[28 octobre 1789.] 595 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. suivante (1) : Messieurs, s’il est des circonstances qui doivent fixer l’attention de l'Assemblée nationale, relativement aux exceptions pour pouvoir ' être électeur ou éligible dans les assemblées, soit municipales, soit primaires, de district, provinciales et nationales, c’est sans doute celles qui sont essentiellement liées à l’bonneur national. Or, Messieurs, il importe infiniment que le choix des électeurs et des éligibles soit épuré de manière à captiver la confiance entière des peuples ; que tous les hommes qui seront choisis ► jouissent de l’estime publique, et qu’ils ne puissent pas même être soupçonnés. Il importe également au bien général que des hommes qui n’auraient pas su gouverner leurs propres affaires ne puissent pas être chargés de celles de la nation. En effet, quel degré de confiance pourraient-ils lui inspirer; et sans la confiance des peuples, quels heureux résultats doit-on attendre des assemblées? F Je propose donc à l’Assemblée de décréter : 1° Qu’aucune personne entachée par un jugement, et contre laquelle il aurait été prononcé quelques peines afflictives ou corporelles, ou qui se trouverait dans les liens d’un décret, ne pourrait en aucun cas être électeur ni éligible dans aucune des assemblées, soit municipales, soit primaires, de district, provinciales ou nationales ; J 2° Que toute personne juridiquement interdite serait exclue du droit d’être électeur et éligible dans ces assemblées. Il ne m’est pas nécessaire, Messieurs, d’entrer dans de grands détails pour prouver la nécessité de ce décret : l’honneur m’a fait une loi de vous le proposer; et comme il est l’apanage de tous les membres qui composent cette augusteAssemblée, , je me persuade aisément que je ne rencontrerai pas de contradicteurs. L’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer. On reprend la discussion de la proposition de M. de Mirabeau. M. Barnave. Je demande la parole, en cas qu’on n’ajourne pas la discussion agitée. L’Assemblée décide qu’il n’y a lieu à l’ajournement. k M. Barnave. En combattant la proposition de M. de Mirabeau, je ne conteste point, tout ce qu’elle peut avoir de moralité; mais si cette loi convient à Genève, qui pourrait être comparée à une grande maison de banque, elle ne convient pas à un grand empire comme le nôtre. Cette loi est une loi de commerce, une loi d’argent, qui ne peut regarder que les négociants, mais qui ► n’a pas en vue l’agriculteur, qui doit être l’objet principal d’une nation agricole; l’article milite contre les droits de l’homme. N’est-ce pas en effet un principe constitutionnel, que nul ne peut être puni des fautes d’autrui ? Les fautes ne sont-elles pas personnelles? Geseraitdoncdelaplus grande injustice de faire rejaillir sur les enfants le déshonneur d’un père banqueroutier. D’ailleurs, n’avez-vous pas admis pour principe que tout ce Fque la loi ne défend pas est permis, et que la loi ne peut punir ce qu’elle ne défend pas? Or, Messieurs, vous iriez directement contre ce principe: l’enfant ne peut donc être coupable; car, de deux choses l’une : ou la loi l’oblige de payer, ou non. Dans le premier cas, c’est qu’il y , (1) La motion de M. Monspey n’a pas été insérée au Moniteur. a une action contre lui, alors le fait est personnel ; mais si la loi ne l’oblige pas, s’il n’y a point d’action contre lui, le fait est personnel au père, et le fils ne doit pas être frappé d’exclusion à l’éligibilité. Je conclus au rejet du second article du projet de M. le comte de Mirabeau. (M. le comte de Mirabeau arrive dans la salle au moment où la discussion allait être fermée. Il demande, obtient difficilement, mais obtient enfin la parole.) M. le comte de Mirabeau. Messieurs, la vérité ne doit pas porter la peine de mou arrivée tardive à l’Assemblée. J’apprends qu’on a travesti le sens de l’article que j’ai proposé; on a parlé de l’exclusion des enfants comme d’une peine infamante, tandis qu’elle n’est point une flétrissure, mais une simple précaution très-sage et très-politique; on prétend qu’elle est contraire au droit public et au droit des hommes, et l’on convient cependant qu’elle est morale et pure dans ses motifs. Certes, je ne saurais comprendre comment une loi morale est contraire au droit public et à celui des hommes. La morale est une pour les grands Etats comme pour les petits, pour les commerçants comme pour les agriculteurs. Il importe au commerce qu’un père pervers ne laisse pas, par des arrangements frauduleux, une fortune considérable à ses enfants. 11 importe aux mœurs qu’il se forme un grand esprit de famille, une solidarité de la foi publique et de la foi privée. Il importe à la société que la réputation des pères puisse devenir celle des enfants. C'est une loi de famille, a-t-on dit ; et à quoi devons-nous donc aspirer, qu’à faire une grande famille 1 Trente mille personnes sont unies de foi, d’intérêt et de prospérité, à Genève; les liens moraux ne sont-ils pas de nature à embrasser également une société plus nombreuse? Les vues morales ne doivent-elles pas toujours diriger le législateur? La loi que je vous propose est une loi politique; elle a plus de latitude qu’une loi purement civile, et il est convenable d’exiger, pour la représentation politique, quelque chose de plus que cette probité vulgaire qui suffit pour échapper aux tribunaux. Je demande l’acceptation pure et simple de l’article que j’ai proposé. M. Démeunier. Cet article peut paraître convenable dans le cas où les enfants des faillis recueilleraient la succession de leur père ; mais dans le cas contraire, il est souverainement injuste de les priver de leurs droits politiques. Il serait peut-être à propos de rejeter l’article quant à présent, sauf à le reprendre dans un autre temps. M. Tronchet. Je crois qu’il est juste d’adopter ce sous-amendement, sauf les eDfants dotés avant la faillite. On propose plusieurs rédactions de l’article. M. Le Pelletier de Saint-Pargean. 11 est tellement délicat à rédiger, qu’il faudrait se borner à en décréter le fond, et renvoyer la rédaction au comité de Constitution. Cette proposition est adoptée, et l’article convenu au fond, comme il suit: « L’exclusion aura lieu contre les enfants et autres personnes qui retiendront les biens d’un failli, à quelque titre que ce soit, sauf les enfants dotés avant la faillite. » [28 octobre 4789.1 ARCHIVES PARLEMENTAIRES. 596 (Assemblée nationale.] M. Guillaume propose de déterminer de combien de temps la dotation doit avoir précédé la faillite. L’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer, quant à présent, sur cette proposition. Le fond de la troisième partie de la motion de M. de Mirabeau est également renvoyé au comité de rédaction, après avoir été décrété en ces termes : « Ceux qui auront fait cesser les clauses d’exclusion portées aux articles ci-dessus rentreront dans leurs droits. » M. de Deaumetz. Il ne suffit pas de faire de bonnes lois, il faut encore en préparer les moyens d’exécution. 11 s’agit donc de décider par qui et en quelle forme les clauses d’exclusion seront proposées et jugées. J’en fais expressément la motion. L’Assemblée reconnaît qu’il n’y a pas lieu à délibérer quant à présent. La partie suivante de la motion exclut les personnes interdites et reprises de justice, après l'âge de vingt-cinq ans. Elle donne lieu à quelque discussion ; l’Assemblée décide qu’il n’y a pas lieu à délibérer sur l’article proposé. M. Barère de "Vleuzac. Je crois qu’il est injuste d’exclure un homme parce qu’il serait dans les liens d’un décret d’ajournement personnel. Notre code, tout entaché, tout vicieux qu’il est, peut encore subsister quelque temps. Avant que vous ayez remédié aux énormes abus dont il est rempli, il peut arriver qu’un homme vertueux et capable soit dans les liens d’un ajournement personnel, et ce par la défectuosité de notre code. Je demande, par exemple, si vous jugeriez l'auteur du Contrat social indigne de siéger avec vous parce qu’il aurait été décrété d’ajournement personnel par le parlement de Paris. M. le comte de Mirabeau. Pendant que vous vous occupez des conditions à exiger pour être électeur ou éligible, je vous propose de consacrer une idée qui m’a paru très-simple et très-noble, et que je trouve indiquée dans un écrit publié récemment par un de nos collègues (1). Il propose d’attribuer aux assemblées primaires la fonction d’inscrire solennellement les hommes qui auront atteint l’âge de vingt et un ans sur le tableau des citoyens, et c’est ce qu’il appelle l’inscription civique. Ce n’est point le moment d’entrer dans cette question vaste et profonde d’une éducation civique, réclamée aujourd’hui par tous les hommes éclairés, et dont nous devons l’exemple à l’Europe. Il suffit à mon but de vous rappeler qu’il est important de montrer à la jeunesse les rapports qu’elle soutient avec la patrie, de se saisir de bonne heure des mouvements du cœur humain pour les diriger au bien général, et d’attacher aux premières affections de l’homme les anneaux de celte chaîne qui doit lier toute son existence à l’obéissance des lois et aux devoirs du citoyen. Je n’ai besoin que d’énoncer cette vérité. La patrie, en revêtant d’un caractère de solennité l’adoption de ses enfants, imprime plus profondément dans leur cœur le prix de ses bienfaits et la force de leurs obligations. (1) M. l’abbé Sieyès. L’idée d’une inscription civique n’est pas nouvelle; je la crois même aussi ancienne que les constitutions des peuples libres. Les Athéniens, en particulier, qui avaient si bien connu tout le parti qu’on pouvait tirer des forces morales de l’homme, avaient réglé par une loi que les jeunes gens, après un service militaire de deux années, espèce de noviciat où tous étaient égaux, où tous apprenaient à porter docilement le joug de la subordination légale, étaient inscrits à l’âge de vingt ans sur le rôle des citoyens. C’était pour les familles et pour les tribus une réjouissance publique, et pour les nouveaux citoyens un grand jour: ils juraient au pied des autels de vivre et de mourir pour les lois de la patrie. Les effets de ces institutions ne sont bien sentis que par ceux qui ont étudié les véritables crises du cœur humain ; ils savent qu’il est plus important de donner aux hommes des mœurs et des habitudes que des lois et des tribunaux. La langue des signes est la vraie langue des législateurs. Tracer une constitution, c’est peu de chose ; le grand art est d’approprier les hommes à la loi qu’ils doivent chérir. Si vous consacrez !e projet que je vous propose, vous pourrez vous en servir dans le Gode pénal, en déterminant qu’une des peines les plus graves pour les fautes de la jeunesse sera la suspension de son droit à l’inscription civique, et l’humiliation d’un retard pour deux, trois ou même cinq années. Une peine de cette nature est heureusement assortie aux erreurs de cet âge, plutôt frivole que corrompu, qu’il ne faut ni flétrir comme on l’a fait trop longtemps, par des punitions arbitraires, ni laisser sans frein, comme il arrive aussi quand les lois sont trop rigoureuses. Qu’on imagine combien, dans l’âge de l’émulation, la terreur d’une exclusion publique agirait avec énergie, et comment elle ferait de l’éducation le premier intérêt des familles. Si la punition qui résulterait de ce retard paraissait un jour trop sévère, ce serait une grande preuve de la bonté de notre constitution politique; vous auriez rendu l’état de citoyen si honorable, qu’il serait devenu la première des ambitions. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il sera nécessaire de donner à cette adoption de la patrie la plus grande solennité; mais je le dirai: voilà les fêtes qui conviennent désormais à un peuple libre; voilà les cérémonies patriotiques, et par conséquent religieuses, qui doivent rappeler aux hommes, d’une manière éclatante, leurs droits et leurs devoirs. Tout y parlera d’égalité; toutes les distinctions s’effaceront devant le caractère de citoyen: on ne verra que les lois et la patrie. Je désirerais que ce serment, rendu plus auguste 4 par un grand concours de témoins, fût le seul auquel un citoyen français pût être appelé: il embrasse tout; et en demander un autre, c’est supposer un parjure. Je propose donc le décret suivant : « L’Assemblée nationale décrète qu’après l’organisation des municipalités, les assemblées primaires seront chargées de former un tableau des 4 citoyens, et d’y inscrire à un jour marqué, par ordre d’âge, tous les citoyens qui auront atteint l’âge de vingt et un ans, après leur avoir fait prêter le serment de fidélité aux lois de l’Etat et au Roi. Et nul ne pourra être ni électeur, ni éligible dans les assemblées primaires, qu’il n’ait été inscrit sur ce tableau. » Cette proposition est adoptée pour ainsi dire par acclamation.