564 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [S avril E791.J Je dirai que la nature elle-même et la raison en ont mesuré la durée et l’étendue sur l’intérêt et le besoin de ceux qu’elle doit protéger et non sur l’utilité de ceux qui l’exercent; que c’est une erreur de la législation qui a franchi les bornes sacrées lorsqu’elle a prolongé la tutelle, lorsqu’elle a prolongé l’ent'ance de l’homme jusqu’à sa décrépitude, lorsqu’elle a dépouillé les citoyens du droit de propriété, lorsqu'elle a fait dépendre le long exercice de leurs facultés naturelles et réelles, non de leur âge et de leur raison, mais de la longévité de leur père, c’est-à-dire lorsqu’elle les a enlevés, par le plus absurde de tous les systèmes, et à eux-mêmes et à la patrie. Non, ce n’est pas en violant les droits de la raison et de la nature qu’on établit les fondements de l’ordre social; c’est en les consultant avec soin. Il ne faut donc pas justifier la liberté de tester par la puissance paternelle, lorsqu’il est évident que la puissance paternelle a elle-même tant besoin d’apologie, ou plutôt qu’elle doit tomber par les décrets des législateurs. Revenons donc au principe de l’égalité et de l’ordre public que vous avez consacré; et certes, il faut convenir que ces idées ne sont point puisées dans les principes d’une philosophie hardie, lorsqu’ils sont consacrés, mêmes par les usages et les lois d’une partie des pays que vous appelez coutumiers. Il ne s’agit que de choisir ici entre ces lois arbitraires et ces lois absurdes que vous avez empruntées d’un peuple barbare, et de faire tomber tous ces préjugés et toutes ces lois funestes par le même principe. Je conclus de tout cela que l’égalité introduite par la loi dans les successions, ne peut pas être dérangée entre les hommes, soit en ligne directe, soit en ligne collatérale, par les dispositions particulières de l’homme. Mais je n’en conclus pas que la faculté de tester doive être entièrement anéantie, parce que le principe même que j’ai posé n’exige point cette conséquence. Le citoyen peut être le maître de disposer d’une portion bornée de sa fortune, pourvu qu’il ne dérange pas ce principe de l’égalité envers ses héritiers et qu’il en dispose seulement suivant sa sagesse à l’égard des étrangers. Mon avis donc est que l’Assemblée nationale décrète que nul ne pourra favoriser aucun de ses héritiers au préjudice de l’autre, soit en ligne directe, soit en ligne collatérale. (Murmures.) Pour l’éclaircissement parfait de la question et pour le bien de la vérité, je demande que l’on veuille bien me permettre de répondre aux honorables membres auxquels les principes sur lesquels se fonde mon opinion paraissent, à plusieurs égards, trop étendus. M. le Président. L’ordre de la parole n’ayant pas encore appelé M. Tronchet à la tribune et l’Assemblée ayant provoqué hier ses lumières sur cette matière, je demande si elle veut l’entendre. Un grand nombre de membres : Oui 1 oui ! M. Troncliet monte à la tribune. ( Vifs applaudissements.) Messieurs, si les représentants de la nation pouvaient être soupçonnés de n’être conduits à cette tribune que par un puéril mouvement d’amour-propre, j’aurais plus qu’un autre à redouter la sévérité d’un jugement que provoquerait un pareil mouvement. Je ne puis me dissimuler combien il m’est impossible de répoudre à l’intérêt que quelques membres de cette Assemblée ont témoigné de connaître mon opinion ; mais ne faisant qu’obéir à vos ordres, j’ai droit à votre indulgence. L’homme en société, et qui y jouit sous l’aus-pice des lois, du droit de propriété, s’avise rarement de réfléchir sur la source et le principe de ce droit et d’en rechercher la cause primitive. Cette recherche, purement philosophique, est inutile pour son bonheur ; il lui suffit de connaître les lois qui lui garantissent sa propriété et d’en réclamer les dispositions. Le magistrat et le jurisconsulte, dont les fonctions se bornent à maintenir et à faire l’application des lois, n’ont pas même rigoureusement besoin de remonter jusqu’aux causes premières dont elles sont dérivées. 11 n’en est pas de même du législateur, qui le premier donne des lois à une société naissante, ou qui entreprend de réformer des lois qui ont longtemps régi une société existante. Il risque de s’égarer s’il ne commence point par saisir l’homme dans son état de nature et si, distinguant ses droits primitifs et naturels de ceux que les institutions humaines y ont ajoutés, il ne scrute point avec profondeur les causes et les motifs qui ont forcé la loi d’ajouter aux droits primitifs de l’homme ou de les limiter. Telle est, Messieurs, la position dans laquelle vous vous trouvez aujourd’hui : vous vous proposez de réformer les lois qui ont jusqu’ici gouverné la France sur le droit qui peut appartenir à l’homme de disposer de ses biens, et que nos lois ont si diversement, je pourrais dire si bizarrement réglé. Vous ne pouvez le faire avec sagesse, si vous ne commencez point par examiner ce que c’est que le droit de propriété, et quel en est le vrai principe ; si vous ne commencez point par distinguer ce qui est de son essence d’avec ce qui n’en est qu’un accessoire; enlin, par rechercher avec attention les motifs qui en ont fait étendre les effets au delà de ses bornes naturelles, ou restreindre ces mêmes effets dans des limites plus resserrées que celles de la nature. Je pense donc que c’est de cette recherche que doit sortir la solution des deux questions que vous vous êtes proposé de discuter, en vous mettant à portée de poser quelques principes généraux qui puissent servir de bases fondamentales aux lois réglementaires qui en découleront. Le droit de propriété est celui qu’un individu peut avoir d’appliquer exclusivement à son bien-être personnel, une telle portion du sol, une telle portion des fruits qu’il produit naturellement ou artificiellement, tel ou tel effet mobilier que la nature a créé ou reproduit, ou que l’industrie de l’homme a elle-même formé avec les matériaux que la nature avait mis à sa disposition. Si l’on considère l’homme dans le pur état de nature, il est difficile de concevoir un véritable droit de propriété, et plus encore un droit perpétuel et transmissible après le décès du premier possesseur. La nature a donné en commun la terre et ses dons à tous les hommes qu’elle y place successivement ; elle a mis sur la terre et dans son sein le germe de toutes les productions qui peuvent entretenir l’existence de l’homme et procurer son bien-être ; elle a donné à l’homme toutes les facultés nécessaires pour jouir de ses dons; mais elle n’a donné à aucun homme tel ou tel don particulièrement; elle n’a assigné à aucun homme telle ou telle portion de la terre. En le jetant comme au hasard sur telle partie de la surface, elle ne lui donne pas un droit particulier sur cette portion du globe; et elle ne l’y ren- [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 avril 1 7 9 1 . J 565 ferme pas, puisqu’elle lai a donné, la faculté de se transporter où il lui plaît. Dans cet état primitif, où l’homme isolé n’est attaché par aucun lien à un autre individu, il s’empare pour son bien-être de ce qu’il trouve vacant, il l’applique à son usage, le conserve ou l’abandonne, à sa volonté. La propriété naît de l’occupation, et ne dure que par la possession ; elle est moins un droit qu’un fait ; elle est d’autant moins un droit, que, rigoureusement parlant, elle ne résulte que de la force, et qu’elle seule la produirait et la conserverait, si l’homme n’était point guidé par son propre intérêt à respecter l’occupation d’autrui, et à limiter l’usage de ses forces à l’occupation de ce qu’il trouve vacant. S’il est impossible d’attribuer à l’homme dans l’état de pure nature un véritable droit de propriété, il est encore plus impossible de donner à ce droit un caractère de perpétuité et de transmissibilité. La nature a destiné la terre et ses dons à l’usage de l’homme, c’est-à-dire à l’usage de toutes les générations qui se succèdent. Mais, relativement à chaque individu, cet usage est nécessairement borné par la loi de la nature au terme de sa vie. La faculté de s’approprier les biens terrestres étant créée dans sa destination pour le bien-être de chaque individu, elle se borne nécessairement à la durée de son existence. Cette faculté ne pouvant s’exercer que par Je fait de l’occupation et de la possession, son effet cesse quand le moyen qui produit la propriété cesse. Chaque individu, qui vient remplacer en naissant celui qui disparaît, exerce le même droit d’user des dons de la nature, et d’occuper ce que la disparition du premier rend vacant. C’est doncune véritéincontestable quel’homme, considéré dans le pur état de nature, n’a point de droit de propriété transmissible après son décès. C’est l’établissement des sociétés civiles; c’est la réunion conventionnelle des hommes en société, qui est la seule source véritable du droit de propriété et de la transmissibilité d’un individu à un autre, après le décès du possesseur. Entre des hommes réunis pour leur avantage commun, il était impossible de laisser subsister le droit naturel, qui rend commun à tous le globe qu’ils habitent et les dons qu’il procure. On ne pouvait laisser subsister le droit du premier occupant, qui ne pouvait plus exister qu’entre les sociétés et qui, dans chaque société, a dû se restreindre tout au plus au droit attribué à chaque individu de retenir ce qu’il possédait au moment de la formation de la société. La première convention sociale a donc dû être, que chacun conserverait inviolablement ce qu’il possédait ou ce qui lui serait assigné lors de la convention sociale ; et, pour l’avenir, ce qui lui serait cédé volontairement par le possesseur actuel. Cette même convention a dû assurer à chaque individu que le double droit de conserver et d’acquérir lui serait garanti par la société. De la première convention sociale, qui a garanti à tout citoyen, pendant sa vie, la propriété incommutable de ce qu’il possédait ou de ce qu’il pourrait acquérir par le commerce commutatif, est née une seconde convention sociale, qui a accordé au propriétaire le droit de transmettre après sa mort. La société ne pouvait se former, dans le principe, que par la distinction du tien et du mien jette n’aurait pas pu se conserver dans un ordre régulier, si ce que j’avais acquis n’avait point été transmissible à quelqu’un après mon décès. Tout serait retombé dans un état de désordre et de confusion si, à la mort de chaque propriétaire, ses propriétés étaient restées vacantes et la proie du premier occupant, ou même s’il avait fallu repartager entre tous les membres de la société les propriétés de chaque individu, considérées comme une chose devenue commune à tous. Indépendamment des embarras qu’une pareille convention aurait entraînés dans son exécution, elle aurait anéanti tout esprit d’industrie et d’émulation; chaque individu se serait borné à l’acquisition de son strict nécessaire, s’il n’avait pas envisagé comme une récompense de son travail le droit de transmettre à un individu plutôt qu’à un autre. Laseconde convention sociale a donc dû être nécessairement celle-ci: que le propriétaire pourrait transmettre ses propriétés à un autre individu quelconque. La nécessité une fois reconnue d’admettre dans une société civile la transmission des propriétés privées d’un individu à un autre après le décès du premier propriétaire, il a fallu déterminer le mode de cette transmission. Il s’en présentait 2 : un ordre réglé par la loi , ou la volonté du propriétaire. En supposant l’admission du second, le concours du premier devenait indispensable, parce que le propriétaire aurait pu négliger de déclarer sa volonté ou se trouver dans l’impuissance de le faire. Mais il s’agissait de déterminer si la loi devait adopter ce double mode et, en ce cas, lequel des deux modes devait avoir la prépondérance et le pas; c’est-à-dire si la volonté du propriétaire devait être la loi primaire et fondamentale, et si l’ordre légal ne devait être qu’un mode subsidiaire. Il n’est pas douteux que la loi pouvait refuser absolument à l’homme tout pouvoir de disposer après sa mort et, par conséquent, limiter ce pouvoir et le subordonner à la règle légale de transmissions ab intestat. La même convention sociale, qui seule pouvait autoriser la transmission des propriétés de chaque individu après son décès, pouvait en régler impérativement la forme et le fond. Le pouvoir qui crée peut ne pas donner ou limiter. Mais la loi civile n’est véritablement respectable qu’autant qu’elle a pour base les principes d’équité, qui forment le droit naturel secondaire ou des raisons de politique et d’utilité générale supérieure ; et c’est sous ce second point de vue que l’on peut demander si la loi civile a dû refuser à l’homme tout pouvoir de disposer ou même limiter ce pouvoir, et si elle n’a pas dû donner la prépondérance à la volonté de l’homme sur le vœu de la loi. Des publicistes très éclairés n’ont point hésité à donner à la volonté de l’homme la prépondérance sur celle de la loi. Le droit de propriété, ont-ils dit, est, par sa nature, perpétuel. La mort, qui fait cesser la jouissance, n’éteint pas le droit de propriété, qui autrement ne serait plus qu’un usufruit. Pourquoi l’homme, qui peut disposer pendant sa vie de sa chose comme il lui plaît, n’aurait-il pas le droit de la transmettre après lui à qui il lui plaît ? L’équité veut que l’homme, en perdant la jouissance des fruits de son travail ou de son industrie, ait au moins la consolation d’en gratifier celui qui est l’objet le plus direct de son affection. Les auteurs, qui reconnaissent que l’ordre des successions, établi par la loi, n’est fondé que sur la présomption des degrés de l’affection de l’homme, avouent, par 566 [5 avril 1791.) [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. cela même, que c’est la volonté de l’homme qui doit être ici la loi prépondérante. Si l’homme ne tient point du droit naturel primitif la faculté de disposer de ses biens après sa mort, il la tient au moins du droit naturel secondaire, qui doit servir de base principale à toutes les lois civiles. Telle est en effet la ba.-e fondamentale sur laquelle le droit romain parait avoir élevé tout le système de ses règlements relatifs à la transmission des propriétés. Ici c\ si la volonté de l’homme qui fait Jes héritiers ; la loi ne vient qu’à défaut de cette volonté, et elle ne gêne cette volonté que par des entraves très légères. Le droit français a pris une route tout opposée. Il ne reconnaît point d’autres véritables héritiers que ceux de la loi ; la volonté de l'homme ne peut donner le titre d’héritier ; elle n’est qu’un titre d’exception, lequel su borne à pouvoir disposer de certains biens et dans certains cas. Messieurs, l’habitude de vivre sous une loi, les préjugés que l’habitude enfante naturellement, peuvent attacher plus ou moins à une opinion ou à l’autre les habitants du pays de droit écrit, et ceux du pays coutumier. Mais le législateur doit s'élever au-dessus des préjugés de l’habitude ; il doit remonter aux sources de loutes les institutions humaines, jusqu’aux premières vérités, dont les institutions humaines ne peuvent être que des conséquences ou des modilica-tions nécessaires. Sous ce point de vue je n’hésite point à dire que l’esprit du droit français est plus conforme aux vrais principes et à la droite raison. Je fonde cette opinion sur quatre réflexions. 1° La loi immuable de la nature, qui a créé l’homme mortel, borne invinciblement son droit de propriété, sinon à un simple usage, au moins dans les bornes de son existence. Le droit de transmettre après lui n’est donc qu’une exception à la loi naturelle primitive et une concession nécessaire que la loi civile a faite à l’homme, moins pour son avantage personnel que pour l’intérêt commun de la société. 2° Si c’est la convention sociale qui est le seul titre du droit dont jouit l’homme social, de transmettre après sa mort ses propriétés, il. est évident que cette convention sociale en a pu régler le fonds et la forme ; il est évident que la volonté de l’homme est nécessairement subordonnée à celle de la société; il esl évident que la volonté de la loi est supérieure et préférable à celle qui ne peut agir que sous elle et par elle. 3° Dans un établissement social, la transmission successive des propriétés, scion un ordre légal et certain, était devenue une institution nécessaire et indispensable. Le mode de transmission, par la volonté arbitraire de l’homme, n’étad point nécessaire pour le soutien et l’intérêt commun delà société. L’ordre nécessaire a donc naturellement la supériorité sur celui qui n’est qu’accessoire et secondaire. 4° Enfin l’ordre de trammission légal a été calculé sur des considérations prisées dans les principes du droit naturel secondaire et dans l’intérêt général Ce sont ces deux points de vue qui ont distribué la transmission legale en trois ordres de succession, dont un accord presque universel de tous les peuples a reconnu la justice. Il existe, à la vérité, des considérations d’équité et d’intérêt public, qui peuvent autoriser l’homme à déranger cet ordre primitif, soit en distribuant ses biens d’une manière contraire à la loi entre ceux qu’elle y appelle, soit en les privant même de tout, ou de portion de ce que la loi leur destine. Mais cette interversion même ne peut être autorisée par la loi, qu’autant qu’elle suppose un motif particulier d’exception, préférable à celui qui a fait la base de ses règlements. Elle a pu, dans certains cas et sous certaines restrictions, s’en référer à la sagesse de l’homme. Celui-ci peut être entraîné par ses passions. La volonté de la loi est donc plus favorable que celle de l’homme, par cela seul qu’elle est présumée plus sage, et à l’abri des inconvénients qui peuvent égarer la volonté de l’homme. Il n’est donc pas douteux que l’ordre légal de transmission est, par sa nature, préférable à l’ordre incertain qui résulterait de la pure volonté de l’homme. On peut même aller au delà, et demander si ia loi n’aurait pas pu et dû refuser à l’homme toute espèce de liberté à cet égard. Dans le fait on peut citer un grand nombre d’exemples de sociétés civiles, dans lesquelles l’usage des testaments était inconnu. Solon fut le premier qui l’introduisit à Athènes. Il a été inconnu à Rome jusqu’à la loi des douze Tables; et Tacite nous apprend que les peuples du Nord, et spécialement les Germains, ne connaissaient point la faculté de tester. D’un autre côté, nous voyons l’usage des testaments presque généralement admis chez tous les peuples policés. Les livres saints nous en font apercevoir l’usage, au moins dans les dispositions de Jacob en faveur de Joseph. Mais le peuple législateur, qui veut se donner des lois, doit moins considérer ce qui s’est pratiqué que ce qu’il était plus raisonnable de faire; ce que ia faveur due légitimement au propriétaire et ce que l’intérêt public commandent. Ge sont ces deux points de vue qui seuls peuvent conduire à la solution de cette grande question, si la loi a dû refuser absolument à l’homme toute faculté de disposer, ou si elle a dû la lui accorder d’une manière absolue et indéfinie; et sous ce double point de vue, je dis que la loi n’a dû adopter aucun de ces deux extrêmes. D’abord elle n’a pas dû refuser à l’homme toute faculté de disposer, parce qu’il existe des motifs d’équité et d’intérêt public qui s’opposent à un règlement aussi rigoureux. 1° L’ordre légal des successions est sans doute calculé sur des bases prises dans le vœu de la nature elle-même. C’est la voix de la nature qui nous crie : que celui qui a donné l’être à un individu doit non seulement lui assurer la subsistance, mais même lui procurer tous les avantages qui peuvent améliorer son existence; c’est lavoix de la nature qui a dit : Celui-là sera ton héritier, auquel tu as donné l'être. C’est elle qui a gravé dans nos cœurs le sentiment d’égalité entre tous les enfants d’un même père, que vous venez de sanctionner d’une manière si solennelle. C’est la voix de la nature qui ordonne aux enfants l’amour, le respect et la reconnaissance envers ceux qui leur ont donné le bienfait de la vie, et celui encore plus précieux de l’éducation. C’est la nature qui unit par un lien plus étroit les individus issus d’une souche commune, qui n’en fait qu’une mê ne famille, qui leur impose l’obligation de s’aider et de se secourir, et qui les appelle successivement à recueillir les biens les uns des autres. Mats ces motifs, puisés dans le vœu de la nature, sont susceptibles d’exceptions fondées sur le même vœu d ‘ la nature. Dans la descendance directe même, leplus favo-rablede tous les ordres, il peut existerdes raisons très légitimes, qui autorisent le père de famille [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (5 avril 1791.) à changer la distribution légale. Peut-on lui refuser la faculté de distinguer, par un témoignage d’affection plus particulière, l’enfant qui se sera lui-même distingué par son respect et sa tendresse filiale ; qui se sera dévoué à secourir la vieillesse infirme du père commun ; qui, par son travail, aura contribué, sans intérêt, à augmenter le patrimoine qui devient commun à tous? Un père, qui voit l’un de ses enfants assailli dans sa fortune par des malheurs qu’il ne peut se reprocher, et les autres au contraire enrichis par les hasards, peut-il être privé du droit de venir au secours de ce fils infortuné? Les frères peuvent-ils légitimement envier cet acte de justice? 11 y a plus, si la nature unit par un lien sacré le père et les enfants, les rapports de la société civile ne forment-ils pas entre un père de famille et des étrangers, de ces relations intimes dont il résulte des actes de bienfaisance, qui légitiment ceux de la reconnaissance. Le collatéral, qui distingue dans une nombreuse parenté celui que la fortune a moins favorisé de ses dons, et qui le préfère à un parent plus proche, mais plus riche, ne remplit-il pas, bien loin de le violer, le devoir que la nature lui a prescrit? L’homme propriétaire, le père de famille lui-même, peuvent donc se trouver dans mille positions différentes, qui doivent l’autoriser, ou à distribuer une portion de son patrimoine entre ses entants, ou même à en distraire une portion au profit d’un étranger. La loi ne pouvait prévoir tous les cas d’exceptions; elle ne pouvait donc enlever à l’homme la faculté absolue de disposer, qui l’aurait privé du pouvoir de remplir des devoirs sociaux et naturels. 2° Le lien du sang, qui est la base fondamentale de l’ordre légal successif, perd de sa force et de sa faveur primitives, à mesure qu’il s'éloigne de sa source. Plus les sociétés civiles sont nombreuses, plus les relations du sang, plus les devoirs réeiproquesquien résultent, plus l’occasion de les exercer, et les motifs de reconnaissance auxquels ils donnent lieu, s’affaiblissent et disparaissent presque entièrement, pluscesrelationsse trouvent remplacées par celle de la confraternité civile, par des secours et des actes de bienfaisance, qui motivent un juste retour de reconnaissance. La faveur attachée à l’ordre légal ne peut donc pas conserverie même poids dans tous les ordres de succession, dans la directe et la collatérale; il n’y a donc ni la même nécessité, ni les mêmes motifs de gêner la liberté de l’homme dans la disposition de ses biens. 3° Les lois ci viles doivent toujours tendre à propager les bonnes mœurs. Celles quiontatteinteebut, ont atteint le plus grand degré de perfection. Une loi qui aurait refuse à l’homme, même au père de famille, tout droit de disposer après sa mort, aurait été absolument immorale. Le premier et le plus sacré de tousles devoirs naturelset civils est celui de la piété filiale. N’espérez pas faire un bon citoyen d’un tiis dénaturé. Vous n’aurez prévenu que de grand crimes, si vous n’opposez à l’égarement des enfants, que les peines sévères de la loi. Vous n'aurez pas, sans doute, formé des enfants véritablement conformes au vœu de la nature, et d’excellents citoyens, avec ceux qu’un motif d’intérêt aura seul contenus dans les bornes extérieures de leur devoir ; mais vous aurez au moins évité un grand scandale à la société, et le danger des exemples contagieux. Vous risquez de placer dans la main du père un pouvoir dont quelques-uns abuseraient peut-être ; mais, sans examiner, d’après l’expérience, de quel côté 567 est le plus grand danger, le remède contre l’abus est dans la limite du pouvoir. Ce qui aurait été immoral à l’égard du père de famille ne le serait pas moins à l’égard des collatéraux. La société civile forme, entre tous les citoyens d’un même Etat, un lien de confraternité qui leur impose des devoirs respectifs. La relation du sang resserre ce lien général. Il impose aux parents uueobligation plus étroite de secours mutuels ; et le droit de succéder n’est strictement que l’indemnité de l’accomplissement présumé de ces devoirs. Vous détruisez ce lien précieux de l’humanité, si l’héritier présomptif peut regarder la succession qu’il spécule avec avidité, comme une proie qui ne peut lui échapper pour aucune portion, et qui est soustraite à la volonté de celui qu’il aura négligé, méconnu, et peut-être outragé et persécuté. 4° .C’est surtout lorsqu’il s’agit du droit de succession collatérale, que la question peut s’envisager sous un nouveau point de vue, celui de la nature des biens qui forment le patrimoine du défunt. On conçoit que la loi peut refuser plus de liberté à l’homme sur les biens qu’il ne tient lui-même quede son bienfait, c’est-à-dire d’après l’ordre légal de successions; mais il est difficile de concilier les principes d’équité et d’humanité, qui doivent moduler toutes les lois civiles, avec la disposition qui interdirait à l’homme toute liberté de disposer du fruit de sou travail, de sou industrie et de ses sueurs. Cette idée n’a rien de commun avec le système ancien de notredroit coutumier sur la succession et la disposition des propres .. Ce système portait sur un principe différent, et les conséquences tirées de ce principe étaient toutes différentes. Le principe de la loi des propres était fondé sur cetteidée,qu’unbienacquisou possédé par un individu était assuré dans son intention, ou devait être assuré à une certaine portion de la famille de cet individu. De là naissait un ordre particulier de successions, différent de l’ordre général et commun. Ce n’était que par suite de cet ordre privilégié de succession, que la loi restreignait la faculté de disposer de ce genre particulier de patrimoine; et celte restriction n’était prononcée qu’en faveur des parents appelés dans cet ordre privilégié. C’est aux législatures, auxquelles vous avez renvoyé lareformationgénérale des loisdu royaume, qufil appartiendra de juger le principe de cette exception, de la supprimer ou de la réformer. La réflexion que je propose est indépendante de ce qui pourra être statué à cet égard, et porte sur un principe tout différent. Elle s’applique à tous les biens qu’un individu a pu recueillir à litre de succession, soit qu’ils fussent d’anciens biensde la famille, ou qu’ils eussent été acquis par Je défunt. Je dis que celui qui lesaainsi recueillis a un droit moins fort sur ces sortes de biens, que sur ceux qui sont le fruit de son propre labeur ; que la loi peut imposer une condition à son bienfait, et quelle doit se porter plus difficilement à refuser à l’homme la consolation de disposer de ses acquêts; que cette permission est une juste récompense d’une industrie qui a profité à la société entière, et qu’il serait contraire à l’intérêt de la société de refroidir l’industrie par la dureté d’une pareille disposition, comme l’ont fait quelques-unes de nos coutumes. 5° Cette dernière réflexion n’est pas le seul point de vue, sous lequel on peut envisager une loi prohibitive absolue, comme contraire à l’in- 508 {Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 avril 1791.) térêt public social. Il est deux autres considérations qui appuient cette proposition. L’homme porte profondément gravé dans son cœur le sentiment de son droit à la liberté, il supporte impatiemment tout ce qui paraît entraver l’usage de cette liberté. Plus frappé du droit de propriété, qu’accoutumé à réfléchir sur sa nature; plus frappé de l’étendue du pouvoir dont il use pendant sa vie, que des raisons qui anéantissent ce même pouvoir au moment de sa mort , il supporterait impatiemment les fers dans lesquels on enchaînerait sa liberté expirante. Une loi trop dure sur la faculté de disposer pourrait ralentir le désir que les étrangers auraient de venir partager les bienfaits d’une Constitution libre; ils hésiteraient d’autant plus, qu’ils auraient joui d’une plus grande liberté sur la disposition de leurs biens, parmi les Français eux-mêmes, dont une moitié a joui jusqu’ici de cette liberté presque illimitée; quelques-uns seraient peut-être tentés de sacrifier tous les autres avantages de la Constitution au désir de conserver ce qu’ils sont accoutumés à regarder comme une conséquence de leur droit de propriété. L’expérience nous apprend qu’en France les fonds ont été recherchés avec plus d’empressement dans les pays où leur disposition était plus libre. Une loi trop rigoureuse sur la faculté des dispositions testamentaires pourrait donc influer sur la population, et par contre-coup, sur la richesse nationale. On peut, à la vérité, opposer à ces considérations, relatives à l’intérêt public, une autre considération très importante. Un ordre légal de succession maintient plus facilement la balance et la division des propriétés ; il forme un obstacle naturel à l’accroissement de ces propriétés privées, qui effrayent par leur masse énorme, qui scandalisent par leur faste, qui enfantent presque tous les vices, produisent une distinction humiliante entre des hommes égaux, et qui peuvent par leur contrepoids mettre en danger la liberté publique. On peut donc dire avec fondement qu’un ordre de succession purement légal est le règlement qui convient le mieux à un peuple qui fonde une Constitution libre, et qui est résolu à la conserver et à la défendre. Des philosophes ont observé qu’après que Solon eût introduit à Athènes la libre disposition testamentaire en collatérale, on vit bientôt des particuliers acquérir des richesses immenses, tandis que d’autres languissaient dans la pauvreté, et que cette inégalité, dans la distribution des richesses, produisit bientôt des dissensions publiques, la tyrannie des hommes puissants, et le renversement de la liberté. Ces considérations sont très fortes; mais elles sont susceptibles de plusieurs réponses. En premier lieu, l’inconvénient qui peut résulter de la trop grande masse des fortunes privées n’est pas aussi considérable dans un Etat monarchique, et dans un Empire puissant, que dans une République et un petit Etat. De grandes fortunes privées peuvent, dans un Etat monarchique, former pendant quelques temps un obstacle qui ralentit l’accélération d’une révolution commencée. Mais quand une fois cette révolution est consommée et consolidée, quand elle est devenue l’objet de Rattachement du plus grand nombre, quand la force, protectrice de la Constitution, est celle du plus grand nombre, la puissance purement pécuniaire de quelques individus ne peut pas devenir bien redoutable; elle peut être un mal moral, mais elle n’est pas un mal politique, et un accident assez fort pour lutter contre la volonté et la force générales. En second lieu, l’ordre légal peut produire le même inconvénient que la disposition testamentaire, puisqu’il peut arriver que plusieurs fortu-tunes, et une fortune immense, s’absorbent dans la même main, par l’effet de l’ordre légal. Je réponds enfin que la crainte de quelques abus ne peut pas autoriser la formation d’une loi aussi barbare que celle qui priverait le propriétaire de la faculté absolue de pourvoir à ce que peut exiger l’état de sa famille et les devoirs de l’amitié et de la reconnaissance; qu’il n’est pas nécessaire d’une prohibition absolue, et qu’il suffit d’une permission restreinte et limitée. Je dis une permission restreinte et limitée ; en effet, en rejetant l’idée d’une prohibition absolue, comme injuste, immorale, et contraire à l'intérêt public, je suis bien éloigné de demander une loi qui donnerait à l’homme une permission absolue et illimitée; j’y trouverais les trois mêmes caractères que je reprocherais à la première. Une pareille loi serait injuste , en ce que ce serait substituer le caprice et les passions de l’homme à la sagesse et à l’équité des bases sur lesquelles est fondée la distribution faite par la loi. La loi serait encore immorale, puisqu’elle provoquerait l’action de toutes les passions humaines, dont elle autoriserait souvent les résultats les plus atroces. La cupidité assiégerait les fortunes les plus brillantes; la vanité, la prévention, violeraient les droits les plus sacrés de la nature. Ce serait fournir un aliment à tous les vices, et détruire tous les liens sociaux, qui unissent les citoyens, en resserrant ceux de la nature. Enfin, ce serait véritablement alors que la loi serait contraire à l'intérêt public , puisque son effet pourrait être de concentrer dans les mains de quelques individus, des richesses qui, si elles n’étaient point nuisibles à la liberté publique, paralyseraient an moins l’industrie, qui ne s’alimente et ne se soutient que par la division des richesses, entre les mains d’un grand nombre de particuliers, trop peu riches pour s’abandonner à l’oisiveté, assez riches pour pouvoir se livrer aux spéculations et aux travaux, qui, en augmentant leur fortune privée, accroissent la richesse publique. Mais quelles seront les limites que la loi imposera à la faculté de disposer? Ce sera lorsque vous discuterez les articles réglementaires, qui vous sont proposés par votre comité, que vous fixerez ces quotités; je me borne ici à des vues générales, dont puissent découler des conséquences qui servent de bases fondamentales à vos loisl Les réflexions qui m’ont conduit à conclure que la faculté de disposer ne pouvait pas être accordée indéfiniment à l’homme social, ces mêmes réflexions me paraissent propres à me diriger dans la discussion de cette seconde question. Il y a d’abord une distinction évidente à faire entre la disposition entre vifs, et la disposition testamentaire. La première appartient à l’homme par le droit naturel. De droit naturel je peux user de ma volonté pendant ma vie, de ce que je possède. Ce principe ne peut recevoir que deux exceptions, la première est celle que la nature elle-même commande aux pères de famille en faveur de leurs enfants, et je n’hésite point à dire que les pères ne doivent pas jouir d’une plus [Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. (5 avril 1791.) 569 grande faculté, au préjudice de leurs enfants, pour les dispositions entre vifs, que pour les dispositions testamentaires. La seconde sera celle que pourra renfermer la loi des substitutions. A l’égard des dispositions testamentaires, puisque l’homme ne tient cette faculté que de la loi civile qui ajoute en cette partie au droit naturel ; puisque ce pouvoir n’est qu’un droit d’exception à l’organisation générale de la transmission des propriétés dans une société civile, c’est dans les motifs qui autorisent l’exception, qu’il faut chercher les règles qui la peuvent graduer. 11 faut considérer les différentes positions dans lesquelles la volonté de l’homme peut se trouver en opposition avec l’ordre de la loi, et restreindre, ou étendre l’exception, selon le plus ou le moins de degré de faveur que mérite l’ordre de la loi, auquel elle peut déroger. Ainsi ce serait offenser la nature, de douter si la faculté de tester, accordée aux pères de famille au préjudice de leurs enfants, ne doit pas être restreinte dans des limites très étroites. Vous n’aurez à cet égard, Messieurs, qu’à réformer les diversités que présentent nos lois actuelles, et à les réduire à une règle uniforme. Deux espèces de légitimes ont eu lieu plus généralement dans le royaume, celle du pays de droit écrit et celle de là coutume de Paris. Vous ne pouvez conserver la première; elle présente un calcul trop injuste, qui donne plus à chaque enfant lorsqu’ils sont en plus grand nombre, que lorsqu’ils sont en plus petit nombre. Je n’approuverai pas davantage la loi sous laquelle j’ai vécu : la légitime de la coutume de Paris m’a toujours paru trop faible. II est injuste d’autoriser un père à placer la moitié de sa fortune dans la main d’un seul enfant, en réduisant cinq ou six autres à la plus grande médiocrité. Il est barbare d’autoriser un père à enrichir un étranger du patrimoine de ses enfants. La facilité de disposer dans la main d’un père ne doit être qu’un moyen de bienfaisance légitime, et non une arme destinée à servir ses passions ou sa vanité. Gonfler à sa sagesse un quart de sa fortune, et réserver à chaque enfant, comme le patrimoine de la nature et de la loi, les trois quarts de sa portion héréditaire : telle est la mesure la plus forte que la loi puisse admettre. La succession directe ascendante a jusqu’ici présenté plus de difficultés. Les pays de droit écrit accordaient une légitime aux ascendants, et la plupart de nos coutumes la leur refusaient. Dans les pays de droit écrit la légitime était du tiers, parce qu’ils ne peuvent point concourir en plus grand nombre que quatre. Quant à moi, je regarderais comme impie le vœu des enfants qui demanderaient la faculté de priver entièrement ceux dont ils ont reçu le bienfait de la vie, médiatement ou immédiatement, de la triste consolation que la loi leur destine ; je n’hésite point à prononcer que les ascendants doivent jouir du même droit de légitime, et dans la même quotité; et j’observe même que si nos coutumes ne leur ont pas accordé le même droit, ce n’a été sans doute que parce qu’elles ont cru avoir pourvu d’ailleurs à leur intérêt par la loi des propres, ou par des droits d’usufruit qu’elles leur accordaient en certains cas. A l’égard des successions collatérales, c’est ici que la loi peut, suivant moi, accorder à l’homme une bien plus grande latitude. Je pense même qu’elle doit être entière quant aux meubles et quant aux acquêts, fruits de l’industrie et du travail personnel du propriétaire. Je n’admettrais qu’uneseule exception, non colle qui a été jusqu’ici connue sous le titre de loi des propres , et avec toutes les bigarrures et les variétés que la bizarrerie des hommes avait imaginées, mais en l’appliquant indistinctement à tout ce que l’homme n’a recueilli que par le bienfait de la loi, c’est-à-dire par l’ordre de la succession légale en immeubles. Je penserais même que cette restriction devrait être bornée aux premiers degrés de la succession collatérale, c’est-à-dire à ces premières relations du sang, qui unissent les hommes par un sentiment d’affection inné, que l’homme ne peut méconnaître sans étouffer en lui la première impulsion de la nature. Je pense donc qu’en collatérale il doit être établi une espèce de légitime en faveur des frères et sœurs, de l’oncle au neveu, et réciproquement; que cette légitime doit être bornée sur les biens échus par succession , et qu’elle doit être de moitié. Indépendamment des limites que la loi doit prescrire sous le rapport des différentes natures des successions, il en est d’autres que rend indispensables un certain genre de disposition. Vous pressentez que j’entends parler de celles par lesquelles l’homme entreprend de prolonger ses volontés, non seulement au delà du terme de sa vie, mais même pendant des siècles; de ces dispositions par lesquelles l’homme veut donner des lois, même aux générations futures. Mais ce serait m’écarter de l’ordre du jour, que de me livrer à la discussion d’un objet qui doit avoir ses règles et ses principes particuliers : et en me renfermant dans les deux points particuliers sur lesquelles vous avez fixé la discussion présente, je vais me borner à vous présenter les résultats des réflexions que j’ai eu l’honneur de vous proposer. Il me semble que la marche la plus sûre et la plus régulière que l’Assemblée pourrait suivre, serait d’arrêter d’abord quelques principes généraux comme bases fondamentales des lois qu’il s’agit de rédiger sur la liberté dont tout bon citoyen français doit jouir, quant à la disposition de ses biens; et qu’après avoir arrêté, dans un procès-verbal, ces bases fondamentales, vous pourriez plus facilement, et plus rapidement, admettre ou amender les articles de législation qui vous sont présentés par votre comité : je réduis ces bases à quatre principes : 1° L’homme tenant du droit naturel la faculté de transmettre entre vifs ses biens, comme il lui plaît, la faculté de disposer à titre gratuit entre vifs, n'aura d’autres limites que celles qui seront prescrites en faveur des héritiers qui auront droit de légitime, et relativement aux substitutions. 2° La faculté que la loi accordera à l’homme de régler la transmission de ses propriétés après son décès, sera subordonnée à des limitations qui seront les mêmes pour tous les citoyens et dans tout le royaume. 3° Les limites que la loi prescrira seront différentes et graduées selon le plus ou moins de faveur des différents ordres de successions, avec lesquels la volonté de l’homme peut se trouver en opposition. 4° Il y aura une légitime en faveur de tous les héritiers en ligne directe, descendante ou ascendante, laquelle ne pourra être moindre que les trois quarts de la portion héréditaire de chaque héritier. En collatérale il n’y aura de légitime qu’en faveur des frères, de3 ueveux et des oncles ; et cette légitime sera de la moitié seulement des 570 [5 avril 1791.] [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. Liens qui seront échus au défunt par succession. Au surplus le propriétaire jouira de la pleine faculté de disposer de tousses biens. (L’Assemblée décrète l’impression du discours de M. Tronehet.) M. de Cazalès (1). Messieurs, j’ai lu avec attention le projet de décret qui vous est soumis et n'ai pu m’empêcher d’être profondément effrayé du nombre et de l’importance des changements qu’on vous propose. Ce projet de décret, renfermant dans ses dis-posiiions les règles des successions et des donations de toutes les espèces, c’est-à-dire presque toutes les lois sur lesquelles repose la propriété, embrasse par ses rapports directs ou indirects toutes les parties du Gode civil. À quel point on s’est joué de la volonté de l’Assemblée nationale, qui avait déclaré qu’elle voulait renvoyer à la législature prochaine la réforme du Gode civil, en la faisant délibérer sur un projet de décret qui, s’il était adopté dans son entier, changerait toutes les lois civiles de l’Empire? C’est de la bonté des lois civiles que dépend essentiellement le bonheur du peuple. Les lois politiques ne sont pour lui que des lois du second ordre. Et qu’importe en effet aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes des habitants de l’Empire français d’être régi par un roi , par un sénat, par des états généraux, par une Assemblée nationale, par un parlement I Toutes ces questions politiques, dont nous faisons si grand bruit, n’intéressent .guère que quelques milliers d’intrigants qui, voulant dominer les autres, mettent une grande importance à faire prévaloir le genre de gouvernement qui multiplie le plus les chances de leur ambition. (Murmures.) Si de bonnes lois politiques n’étaient pas nécessaires pour que les lots civiles fussent respectées, si elles n’en étaient pas les gardiennes, elles seraient sans intérêt pour presque T université de la nation. Les lois civiles étant celles qui établissent et ordonnent la propriété, atteignent généralement tous les citoyens, le bonheur de tous en dépend; il est du plus grand intérêt pour tous qu’elles soient discutées et réfléchies avec la plus profonde maturité. Un membre : Eh 1 qu’est-ce que nous faisons ? M. de Cazalès. Changer les lois civiles d’un grand empire, est, sans" contredit, le travail le plus important dans son objet, le plus difficile dans son exécution, difficile à cause de cette foule de rapports qui s’y lient et que des législateurs vulgaires n’aperçoivent qu’après les avoir détruits ; difficile à cause de l’amour, à cause de l'attachement extrême que les peuples ont pour leurs coutumes et pour leurs lois. Je ne sais si au milieu des divisions qui nous agitent au milieu des circonstances qui nous pressent, des législateurs sages devaient entreprendre un travail aussi important. Ce que je sais, c’est qu’au parlement d’Angleterre, au milieu du calme profond dont jouit cet empire, de pareilles lois seraient discutées des années entières avant que d’être adoptées. Un membre : Tant pis ! M. de Cazalès. Ce que je sais, c’est que lorsque sur la demande d’Honorius, vos pères rédigèrent le Code salique, ils le discutèrent dans trois assemblées consécutives de la nation ; ils réfléchirent pendant 3 ans sur ces mêmes lois que vous avez détruites en trois quarts d’heure. Cependant c’est après une session de 22 mois, session la plus longue dont l’histoire du monde nous ait laissé le souvenir ; c’est à une époque où les forces physiques et morales de la plupart des dépotés de cette Assemblée sont épuisées; c’est à une époque où la nation demande avec impatience la lin d’une Constitution trop longtemps prolongée; (Murmures)... Plusieurs membres : A l’ordre du jour ! M. Canjuinais. Il faut le rappeler à l’ordre ; ce sont des réclamations contre la Constitution. M. de Cazalès... C’est à une époque où il était de notre devoir de nous renfermer strictement dans l’achèvement de cette Constitution tant promise, et qui, quoi qu’en puissent dire ceux qui veulent éterniser et leuts fonctions et nos travaux, n’est et ne peut être autre chose que la départition des pouvoirs politiques. (Murmures)... Voix à gauche : A l’ordre du jour! Il y a un décret. M. de Cazalès... C’est, dis-je, à cette époque qu’on vous propose un travail de cette importance ; qu’on vous propose des changements toujours dangereux, et qui certainement ne doivent être ordonnés qu’après la discussion la plus lente et la plus réfléchie. M. Dénicnnier. Monsieur le Président, pour engager M. Cazalès à vouloir bien traiter la question, je lui demande la permission de rappeler ce qu’il a oublié; que c’est lui-même qui a demandé que le comité présentât ce travail. On avait donné un projet de loi pour les successions ab intestat; le comité de Constitution, aussi pressé et plus pressé que personne d’accélérer les travaux de l’Assemblée, s’était borné uniquement à cet objet, qui encore lui avait été demandé antérieurement. M. Cazalès, à cette époque, demanda le titre sur les testaments, que nous discutons en ce moment. 11 se joue donc de l’Assemblée nationale? ( Applaudissements .) Plusieurs membres : C’est vrai! c’est vrai! M. de Cazalès. Si M. Démeunier, dont la mémoire me paraît très fidèle, voulait se souvenir en totalité de mon opinion à celte époque, il dirait ..... Un grand nombre de membres : A l’ordre du jour! à bas de la tribune! M. de Cazalès. Monsieur le Président, veuillez bien obtenir du silence. M. Démeunier dirait que j’ai motivé ma demande, que j’ai réclamé que le comité de Constitution présentât un travail complet et général sur les successions par l’espoir que j’avais que l’Assemblée nationale, effrayée de l’importance et de la difficulté de cette question, abandonnerait cette entreprise. (Murmures.) (1) Ce document n’est pas inséré au Moniteur.