Coste, l’un de 31 M. les secrétaires , donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier matin. M. Gaultier de Biauzat, autre secrétaire, fait lecture du procès-verbal de la séance d’hier soir. M. Boutteville-Dumetz demande que le discours prononcé par MM. les députés de Bordeaux ne soit pas inséré dans le procès-verbal de la séance du soir. Cette proposition, étant conforme aux usages de l’Assemblée, est adoptée. Un membre demande que M. le Président soit chargé d’écrire au margrave d’Anspach pour l’informer que le comité des rapports examinera l’af-(1) Elle a été rédigée par M. Godard, jeune jurisconsulte doué d’une belle âme et d’un rare talent. C’est le même ■qui a fait l’Adresse de la commune en faveur des juifs. (I) M. Haüy. (2) Cette séance est incomplète au Moniteur.