[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] 109 la suite de la discussion à une autre séance. La séance est levée. ANNEXE a la séance de l'Assemblée nationale du 22 septembre 1789. Nota. Nous insérons ici un discours de M. Bernasse sur la manière dont il convient de limiter le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif dans une monarchie (1). — Ce discours n’a pas été prononcé à la tribune; maiscommeil a été distribué à tous les députés, il fait partie des documents parlementaires de l’Assemblée nationale. M. Bergasse (2). Messieurs, de toutes les questions soumises à votre examen, il en est peu d’aussi importantes que celles que vous agitez aujourd’hui. Pour les décider en pleine connaissance de cause, il eût été bien à souhaiter que la discussion n’en eût été permise qu’après que les diverses parties de notre travail sur la Constitution auraient été complètement achevées. Alors vous auriez eu la satisfaction de les résoudre d’après des données plus nombreuses; et, pouvant les envisager dans tous leurs rapports avec l’ordre public, vous auriez trouvé plus sûrement les maximes politiques dont leur solution doit dépendre. Si l’on veut travailler avec quelque succès à la Constitution d’un empire, et surtout d’un grand empire, il me semble qu’on a deux choses bien distinctes à faire. D’abord, je trouve qu’il convient d’opérer à part sur chacune des parties dont la Constitution se compose ; en conséquence, après avoir examiné tous les genres de pouvoirs qu’elle doit rassembler, on chercherait avec soin le meilleur mode d’organisation pour chacun de ces pouvoirs, (1) Le discours de M. Bergasse n’a pas été inséré au Moniteur. (2) J’ai composé ce discours à l’occasion des questions qui ont été agitées dans l’Assemblée nationale, sur la permanence du Corps législatif, sur son organisation en une ou deux Chambres, sur la nécessité de la sanction royale, etc. Je me proposais de le prononcer, lorsqu’après une discussion de quelques jours, i’Assemblée a déclaré qu’elle se trouvait suffisamment instruite pour se décider, et qu’en conséquence elle n’entendrait plus personne. Cependant je pense avoir aperçu quelques idées qui n’ont point été développées dans les débats auxquels les questions dont il s’agit ici ont donné lieu, et comme l’Assemblée ne peut que décréter provisoirement une Constitution, et que c’est à la nation seule à prononcer en dernier ressort sur les avantages ou les désavantages de celle qu’elle lui présentera, il m’a paru qu’il était de mon devoir de produire mon opinion, puisque je la crois bonne. Sans doute, lorsque la fermentation dans laquelle on nous fait exister se sera un peu apaisée et quand il sera libre à toutes les pensées de se développer, sans doute on trouvera convenable de revenir sur ses pas. Alors le moment des opinions modérées, les seules qui puissent amener la véritable liberté, sera décidément venu, et mes idées, qui sont aujourd’hui rejetées, finiront par obtenir peut-être quelque succès. ( Note de M. Bergasse. c’est-à-dire celui qui protège le mieux la liberté personnelle, commençant par les pouvoirs qui influent d’une manière plus immédiate sur les individus, et ne s’occupant des pouvoirs d’un ordre plus élevé que lorsque l’action de ceux-ci aurait été parfaitement calculée, et qu’on aurait à peu près arrêté la meilleure manière de les ordonner pour ne leur faire produire que des effets salutaires. Puis, et lorsqu’on se serait ainsi fait une idée juste de la nature de chaque pouvoir et de son influence, on verrait comment ils doivent ou se balancer, ou se combiner entre eux; on les étudierait dans leurs mouvements réciproques, et devinant par une sorte d’expérience anticipée les circonstances où ils peuvent se nuire, on s’atta • cherait dans des discussions calmes et réfléchies à fixer les principes d’après lesquels il convient de limiter leurs sphères d’activité pour les empêcher ou de se heurter ou de se confondre. D’après cette méthode, votre première attention se serait donc portée sur la constitution des tribunaux, sur la création des municipalités, sur l’établissement des assemblées provinciales, sur la réforme de l’éducation publique, c’est-à-dire sur l’institution de tous les pouvoirs particuliers qui modifient d’une manière plus directe et plus immédiate le système de nos habitudes ; et ce n’eût été qu’après avoir vu en quelque sorte la nation se régénérer sous vos yeux par une meilleure organisation de tous ces pouvoirs, qu’examinant comment il était possible de rendre cette régénération durable, vous seriez arrivés à l’établissement des deux grands pouvoirs conservateurs de l’ordre social j le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif suprême. Là se serait terminée la première partie de votre travail. Ensuite, et cette première partie achevée, vous seriez revenus sur toutes vos opérations, et toujours d’après le plan que je trace ici, vous vous seriez attachés à rechercher dans quels rapports les pouvoirs que vous auriez organisés doivent exister entre eux; quelle correspondance, par exemple, il convient d’établir entre les municipalités et les assemblées provinciales, entre ces deux espèces d’institutions et le pouvoir législatif d’une part, et le pouvoir exécutif de l’autre ; quelles limites il faut assigner au pouvoir législatif, dans quelles bornes encore il faut maintenir le pouvoir exécutif; attentifs à contenir tous ces pouvoirs les uns par les autres, en sorte que leur influence sur le caractère, l’esprit, les mœurs de la nation fût toujours une et toujours bonne ; remarquant toutes les circonstances où cette influence devient ou abusive ou dangereuse; prévoyant tous les événements politiques qui peuvent contribuer à la corrompre, et à mesure que vous seriez avancés dans la carrière, rencontrant comme involontairement toutes les questions auxquelles cette combinaison de pouvoirs peut donner lieu, et le petit nombre de vérités simples qui doivent servir à les résoudre. Ainsi se serait développé le système de votre Constitution; ainsi, en même temps que vous n’auriez négligé aucune des parties qu’elle doit embrasser, vous auriez composé de toutes ces parties rassemblées une vaste et commune organisation, où malgré l’immensité des objets l’esprit n’aurait remarqué qu’un seul plan, aperçu qu’un seul résultat, et dans son ensemble comme dans ses détails, votre ouvrage eût partout offert ce grand caractère d’unité, qui ne se fait remarquer que dans les productions des hommes nés pour lift [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [n septembre 1789.] les conceptions fortes et les profondes révolu-: tions, soit dans les institutions de leurs pays, soit dans les opinions de leur siècle. Telle était, Messieurs, l’idée que je me faisais de l'ordre qu’il vous convenait d’observer dans votre travail sur la Constitution, et il vous est aisé de remarquer que, d’après un pareil ordre, les questions qui vous occupent aujourd’hui eussent été les dernières que vous auriez agitées. Quoi qu’il en soit, puisque votis les discutez maintenant, je vais essayer d’exposer aussi entre beaucoup d’idées quelques-unes de celles qui me paraissent les plus propres à en faciliter la décision. Faut-il que le Corps législatif soit permanent? — Convient-il que le Corps législatif soit divisé en deux Chambres? — Par qui doivent être proposées et rédigées des lois? — Est-ilnécessaire que le dépositaire du pouvoir exécutif ait une influencé sur le Corps législatif , et quelle doit être la nature et la mesure de cette influence? Voilà les questions; pour les résoudre j’ai besoin d’établir, ou plutôt de rappeler ici quelques principes. On m’accordera sans peine que, quel que soit l’appareil d’une Constitution, en dernière analyse, son but unique est la garantie de la liberté individuelle. Tous les pouvoirs dont une Constitution se compose ne doivent donc être organisés que relativement à la liberté individuelle, et ils seront toujours mal organisés tant que dans le système de leur combinaison, cetteliberté pourra courir quelques risques. Or, il y a trois pouvoirs qui influent d’une manière plus particulière sur la liberté de l’individu : le pouvoir législatif, lé pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire qui n’est lui-même qu’une dépendance du pouvoir exécutif. Il faut voir maintenant comment ces pouvoirs peuvent nuire à la liberté, et comment ils peuvent la servir. Ces pouvoirs nuiront à la liberté toutes les fois qu’ils se confondront : ils serviront la liberté toutes les fois qu’ils seront distincts; ils serviront encore la liberté toutes les fois qu’ils seront maintenus les uns par les autres dans de telles limites qu’ils ne pourront jamais agir que conformément à leur nature. Je dis en premier lieu que ces pouvoirs nuiront à la liberté toutes les fois qu’ils se confondront; car, unissez le pouvoir exécutif au pouvoir judiciaire, faites que le prince lui-même soit juge, et comme l’a très-bien remarqué Montesquieu, le juge aura alors toute la force d’un oppresseur, et vous n’aurez point de liberté. Unissez le pouvoir judiciaire au pouvoir législatif; faites que celui qui porte la loi en soit aussi l’exécuteur, et Vos lois, résultat nécessaire de l’intérêt personnel, ne seront que les volontés arbitraires de vos juges, et vous n’aurez point de liberté. Unissez le pouvoir législatif au pouvoir exécutif; faites que celui qui est législateur soit aussi chargé de l’administration de l’empire, et l’usage de la législation ne sera plus dans les mains du législateur qu’un moyen d’accroître l'autorité qui lui est confiée, comme suprême administrateur dé l’empire, et vous n’aurez point encore de liberté. Enfi n unissez les trois pouvoirs ensemble ; faites que celui dont émane la loi soit aussi celui qui administre et celui qui juge, et je n’ai pas besoin de vous prévenir que non-seulement vous n’aurez point de liberté, mais que voua aurez trouvé de toutes les servitudes la plus accablante, et de tous les genres de despotisme le plus terrible et le plus absolu. Je dis, en second lieu, que les pouvoirs dont je parle favoriseront la liberté toutes les fois qu’ils seront essentiellement distincts; car, séparez le pouvoir judiciaire du pouvoir exécutif, et le prince n’influant en aucune manière sur le juge, celui-ci sera d’autant plus facilement contenu dans les bornes de là loi, et vous savez bien que ce n’est que par la loi que se maintient la liberté. Séparez le pouvoir législatif du pouvoir judiciaire, et celui qui fait la loi, n’étant pas celui qui doit la faire observer, aura un grand intérêt à la faire toujours bonne, attendu que, s’il la faisait mauvaise, il en serait lui-même la première victime ; et vous voyez bien que vous n’aurez que des lois avantageuses à la liberté. Enfin, séparez le pouvoir législatif du pouvoir exécutif, et le législateur, ne pouvant prendre aucune part à l’administration de l’empire, empêchera d’autant mieux que l’autorité de l’administrateur de l’empire ne s’étende hors des limites de la Constitution, et vous voyez encore que votre gouvernement ne sera jamais tenté d’offenser la liberté. Je dis en troisième lieu que les pouvoirs dont je parle favoriseront la liberté toutes les fois qu’on s’attachera à les contenir les uns par les autres dans des limites qu’il leur sera comme impossible de franchir. Contenez le pouvoir judiciaire par le pouvoir législatif, et l’arbitraire du pouvoir judiciaire est détruit. Contenez le pouvoir exécutif par le pouvoir législatif, et il n’v aura plus d’arbitraire dans le gouvernement. Contenez le pouvoir législatif par le pouvoir exécutif, et il n’y a plus d’arbitraire dans la Constitution, c’est-à-dire que la Constitution, une fois déterminée pour la liberté, demeure immobile et qu’il n’est plus possible au pouvoir législatif, le plus redoutable de tous quand il n’est pas limité, d’en rompre l’enceinte ou d’en déranger l’organisation. Ces maximes ne me seront pas contestées. Ainsi donc, je puis regarder comme démontré que la liberté gît dans la distinction des pouvoirs et dans leur limitation réciproque. Ceci convenu, les questions que vous examinez n’intéressent que deux des trois pouvoirs dont je viens de parler, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif : or, en décidant ces questions, votre objet est sans doute de déterminer quelle est la meilleure manière de limiter ces deux pouvoirs l’un par l’autre, afin qu’ils ne soient jamais nuisibles à la liberté En conséquence, il me semble que vous devez les poser de cette manière : Que faut-il faire pour contenir le pouvoir exécutif dans ses bornes naturelles, c’est-à-dire pour l’empêcher d'être autre chose que pouvoir exécutif? Et alors vous examinerez : 1° S’il importe que le Corps législatif soit permanent ou périodique; 2° S’il convient de le diviser en deux Chambres; 3° A qui doit appartenir la proposition et la rédaction des lois. Que faut-il faire pour contenir le pouvoir législatif dans ses bornes' naturelles ? c’est-à-dire pour l'empêcher d’être autre chose que pouvoir législatif? Et alors vous examinerez encore s’il convient d’organiser le Corps législatif en deux Chambres, et s’il est bon que le dépositaire du pouvoir exécu- [Assemblée nationale,] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [il septembre 1789.] {{{ tif puisse suspendre ou arrêter l’action du Corps législatif. Je reviens sur la première de ces deux questions, et, d’après les principes que j’ai exposés, je soutiens que le pouvoir exécutif ne peut être contenu dans ses bornes naturelles : 1° Qu’autant que le Corps législatif sera permanent; 2° Qu’autant qu’il sera divisé en deux Chambres; 3° Qu’autant que ce sera le Corps législatif uniquement qui s'occupera de la proposition et de la rédaction des lois. Car, en premier lieu, que faut-il pour que le pouvoir exécutif ou le gouvernement ne soit jamais tenté de franchir ses bornes naturelles? 11 faut qu’il ne puisse agir qu’en vertu de la loi, et qu’il n’y ait aucune circonstance où il soit forcé d’agir hors des limites de la loi. Et en effet s’il y avait des circonstances où le gouvernement pourrait agir sans le concours de la loi ou hors de ses limites ; si l’on avait l’imprudence, par exemple, d’accorder au prince, dans les cas imprévus, une autorité provisoire et dont l’exercice n’aurait pas été spécialement déterminé par un acte de la législation, il est clair que l’autorité du prince, toutes les fois qu’elle agirait provisoirement, ne serait que le produit de sa volonté particulière; il est clair qu’alors cette autorité serait nécessairement arbitraire ; et, attendu qu’il est de la nature du pouvoir de s’accroître sans cesse, on comprend facilement que le prince ne négligerait aucun moyen pour multiplier les circonstances où la loi n’aurait rien prévu, afin de mettre, le plus souvent qu’il lui serait possible, sa volonté à la place de la loi. 11 importe donc de ne laisser aucune autorité provisoire au gouvernement, il importe donc qu’il n’y ait aucune de ses démarches qui ne soit déterminée par un acte législatif. Mais le gouvernement ne se repose jamais : il est de sa nature d’agir sans cesse, et quelle que puisse être la prévoyance humaine, toujours il arrivera des circonstances, dans une vaste administration, pour lesquelles une loi antérieure n’aura rien statué. Or, si vous voulez que l’Assemblée législative ne soit que périodique, et si ces circonstances arrivent dans un intervalle de temps où le Corps législatif n’existera pas, que fera le gouvernement ? Faudra-t-il qu’il interrompe son action jusqu’à l'époque où le Corps législatif pourra se reproduire ? Mais ne pourra-t-il pas se faire que beaucoup de désordres résultent de ce qu’il n’aura pas pourvu sur-le-champ, suivant sa sagesse particulière, à ce que le besoin des circonstances exigeait de lui? Faudra-t-il, au contraire, afin que son action ne demeure pas interrompue, et que l’ordre public se maintienne, qu’il n’attende pas la reproduction du Corps législatif pour se déterminer ? mais alors le voilà précisément revêtu de l’autorité provisoire dont je viens de vous parler; mais vous voilà, malgré vous, retombés dans l’inconvénient des volontés arbitraires : et si partout où une volonté arbitraire peut commander il n’y a plus de liberté, ne voyez-vous pas qu’ici vous faites courir des risques considérables à la liberté ? Ainsi donc, dans le système d’une Assemblée législative périodique, ou vous vous trouverez dans la nécessité de permettre au prince d’agir dans les cas imprévus suivant la seule détermination de sa volonté, et il y aura des occasions où le prince tout seul pourra faire une loi , et de cette confusion de pouvoirs résultera plus tôt ou plus tard le despotisme; ou vous vous verrez forcés de déclarer que, dans les cas imprévus, le prince n’aura pas la faculté de statuer, et sera tenu d’attendre la reproduction du Corps législatif; et, pour n’avoir pas remarqué qu’un gouvernement qui s’arrête dans son mouvement est un gouvernement qui produit infailliblement l’anarchie, vous vous trouverez exposés à tous les dangers de l’anarchie. Je crois cette alternative inévitable, et de ce que, dans le système d’une Assemblée législative périodique, elle est inévitable, il me semble que je n’ai pas besoin d’établir que toute Assemblée législative, pour remplir son objet, pour diriger et surveiller sans cesse le pouvoir exécutif, pour être appropriée à tous les besoins de la société, doit être perpétuellement existante. La nécessité de la permanence ou de la perpétuité du Corps législatif est donc rigoureusement démontrée (1). En second lieu, que faut-il pour que le pouvoir exécutif ou le gouvernement ne soit jamais tenté de franchir ses bornes naturelles ? Il faut que les agents du prince puissent être poursuivis toutes les fois qu’ils auront franchi l’espace dans lequel la loi leur prescrivait de se maintenir. Il convient donc qu’il existe un tribunal par devant lequel ils soient tenus de répondre de leur conduite, et où les représentants de la nation puissent les traduire, quand ils se croiront bien fondés à les accuser. Mais quel doit être ce tribunal ? Sera-ce un tribunal ordinaire? Non, et cela par deux raisons. D’abord, parce qu’il est absurde de faire juger une accusation du Corps législatif par des tribunaux qui, pour être bien constitués, doivent lui être nécessairement inférieurs en dignité et en puissance. Ensuite, parce que, dans un tribunal ordinaire, un ministre courrait toujours le risque d’être mal jugé : car ou, ce qui serait le plus fréquent, le tribunal ordinaire redouterait la puissance du Corps législatif, et alors il ne jugerait que comme le voudrait le Corps législatif, et le ministre innocent pourrait être sacrifié; ou, ce qui serait plus rare, mais ce qui est aussi dans le cœur de l’homme, le tribunal ordinaire, naturellement jaloux de l’autorité du Corps législatif, voudrait humilier l’orgueil de ce Corps, et alors, fier de le voir à ses pieds, il ne jugerait que comme le lui suggérerait son propre orgueil, et le ministre prévaricateur pourrait être absous. Sera-ce un tribunal extraordinaire? Non encore, et cela par trois raisons: Qu’entendez-vous ici par un tribunal extraordinaire? Vous entendez sans doute un tribunal que l’on créera extraordinairement pour chaque circonstance, où un agent du pouvoir exécutif sera poursuivi par les représentants de la nation. Mais, qui composera ce tribunal? Sera-ce le prince? Non; car, comme il s’agit d’une accusait) J’ai besoin de lever ici une équivoque : quand j’avance que le Corps législatif doit être permanent, cela ne veut pas dire qu’il doit être perpétuellement assemblé, cela veut dire simplement qu’il doit être perpétuellement existant, pour être assemblé un temps déterminé chaque année, lequel temps pourra être prolongé toutes les fois que le chef de la nation le jugera convenable pour la nécessité des affaires. Il serait inutile, dit très-bien Montesquieu, que le Corps législatif fût toujours assemblé. Cela serait incommode pour les représentants, et d’ailleurs occuperait trop la puissance exécutrice, qui ne penserait point à êxécuter, mais à, déféndre Ses prérogatives, et le droit qu’elle a d’exécuter. 112 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] tion intentée contre un de ses agents, il serait juge et partie. Qui composera ce tribunal ? Sera-ce le Corps législatif? Non ; car comme il s’agit d’une accusation qu’il intente à un des agents du pouvoir exécutif, il serait aussi juge et partie. Qui donc composera ce tribunal? J’ai ouï dire qu’on le ferait composer par les assemblées provinciales, lesquelles, toutes les fois qu’il s’agirait de juger un ministre, délégueraient des juges tirés de leur sein. C’est-à-dire, tandis que, pour conserver l’unité de l’empire, tandis que, pour empêcher le système fédéral de naître, tandis que, pour prévenir tous les chocs des corps administrateurs des provinces avec le Corps législatif de la nation, il n’est personne qui ne pense que les corps administrateurs des provinces ne doivent avoir qu’une autorité très-circonscrite, vous, entreprendrez-vous de leur donner une puissance supérieure à celle du Corps législatif? Vous imaginerez des circonstances où celui-ci dépendra de ceux-là; vous intervertirez toutes les habitudes de subordination si essentielles à la paix, à la prospérité commune ! Que vous êtes loin de vous douter de tout ce qu’il faut combiner pour fonder une Constitution durable 1 Que vous calculez bien peu les effets nécessaires qui doivent résulter d’un changement de rapports entre les pouvoirs et les prétentions ambitieuses auxquelles les changements de cette espèce ne manquent jamais de donner lieu I Mais allons plus loin. Supposons qu’il ne résulte aucun inconvénient politique de la faculté accordée aux administrations provinciales de composer le tribunal qui doit juger les ministres ; ce tribunal, même dans cette hypothèse, sera-t-il bien tout ce qu’il doit être pour obtenir, à la fois et la confiance de l’accusateur et celle de l’accusé? Croit-on que les représentants de la nation ayant uue correspondance constante avec leurs provinces, par exemple, ne travailleront pas à le faire composer par les administrations provinciales, à peu près comme ils le jugeront à propos, et alors quelle confiance inspirera-t-il à l’accusé? Croit-on que si les assemblées provinciales sont mécontentes du Corps législatif, elles ne le composeront pas, au contraire, autrement que le voudra le Corps législatif, et alors quelle confiance inspirera-t-il à l’accusateur? Et puis ne remar-� quez-vous pas, à cause de cette faculté déjuger les délits contre la nation, l’intérêt constant qu’aura le Corps législatif de ménager les administrations provinciales, et ne voyez-vous pas tous les abus de pouvoir qui peuvent résulter de ces ménagements à peu près inévitables? Et puis encore, avez-vous oublié que les administrations provinciales seront chargées d’une partie du pouvoir exécutif, et ne trouvez-vous pas quelque chose de choquant à fairejuger des agents du pouvoir exécutif par d’autres agents du pouvoir exécutif, à faire prononcer sur les accusations du Corps législatif par des corps d’administrateurs que le Corps législatif lui-même peut accuser ? Ainsi, ni les tribunaux ordinaires, ni un tribunal extraordinaire ne doivent juger les agents du pouvoir exécutif. Qui donc les jugera?Car il importe qu’ils soient jugés; il importe que la loi, concernant la respon-bi'lité des ministres, ne soit pas une vaine institution. Qui les jugera? Un tribunal qui n’ait ni les inconvénients des tribunaux ordinaires, ni les inconvénients d’un tribunal extraordinaire dont je viens de parler. Un tribunal par conséquent qui soit égal en puissance aux représentants de la nation, et qui, dès lors, participe avec la même souveraineté qu’eux aux actes législatifs. Un tribunal qui ne soit pas composé de la même manière que le Corps des représentants de la nation ; car s’il est composé delà même manière, il aura infailliblement le même esprit, et l’accusateur et le juge seront la même chose. Un tribunal qui ait le même intérêt à maintenir le pouvoir exécutif que le pouvoir législatif, et dont la constitution soit telle qu’il ne puisse que perdre par la diminution du pouvoir législatif, et qu’il ne puisse que perdre encore par la diminution du pouvoir exécutif. Un tribunal, qui, de cette sorte, ait son plus grand avantage à être impartial, et qui, dans son impartialité même, aperçoive toujours son plus sûr moyen d’existence. Enfin, un tribunal que l’opinion publique, lorsqu’elle s’égare, ne puisse modifier (car, quoi qu’on en dise, l’opinion d’un grand peuple, surtout lorsqu’il s'agit d’accusation, peut être facilement égarée), et dont l’indépendance soit telle que, soit qu’il punisse, soit qu’il absolve, nul n’ait le droit de le rechercher dans ses jugements. Tel doit être incontestablement le tribunal auquel il faut confier le jugement des ministres ou des agents du pouvoir exécutif. Or, puisqu’il convient que ce tribunal participe à la puissance législative, il est clair qu’il devient de fait une portion intégrante du Corps législatif. De cela seul que les ministres doivent être responsables, il résulte donc nécessairement que le Corps législafcg�loit être divisé en deux Chambres. Cependant je prévois une objection. On ne manquera pas de me dire que moi qui veux essentiellement que les pouvoirs soient distincts, afin que la liberté se conserve, néanmoins je donne aux mêmes personnes, dans mon tribunal de responsabilité, et le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Je réponds d’abord que cela serait si les juges dont il s’agit ici participaient seuls à la formation delà loi; alors ils seraient vraiment législateurs et juges; mais que les deux Chambres du Corps législatif étant nécessaires pour la formation de la foi, on voit aisément qu’il faut ici distinguer, dans les membres du tribunal, deux personnes morales absolument séparées, et qu’il est impossible de confondre la personne du législateur, qui ne peut faire de lois au gré du juge, et la personne du juge, qui ne peut ériger sa volonté en loi. Je réponds ensuite que les juges du tribunal dont je parle ne sont pas de vrais juges, mais des jurés ; ne sont pas des hommes voués au ministère des lois, mais des hommes appelés, en de certaines circonstances extraordinaires, à déclarer que telle personne est ou n’est pas coupable ; que leur profession n’est donc pas la profession judiciaire, et qu’ainsi ce que j’ai dit ailleurs sur le danger de confondre le pouvoir législatif avec le pouvoir judiciaire ne saurait leur être appliqué. Tout cela est trop clair pour que je ni’y. arrête davantage. La nécessité de diviser le Corps législatif en deux Chambres est donc encore rigoureusement démontrée. Enfin, et en troisième lieu, que faut-il pour que le pouvoir exécutif ou le gouvernement ne soit jamais tenté de franchir ses bornes naturelles ? Il faut que le droit de proposer la loi n’appartienne ni en tout ni en partie au prince, et qu’il soit exclusivement réservé au Corps législatif. 113 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] Car, en premier lieu, si le droit de proposer la loi appartenait exclusivement au gouvernement ou au prince, comme on l’avait imaginé dans quelques anciennes républiques, il estévident qu’a-lors le prince ne proposerait que les lois qui lui seraient avantageuses; et parce qu’on ne pourrait délibérer qu’autant qu’il aurait proposé les objets des délibérations, on aperçoit sans peine que le Corps législatif, n’ayant aucun mouvement par lui-même, ne serait actif qu’autant qu’il conviendrait au prince, et deviendrait nul toutes les fois qu’il le voudrait. En second lieu, si le droit de proposer et de rédiger la loi appartenait seulement, en certaines circonstances, au gouvernement ou au prince, il est évident qu’en ces circonstances au moins le Corps législatif ne pourrait délibérer sans la permission du dépositaire du pouvoir exécutif, ce qui est contraire à la nature de la puissance législative destinée à tout surveiller, et conséquemment à agir en tout sens ; sauf, comme nous le dirons dans peu, à modérer ou à empêcher son action quand elle devient nuisible. De plus, il est aisé de remarquer que, dans ce système, il s’ouvrirait une source de débats interminables entre le prince et le Corps législatif : le prince cherchant à tout rapporter aux circonstances où le droit de proposer la loi lui aurait été laissé; le Corps législatif cherchant, de son côté, à borner, de toutes les manières, ces mêmes circonstances, tous les deux travaillant sans cesse à empiéter l’un sur l’autre, et aucun ne pouvant empiéter sans qu’on n’en vît résulter ou de grands troubles ou une diminution considérable de la liberté. _ La nécessité de laisser au Corps législatif le droit de proposer et de rédiger la loi est donc encore rigoureusement démontrée. Ainsi donc, il est démontré que, pour que le prince ne soit autre chose que le dépositaire du pouvoir exécutif, il importe que le Corps législatif ait une existence perpétuelle, qu’il soit divisé en deux Chambres, et que le prince n’ait aucune part à la proposition et à la rédaction de la loi. Reste à voir maintenant si ces précautions démontrées nécessaires contre le pouvoir exécutif sont suffisantes pour le contenir. Elles seront suffisantes si, avec ces précautions, le prince ne peut être que l’instrument de la loi. Or, avec ces précautions, il est évident que le prince ne peut agir sans la loi, puisque le Corps législatif étant permanent, il ne lui reste aucun prétexte d’agir sans son concours. Avec ces précautions il est évident que le prince a intérêt de n’agir que d’après la loi, puisque, s’il agissait autrement, il existe un tribunal intéressé à ce que le pouvoir législatif soit respecté, par devant lequel seraient poursuivis les agents qu’il ’ aurait mis en œuvre. Avec ces précautions il estévident que le prince ne peut transformer sa volonté en loi, puisque la faculté de proposer et de rédiger la loi lui est interdite. Mais un prince qui ne peut agir sans la loi, qui ne peut transformer sa volonté en loi, et dont les agents sont punis toutes les fois qu’ils transgressent la loi, n’est, à coup sûr, que l’instrument de la loi. Son pouvoir n’est donc et ne peut donc être autre chose que pouvoir exécutif. Donc, avec les précautions dont il s’agit ici, on a trouvé la meilleure manière de limiter le pouvoir exécutif. En voilà bien assez sur la première question. , lre Série, T. IX. Je passe à la seconde question, c’est-à-dire à la question qui a pour objet les bornes à donner au pouvoir législatif, et je soutiens que le pouvoir législatif ne sera contenu dans ses bornes naturelles qu’autant qu’en premier lieu, indépendamment même des considérations que je viens de présenter sur la responsabilité des ministres, le Corps législatif sera divisé en deux Chambres; qu’autant, en second lieu, que le prince aura le droit, non-seulement de suspendre, mais d’arrêter l’action du Corps législatif. Avant tout, j’ai besoin de faire remarquer en peu de mots combien il importe que le Corps législatif ne soit pas illimité dans sa puissance. Nous ne nous sommes élevés jusqu’à présent que contre les erreurs et les abus du pouvoir exécutif, parce que ce qui a dû nous frapper le plus, en commençant la tâche qui nous est imposée, ce sont les erreurs et les abus dont nous avons été les victimes. Mais on se tromperait étrangement si l’on pensait que le pouvoir législatif existe nécessairement et sans abus et sans erreurs ; si même on n’était pas convaincu que les effets de ce pouvoir, quand il n’est pas limité, peuvent devenir au moins aussi funestes à la liberté que les effets du pouvoir exécutif, quand pareillement il franchit les bornes dans lesquelles il doit être contenu. Le pouvoir exécutif, s’il est aux mains d’un seul, rencontre au moins une sorte d’obstacle dans l’opinion publique; celui qui en dispose craint de se compromettre en se permettant d’en abuser outre mesure, et assez ordinairement même quand il en abuse, il met quelque modération clans l’usage qu’il en fait. Il n’en est pas ainsi du pouvoir législatif, s’il est aux mains de plusieurs. Attendez-vous que le pouvoir législatif, confié d’une manière indéfinie à plusieurs, ne mettra point de bornes à ses entreprises ; car plusieurs, et l’expérience de tous les grands corps le prouve, ne craignent pas l’opinion publique; plusieurs mettent à envahir une persévérance dont un seul est rarement capable; plusieurs, parce qu’ils disposeront de la puissance législative, pouvant se donner toute l’autorité qu’ils imagineront, finiront donc par anéantir toutes les autres puissances. En deux mots, le pouvoir exécutif, quand il est dans les mains d’un seul, et qu’il n’est pas circonscrit dans des limites fixes, amène le despotisme d’un seul; mais le pouvoir législatif, quand il est dans les mains de plusieurs, et qu’il y existe sans limites précises, amène l’aristocratie ou Je despotisme de plusieurs; et on sait bien que le despotisme de plusieurs est plus intolérable cent fois que le despotisme" d’un seul. Ces réflexions étaient importantes. Je reviens maintenant à la question, et je dis, en premier lieu, que, pour contenir le pouvoir législatif dans ses bornes naturelles, il importe, comme pour la responsabilité des ministres, que le Corps législatif soit divisé en deux Chambres. Car on conviendra sans doute avec moi que c’est un moyen très-efficace de contenir le pouvoir législatif dans ses bornes naturelles, que de l’organiser de manière à ce que, le plus qu’il sera possible, il ne fasse que de bonnes fois. Je voudrais donner ici une idée juste de ce qu’on doit entendre par ce mot loi. La loi, prise dans son acception la plus vraie, n’est que l’expression de la raison universelle. Il n’y a que la raison universelle qui ait ie droit de commander; c’est en elle seule que réside la souveraineté véritable ; un million d’hommes ras-8 444 [Assemblée nationale»] ARCHIVES PARLEMENTAIRES» [22 septembre 1789.] semblés qui porteraient un décret contraire à ces maximes éternelles ne proclameraient pas une loi mais une injustice, et s ils voulaient me contraindre à obéir à leurs décrets, je ne verrais dans cette contrainte qu’une force aveugle qui agit, et non pas une autorité légitime qiril me faudrait respecter. La loi est l’opposé de la volonté simple. Partout où il n’y a que volonté, il y a despotisme; partout où il existe un accord de la raison et de la volonté, il y a loi. Pourquoi donc dites-vous que la loi est l’expression de la volonté générale? parce que la volonté vraiment générale est toujours une volonté conforme à l’intérêt de l’humanité entière, et que tout ce qui convient à l’intérêt de l’humanité n’est jamais en opposition avec la raison. Ainsi vous ne définissez la loi l'expression de la volonté générale que parce que la volonté générale manifestée ne peut être autre chose que l’expression de la raison. L’essentiei pour faire une vraie loi, ou une bonne loi, est donc de placer ceux qui délibèrent dans des circonstances où, autant qu’il sera possible, ils n’aient que la volonté générale à exprimer. C’est à trouver ces circonstances que les grands législateurs se sont particulièrement attachés. Or, la volonté générale n’ayant pour objet que l’intérêt commun, il est clair que vous courez le risque de ne pas la rencontrer partout où les hommes peuvent être mus par un intérêt particulier. La volonté générale n’ayant pour objet que l’intérêt commun, il est clair que vous courez le risque de ne pas la rencontrer partout où les hommes peuvent être mus par une passion particulière, attendu qu’ude passion particulière est toujours déterminée vers un objet particulier. La volonté générale n’ayant pour objet que l’intérêt commun, il est clair que vous courez le risque de ne pas la rencontrer partout où il existera une grande facilité de tromper les hommes, car les nommes trompés obéissent et ne veulent pas. De plus, il faut avoir égard à la nature de l’esprit humain, qui est de se passionner pour tout ce qui devient l’objet de son attention, de manière que, s’il a commencé par mal voir, il verra toujours mal, à moins que vous ne parveniez, pour ainsi dire, à rompre son attention, à moins que vous ne le forciez, par un moyen quelconque, à se distraire de son objet pour y revenir avec plus de calme et de tranquillité. De plus, il faut considérer ce qui résulte des diverses positions dans lesquelles les hommes peuvent être placés. Il en est des positions morales comme des positions physiques. Si je demeuré dans une même position physique, je ne verrai, de l’objet qui m’est offert, que le côté qui est vis-à-vis de moi; si, au contraire, je change de position, je puis le voir sous toutes ses faces. Si je demeure dans la même position morale, je ne verrai pareillement, de l’objet moral que j’examinerai, que ce qui est relatif à la position où je me trouve; si je change de position morale, je puis le voir aussi sous toutes ses faces. La manière de juger varie donc comme les positions, et vous vous exposez toujours à mal juger, quand vous ne jugez que d’après une seule. Il me semble que ces maximes sont évidentes. Mais de ces maximes évidentes que résulte-t-il? Geci, certainement, que, pour obtenir une bonne loi, une loi qui ne soit que l’expression de la volonté générale, 11 faut : 1° Que ceux qui délibèrent ne puissent . être mus, autant qü’il sera possible, par aucun intérêt, par aucune passion particulière. Il faut 2° Que ceux qui délibèrent ne puissent être facilement trompés. 11 faut : 3° Que la loi ne soit pas le résultat d’üne seule délibération, et que les individus qui sont chargés de la former ne soient pâs tous placés dans la même position morale. Je crois ces conséquences au-dessüs de toute objection. Or, si vous êtes forcés de les admettre, je ne conçois plus comment vous pourriez voüs arrêter à l’idée d’une Assemblée législative unique. Car, en premier lied, dans toute Assemblée, il y a toujours quelques hommes qui conduisent, et si ceux-là sont mus par Un intérêt ou Une pas sion particulière, ne poUrfait-il pas arriver que votre Assemblée, croyant n’obéir qu’à la volonté générale, n’obéirait qu’à leur volonté, et si elle y obéissait, qüel moyen imâgiheriez-Vous pour la faire revenir de ses erreurs? Ën second lieu, les hommes ambitieüx veulent d’autant plus conduire qu’ils ont plus d’espoir de succès en conduisant, et ne voyez-vous pas que, votre Assemblée étant unique, leur ambition sera d’autant plus excitée que, s’ils sont une fbis les maîtres de cette Assemblée unique, rien fie s’opposera davantage à leur puissance; et vous flattez-voüs de rencontrer la voldnté générale en excitant l’ambition? En troisième lieu, les hommes assemblés examinent d’autant moins (car, en général, fiolis ne faisons jamais que ce que nous ne pouvons nous dispenser de faire) qullS se reposent davantage les uns sur les autres du travail pénible qu’exige tout examen un peu Sérieux, et je ne connais pas de manière plus sûre dé les forcer à l’attention, que de soumettre à Un nouvel examen Ce qu’ils ont d’abord examiné ; alors, là crainte du blâme les force à n’adopter Une opinion qu'âUtant qu’ils en ont profondément calculé les résultats, et, au moins, vous n’avez pas à redouter les inconvénients des décisions précipitées. Or, avec Une Assemblée unique, comment condevez-vous possibilité de deux examens? Vainement direz-vous que, sans renoncer à l’idée d’une Assemblée Unique, il est possible de l’organiser avec de telles précautions qu’il n’en résulte aucun des darigers dont je parle; qu’on peut, par exemple, la diviser en bureaux, et ordonner que la loi ne sera rédigée qU’àprès avoir passé par l’examen de Ces bureaux ; qu’on peut encore laisser un intervalle entre la discussion dans les bureaux et la rédaction ; que par de tels moyens on romprait le mouvement des passions particulières, on aurait le temps de se défier de sa propre préoccupation, et on finirait par se trouver dans une situation assez calme pour délibérer de sang-froid, et ne résoudre qü’aprês avoir utilement délibéré. D’abord, qui empêchera l’Assemblée unique de se soustraire, quand elle le voudra, aux lois qu’elle aura faites? Ces lois fussent-elles uûe partie de la Constitution, qui l’arrêtera dans son mouvement, quand elle trouvera bon de ne pas y obéir? Observez ce qui se passe ici. Voyez comme a chaque instant, tourmentés par les circonstances qui nous accablent, entraînés par des événements imprévus, et par une foule d’intérêts secrets qui multiplient au besoin ces événements, tous les jours il nous arrive de manquer aux formes dans lesquelles nous nous sommes comme enveloppés nous mêmes ; voyez comme ces formes sont peü respectées, lorsquenouscroyonsremarquerqu’elles [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES.' {22 Septembre 1T89.J nous font obstacle dans la carrière que nous voulons parcourir ; et demandez-vous si votre Assemblée unique, une fois fondée, et nulle puissance n’étant égale à la sienne* il ne lui sera pas aisé, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, et r toujours sous le prétexte du bieh public, mot dont on abusé si facilement, de rompre toutes les mesures que vous aurez cru devoir prendre pour procurer à ses délibérations le calme et la maturité nécessaires. Et puis quand votre Assemblée serait divisée en bureaux; quand, bar un moyen que je n’imagine pas, vous réussiriez à l’assujettir pleinement à la ► loi de ne jamais décréter aucune délibération que l’objet n’en eût été auparavant discuté dans les bureaux; quand vous parviendriez à fixer un intervalle qu’il lui serait comme impossible de franchir, entre la discussion d’un objet et sa décision, que résulterait-il de toutes ces précautions ? f Ne savez-vous pas qu’il se forme toujdurs dans chaque corps un esprit particulier, parce que par-. tout où vous assemblez des hommes il leur faut r des habitudes communes? Ne savez-vous pas que l’esprit particulier d’un corps tend toujours à accroître la puissance de ce corps? Ne voyez-Vous pas dès lors que vous aurez beau diviser en bureaux votre Corps législatif pour le faire délibérer à part avant que de le faire délibérer en commun, ne , voyez-vous pas, dis-je, que ce sera toujours d’après l’esprit général de corps que les bureaux * délibéreront? Et si tout esprit de corps est un esprit d’ambition, si tout esprit d’ambition ne devient compatible avec l’intérêt général qu’au-tant qu’il y aperçoit son intérêt particulier, ai-je besoin de vous dire que vous n’aurez de bonnes lois qu’autant que le Corps législatif y trouvera ün , moyen d’augmenter sa puissance (1)? De plus, ne soyons pas ici dupes des mots. Est-� il bien vrai que, par les précautions que vous voulez prendre, les lois passeront par deux ou plusieurs examens? Examine-t-on deux fois, examine-t-on plusieurs fois, quand c’est avec le même esprit qu’on examine, quand on demeure dans la même position pour examiner? Or> votre Assemblée unique, ne changeant jamais de position, en conséquence toujours préoccupée dé la même manière, pourra-t-elle se séparer assez bien et de > son esprit, et de sa position, et de la préoccupa-■ tion naturelle que ces deux circonstances feront r naître infailliblement, pour voir tantôt sous un point de vue, tantôt sous un autre, et toujours d’une manière étrangère à elle-même, l’objet qui sera soumis à ses délibérations ? Quand il s’agit de créer des institutions pour gouverner les hommes, comptez donc un peu pour quelque chose „ leurs penchants, leurs préjugés, leur orgueil surtout, qu’il est si facile d’émouvoir et si facile d’apaiser* et ne composez pas avec eux comme avec *des êtres impassibles, qui ne vont qu’autant qu’une force extérieure les détermine. En voilà bien assez pour vous démontrer tous les dangers d’une Assemblée unique; en > voilà bien assez pour vous prouver qu’il importe que votre Corps législatif soit divisé en deux �Chambres, et, afin que la loi passe par deux examens, en deux Chambres dont l’esprit ne soit pas (1) Les parlements sont divisés en deux Chambres, et cependant dans chaque parlement il existe un esprit de corps ; il y a plus, il existe nn esprit de corps entre tous les parlements. Pourquoi cela ? parce que tous les parlements, institués de la même manière, sont faits pour avoir le même esprit. absolument le même, en deux Chambres dont l’organisation par conséquent soit différente, eh deux Chambres qui, h’ayant pas une ambition semblable, et ne pouvant exercer leur athbition particulière qu’au détriment l’une de l’autre, se trouvent comme involontairement forcées de se dépouiller de leur ambition particulière, et n’aient plüs dès lors ttue l’intérêt général pour motif et pour terme de leurs décisions. Je sais que vous n’aimez pas qu’oh Vous cite l’expérietice des autres peuples, je sais que déjà nous nous croyons assez sages pour nous passer de modèles, et n’emprunter que de nous-mêmes les maximes quenoUs devons suivre. Cependant, souffrez que je vous invite à jeter les yeux, à l’exemple de mes collègues, sur les institutions qui régissent aujourd’hui l’Amérique anglaise. Les hommes qui ont travaillé à ces institutions ne sont pas, quoiqu’on eh dise, des hommes ordinaires : mieux que nous ils savaieht comment il faut entretenir et conserver là liberté, mieüx que nous ils savaient ce qui la préserve et ce qdi la détruit, et voyez avec quelle attention ils së Sont rapprochés de la constitution d’Angleterre pour tout cë qui concerne la distinction et la limitation des pouvoirs. Voyez comme partout ils Ont divisé le Corps législatif en deux Chambres, et attachez-vous de plus à remarquer les diverses précautions qu’ils ont prises afin que l’esprit d’une Chambre ressemblât le moins qu’il serait possible à l’esprit de l’autre, et que la loi, effet d’Uhe passion, d’un mouvement inconsidéré dans la première, fie fût pas encore l’effet du même mouvement, de la même passion dans la seconde. Ce n’est pas tout, et je dis en second lien que non-seulement il importe, afin que la phissance législative soit contenue dans ses bornes naturelles, que le Corps législatif soit divisé en deux Chambres; mais qu’il faut de plus que le prince ou le dépositaire au pouvoir exécutif ait une influence décidée sur les résolutions du Corps législatif. J’ai déjà parlé, en m’occupant de la responsabilité des ministres, de la manière dont il convient de composer une des deux Chambres du Corps législatif. J’ai déjà fait sentir qu’il importe qu’il se trouve dans le Corps législatif üfie Ghambrë qui ait autant d’intérêt au mainliëh dû pouvoir exécutif qu’au maintien du pouvoir législatif, mais ce n’est point assez. Chaque pouvoir a son objet d’ambitictn ; l’objet d’ambition du pouvoir législatif est la participation au pouvoir exécutif; comme l’objet d’ambition dü pouvoir exécutif est la participation au pouvoir législatif. Or, célle des deux Chambres du Corps législatif qui serait plus particulièrement intérressée à la conservation du poüvbir exécutif tiendrait certainement ce pouvoir absolument daüs la dépendance s’il n’avait en lui-même un principe naturel de défense; elle le garantirait sans doute des effets de l’aüïbitidh de l’autre Chambre, parce qu’il lui importerait de le conserver dans toute son intégrité; mais en le garantissant, il est évident qu’elle fi’en ferait qu’un instrument passif de ses Volontés, pafcè qüe tout individu physique Ou moral, qui fie peut Se protéger par sa propre forcé, est nécessairement soüttiis à la forcé qui le protège. Non-seulement il faut dbnc, afin que le pouvoir législatif ne soit que ce qu’il doit être, pour qu'il n’envahisse pas le pouvoir exécutif, qu’il y ait dans le Corps législatif Une Chambre qui ait ün intérêt constant à garantir Le pouvoir exécutif; mais il importe encore que le pouvoir exécutif H6 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] ait un moyen de se garantir qui lui soit propre. Or, maintenant quel doit être ce moyen? Faut-il qu’aucun acte émané du Corps législatif ne puisse avoir force de loi sans le consentement du prince? Ou bien faut-il que le prince, quand il le croira convenable à l’intérêt public, ait le droit de suspendre, seulement pendant un certain temps, l’exécution des actes du Corps législatif? Il est clair que si la faculté de suspendre l’exécution des actes du Corps législatif suffit pour borner les entreprises de ce Corps, le prince ne doit jouir que de cette faculté, car dans une bonne Constitution toute autorité qui n’est pas nécessaire est un abus. Mais il sera clair aussi que si la faculté de suspendre ne suffit pas pour arrêter les entreprises du Corps législatif, absolument il faudra recourir à la faculté d’empêcher, absolument il faudra reconnaître qu’il importe qu’aucun acte du Corps législatif n’ait force de loi qu’autant que le prince y aura consenti. Voyons donc d’abord si la faculté de suspendre est suffisante. Dans ce système, quand le prince use de son droit, il ne fait autre chose que déclarer qu’il ne croit pas utile, ou qu’il croit mauvaise la loi qu’on lui présente, et en conséquence il invite le Corps législatif à l’examiner de nouveau pendant un intervalle de temps fixé par la Constitution ;mais si, cet intervalle de temps écoulé, le Corps législatif persiste dans sa première résolution, le prince est nécessairement obligé de promulguer la loi. Or, j’affirme qu’avec un pareil ordre de choses, le pouvoir législatif n’est réellement contenu dans aucune limite. Car il n’est pas besoin de beaucoup de sagacité pour apercevoir qu’il ne faudra que de la persévérance au Corps législatif pour faire passer telle loi qu’il voudra, et qu’il mettra d’autant plus d’opiniâtreté à persévérer dans une résolution une fois prise, que son orgueil sera plus choqué de la résistance que le prince aura cru devoir y apporter. Je sais bien que vous ne manquerez pas de dire que dans l’intervalle fixé par la Constitution pour l’exercice du droit de suspendre, l’opinion publique se formera nécessairement sur la loi proposée, et que si elle est contraire à la loi, le Corps législatif n’osera pas persévérer dans sa résolution. Ici, je vous prierai de vous ressouvenir de ce que je vous ai déjà fait observer plus haut, que les grands Corps ne respectent pas l’opinion publique. Ici je vous prierai de remarquer que non-seulement ils ne respectent pas toujours l’opinion publique, mais qu’ils peuvent facilement la corrompre. Or, songez à ce que devient capable de tenter une Assemblée de législateurs, intéressée, par son amour-propre, à faire prévaloir ce qu’elle aura une fois décidé, apercevant, dans sa lutte avec le dépositaire du pouvoir exécutif, une humiliation d’autant plus certaine, que ce ne sera qu’ après avoir perdu laconfiance de la nation quelle succombera ; et parce qu’une Assemblée de législateurs est infailliblement la première; la plus formidable de toutes les puissances, et parce que les hommes qui n’osent penser d’après eux-mêmes sont toujours du parti de la puissance qui domine, voyez comme l’envie de plaire à cette puissance impérieuse empêchera l’essor de toutes les idées, comme elle va mettre dans sa dépendance tous ces écrivains mercenaires, tour à tour apôtres de la licence et de la tyrannie, et ne parlant jamais comme ils pensent, mais comme ils crai-gnent( 1 ); réfléchissez aux intrigues, aux cabales, aux manoeuvres de toute espèce, aux relations sourdes contre le prince, aux calomnies secrètes contre ceux qui ne seront pas de l’avis qui aura prévalu, qu’exciteront ou feront répandre dans les provinces ceux des membres du Corps législatif qui mettront un plus grand intérêt à triompher; et au milieu de tous ces mouvements, où sera, je vous prie, l’opinion publique? Et pour peu que le Corps législatif soit parvenu à la rendre incertaine, dites-moi s’il sera tenté de revenir sur ses pas, et de quelle manière vous vous y prendrez pour l’engager à examiner de nouveau ce qu’il aura d’abord résolu? Je sais que vous direz encore qu’il est possible de prévenir tous ces inconvénients en arrêtant que toutes les fois que le prince se croira dans la nécessité d’exercer son droit de suspendre, il sera tenu de dissoudre le Corps législatif et d’inviter sur-le-champ les provinces à en constituer un autre, avec ordre aux provinces de manifester leur opinion sur la loi suspendue, dans les instructions qu’elles donneront à leurs nouveaux députés. Mais dois-je vous répéter ici ce qu’on vous a dit avant moi, sur les convulsions de toute espèce qu’occasionnera nécessairement dans l’empireun droit qui ne peut êtreexercé qu’autant qu’à chaque fois qu’on l'exerce il faut dissoudre le premier Corps de l’empire? Ne voyez-vous pas quelle source de division interminable vous allez ouvrir, non-seulement dans chaque province, mais dans chaque bailliage ? et si les provinces, si les bailliages jugent d’une manière différente les uns des autres la loi proposée, qui pourra les accorder entre eux, et à quelle anarchie des principes ne faudra-t-il pas vous attendre ? De plus, qui vous dit que la précaution de dissoudre le Corps politique à l’instant où la suspension de la loi sera prononcée, suffira pour prévenir l’influence de ce Corps sur l’opinion publique? Quoi! vous pensez que les membres du Corps politique ainsi dissous, de retour dans les provinces, garderont le silencePVous croyez que leur orgueil, exalté au plus haut degré par l’acte du pouvoir exécutif qui les aura frappés de nullité, leur permettra de rester impassibles ? Quoi ! vous ne sentez pas que, dans une position pareille, ils doivent tout tenter pour se faire réélire, ou du moins pour faire élire des hommes qui pensent comme eux, et qu’ainsi, soit qu’ils succombent, soit qu’ils réu-sissent, vous n’en aurez pas moins des querelles intestines et toutes les dépravations morales que ce genre de querelle entraîne ordinairement à sa suite ? Ce n’est pas tout. Est-ce une Constitution mobile que vous voulez, c’est-à-dire, une Constitution que les passions particulières puissent changer, troubler, briser à chaque instant ; ou bien voulez-vous une Constitution fixe, c’est-à-dire une Constitution qui ne puisse s’améliorer que d’après une certaine forme? Car je conviens qu’il ne doit rien y avoir d’absolument fixe dans les établissements humains. (t) Ce qui se passe sous nos yeux prouve ce que j’avance. Qui oserait aujourd’hui blâmer publiquement les opérations du Corps législatif? et voyez avec quelle licence on écrit contre le Roi, contre la Reine, etc., etc., et comme on s’occupe peu d’arrêter le torrent de libelles dans lesquels on se permet de les insulter chaque jour [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] 417 Dans le premier cas, je l’avoue, vous avez trouvé tout ce qu’il vous faut pour obtenir les succès funestes que vous poursuivez. Parce qu’il n’y a pas de loi que de près ou de loin on ne puisse rapporter à la Constitution, vous devez bien sentir qu’en renvoyant aux bailliages l’examen de toute loi suspendue, vous n’y renverrez aussi que trop souvent l’examen de la Constitution même, et surtout l'examen du pouvoir qui aura suspendu la loi; vous devez bien sentir qu’excités par les membres du Corps législatif, qui ne manqueront pas, à leur retour dans les provinces, de répéter, jusqu’à satiété, que la Constitution est en danger, que le prince attaque les droits de la nation, les représentants des bailliages ne s’assembleront certainement nulle part sans qu’il ne s’élève des questions pour changer, modifier, anéantir tel ou tel pouvoir dans l’Etat ; et alors, je vous le demande, de quel repos jouirons-nous, et que deviendra notre liberté parmi des agitations sans cesse renaissantes? Dans le second cas, et si vous voulez une Constitution fixe, c’est-à-dire une Constitution qui ne puisse s’améliorer que d’après des formes tranquilles, apprenez-moi comment la stabilité d’une Constitution peut résulter des éléments tumultueux que vous assemblez aujourd’hui ? Montrez-moi comment elle durera, cette Constitution, quand, par la manière dont vous la formez, vous excitez des passions au lieu d’ordonner des habitudes; quand, entraînés parles maximes d’une vaine philosophie, vous mettez l’inquiétude dans tous les cœurs, l’exaltation dans toutes les têtes, la défiance dans toutes les âmes ; quand, oubliant qu’une bonne Constitution doit avoir surtout pour objet la meilleure organisation morale d’un peuple, parce que c’est surtout par les mœurs que le peuple conserve sa liberté, et ne remarquant pas assez que les mœurs ne peuvent se former que par des affections douces et paisibles, vous instituez un ordre de choses perpétuellement convulsif, un ordre dechoses où toutes les ambitions particulières, c’est-à-dire tous les mouvements qui ont constamment détruit les empires, peuvent se développer avec tant de facilité, et une énergie malheureusement si funeste. Enfin, je sais qu’effrayés en effet des dangers sans nombre qu’entraîne le projet de faire dissoudre le Corps législatif par le prince, toutes les fois que celui-ci estimera convenable d’user de son droit de suspendre, quelques-uns d’entre vous proposent d’arrêter que le prince, en pareille circonstance, ne dissoudra pas le Corps législatif ; mais que, si après deux ou trois législatures, c’est-à-dire après que le Corps législatif aura été renouvelé une ou deux fois, aux époques naturelles de sa génération, ce Corps persiste dans ses résolutions, alors seulement le prince sera obligé de sanctionner la loi suspendue. De cette manière, le droit de suspendre la loi n’opérerait aucune convulsion, aucun bouleversement dans l’empire. Si le Corps législatif, après un ou deux renouvellements , persistait dans sa première résolution, ce serait une preuve que la nation, de qui dépendent de tels renouvellements, et qui aurait toujours composé le Corps législa ¬ tif de gens pensant de la même manière, approuverait la loi; et, dans ce cas, la volonté de la nation étant au-dessus de tout, le prince serait obligé de sanctionner la loi. Si, au contraire, le Corps législatif, après un ou deux renouvellements, abandonnait sa résolution, ce serait une preuve que la nation, qui aurait recomposé le Corps législatif de gens pensant d’une autre manière, n’approuverait pas la loi ; et dans ce cas, la volonté suprême de la nation étant clairement manifestée, le prince, fort de cette volonté, ne courrait aucun risque en rejetant la loi. Ainsi l’opinion publique pourrait se développer sans trouble, sans division, et le prince, toujours éclairé par elle, ne se trouverait jamais dans le cas de mériter sa censure. Ici j’ai plus dune réponse à faire. D’abord je trouve que la législature qui proposera une loi à la sanction du prince aura sans doute quelque envie de la faire adopter, car autrement elle ne la proposerait pas. En conséquence, en même temps qu’elle la proposera, il demeure toujours démontré qu’elle ne négligera rien pour forcer le consentement du prince ; et comme ce consentement dépendra de la volonté des commettants du Corps législatif, il demeure toujours également démontré que les membres du Corps législatif seront dans une correspondance perpétuelle d’intrigues avec leurscommettants,afin de leurfaire partager l’opinion qu’ils auront adoptée, et de les opposer ensuite au prince avec quelques succès. En second lieu, je trouve que dans cette nouvelle hypothèse, comme dans la précédente, loin de diminuer l’influence du Corps législatif sur les bailliages, vous ne faites, au contraire, que la rendre plus considérable : car s’il vous a été prouvé ue les membres du Corps législatif, après leur issolution, auront encore un grand intérêt à mettre les bailliages dans leur partie, et de grands moyens pour y parvenir, vous devez certes bien imaginer que le Corps législatif subsistant dans toute sa force, avec un intérêt non moins actif à s’emparer des bailliages, aura bieuplus de motifs pour les associer à sa cause. En troisième lieu, j’observe que vous ne faites pas disparaîre ici le danger de renvoyer aux bailliages l’examen des lois suspendues ; que toute la différence qui se trouve à cet égard entre votre système et le système précédent, c’est que dans le précédent les bailliages examinent après la dissolution du Corps législatif, et que dans celui-ci ils examinent tous les deux ans après son extinction naturelle. Or, cette petite différence n’empêchera certainement pas que chaque bailliage ne devienne un foyer de discussion lors de la recomposition du Corps législatif ; cette petite différence n’empêchera pas que, dans les bailliages, les membres du Corps législatif qui viendra de terminer ses séances ne manœuvrent contre le prince pour y faire prévaloir les lois suspendues, avec autant d’activité que les membres du Corps législatif que le prince aurait dissous ; enfin, cette petite différence n’empêchera pas que les députés des bailliages, représentant la nation d’une manière plus immédiate, n’agitent, comme je l’ai déjà dit, toutes les fois qu’ils seront assemblés, à propos des questions qui seront soumises à leur examen, une foule d’autres questions relatives à leur constitution, et qu’ainsi on ne puisse jamais compter sur un système politique durable, et sur les habitudes profondes et paisibles qu’un système politique durable produit infailliblement. Vous voyez donc ici renaître, sous une autre forme, les inconvénients nombreux que je vous ai fait remarquer dans le système que je viens de combattre. En vain prétendrez-vous que dans l’espace de trois législatures, il est comme impossible que la fureur des parties ne s’apaise pas, que les intrigues particulières ne soient déjouées, que l’ambition personnelle ne se lasse. D’abord je vous dirai que c’est toujours un ordre Jig [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] dp choses essentiellement mauvais, essentiellement corrupteur de tous les principes de la société, essentiellement immoral que celui qui ne pouvant subsister sans engendrer des partis, sans donner lieu à des intrigues, sans fournir un aliment à l’ambition, ne laisse que l’espoir incertain de voir l’ambition, les intrigues, les partis finir d’eux-mêmes, après un espace de temps plus ou moins long. Et puis, j’ajouterai que c’est en vérité bien peu connaître les hommes que de compter, en excitant perpétuellement leurs passions, sur la nullité des effets qu’elles peuvent produire. Prenez donc garde que jamais le prince ne refusera sa sanction que lorsqu’il apercevra grand intérêt à le faire; que lorsqu’il croira remarquer, par exemple, que s’il l’accorde, ou il se compromet lui-même, ou il compromet essentiellement la chose publique. Ce ne sera donc qu’en matière grave qu’il suspendra la loi proposée ; et si c’est en matière grave, sa lutte avec le Corps législatif sera d’autant plus sérieuse et d’autant plus durable qu’il s’agira d’un objet plus important; que déplus, en dernière analyse, ainsi que je crois déjà l’avoir observé, la perte de l’estime ou delà confiance de la nation sera le résultat nécessaire d’un mauvais succès pour celui des deux qui succombera. Or, dans une pareille position, et quand de si puissants motifs déterminent à tout tenter pour éviter une défaite, comment parviendrez-vous à me persuader que le Corps législatif avec des moyens infiniment supérieurs à ceux du prince pour triompher, se fatiguera lui-même de sa longue persévérance? Comment ne sentez-vous pas qu’à l’instant où une loi sera suspendue, l’existence politique de ceux qui l’auront proposée se trouvera comme naturellement liée avec la destinée de la loi ; et alors, après ce que je viens de vous dire, Gomment ne voyez-vous pas tout ce qu’ils peuvent employer d’opiniâtreté et de combinaisons dangereuses pour entretenir dans la nation une fermentation favorable à leurs vues. Ainsi donc, quoi que vous fassiez, il vous est impossible de ne pas convenir que si la Constitution n’accorde au prince que la faculté de suspendre la Joi, il ne pourra exercer cette faculté, sans qu’il ne coure de grands risques pour lui-même, sans qu’en l’exerçant, il n’ôpère de grands troubles dans l’empire, sans qu’il ne s’expose à tous les dangers d’un combat inégal, et qui, quelle qu’en soit l’issue, compromettra toujours la paix publique, en maintenant la société dans un état d effervescence à peu près habituel. Mais une faculté dont on ne peut user sans s’exposer à produire de si grands maux est une faculté dont on n’use pas. Nul n’est empressé de changer déposition, quelque incommode qu’elle soit, contre une position plus incertaine, et surtout plps dangereuse. Tenèz donc pour démontré qu’en accordant au prince le droit de suspendre les lois proposées, vous ne lui accordez véritablement aucun droit ; que cette influence, que vous me paraissez lui laisser sqr les délibérations dq Corps législatif, n’est qu’une influence chimérique; que loin d'a-yoir trouvé un moyen de florner les entreprises du Corps législatif, vous mavez, au contraire, trouvé qu’un moyen d’exalter ses prétentions et d’irriter son orgueil. La faculté de suspendre la loi est donc absolument insuffisante pour contenir le pouyoir législatif dans ses bornes naturelles, Avec cette faculté suspensive, vous n’empêcherez donc pas que le pouvoir législatif ne soit pouvoir illimité dans la Constitution. Et comme un pouvoir ne peut être illimité dans la Constitution sans envahir tous les autres, Avec cette faculté suspensive, vous n’empêcherez donc pas que le pouvoir législatif ne finisse par envahir tous les pouvoirs, et surtout le pouvoir exécutif. Et comme la confusion des pouvoirs détruit la liberté, Avec celte faculté suspensive, vous n’empêcherez donc pas que le pouvoir législatif ne finisse enfin par détruire la liberté, Or, de là que résulte-t-il? Ceci certainement : Qu’afin que la liberté soit maintenue, et que le pouvoir législatif ne franchisse pas ses bornes naturelles, il faut trouver un autre moyen que la faculté suspensive dont vous me parlez. Mais, il n’y a pas de milieu entre la faculté de suspendre les délibérations du Corps législatif et la faculté de les arrêter. De là, que résulte-t-il donc en dernière analyse ? Que l’intérêt de la liberté exige que vous accordiez au prince la faculté indéfinie d'arrêter les délibérations du Corps législatif. Je crois cette suite de raisonnement impossible à combattre. Cependant, je ne veux rien dissimuler, et je trouve ici trois objections à résoudre. Premièrement, dit-on, en accordant à un seul homme la faculté de rendre nulles les délibérations du Corps législatif, vous mettez nécessairement la nation dans la dépendance d’un seul homme. Je réponds que ce raisonnement serait soutenable, si cet homme, en même temps qu’il peut rendre nulles les délibérations du Corps législatif, avait le droit de mettre sa propre volonté à la place de la volonté du Corps législatif ; mais vous ayez vu que le prince ne peut gouverner que par la loi, et vous savez de plus que la loi est tout entière l’ouvrage du Corps législatif. En même temps que je donne au prince la faculté d’empêcher que telle ou telle loi ne soit promulguée, je ne lui donne donc pas le droit de faire telle du telle loi ; et parce que la nation n’obéit qu’à la loi, il est clair que, sous aucun point de vue, vous ne pouvez regarder la nation comme dans la dépendance du prince. En second lieu, dit-on, le Corps législatif exprime, par ses actes, la volonté générale, et le prince n’exprime, par les siens, qu’une volonté particulière. (Or, il est aflsurde d’arrêter, par l’exercice d’une volonté particulière, le mouvement de la volonté générale. Je réponds, d’après les principes que j’ai ci-devant exposés, qu’il est faux que le Corps législatif exprime toujours par ses actes la volonté générale ; que, pour qu’il l’exprimât toujours, il faudrait, comme je l’ai prouvé, qu’en délibérant il pût être exempt de toute espèce de passion, ou d’intérêt particulier ; que la probabilité qu’il est exempt de toute espèce de passion, ou d’intérêt particulier, diminue, comme je l’ai également prouvé, en raison de ce que la puissance du Corps législatif estplus illimitée; qu’une volonté qui n’agit quepour empêcfler la puissance du Corps législatif d'être illimitée, loin de s’opposer au développement de la volonté générale, tend donc, au contraire, à rendre ce développement plus régulier et plus sûr; que dès lors, si la nation, après avoir senti la nécessité d’empêcher les écarts dangereux de la puissance législative, a trouvé qu’il importait de laisser au prince un pouvoir suffisant pour cet [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] 449 objet le pouvoir du prince, à cet égard, est un pouvoir tout aussi national que le pouvoir des membres du Corps législatif, quand ils délibèrent sur une loi ; que la volonté du prince, lorsqu’il exerce ce pouvoir, ne saurait donc être regardée comme une volonté privée ; que c’est donc une volonté nationale, et qu’ici la prétendue opposition entre la volonté générale et une volonté particulière n’est qu’une chimère que le plus léger examen fait disparaître. En troisième lieu, ajoute-t-on, parce que vous accordez au prince la faculté de s’opposer aux délibérations du Corps législatif, vous le mettrez souvent dans le cas d’empêcher qu’une bonne loi soit promulguée ; et ne faites-vous pas un grand mal politique en souffrant qu’il existe dans l’Etat une autorité assez considérable pour empêcher la promulgation d'une bonne loi ? Je puis d’abord répondre, comme on l’a fait avant moi, qu’entre les lois que vous présenterez au prince, les unes seront avantageuses aux sujets, les autres pourront nuire à la prérogative du prince - que, quant aux lois qui peuvent nuire à la prérogative du prince, c’est un bien qu’il en empêche la promulgation, puisque sa prérogative n’est instituée que pour protéger ta liberté nationale, puisque, dès lors, toute loi qui diminue cette prérogative est essentiellement mauvaise ; que, quant aux lois qui seront avantageuses aux sujets, le prince n’a aucun intérêt à s’y opposer, attendu que plus les sujets prospéreront, et plus lui -même sera puissant; et qu'ainsi vous n’avez pas à craindre, autant qu’on affecte de le dire, que le prince empêche la promulgation d’une bonne loi. Je puis ensuite vous répondre qu’il est infiniment moins dangereux de manquer d’une bonne loi que d’en avoir de mauvaises, et vous savez que c’est le despotisme qui enfante les mauvaises lois, c’est-àrdire les lois nuisibles à la liberté. Vous savez que le despotisme, soit qu’il existe dans les mains d’un seul, soit qu’il repose dans les mains de plusieurs, ne résulte, ainsi que je l’ai démontré, que de la confusion des pouvoirs. Vous n’avez pas oublié ce que je viens de vous démontrer également, que le pouvoir législatif tend nécessairement à envahir tous les autres pouvoirs, s’il ne se trouve personne qui ait la faculté d’en arrêter l'action. Vous n’avez donc pas oublié que le pouvoir législatif dès qu’il est illimité devient despotique. Or, c’est à vous maintenant de choisir entre un ordre de choses qui, en produisant le despotisme de plusieurs, peut donner lieu à beaucoup de mauvaises lois, et un ordre de choses qui, en empêchant ce même despotisme, peut quelquefois vous exposer à manquer longtemps d’une bonne loi. Enfin, je puis vous dire qu’il est faux, dans le système que je vous présente, que vous soyez exposés à manquer longtemps d’une bonne loi. Qu’estrce que fait le prince en refusant son consentement à une loi ? Il déclare qu’il l’examinera. Car voilà en quoi consiste son refus ; et que signifie ce refus? Que si, dans la suite, le prince vient à découvrir que la loi qu’il a refusée est avantageuse, et qu’elle lui soit présentée de nouveau, suivant de certaines formes, qui seront indiquées par la Constitution, il la sanctionnera. Ainsi, je ne force ici, en aucune manière, le consentement du prince : mais, en même temps, je me ménage tous les moyens de l’éclairer sur la valeur de la loi qui lui est présentée, et il ne s’agit plus que de trouver, quand la loi sera bonne, une manière de prouver qu’elle est bonne, à laquelle il lui soit comme impossible de résister. Or, en quoi consiste cette manière ? A organiser l’opinion publique de façon qu’elle n'exprime jamais autre chose que la vérité. L’opinion publique n’est tout ce qu’elle doit être, elle ne devient l’expression naturelle de la vérité, qu’autant qu’elle est parfaitement libre. L’opinion publique n’est parfaitement libre qu’autant qu’elle se développe d’une manière douce et tranquille, croissant comme la lumière du jour, s’étendant, pour ainsi dire, dans les esprits, comme celle-ci s’étend dans l'espace, par un mouvement toujours uniforme et toujours paisible. Or, l’opinion publique ainsi formée est de toutes les puissances celle à laquelle on résiste le moins; elle est véritablement le produit de toutes les intelligences et de toutes les volontés; on peut la regarder, en quelque sorte, comme la conscience manifestée d’une nation entière, et vous voyez bien qu’il est impossible qu’elle se montre sans forcer tous les préjugés à se taire, toutes les prétentions particulières à disparaître. Mais, comment faire pour organiser ainsi l’opinion publique? C’est ici que je ne puis m’empêcher de vous répéter ce que je vous ai dit en commençant, que les questions que vous agitez sont prématurées. Si, avant tout, il nous avait été permis de vous rendre compte de nos idées sur les administrations provinciales, sur les municipalités, et principalement sur un système d’éducation publique, approprié à toutes les classes de la société, vous auriez vu comment, au moyen de toutes ces institutions particulières, il était possible de donner au peuple de grandes et profondes habitudes, d’ordonner toutes ses affections pour l’utilité commune, de rétablir ses moeurs, et en rétablissant ses mœurs, de lui faire, pour ainsi dire, une autre intelligence ; car il y a une grande correspondance entre l’esprit et le cœur; et quand le cœur ne nourrit que des penchants honnêtes, quand il sent tout ce qui est bon, il est difficile que l’esprit s’égare, et qu’il n’aperçoive pas tout ce qui est bien. A côté de toutes les institutions dont je vous parle, la liberté de la presse eût existé, et la pensée de chacun se développant sans obstacle, et les bonnes pensées se multipliant comme les bonnes mœurs qui rendent les hommes singulièrement énergiques, mais aussi singulièrement paisibles, vous eussiez vu toujours l’opinion publique se développer sans trouble et sans orage; il vous eût été facile alors de vous former une idée juste de son empire, et vous n’auriez pas eu de peine à comprendre comment toutes les fois qu’elle eût prononcé sur les avantages d’une loi, le prince, jamais forcé, toujours libre, n’eût trouvé cependant en lui-même aucun moyen de résister à sa puissance. Ces développements étaient d’une haute importance; vous n’avez pas jugé à propos de les entendre ; mais du moins doit-il m’être permis de vous faire remarquer comment, dans mon système, l’opinion publique se développe avec bien plus de liberté que dans aucun de ceux que j’ai combattus. Vous avez vu à quelles discussions, à quels mouvements, à quelles intrigues, à quelle effervescence de tous les esprits, de toutes� les volontés il fallait s’attendre dans les systèmes que j’ai combattus; vous avez vu de quels moyens od userait pour corrompre l’opinion, comment elle deviendrait facile à corrompre; 120 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] [Assemblée nationale.] je vous ai même fait entrevoir comment le Corps législatif étant nécessairement la puissance dominante, la seule puissance que l’on craindrait d’offenser, il pourrait arriver que vous finiriez un jour par n’avoir aucune véritable liberté de la presse (1). Or, recherchez maintenant avec moi si vous avez les mêmes inconvénients à redouter dans le système que je vous propose. Parce que dans ce système il n’y aurait aucune circonstance où le Corps législatif pourrait forcer le consentement du prince, il est évident qu’il ne resterait aucun motif au Corps législatif pour entretenir une correspondance d’intrigue dans les bailliages, afin de se tenir toujours en mesure d’opposer la volonté des bailliages à celle du prince. Parce que dans ce système, le prince en refusant son consentement à une loi, ne déclarerait pas qu’il la rejette absolument, ce qui serait absurde, mais qu’il attend que l’opinion publique la lui ait démontrée bonne pour l’adopter, il est évident que non-seulement le Corps législatif n’aurait pas de motifs, mais même n’aurait pas de prétextes pour mettre en mouvement les bailliages. Parce que le prince, en refusant son consentement à une loi, ne se donnerait pas pour juges les bailliages, mais l’opinion publique, l'opinion publique, dont le propre est de n'avoir aucun tribunal visible, dont cependant la puissance existe et se reproduit partout ; il est encore évident que non-seulement il n’aurait pas de prétexte pour mettre en mouvement les bailliages, mais qu’il ne chercherait pas même à le tenter, puisque ce ne serait pas là que se trouveraient ses véritables juges. D’un autre côté, parce que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif seraient tellement limités l’un par l’autre, qu’il leur deviendrait comme impossible de s’envahir et de se confondre ; vous comprenez que de leur indépendance réciproque résulterait éminemment la liberté de la presse, et cela parce que chaque pouvoir aurait un intérêt égal à ce qu’elle ne fût gênée par aucune entrave , et cela parce que nul des deux ne serait assez puissant pour y apporter quelque gêne : or, je n’ai pas besoin de vous dire qu’il n’y a pas de véritable opinion publique sans liberté de la presse, et qu’ainsi la Constitution où la liberté de la presse est la plus assurée, est aussi celle où l’opinion publique se développe avec le plus de facilité et d’énergie. Je voudrais bien, au reste, pouvoir m’étendre ici sur le rapport qui existe entre l’indépendance des pouvoirs exécutif et législatif et la liberté de Ja presse: combien il me serait aisé de prouver qu’en Angleterre, par exemple, ce n’est qu’à l’indépendance et à la limitation réciproque de ces deux pouvoirs qu’on doit cette liberté de la presse dont nous célébrons avec tant de raison les avantages. Quoi qu’il en soit, dans mon système il y a donc ceci de prouvé, que, tandis que j’ôte à l’ambition particulière toutes les ressources que vous lui laissiez dans les vôtres, pour troubler le repos de la société, pour dépraver les habitudes (1) Je puis justifier ce que j'annonce ici, par les difficultés que j’ai éprouvées pour l’impression de cet ouvrage : j’ai eu beaucoup de peine à trouver un imprimeur qui voulût s’en charger, et cela parce que mon opinion n’était pas celle du parti qui paraissait devoir prévaloir dans l’Assemblée. du peuple, pour corrompre l’opinion ou l’empêcher de naître, je dispose, au contraire, toutes choses, de manière à ce que cette même opinion s’organise de la façon la plus saine et la plus puissante. Or, ne viens-je pas de vous dire que l’opinion publique bien organisée est la première de toutes les puissances, la seule à laquelle on ne résiste pas? et si cela est, comment pouvez-vous prétendre que dans mon système on peut être exposé à manquer d’une bonne loi? comment ne" voyez-vous pas que toutes les fois que l’opinion publique déclarera bonne une loi, il est impossible que le prince, librement et suffisamment éclairé par l’opinion, puisse refuser d’y consentir? Encore une réflexion. Puisqu’il s’agit ici d’opinion publique, je voudrais beaucoup que vous examinassiez si ce n’est pas dans l’exercice de l’opinion publique que consiste la souveraineté d’un grand peuple; si vous, qui nous parlez sans cesse de la souveraineté de la nation, vous n’enlevez pas de fait à la nation sa souveraineté, en organisant votre Constitution de manière à ce que l’opinion y sera toujours troublée, toujours contrainte dans son développement, à ce qu’elle y sera toujours incertaine, toujours flottante, toujours le produit de quelque mouvement particulier; si moi, au contraire, qui m’attache spécialement dans la Constitution dont je suis occupé à conserver à l’opinion toute son indépendance, à faire en sorte qu’elle ne soit jamais que le résultat uniforme et tranquille de toutes les intelligences et de toutes les volontés ; si moi, je n’assure pas mieux que vous le pouvoir suprême du peuple, si je n’élève pas ce pouvoir au-dessus de tous les autres pouvoirs, en le mettant, par la manière dont je l’organise, hors de portée d’être corrompu par aucun (1). Méditez bien sur ce que je vous dis ici, et croyez que des aperçus de ce genre méritent de vous arrêter quelques instants. J’ai détruit, je pense, d’une manière péremptoire, les trois objections qui pouvaient m’être opposées ; mais ce n’est point encore assez, et je trouve que j’omettais deux observations importantes ; l’une est morale et l’autre est politique, et toutes les deux me paraissent très-propres à démontrer de plus en plus combien sont absurdes les systèmes contre lesquels je m’élève en ce moment. Première observation. On ne peut me nier que dans ces systèmes, même dans celui où le prince n’est tenu de donner son consentement à la loi qu’après trois législatures, une époque arrive, enfin, où son consentement est forcé. Or, dites-moi, je vous prie, si vous avez le droit de forcer le consentement de quelque individu que ce soit dans la société : vous avez vu vos magistrats, lorsqu’on leur proposait des lois nuisibles au peuple, déclarer que, quoi qu’il arrivât, ils n’y consentiraient pas, opposer leur conscience à la volonté du prince, donner leur démission plutôt que d’exécuter ce qu’ils croyaient injuste, et vous avez applaudi au courage et à la probité de vos magistrats ; et aujourd’hui vous vous donneriez une Constitution où vous défendriez au prince d’avoir une conscience, où il pourrait arriver qu’il serait , contraint d’exécuter ce qu’il ne trouverait ni raisonnable, ni juste. Je con-(1) Toute opinion qu’on fait est une opinion corrompue : l’opinion publique dans mon système n’est pas corrompue, parce qu’on ne peut pas la faire. [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [22 septembre 1789.] cevrais peut-être, jusqu’à un certain point, si la place de chef de l’empire était amovible, la possibilité de ne laisser au prince que le droit de suspendre la loi, parce qu’enfîn, quand vous voudriez forcer son consentement, il serait le maître de quitter son poste ; mais vous voulez un prince héréditaire, qui ne doit pas quitter son poste, parce qu’il ne le pourrait sans opérer de grands troubles dans l’empire, et vous arrangez en même temps les choses de manière à ce que ce prince n’ait, en dernière analyse, d'autre volonté que la vôtre, à ce qu’un terme fatal arrive où il ne soit plus permis d’écouter ce que pourra lui commander sa raison ; mais quand nous délibérons ensemble, si votre avis prévaut sur le mien, s’il devient loi, sûrement il ne suit pas de là que vous puissiez me mettre malgré moi du rang des ministres ou des exécuteurs de cette loi; sûrement vous convenez tous que ce serait une chose souverainement immorale que de vouloir m’obliger, je ne dis pas après un an, mais après deux, mais après vingt, à devenir le ministre ou l’exécuteur de votre loi ; et ce qui est souverainement immoral à mou égard, n’est-il donc pas souverainement immoral à l’égard du prince ? est-ce qu’il y a deux morales, deux justices ? et s’il n’y a pas deux morales, deux justices, comment, en reconnaissant que toutes les consciences doivent être libres, pouvez-vous penser qu’il importe à l’intérêt public qu’il existe dans l’Etat une conscience qu’on ait le droit de violer, un homme qu’on puisse, après un certain temps, condamner à faire ce que lui défend sa conscience ? Seconde observation : Si vous avez écouté avec quelque attention, il est impossible que vous ne conveniez que dans les systèmes que je combats, le prince vivra dans un état perpétuel de défiance et de crainte, menacé souvent de voir son autorité envahie, s’il n’exerce le droit que vous lui laissez de suspendre la loi ; certain d’un autre côté que s’il l’exerce, il occasionnera malgré lui un grand trouble, de grandes divisions dans l’empire. Or, nul ne veut vivre dans un état perpétuel de défiance et de crainte, et quiconque se trouve dans une telle position travaille de son mieux à s’en affranchir. Le prince fera donc tout ce qui dépendra de lui pour rendre sa position meilleure, et comme il ne le pourra sans renverser la Constitution, attendez-vous qu’il ne négligera aucun des moyens qui seront en sa puissance afin de parvenir à ce terme de tousses efforts. Puisqu’il vous faut une Constitution monarchique, il me semble qu’en travaillant à l’organiser, votre art, comme pour toute autre Constitution, doit être tel qu’aucun des pouvoirs dont elle se compose, non-seulement n’ait aucune force, mais aucun intérêt pour la détruire. Or ici, réfléchissez-y bien et voyez si le malaise habituel où vous tenez le prince ne lui donnera pas un intérêt constant ; je vais plus loin, un intérêt violent à briser un régime dans lequel il n’existe pour lui aucune sécurité véritable. Et si cet intérêt violent existe pour le prince, que deviendra votre Constitution ? Prenez toutes les précautions que vous pourrez imaginer pour la maintenir, je vous soutiens, moi, que dès que vous y placez un homme excité par le sentiment toujours si actif de sa conservation et de son bien-être à la renverser, cet homme, pour peu qu’il dispose d’un pouvoir quelconque (et il vous est impossible de ne pas laisser tout le pouvoir exécutif au prince), finira infailliblement par la détruire. Regardez comme une maxime incontestable que, pour faire une bonne Constitution, il importe sur toute chose, de ne pas environner les pouvoirs dont elle se compose de trop d’inquiétude, car ce sont les positions incertaines et inquiètes qui rendent les hommes entreprenants , et on n’assure jamais mieux la prospérité d’un empire, qu’en y distribuant les pouvoirs de manière à ce que ceux qui en disposent ne soient tourmentés par aucune affection pénible en les exerçant. Ainsi donc, car il est temps de finir, je puis regarder comme démontré qu’afin que la puissance législative ne soit pas illimitée, il est indispensable qu’aucun acte du Corps législatif n’ait force de loi qu’autant que le prince y aura librement consenti. Ainsi, en résumant tout ce que j’ai dit sur les deux Chambres et sur la sanction du prince, relativement à la seconde question, c’est-à-dire relativement à la manière de borner le pouvoir législatif, je suis bien fondé à poser en principe que le pouvoir législatif ne sera ce qu’il doit être, qu’autant qu’on organisera le Corps législatif en deux Chambres essentiellement distinctes, et que ses délibérations auront besoin, pour être exécutées, du consentement libre du prince. Resterait à rechercher maintenant, comme je l’ai fait en traitant du pouvoir exécutif, si les précautions que je vous indique ici sont bien les seules qu’il faut prendre pour contenir le pouvoir législatif dans ses bornes naturelles. Ceci m’amènerait à examiner une question dont vous ne vous êtes pas encore occupés : la question de savoir s’il ne convient pas de laisser au prince, indépendamment de la faculté de consentir la loi, la faculté de dissoudre le Corps législatif, quand il l’estime convenable, sauf à lui imposer l’obligation de le faire recomposer dans un délai très -court, qui serait fixé par la Constitution. Mais comme la discussion d’une pareille question serait prématurée, je remets à m’y livrer lorsque vous aurez déterminé le moment de vous en occuper. Alors j’achèverai d’exposer mes idées sur le danger qu’on court en laissant au pouvoir législatif un moyen quelconque d’outre-passer ses bornes naturelles (1), et sur la meilleure manière de le limiter pour qu’il ne soit jamais autre chose que pouvoir législatif. Je termine donc ici tout ce que j’avais à vous dire sur les diverses questions que vous agitez ; et d’après mes principes, suffisamment développés, j’estime qu’afin que les pouvoirs législatif et exécutif ne soient pas confondus, et que la liberté publique repose sur une base durable, vous devez arrêter : 1° Que le Corps législatif sera perpétuellement existant, c’est-à-dire, afin d’éviter toute équivoque, qu’il y aura toujours dans la nation un Corps législatif, lequel tiendra une session chaque année, dont la durée sera limitée par la Constitution, et pourra de plus être prorogé ou rassem-- blé de nouveau toutes les fois que l’intérêt public l’exigera ; 2° Que le Corps législatif sera divisé en deux (1) Je voudrais avoir le temps de faire remarquer ic que toutes les fois qu’un pouvoir excède ses bornes, il perd son énergie naturelle, et que la meilleure manière d’empêcher que le pouvoir législatif ne protège la liberté, c’est de lui laisser un moyen d’envahir le pouvoir exécutif. 122 [Assejnbfée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [23 septembre 1789.] Chambres dont la composition devra être essentiellement différente ; 3° Que le prince ne pourrît ni proposer ni rédiger là loi, et que la proposition ét lit rédaction en appartiendront exclusivement au Corps législatif; 4° Qu’aucune loi néanmoins ne pourra être exécutée qu’autant qu’elle aura Obtenu le consentement libre du prince. Telle est mon opinion: je vous aurais rendu compte, avec moins de détail, des motifs qui me l’ont fait adopter, si je n’étais malheureusement instruit qu’on s’efforce par toute espèce de moyens, de travestir ep ennemis de la liberté ceux d’entre nous dont les maximes politiques se rapprochent de celles que je viens d’exposer. Il fallait donc, malgré moi, que je prouvasse que si je tiens à mes idées, c’est parce que j’aime sincèrement la liberté, c’est parce que je crois fortement que dans une monarchie héréditaire , et dans un grand empire, la liberté ne peut exister hors du système politique que je vous propose ; c’est parce que je suis intimement convaincu qu’on s’éloigne, dans tous les autres systèmes, de la route qui doit y conduire; c’est parce que je e puis m’empêcher de voip, surtout, que faute e combiner avec l’action réciproque des pouvoirs constitutionnels entre eux, on se dispose à fonder au milieu de nous une autre espèce d’aristocratie, incomparablement plus redoutable que celle que nous venons de renverser. ' Or, je n’ai pu prouver toutes ces cbqses sans me livrer à une discussion de quelque étendue : a côté des vérités que je voulais établir, j’aperçois un grand nombre de préjugés â combattre, et ma tâche s'est nécessairement accrue de tous les efforts qu’il m’a fallu faire pour détruire, autant qu’il était en moi, ces préjugés dangereux, Au peste, je pe me flatte pas d’avoir réussi-La fermentation dans laquelle, depuis quelque temps, on a l’art d’entretenir tes esprits, afin de forcer, s’il était possible, jusque dans le sein de cette Assemblée, la liberté des suffrages, est trop considérable pour que la yérité des principes que j’ai mis sous vos yeux puisse êfre facilement aperçue. Mais un jour arrivera, et peut-être ce jour n’est-ü pas loin, où en revenant sur vos propres idées, vous vous convaincrez, par une expérience personnelle, que ce n’est que dans le calme qu’on peut travailler avec quelque succès à l’établissement d’une bonne Constitution, parce qu’un travail de cette espèce demande les méditations les plps profondes et les combinaisons les plus froides, et que l’on ne combine pas froidement, et que l’on ne médite pas parmi des troubles sans cesse renaissants, et quand les opinions participent des passions dont on est agité. Alors vous sentirez la nécessité de rétablir, avant toute chose, la paix autour de vous, et toutes le? ambitions particulières étant apaisées , et l’ordre régnant dans l’empire, et l’époque des discussions tranquilles étant enfin venue, ôn yous verra sans doute livrer à un nouvel examen tout votre travail actuel sur la Constitution ; et si, parmi vos délibérations, il en existait quelques-unes dont il faudrait vous départir, j’ai une trop haute idée de la pureté des principes qui vous dirigent pour n’être pas convaincu que vous en ferez le sacrifice sans regret. En attendant, j’aurais cru me manquer à moi-même, si, quelle que soit la défaveur, habilement préparée, quj environne aujourd’hui l’opinion que je défends, je m’étais permis de vous dissimuler que je la crois la plus sage, la plus appropriée aux circonstances où vous êtes. Le devoir que m’impose la mission honorable dont je suis chargé, me commande impérieusement de vous rendre compte de mes idées, sans trop rechercher quel en sera le succès ; et dans cette occasion solennelle, et quand il s’agit de prononcer sur les plus grands intérêts de la nation, je me trouverais bien coupable si j’avais pu m’envelopper dans un lâche silence. ASSEMBLÉE NATIONALE, PRÉSIDENCE DE M. LE COMTE STANISLAS DE clermont-tonnepue* Séance du mercredi 23 septembre 1789, au matin (1), M. le Président donne communication de diverses contributions patriotiques, et notamment d’une lettre de M. Beau poil de Sainte-Aulaire de Montplaisir, qui offre à la nation, et sans intérêt, un bois de haute futaie, propre à la construction des vaisseaux ; d’une seconde lettre de M. JDupré, député des communes de Carcassonne, qui envoie une somme de 1,000 livres pour son compte, et 200 livres pour celui des ouvriers de sa manufacture ; d’une troisème lettre de dix curés, députés à l’Assemblée, qui remettent 1,000 livres sur le bureau, avec la générosité de ne pas dire leur nom ; d’une quatrième lettre de M. David, délivreur des écuries de Monsieur, qui, pour concourir à la libération des dettes de l’Etat, envoie 200 livres; d’une cinquième lettre de MM. Girout, Latour, Cheindre, Doché, et autres citoyens attachés au service d’une terre du Comté d’Evreux en Normandie, qui font remettre dans les mêmes vues une somme de 600 livres ; d’une sixième lettre de M. Knapen fils , soldat de la garde nationale de Paris , qui envoie ses boucles d’argent, en observant que ces boucles lui deviennent inutiles, d’après le règlement militaire, qui invite à porter des boucles de cuivre. Ces sacrifices méritent les éloges de l’Assemblée. On rend compte d’une lettre de M. Hache, négociant à Bordeaux, qui fait hommage à l’Assemblée, et en particulier au comité de commerce et d’agriculture, de 150 exemplaires d’un écrit intitulé : « Lettres sur les Colonies. » L’Assemblée est avertie que l’état de la santé de M. Mougins de Rpquefort, curé de Grasse et député de Draguignan, et de M. de Varelles, député du bailliage de Villers-Cotterets, les oblige à suspendre leurs fonctions. On lit une lettre de M. le ministre de la guerre. La voici : « Monsieur le président, le Roi m’ordonne de vous prévenir que, sur les différentes menaces faites par des gens mal intentionnés de sortir de Paris avec des armes , il a été pris différentes mesures pour prévenir de toute inquiétude le siège de l’Assemblée nationale. « Signé : La Tour-DU-Pin-PaüLIN. » (1) Cette séance est incomplète au Moniteur.