252 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 septembre 1791.] [Assemblée nationale.] mais, puisque vous vous bornez à des mots pour réprimer un attentat qui mène à la guerre civile, je demande au moins que l’Assemblée nationale, dans son décret, montre de l’indignation et que le décret commence par ces mots : « L’Assemblée indignée... » Voix diverses : La question préalable ! — L’ordre du jour! — Aux voix le décret 1 (L’Assemblée ferme la discussion et adopte les deux amendements de M. Bonnemant tendant : 1° à ce que les membres du département et les électeurs soient responsables des malheurs qui pourront résulter de la marche des gardes nationales qu’ils ont ordonnée ; 2° à ce que les électeurs soient obligés de restituer les sommes qu’ils se sont fait payer pour honoraires.) En conséquence, le projet de décret, modifié, est mis aux voix comme suit : « L’Assemblée nationale, après avoir entendu son comité des rapports, qui lui a rendu compte des arrêtés du directoire et du conseil d’administration du département des Bouches-du-Rhône, ainsi que de la proclamation du roi, en date du 18 de ce mois, qui déclare nuis les arrêtés de ce département, des 28 juin et 7 septembre derniers, « Improuve la conduite des électeurs du département des Bouches-du-Rhône; déclare nuis et attentatoires à la Constitution et à l’ordre public les arrêtés qu’ils ont pris relativement aux troubles de la ville d’Arles, ainsi que leur délibération du 15 de ce mois, par lesquels l’assemblée électorale s’est déclarée permanente. Fait défense aux électeurs de provoquer à l’avenir, sous aucun prétexte et dans aucun cas, l’armement et la marche des gardes nationales, sous peine d’être poursuivis comme perturbateurs du repos public. Art. 1er. « L’Assemblée nationale décrète que les membres du conseil du département et ceux du corps électoral demeureront personnellement responsables des maux qui pourraient résulter de la marche des gardes nationales, qu’ils ont ordonnée ou provoquée; et que les électeurs seront tenus de restituer les sommes qui leur ont été indûment payées, dans leur qualité d’électeurs. Art. 2. « Que les gardes nationales qui ont eu ordre de marcher contre la ville d’Arles rentreront incessamment, et au premier ordre qui leur en sera donné, dans leurs municipalités respectives ; que le roi sera prié d’envoyer à Arles des commissaires chargés d’y rétablir la paix, et autorisés à requérir la force publique. Art. 3. « L’Assemblée nationale renvoie au pouvoir exécutif à statuer, s’il y a lieu, sur les arrêtés et délibérations du département des Bouches-du-Rhône. » (Ce décret est adopté.) L’ordre du jour est un rapport des comités de Constitution, de marine, d' agriculture et du commerce et des colonies sur les colonies. M. Barnave, rapporteur. Messieurs, l’Assemblée nationale ayant reçu différentes pièces sur la situation des colonies, les a renvoyées aux quatre comités qu’elle avait prédédemment chargés du travail relatif à cette partie, pour lui en être fait rapport. Les comités, avant pris une connaissance approfondie de la situation actuelle des colonies, tant par les pièces qui leur ont été renvoyées par l’Assemblée nationale, que par celles qui leur ont été adressées directement, ont pensé que ce n’était pas i ar des mesures partielles et momentanées qu’on pourrait arriver à la guérison du mal. Il leur a paru qu’il ne pouvait pas être simplement question de la suspension ou de la révocation d’un décret, mais qu’il fallait arriver à la racine même du mal par quelques articles constitutionnels sur les colonies, qui, en assurant d’une part la tranquillité de leurs habitants, et d’autre part les intérêts que la métropole trouve dans leur possession, missent un terme à des querelles dont le prolongement ne pourrait que devenir désastreux pour la France. Pour arriver, Messieurs, à une connaissance claire de la situation où nous nous trouvons, et de la question telle qu’elle vous est présentée aujourd’hui, il est nécessaire de faire un retour très rapide sur ce qui a eu lieu précédemment, et sur les notions élémentaires en ceite partie. Chacun sait dans l’Assemblée quelle est lana-ture et l’utilité de ces possessions qu’on appelle colonies. Ce sont des possessions liées à différentes nations de l’Europe, placées à une grande distance d’elles, dont l’avantage consiste principalement dans les produits do commerce qu’on fait avec elles, et qui tiennent leur sûreté, leur défense de la puissance européenne à laquelle elles sont attachées. Les différentes puissances de l’Europe ont donné à leurs colonies un régime semblable au leur, autant que les localités ont pu le supporter. En conséquence, les colonies appartenant à des Etats soumis au régime arbitraire d’un seul homme, sont elles-mêmes gouvernées par le même régime. Les colonies liées à des nations qui ont, dans leur sein, un système représentatif, sont elles-mêmes régies par un système semblable, autant que les localités peuvent le permettre, ainsi que je l’ai annoncé. En conséquence de ces principes généraux les colonies françaises, avant la Révolution qui vient de nous régénérer, étaient soumises à un gouvernement absolu. Les administrateurs, c'est-à-dire le gouverneur et l’intendant, y exerçaient, avec les conseils, un pouvoir tel que celui qu’exerçaient en France les ministres d’une part, et les grands corps judiciaires de l’autre. Lorsque la Révolution qui a eu lieu en France en 1789, s’est fait sentir dans les colonies, un mouvement général s’y est manifesté, et le vœu exprimé par tous les habitants a été de se soustraire, comme ceux de la métropole, au régime sous lequel elles avaient vécu, et d’obtenir, sous une forme quelconque, un gouvernement, ou qui fît partie, ou qui approchât par sa nature de celui auquel la France allait être soumise. C’est par ce mouvement spontané que toutes les colonies, sans provocation, ont nommé des députés qui ont été reçus dans cette Assemblée. C’est parla suite du même mouvement, qu’indé-pendamment de ces députés, elles ont aussi formé, spontanément, chacune chez elles, des assemblées coloniales, très longtemps avant que l’Assemblée nationale ait commencé à s’occuper d’elles. Ces assemblées coloniales, soit partielles dans les différentes parties de Saint-Domingue, soit générales pour chaque colonie, étaient déjà formées, et avaient déjà exercé des pouvoirs [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. nouveaux et illimités, lorsque l’Assemblée nationale, instruite des troubles et événements qui avaient lieu dans les colonies, a commeucé beaucoup trop tard, au 8 mars 1790, à les prendre en considération (1). Alors sentant qu’il était indispensable de donner aux colonies un nouveau régime, vous prîtes le parti de les consulter elles-mêmes sur celui qui pourrait leur convenir; et néanmoins, comme dans les opérations qu’elles avaient déjà faites de leur propre mouvement, elles avaient outrepassé les bornes que l’intérêt et les droits de la métropole devaient leur fixer, vous crûtes devoir, en les chargeant de vous présenter des plans de Constitution, leur indiquer en môme temps les bases générales nécessaires pour la conservation de ces droits et de ces intérêts. Alors divers systèmes pour la Constitution des colonies pouvaient se présenter à vous. La nation qui, par son régime politique, vous ressemblait le plus, pouvait >ous servir de modèle dans le régime que vous deviez donner à vos colonies ; je veux dite la nation anglaise. Différentes causes pouvaient aussi vous en éloigner. Voici comment nous raisonnâmes. Dans toute constitution coloniale, il y a nécessairement deux parties très distinctes, deux classes de lois qui ne peuvent jamais être confondues. Les colonies considérées isolément, indépendamment de leurs rapports avec la métropole, ont des intérêts, une existence particulière : les lois relatives à leur existence politique isolée, s’appellent lois du régime intérieur des colonies. Les colonies considérées dans leurs rapports avec la nation à laquellle elles sont liées, rapports de commerce, de protection ou autres, sont dans ce point de vue aperçues sous un nouvel aspect politique. Les lois qui lient par Ces différents rapports les colonies à la métropole, s’appellent lois du régime extérieur des colonies. Dans tous les temps, chez tous les peuples, cette distinction a existé, soit qu’elle ait été ou non remarquée, parce qu’elle est fondée sur la nature même des choses. Les lois du régime extérieur intéressant non-seulement les colonies, mais essentiellement la métropole qui est maîtresse et souveraine, sont, quel que soit le système adopté, toujours faites par la puissance législative de la métropole. Les lois du régime intérieur peuvent être soumises à différents systèmes législatifs; mais, dans tous les cas, l’éloignement des colonies des nations européennes auxquelles elles sont liées, et les localités et les circonstances qui les différencient essentiellement du régime européen, ont exigé partout qu’il fût établi un moyen local de faire ces lois, et de les faire exécuter provisoirement, attendu qu’à 2,000 lieues et avec des dissemblances locales, il est nécessaire, d’une part, que les connaissances locales contribuent à la confection de la loi intérieure, et, d’autre part, qu’il soit établi un moyen provisoire pour suppléer à l’espace de temps qui s’écoule nécessairement entre la connaissance du besoin dans les colonies et le moment où les lois adoptées par la métropole peuvent parvenir dans leur sein. Ainsi, lors même que vos colonies étaient régies par un gouvernement arbitraire, les administrateurs avaient le droit de faire, et même d’exécuter provisoirement ces sortes de règlements, sauf la suprématie du pouvoir législatif tel qu’il existait alors en France. (1) Le comité colonial n’a été formé qu’à cette époque. [23 septembre 1791.] 253 En Angleterre, voici comment la législation des colonies a été distribuée. Le Parlement anglais fait seul toutes les lois du régime extérieur, toutes celles qui concernent les relations commerciales de l’Angleterre avec ses colonies, et leurs moyens d’exécution, toutes celles qui concernent la défense et l’action du pouvoir national dans les colonies. Les lois du régime intérieur, au contraire, sont faites dans les colonies anglaises par les assemblées coloniales établies dans chacune d’elles. Ces lois sont sanctionnées provisoirement par les gouverneurs sur les lieux, et s’exécutent pendant un au, au moyen de cette sanction; elles sont ensuite portées immédiatement à la sanction du roi d’Angleterre. Ainsi, les colonies anglaises sont en rapport avec la métropole sous deux caractères politiques; elles sont purement sujettes quant aux lois du régime extérieur, puisque ces lois seront faites pour elles par le Parlement dans lequel plies n’ont pas de représentants; elles sont co-États quant aux lois du régime intérieur, puisque celles-ci sont faites par elles sous la simple sanction du roi. Il aurait paru que ce régime était le plus simple, le plus facile à adopter pour nous. Voici cependant quelles étaient les raisons qui nous en ont éloignés, lorsque, pour la première fois, nous avons indiqué aux colonies une forme de gouvernement. Les liens qui unissent les colonies anglaises à la métropole nous ont paru suffisants dans le système que l’Angleterre a adoi té, et ne pouvoir suffire chez nous, attendu les différences qui existent dans les diverses parties de notre gouvernement. Nous avons cru que le roi d’Angleterre étant, soit dans l’Angleterre, soit dans les colonies, le seul administrateur, ayant seul la nomination de tous les juges, ayant dans les colonies, comme en Angleterre, une Chambre haute attachée à chaque assemblée coloniale et des membres de laquelle il a la nomination; Chambre haute qui non seulement doit consentir la loi, mais peut y proposer des modifications, avait par ces moyens assez de puissance pour maintenir, soit en Angleterre, soit dans les colonies, pour maintenir d’une manière solide le lien qui attache les colonies à la métropole. Il nous a paru au contraire qu’en France le roi n’ayant pas la nomination des administrations intérieures, parce qu’elles sont nommées par lepeuple; n’ayant pas la nomination des juges, puisqu’ils sont nommés par le peuple; ne pouvant pas avoir dans les assemblées coloniales une Chambre haute à sa nomination, puisqu’eu suivant l’analogie de la Constitution française, on ne peut pas constituer les assemblées coloniales en deux Chambres, et moins encore y instituer une Chambre haute à sa nomination du roi, il nous a paru que, par ces différences, il résultait que quoique les liens, qui, par la seule main du roi tiennent les colonies anglaises réunies à la métropole fussent assez forts eu Angleterre, ces liens ne suffisaient pas parmi nous, attendu la différence qui existe entre la prérogative du roi d’Angleterre et la prérogative du roi des Français; que vouloir constituer les colonies françaises sous le régime législatif des colonies anglaises, et leur conserver néanmoins le régime judiciaire et administratif qui est établi en France, c’était constituer un état de choses dans lequel il était facile de prévoir que les liens ne seraient pas assez forts pour les tenir unis à nous. Et quoique, danstous les systèmes possibles, on donnât toujours au Corps législatif national le droit de riéèréter les lois relatives au régime 254 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 septembre 1791 ] extérieur, néanmoins comme les lois relatives au commerce ne sont pas les moyens par lesquels on retient les colonies, mais seulement le but, le fruit, le résultat du lien qui les attache à la métropole : si, d’une part, le roi ne suffisait pas pour les retenir par le pouvoir qui lui est donné, et que, d’autre part, le Corps législatif n’exercât qu’un pouvoir de recueillir, et non pas un pouvoir de gouverner, il en résulterait que, par la faiblesse des moyens, le but finirait tôt ou lard par échapper. D’après ces considérations, nous cherchâmes un système qui pût concilier la nécessité absolue de donner aux colonies une législation locale, provisoire, avec la nécessité mm moins importante de les attacher à la métropole par des liens puissants. Que fîmes-nous donc dans nos instructions? Nous attribuâmes, comme en Angleterre, les lois du régime extérieur, c’est-à-dire les lois de commi rce et de protection, purement au Corps legislatif national; et quant aux lois du régime intérieur, nous donnâmes aux assemblées coloniales la faculté de les faire, de les exécuter provisoirement avec la sanction du gouverneur; mais nous appelâmesensuite ces mêmes lois dans le lieu du Corps législatif pour pouvoir être revisées et réformées par lui avant d’être soumises à la sanction du roi. Par ce moyen, nous conservâmes aux colonies la faculté de commencer leurs lois, de les faire elles-mêmes, de les exécuter provisoirement; mais nous établîmes dans le Corps législatif une puissance capable de les soumettre : nous y appelâmes en même temps des députés, qui forment un lien très puissant entre les colonies et la métropole; et par la prérogative que nous attribuâmes au Cori s législatif, il résultait qu’ayant la faculté de revoir les lois intérieures dans les colonies, ayant la faculté de suspendre, de dissoudre les assemblées coloniales, la suprématie de la nation existait en très grande force dans ces contrées; et cependant nous observions plus rigidement qu’en Angleterre les principes de la justice : car les colonies anglaises sont purement sujettes pour le régime extérieur, puisque les lois sont faites par le Parlement anglais où elles ne sont pas représentées; tandis que si, dans notre système, les lois du régime extérieur étaient laites exclusivement et immédiatement parle Corps législatif français, il n’y avait ni sujétion ni injustice, en ce que les colonies y étaient représentées, et y avaient même un nombre de dépulés suffisant pour pouvoir lutter avec égalité contre les députés des villes de commerce qui, dans le débat ordinaire de leurs principaux intérêts, sont tous adversaires naturels. Nous avions donc cru, par ce système, pouvoir conserver la nécessité d’une législation initiative et provisoire émanée des colonies, et néanmoins la suprématie de la puissance nationale, et le maintien des nœuds qui attachent les colonies à la métropole. Une seule circonstance présentait une grande dilficuité; c’était la législation relative à l’état des personnes. Chacun sait aujourd’hui, dans cette Assemblée, que la tranquillité, que l’existence des colonies résident dans la prudence, la circonspection dans la connaissance exacte des faits avec laquelle doit être traitée la législation qui concerne cette partie. Or, il était établi dans l’opinion des colonies que ces différemes qualités ne pouvaient pas se trouver en général dans le Corps législatif français à qui la connaissance des localités était presque toujours étrangère, et qui fréquemment se trouverait entraîné par des hommes qui, présentant même aux meilleurs esprits des principes généraux, l’emporteraient aisément sur ceux qui ne présenteraient que ch s faits, que des idées positives, qu’il est toujours aisé de contester et de démentir à une distance de 2,000 lieues. Il fallait donc donner aux colonies une assurance concernant l’état des personnes. Cette assurance leur fut donnée en promettant qu’aucune loi ne serait portée sur cette matière, que sur leur demande formelle et positive. Cette promesse consacrée dans différentes dispositions, était la base de notre système. Le comité vous proposa de la convertir en décret constitutionnel au commencement du mois de mai dernier. Dans ce moment, le système colonial que je viens d’exposer n’était plus une simple spéculation, n’était plus une instruction purement consultative ; il avait acquis un grand degré de force par l’adhésion de tous les partis des différentes colonies. Après avoir joint à ces bases générales tous les détails nécessaires pour leur exécution, elles avaient obtenu i’a ihésion de tous les codons à un tel degré, que les membres de la ci-devant assemblée générale de Saint-Domingue, alors à Paris, avait demandé par une pétition expres-e, que cettn constitution coloniale qui n’était présentée que sous la forme d’une instruction, fût convertie en décret, et reçût immédiatement son exécution dans la colonie de Saint-Domingue, par où tous les troubles et tous les débats étaient entièrement terminés ; ma s cette pétition, comme l’adhésion formelle à notre syslême constitutif, était toujours subordonnée à l’exécution de la promesse qui avait été faite précédemment, relativement à l’état des personnes; savoir, qu’aucune loi sur cet objet ne serait faite par le Corps législatif que sur la demaude précise, formelle et spontanée des colonies, nous vous proposâmes de réduire en décret cette promesse, avec de grands adoucissements relativement aux hommes de couleur et nègres libres. Vous savez quel en fut le résultat, et comment, aduptant nos principes sur un objet, c’est-à-dire sur des esclaves, vous les rejetâtes sur un autre, et rendîtes, contre notre avis, le décret du 15 mai dernier. Dès lors, la suite de conduite que nous avions proposée et qui, après tant de troubles et de malheurs, terminait toutes les querelles des colonies, n’a pas pu être exécutée. La Constitution que nous avions faite n’a point été convertie en décret; elle a été simplement envoyée, comme instruction dans les colonies, un mois après que vous avez rendu le décret du 15 mai, et avec plusieurs changements. Telle était, Messieurs, la situation des choses, quand le décret du 15 mai est arrivé à Saint-Domingue. Avant d’entrer dans le détail des effets qu’il y a produits, il faut dire qu'il y a une très grande différence à établir sur cet objet entre Saint-Domingue et les autres colonies. Quoique nous n’ayons pas connaissance des faits qui ont eu lieu tant à la Guadeloupe qu’à la Martinique, nous avons lieu de penser que la sensation que le décret y aura pioduite, aura été beaucoup moins forte, ainsi que nous l’avions toujours annoncé; mais Saint-Domingue forme, quant aux intérêts commerciaux, la presque totalité des colonies; et si la Martinique est un poste militaire très important, la colonie de Saint-Domingue est, quant au produit, très supérieure à la réunion de toutes les autres. L’arrivée du décret à Saint-Domingue y a pro- [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. duit les effets que voici : Saint-Domingue était divisé en deux partis, dont l’un avait adopté et défendu les décrets de la nation, et dont l’autre les avait transgressés et avait même, à cet égard, mérité une répression sévère de la part de l’assemblée. Les deux partis se sont réunis à l’arrivée du décret, et se sont réunis dans l’esprit d’opposition au décret : le même esprit a régné dans toutes les parties de la colonie, les mesures ont été au point de faire prêter serment aux troupes françaises, qui se trouvaient dans les différents quartiers de Saint-Domingue, non seulement de ne pas agir pour l’exécution du décret, mais d’agir directement contre son exécution; les mesures ont été portées jusqu’à forcer les différents commandants à donner eux-mêmes les mêmes promesses, et différentes adresses ont été rédigées dans différents quartiers. Celle du Nord a été respectueuse, quoique extrêmement ferme dans son opposition; les autres sont de nature à ne pouvoir être lues dans cette Assemblée; enfin, l’effet du décret a été tel, l’impression qu’il a faite sur les hommes de couleur a été si forte à raison peut-être du courroux qu’il inspirait aux blancs, ou de l’intérêt que quelques hommes de couleur propriétaires pouvaient y voir pour la conservation de leurs esclaves, que, dans plusieurs quartiers de la colonie, notamment celui de la Grande Rivière et ceux environnant le Port-au-Prince, les hommes de couleur ont pris des délibérations par lesquelles ils renoncent eux-mêmes à l’effet, aux bénéfices du décret et paraissent même y opposer une sorte de résistance. Je sais qu’on ne peut donner la même valeur à de pareils actes qu’à ceux qui sont venus de la part des blancs, mais au moins ces actes-là prouvent, comme ceux qui ont pu être arrachés aux différents officiers commandant pour la France dans la colonie, jusqu’à quel degré étaient portées la violence et l’action de la résistance, puisqu’elles forçaient ceux qui, les uns par intérêt et les autres par devoir, se trouvent obligés de défendre le décret; puisqu’elles les forçaient ouvertement à s’expliquer contre son exécution. Telle a été et telle est encore la situation de Saint-Domingue. Les nouvelles que nous avons reçues dernièrement sont plus graves encore que les précédentes ; tout annonce qu’à la réunion universelle qui va être cimentée dans une assemblée coloniale, on a joint des précautions définitives, même militaires, qu’on a mis les forts en état, qu’on a établi des relations dans les colonies pour pouvoir en rassembler les forces au besoin ; que l’assemblée coloniale qui va se former a désigné un lieu pour tenir ses séances, un lieu fortifié, afin de pouvoir se mettre à couvert de toutes espèces d’attaques ; telles étaient, au 31 juillet et au 4 août, les dernières nouvelles qu’on a reçues de la situation de la colonie de Saint-Domingue. Dans cette situation, il ne faut pas consulter seulement ce qui existe, il faut encore apercevoir ce qui existera. Or, voici, si vous consultez le passé, qui est toujours le préliminaire de l’avenir, et le raisonnement le plus simple, voici quel sera le résultat de la fermentation dans les colonies : D’après les décrets qui ont été rendus, les colonies ou du moins Saint-Domingue est persuadé, d’une part, que le régime intérieur est imerverti, que les moyens de conservation sont abolis, et par conséquent il n’est point d’obstacles qu’il ne soit déterminé à y opposer ; d’autre part, ils sont persuadés, parce qu’ils avaient cru antérieure-que l’Assemblée nationale avait promis de ne [23 septembre 1791.) 255 point toucher à cet objet, ils sont persuadés, dis-je, qu’elle a manqué à ce qu’elle leur avait annoncé; en conséquence, si le décret, subversif, à leurs yeux, les désespère, le manquement de foi, qu’ils croient y voir, ne leur inspire pas moins de terreur pour l’avenir; ils croient apercevoir, dans cet acte, non seulement les dangers indirects qui résultent des droits de citoyens actifs accordés aux hommes de couleur, mais le danger prochain d’une démarche du Corps législatif, qui ayant déjà manqué à ses promesses, peut aller jusqu’à attaquer directement et immédiatement le régime colonial par l’affranchissement des esclaves. Quoi qu’il en soit de ces idées, voici naturellement où elles doivent les conduire : c’est à demander que le Corps législatif ne prenne aucune part à leurs lois du régime intérieur, attendu qu’il est aujourd’hui démontré qu’il ne peut y prendre part sans de très grands dangers pour la colonie; c’est ce qu’ayant une fois établi dans leur esprit, que le Corps législatif ne peut prendre part à leur régime intérieur, ils en tirent cette première conséquence, que les colonies ne doivent pas être représentées dans le Corps législatif, puisqu’il ne fait pas leurs lois; et de ce que les colonies ne sont pas représentées dans le Corps législatif, ils tirent cette seconde conséquence que le Corps législatif ne peut pas faire leurs lois de commerce, attendu qu’aucun Français n’est tenu qu’à l’exécution des lois qu’il a faites par lui ou par ses représentants. Il ne faut pas trouver ce raisonnement extraordinaire et impossible puisqu’ils l’avaient fait déjà, et qu’il n’est autre chose que le système des décrets du 28 mai présenté par l’assemblée coloniale de Saint-Domingue, laquelle se réservait loutes les lois du régime intérieur, sans se soumettre à la sanction pour l’exécution provisoire et voulait que. les lois du régime extérieur, c’est-à-dire les lois de commerce fussent respectivement consenties entre la colonie et la métropole. Si, d’une part, Messieurs, il y a une disposition antérieure à ce système puisqu’ils l’avaient antérieurement adopté; si, d’autre part, il y a un raisonnement assez spécieux à tirer de> circonstances, pour y arriver de nouveau, il ne faut pas douter qu’ayant réuni leurs forces, leurs esprits, leurs intentions, et ne formant plus qu’un seul parti dans les colonies, ils ne vous proposent tôt ou tard ce même système, si vous ne prenez pas le devant, si par des résolutions sages, mais conservatrices du droit national comme de l’intérêt colonial, vous ne prévenez pas une dispute et une guerre dont ce système-là deviendrait nécessairement le résultat. D’après cette situation existante et cette conjoncture extrêmement probable pour l’avenir, voici comment nous avons envisagé la question : il est évident que toute suspension ou même simple révocation du décret, indépendamment de ce qu’elle aurait de fâcheux pour l’Assemblée, ne préviendrait pas les inconvénients que nous craignons; car ils ne peuvent l’être qu’en rassurant sur l’avenir par une fixation immuable de la compétence. Nous n’avons pas cru, de même, devoir faire actuellement la totalité de l’organisation des colonies : 1° parce que nous n’avons pas le temps; 2° parce que, comme nous l’avons déjà annoncé, cette grande question du régime intérieur, de savoir si les colonies doivent avoir ou non la totalité de ce régime intérieur sous la sanction du roi, cette question-là ne peut pas être décidée avant de savoir si le système administratif et ju- 256 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 septembre 1791.] diciaire français serait introduit dansles colonies ; que, par conséquent, si l’on doit élever cette question, ce ne peut être qu’au moment où l’on pourrait décider en même temps le système judiciaire, le système administratif et la totalité de l’organisation, attendu que , donner u’avance tout le régime intérieur et laisser le reste dans les doutes de l’avenir, ce serait commencer par briser les liens, sauf à les fortifier par la suite. Nous avons donc cru que ce système dans son ensemble ne pouvait point être traité aujourd’hui, qu’il tenait à une réunion d’institutions que nous D’avions pas le loisir d’examiner; que, d’ailleurs, il pouvait être sujet à des épreuves et changé d’après l’expérience. Mais il est dans tous les systèmes coloniaux possibles deux points invariables par leur essence, parce que renfermant l’intérêt national et celui des colonies, ils sont nécessairement la base des rapports que les nations européennes et les colonies peuvent avoir entre elles : nous avons cru que, si nous prononcions sur ces points aujourd’hui, nous rendrions justice à chacun, nous ferions cesser tout à la fois les espérances illégitimes sur le régime extérieur et les craintes légitimes sur le régime intérieur. Nous vous proposerons donc de décréter deux bases fondamentales : l’une, que les lois du régime extérieur des colonies seront continuellement dans la compétence du Corps législatif, sous la sanction du roi, et que les colonies ne peuvent à cet égard faire que des pétitions, qui, en aucun cas, ne pourront être converties en règlements provisoires dans les colonies; l’autre, que les lois sur l’état des personnes seront faites par les assemblées coloniales et exécutées provisoirement d’après la sanction du gouverneur, et directement portées à la sanction du roi : il est inutile de démontrer le premier point, il ne peut pas y avoir de division à cet égard; je passe donc au se ond, qui est l’unique question qu’il s’agit de résoudre actuellement. Le régime intérieur des colonies, son existence, la tranquillité qui y règne, ne peuvent être considérés que comme un édifice factice ou surnaturel ; car la suffisance des moyens matériels et mécaniques y manque absolument. Saint-Domingue, en même temps qu’il est la première colonie du monde, la plus riche et la plus productive, est aussi celle où la population des hommes libres est en moindre proportion avec ceux qui sont privés de leur liberté. A Saint-DomiDgue,près de450,000 esclaves sont contenus par environ 30,000 blancs; et les esclaves ne peuvent pas être considérés comme désarmés; car des hommes qui travaillent à la culture des terres, qui ont sans cesse des instruments dans leurs mains, ont toujours des armes : il est donc physiquement impossible que le petit nombre des blancs puisse contenir une population aussi considérable d’esclaves, si le moyen moral ne venait à l’appui des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion, qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme de couleur, entre l’homme decuuleuret l'homme blanc, dans l’opinion qui sépare absolument la race des ingénus des descendants des esclaves, à quelque distance qu’ils soient. C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies, et la base de leur tranquillité. Du moment que le nègre qui n’étant pas éclairé, ne peut être conduit que par des préjugés palpables, par des raisons qui frappent ses sens ou qui sont mêlés à s s habûudes; du moment qu’il pourra croire qu’il est l’égal du blanc, ou du moins que celui qui est dans l’intermédiaire est l’égal du blanc : uès lors, il devient impossible de calculer l’effet de ce changement d’opinion. Nous en avons vu les preuves même à l ar-ri vee de votre décret. Son premier effet, dans les paroisses de la Croix et des Bouquets, a été de tonner la pensée aux nègres qu’ils étaient libres, et trois ateliers s’étant révoltés, on a été obligé d’employer les mesures les plus rigoureuses pour les faire rentrer dans leur ancien état. Il faut donc bien se convaincre qu’il n’y a plus de tranquillité, d’existence dans les colonies, si vous attentez à ces moyens d’opinion, aux préjugés qui sont les seules sauvegardes de cette existence. Ce régime est absurde ; mais il est établi, et on ne peut y toucher brusquement sans entraîner les plus grands désastres. Ce régime est oppressif; mais il fait exister en France plusieurs millions d’hommes. Ce régime est barbare; mais il y aurait une plus grande barbarie à vouloir y porter les main-sans avoir les connaissances nécessaires; car le sang d’une nombreuse génération coulerait par votre imprudence, bien loin d’avoir recueilli le bienfait qui eût été dans votre pensée : ainsi ce n’est pas pour le bonheur des hommes, c’est pour des maux incalculables que l’on peut se ha-arder, dans des connaissances louches, à porter des lois sur les colonies. Chaque fois qui1 vous croiriez faire peu pour la philosophie, vous feriez infiniment trop contre la paix et la tranquillité ; lors même que vous adopteriez de faibles changements, ces changements seront tels qu’ils porteraient la subversion dans les colonies, tandis que présentées d’une autre manière et sous un autre mode, par les habitants eux-mêmes, ils pourraient avoir des effets plus réels et ulus prochains. Il est évidem, si l’on veut le considérer, qu’il est pins avantageux pour les colonies, pour la métropole, et pour les esclaves même, de n’assujettir les règlements sur cet objet qu’à une sanction qui ne p-ut jamais êire modificatrice, plutôt que de les réduire à une simple initiative qui permet toujours les modifications postérieures; en effet, si vous conserviez le simple système de l’initiative, vous ne feriez point disparaître les inquiétudes; car, soità tort, soit à raison, on croyait avoir cette initiative avant votre décret; et on croit par conséquent aujourd’hui que la loi promise n’a pas été gardée. Il n’y a pas aujourd’hui un moyen qui puisse faire renaître la confiance que ce décret a entièrement perdue. Or, comme le système de l’initiative portait entièrement sur la confiance, les inquiétudes ne cesseront plus , tant que cemode subsistera. En second lieu, loin de rétablir la tranquillité, vous rendriez impossible, à jamais, toute espèce de changement, d’amélioration ; il est évident que les colonies ayant par expérience la connaissance de ce qui peut arriver dans le Corps législatif sur un objet, n’exerceraient jamais cette initiative spontanée que vous leur auriez donnée ; car elles craindraient toujours que, du moment où elles vous auraient saisis d’une question semblable par l’exercice de cette initiative, vous fissiez autrement qu’elles i e vous auraient proposé, et dès lors elles préféreraient la conlinuation du régime actuel, dans sa totalité, à tout changement qui irait plus loin qu’elles ne l’auraient entendu; tandis que, si elles nesoiit soumisesqu’àune sauctiondu roi qui ap-prouveou rejette, maisqui,dansaucun cas, ne peut modifier, elles sont encouragées par cela même qu’elles connaissent la limite du changement qui [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 257 peut avoir lieu ; et savent qu’on ne pourra prononcer autrement ni davantage qu’elles n’auront voulu. D’ailleurs, rien n’est plus politique, rien ne sert davantage à la subordination qui maintient les colonies, que de lier les affranchis aux ingénus par les bienfaits qu’ils reçoivent de ceux-ci. Ainsi, Messieurs, si vous voulez que les colonies soient tranquilles, donnez-leur ce droit; car ce n’est qu’à ce prix que leurs terreurs vont disparaître; si vous voulez que le sort des hommes de couleur et des noirs s’améliore, donnez-leur ce droit, parce que n’est que lorsqu’elles sauront qu’on ne peut pas prononcer au delà ■ e ce qu’elles auront cru le mieux possible, qu’elles voudront atteindre elles-mêmes à ce mieux. Messieurs, s’il existait une privation dans tous les hommes de couleur libres des droits ordinaires à tous les hommes, on pourrait y attacher plus d’importance; mais ce n’est que des droits politiques qu’il s’agit. Les hommes de couleur libres jouissent comme tous les autres hommes des droits civils et individuels ; si quelques-uns leur sont refusés par l’oppression, il faut qu’ils leur soient restitués. Nous ne proposons pas que les droits civils des hommes libres entrent en aucune manière dans la compétence exclusive des assemblées coloniales ; c’est des droits politiques dont il s’agit uniquement; c’est de ces mêmes droits dont plusieurs millions d’hommes sontprivés en France par vos décrets; c’est de ces droits qui sont établis pour la consistance, pour le bonheur de la société entière, qui, par conséquent, sont répartis d’après ses intérêts, tandis que les droits civils appartiennent àtous, sont donnés à chacun comme un bien qu’il ne peut pas aliéner. Et s’il est parfaitement vrai que vous ne pouvez pas vous-mêmes toucher à ce droit politique concernant les hommes de couleur, parce qu’il est l’intermédiaire nécessaire pour le maintien de la subordination coloniale, parce que des changements faits sans connaissance decausene peu ventêtreque désastreux; si, dis-je, il est certain qu’en réservant aux Assemblées nationales de France le droit de toucher aux droits politiques vous préparez tôt ou tard la subversion des colonies, et que, dès à présent, vous y portez l’inquiétude destructive de toute confiance et de tous liens nationaux ; je demande s’il est possible de balancer entre la tranquillité des colonies, entre l’intérêt immense de la méiropole, et l’exercice aciuel des droits politiques pour un très petit nombre d’hommes. Je demande si, lorsque l’Assemblée nationale, conduite par un grand intérêt national, et par l’impossibilité de faire d > tels changements sans un bouleversement absolu, a cru qu’elle pouvait consacrer, par un décret constitutionnel, l’esclavage de plus de 600,000 personnes, elle peut balancer à sacrifier à ce même intérêt national, à cette même tranquillité dont l’état des hommes de couleur est la cause intermédiaire mais nécessaire ; je demande si l’Assemblée nationale peut balancer à sacrifier à de si grands intérêts, non pas la prévention perpétuelle sans doute, mais la privation progressive dans un très petit nombre d’individus, des droits politiques, dont en France plusieurs millions d’hommes sont privés. Les nations étrangères s’étonnent déjà et la France s’étonnera bientôt... (Exclamations à l'extrême gauche)... et la France s’étonnera bientôt qu’on soit parvenu à faire une grande affaire de 4re Sébie. T. XXXI. [23 septembre 1791.] cette question de l’état de5 hommes de couleur libres. On s’étonnera surtout que la question de l’état civil des esclaves de Saint-Domingue, des esclaves des colonies, n’ait pas été considérée comme l’objet d’une véritable difliculté et que quelques personnes s’obstinent à mettre la tranquillité des colonies, la prospérité de la métropole, dans le danger le plus reconnu, non pas pour la liberté des 600,000 hommes, mais pour l’existence politique de 500,000 à 600,000 personnes. Je demande à tous les membres de cette Assemblée, si, lorsque par des considérations bien moins graves, au sein de la métropole, au voisinage de la force publique, elle s’est décidée à suspendre au moins l’exercice de ces droits, dans des hommes, à raison de leur culte ; comment il est possible que l’on conçoive qu’à 2,000 lieues elle se croie obligée d’admettre, dès à présent, un nombre d’hommes beaucoup moins considérable que les juifs à l’exercice des droits dont elle a privé ceux-ci. On a souvent présenté dans cette Assemblée la masse d’intérêts nationaux attachée à la question actuelle; on vous a présenté l’existence de votre commerce, de vos manufactures, d’une partie de l’agriculture intéressés à cette question : on vous a prouvé que la perte des coonies entraînerait des maux plus grands encore que le désastre qui en proviendrait directement; que du moment que vous n’auriez pas de colonies, presque toute navigation commerciale tomberait, que dès lors vous n’auriez plus de moyens de former des matelots pour la marine militaire, et que, n’ayant plus de marine militaire, vous n’auriez plus de commerce extérieur, de commerce maritime, parce que vous n’auriez plus les moyens nécessaires pour le protéger et le défendre. Ces idées ne sont pas neuves, elles ont été pré-entées ici toutes les fois que l’on a traité la question des colonies, mais il en est de relatives à la circonstance actuelle et qu’il ne nous est pas possible de passer sous silence. Quelle est actuellement la situation du royaume français? Une très-grande et très heureuse Révolution y a tari momentanément presque toutes les sources de la prospérité publique. Vos manufactures ne sont soutenues que par la circonstance malheureuse en elle-même de la baisse du change. Votre commerce est momentanément altéré ou presque détruit. Ce change, avec les étrangers, présente une baisse progressive, affligeante et ruineuse, vous n’avez pour numéraire qu’un papier solide tant que les biens nationaux serout solides eux-mêmes, tant qu’on sera assuré de percevoir les impôts, tant que vous ne serez pas obligés de prendre sur les capitaux la dépense de vos besoins ordinaires, tant que l’ordre public sera dans le royaume, et qu’on sera sûr, par la terminaison de la Révolution, de la certitude des gages sur lesquels il repose; mais ce papier devient un fléau du moment que les bases du crédit sur lesquelles il est fondé seront affaiblies. Or, s’il arrivait, soit par la perte absolue, soit par la perte partielle, soit par une longue suspension des bénéfices que nous retirons des colonies, que tous les ports se trouvassent dans l’état le plus désastreux, que les travaux vinssent subitement à manquer ; qu’à l'instant les manufactures s’en ressentissent; croit-on alors que l’impôt pourrait aisément se percevoir; croit-on qu’alors le papier, qui repose sur la confiance, ne tomberait pas à l’instant dans le plus grand discrédit? Je demande si l’on croit qu’alors le change, vis-à-vis des nations étrangères, nedevien-17 258 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 septembre 1791.' drait pas effrayant pour les bons citoyens; je demande enfin si plus d’un million d’hommes sans travail, sans pain, sans espérance, au milieu de la détresse publique, ne deviendrait pas parfaitement le germe de tous les troubles. S’il est possible de prévoir quel usage on pourrait en faire, à quel excès on pourrait les porter; si alors le peuple se plaignant et demandant des changements (car le peuple ne sait qu’une chose, c’est qu’il est bien ou qu’il souffre; il veut changer le régime établi;) si, dis-je, le peuple agité par ses douleurs, se plaignant des changements; si des millions d’hommes désœuvrés, présentant des armes et des instruments à quiconque voudrait les employer, il ne deviendrait pas facile, possible au moins, de changer la Constitution établie, d’abattre le système monarchique, ou de lui donner une extension illimitée; que ceux qui sont les amis des révolutions, non pour les inconvénients qu’elles produisent, mais pour les résultats, pour le bonheur qui doit en être l’effet, disent si l’on peut balancer entre la perspective d’un si grand danger et la question dont il s’agit. Et remarquez bien que, tandis qu’une poignée d’hommes de couleur réunis, à Paris, je ne sais par qu< 1 ressort, couvrent les rues de la capitale de leurs affiches, et ne cessent d’agiier cette Assemblée pour avoir non les droits civils que tout le monde leur reconnaît, mais les droits politiques dont 3 millions de Français sont privés dans la métropole (. Applaudissements ), je demande si de pareils intérêts sur lesquels les hommes de couleur sont si froids dans les colonies, peuvent résister à l’intérêt immense de la patrie? Depuis que les nouvelles de l’effet du décret sont arrivées dans les ports, il n’en est aucun qui ne vous ait fait parvenir les plus pressantes pétitions. Les mêmes places de commerce qui étaient demeurées muettes, lorsque le décret a été rendu, éclairées par les événements, viennent vous supplier de changer une résolution qui les met au désespoir. On dit, sans cesse, dans cette Assemblée, que l’intérêt des colons et des commerçants est une preuve qu’ils ne peuvent pas être entendus dans la question , comme si l’intérêt des commerçants de France n’était pas dans le moment actuel l’intérêt de la France elle-même. (. Applaudissements .) Il est sans doute des questions où l’intérêt des commerçantsestdiff'érent del’intérêt du commerce et de l’intérêt de la nation ; mais ces questions ne sont pas celle-ci. Ici ce n’est pas seulement l’armateur qui transporte et qui vend la marchandise, c’est le manufacturier qui la prépare, c’est le cultivateur qui l’extrait de la terre, qui sont immédiatement intéressés à la conservation des colonies. Quelles sont les denrées que vous y exportez? Quels sont les objets gui sont échangés avec les denrées coloniales, qui vous donnent seuls l’avantage et la prépondérance du commerce? Ce sont des objets perçus et manufacturés chez vous presque en totalité : ce n’est donc pas l’armaieur seul qui profite; l’armateur n’est que l’agent du manufacturier et de l’agriculteur. Or, si l’intérêt du manufacturier, l’intérêt de l’agriculture, l’intérêt du commerce sont ici réunis, quel intérêt véritable encore est indifférent à la question? Il est donc parfaitement vrai que c’est de l’intérêt national dont il s’agit et qui ne peut être mis en balance avec l’impatience suggérée à un petit nombre d’individus qui, jouissant déjà de tous les droits civils dont la nation leur promet le maintien et l’intégrité, exposent le royaume à sa ruine pour conquérir des droits, dont, comme je l’ai dit, plusieurs millions de Français sont privés par la Constitution. (Murmures.) On ne peut pas attaquer ces droits parce qu’ils sont respectés; mais, si l’on approfondissait la question autant qu’elle peut l’être, on trouverait qu’il est de l’intérêt de la métropole que l’exercice des droits soit borné et limité dans les hommes de couleur; car, il est politiquement vrai de dire que l’esprit de retour n’existe pas dans les hommes de couleur; que les blancs sont plus ou moins Fi ançais, parce que la France est leur première patrie; que là sont presque toujours leurs familles; qu’il n’en est presque aucun qui ne conserve un esprit de retour dans la métropole, tandis que les hommes de couleur, étant nés sur les lieux, n’ayant aucune espèce de liaison avec la mère-patrie, une fois qu’ils auraient obtenu tout ce qu’ils demandent aujourd’hui, deviendraient véritablement, par leur esprit, par leur instinct et par leurs sentiments, absolument étrangers à la France, dont les blancs ne cessent jamais de se croire les enfants. (Applaudissements.) Je vous ai présenté, Messieurs, les raisons théoriques par lesquelles la compétence du Corps législatif, même après une inbiative, est, d’après ce que l expérience vient de prouver, destructive et subversive du régime colonial : il est inutile de démontrer que le système que nous présentons n’établit, d’ailleurs, aucun droit redoutable pour la Fiance :car le droit de prononcer sur quelques questions de droit politique, limitées par la sanction provisoire du gouverneur et définitive du roi, n’est pas une attribution dangereuse et nuisible à la propriété et à la puissance nationale; tandis que le refus de ce droit-là est la subversion des colonies, leur séparation prochaine, et la certitude de tous les désastres qui viendront fondre sur le royaume. Si vous voulez donner à cette question toute l’importance qu’elle a, ne la considérez pas sous le point de vue où on l’a présentée, de l’intérêt de quelques hommes; consi-dérez-la par les effets qu’elle va immédiatement avoir; ne léguez pas à vos successeurs une grande guerre contre les colonies et des grands troubles en dedans; ne livrez pas au changement des législateurs ces deux points essentiels; car, si vous dites que vous les laissez au Corps législatif, vous ne ferez pas cesser les inquiétudes des colons, qui croirontvoir renaître chaque année les mêmes questions et chez qui la confiance ne s’établira jamais, et, d’autre part, en ne prononçant pas immuablement sur les compétences des lois de commerce, vous verrez s’établir la suite des raisonnements et le résultat que je vous ai annoncé, et vous verrez cette grande question occuper longtemps l’Europe, plonger la France dans une suite de maux, et finir par la réduire au-dessous des puissances qui lui sont actuellement inférieures. Je vous invite donc, Messieurs, à décider dès à présent la question comme nous avons eu l’honneur de vous la proposer, et à ne pas craindre une grande, profonde et décisive démarche pour sauver une dernière fois la patrie car cette délibération va décider aujourd’hui du sort de la France pendant la prochaine législature. (Applaudissements.) Voici notre projet de décret : « L’Assemblée nationale constituante, voulant, avant de terminer ses travaux, assurer d’une manière invariable la tranquillité intérieure des colonies, et les avantages qup la France rgtiie de ces importantes possessions, décrète comme arti-