[Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [21 décembre 1790.) AJ9 M. Barrère, après avoir donné lecture d’une adresse de la veuve de J.-J. Rousseau, gui demande une pension alimentaire de 600 livres, dit : Vous avez décrété solennellement que les récompenses publiques pourraient devenir le partage des veuves des hommes qui ont servi la patrie, et j’ai l’honneur de vous présenter une adresse conforme à ces sages décrets. La veuve d’un homme célèbre vient réclamer aujourd’hui, auprès des représentants de la nation, des secours dans l’indigence qui la menace. Cette veuve est celle de J.-J. Rousseau; elle j mit de quelques modiques pensions qu’elle ne doit qu’au n« m de son ilust e époux; mais ce ne sont là que des bienfaits précaires. Si h s titres de ces bienfaits existent, elle rie les connaît pas; ces sources de sa subsistance peuvent tarir à chaque instant, et la laisser en proie aux angoissés du besoin. C’est cette crainte qui lui fait implorer vos secours; et cette crainte est malheureusement justifiée par la perte d’un de ses bienfaiteurs, dont tes enfants paraissent épuiser chaque jour la succession. J’entends déjà les clameurs de la calomnie. (Un grand nombre de voix : C'* n’est pas ici.) Elle a si longtemps tourmenté l’auteur du Contrat social, elle a si lâchement et si criminellement entrepris de remuer sa cendre, qu’elle ne pouvait pas sans doute épargner sa veuve. Getle femme respectable a été accusée d’avoir a i I i le nom célèbre de Rousseau dans les bras d’un second mari. C’est dans ce temple des lois qu’on doit venger la veuve du législateur de l’univers, trop longtemps calomniée. Non, elle n’a jamais manque à la mémoire de Rousseau; elle ne voudrait pas changer le titre de sa veuve pour une couronne. (On applaudit.) Ce sont les propres expressions de sa sensibilité que j’ai recueillies, et que je n’ai pu entendre de sa bouche sans émotion. J’en liens dans les mains les témoignages authentiques, qui m’ont été remis de la part de MM. les curés d'Ermenonville et du Plessis-Belie-V 1 1 le, sur les paroisses desquelles elle demeure depuis son veuvage, en y donnant tous les jours l’exemple des bonnes mœurs et de la bienfaisance. Si j’avais besoin d’autres témoignages, j invoquerais celui de Rousseau lui-même, dans une de ses letires à M. Dubos, à Moutiers-Travers. « Elle a fait, dit-il en parlant de son épouse, elle a fait ma consolation dans mes malheurs; elle me lésa fait bénir; et maintenant, pour le prix de vingt ans d’attachement et de soins, je la laisse seule, sans protection, dans un pays où elle en aurait si grand besoin. Mais j’espère que tous ceux qui m’ont aimé lui transporteront les sentiments qu’ils ont eus pour moi ; elle en est digne : c’est un cœur tout semblable au mien. » (On applaudit,) Athènes éleva la famille d’Aristide; que fera la nation française pour la veuve de J.-J. Rousseau?... Je ne vous dirai pas qu’elle est vertueuse et indigente, et qu’elle est accablée du poids de sa douleur et de ses années. Vous êtes justes, vous êtes humains, et vous avez à cœur la gloire de la nation. Vous penserez peut-être qu’il convient que la veuve de ce grand homme soit nourrie aux frais dn Trésor public; mais il ne m’est pas permis d’oublier qu’elle a mis elle-même des bornes à votre bienfaisance; elle ne veut accepter que la somme de 600 livres. (Un très grand nombre de voix : Ce n’est pas assez 1) Je vous propose, en conséquence, le décret suivant : « L’Assemblée nationale, pénétrée de ce qu’elle doit à la mémoire de J.-J. Rousseau, a décrété en faveur de sa veuve une pension viagère de 600 livres. » (Toute l'Assemblée applaudit.) M. d’Eymar, député de Forcalquier (1). Qu’il me soit permis, Messieurs, en appuyant la moiion de M. Barrère pour la veuve de J.-J. Rousseau, de vous rappeler cp’le que j’ai faite moi-même pour vous engager a honorer la mémoire d * l’auteur d’Emile et dU \junt! a t social. Je ne répéterai point ce que vous avez pu lire dans une feuille imprimée que j’ai fait parvenir à tous les membres de l’Assemblée. Je ne me permettrai dans ce moment qu’une seule réflexion. Lorsque Rousseau, décrété par le parlement de Paris, rejeté même par sa pat/ie, qui lui refusait un asile, était réduit à traîner en pays étranger la vie errante d’un proscrit, il écrivait ces propres naroles : « Oui, je ne crains point de le dire : s’il existait en Europe un seul gouvernement éclairé, un gouvernement dont les vues fussent vraiment utiles et saines, il eût rendu d s honneurs publics à l’auteur d’Emile , il lui eûi élevé des statues. Je connaissais trop les hommes pour attendre d’eux de la reconnaissance; je ne les connaissais pas assez, je l’avoue, pour en attendre ce qu’ils ont fait. » C’est ainsi que dans l’amertume de son cœur devait se replier sur lui-mème un homme injustement persécuté. Il devait chercher dans la conscience de ses intentions le dédommagement de notre ingratitude. La noble fiené de se? sentiments devait l’élever au-dessus de Fin justice dont il élait la victime, lorsque, sous le règne du despotisme, personne n’osait élever la voix pour réclamer contre cette persécution. Aujourd’hui que, grâce à vous, il existe en France un gouvernement tel que Rousseau eût désiré de l’avoir pour juge, c’est devant ceux mêmes qui ont établi ce gouvernement que je sollicite avec confiance la réparation qui est due à la mémoire de Jean-Jacques Rousseau. Oui, j’ose l’espérer, dans le moment où la pins étonnante et la plus complète des révolutions s’opère en France par la seule force de la vérité et de la raison, lorsque dans cette grande et périlleuse entreprise vous n’avez d’autre appui que l’opinion publique, quelle reconnaissance ne devez-vous point à celui qui, en éclair.mt la volonté souveraine de la nation dont vous êtes les organes, vous a mis dans les mains les armes victorieuses avec lesquelles vous avez combattu le despotisme et assuré pour jamais nos droits et notre liberté? Je demande, au nom de l’honneur national, qu’après avoir donné un grand exemple au monde cette gloire soit encore réservée à la France, d’avoir, dès l’aurore de sa liberté, rendu les justes hommages qui sont dus à la vertu et au génie; d’avoir, à l’exemple des peuples anciens, honoré d’une manière digne d'elle et digne de lui l’homme immortel qui fut son bienfaiteur, ou plutôt celui du genre humain. — Voici mon projet de décret, amendé sur la motion de M. Barrère et sur les observations qui m’ont été faites par quelques membres de l’Assemblée : « L Assemblée nationale, pénétrée de ce que la nation française doit à la mémoire de Jean-Jacques Rousseau, et voulant lui donner dans la personne de sa veuve, un témoignage de la reconnaissance nationale, décrète ce qui suit: (1) Voyez plus haut, page 127, séance du 29 novembre 1790, la motion de M. d’Eymar sur J-J. Rousseau. 620 {Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. |21 décembre 17110. j y 1° Il fera, élevé à l’auteur « d'Emile » et du « Contrai Social », hiv slatm-portant cette ins-criution : « La nation française libre, à Jean-Jacques Ron-st au » ; snr le piédestal sera gravé la devise : Vitam inipendere veto. « 2° Marie-Thérèse Leva-seur, veuve de Jean-Jacques Rousseau, sera nourrie aux dépens de l’Liat : à cet effet, il lui sera payé aru uelf ment dus fonds duTrésornationul la ?ommedel,200l.». (Ce projet de décret est mis aux voix et adopté.) M. le Présidesit. L’ordre du jour est un rapport du comité des rapports sur /’ affaire du 5 décembre à Perpignan. M Iflnguet-Hanlhou, député de la Haute-Saône (1). Messieurs, chargé au nom du comité des rapports, de vous rendre compte des événements arrivés le 5 décembre dans la ville de Perpignan, avant que de vous présenter ces affligeants détails, je dois, Messieurs, vous retracer succinctement les dispositions où étaient les esprits dans celte ville, et les craintes nui agitaient les administrateurs du département des Pyrénées-Orientales. Le départ du régiment de Touraine avait laissé la garnison de Perpignan réduite au seul corps de Vermandois ; une partie de ce régiment était destinée à la garde de la citadelle et à celle des villes de Monlouis et de Villefranche ; l’autre, affaiblie par les congés, pouvait à peine suffire aux détachements fréq ents que le directoire du département était obligé d’envoyer pour assurer sur celte frontière la perception des impôts indirects, et s’opposer à l'expot tation des grains. La garde nationale dont une partie était divisée d’opinions, était insuffisante pour s’opposer au grand nombre de mécontents, dont l’audace augmentait chaque jour, et qui employaient ou\ertement tous les moyens pour séduire et égara r le peuple. Di s officiers municipaux faibles, pour ne pas dire davantage, affectaient un silence coupable sur les abus de tous genres qui se commettaient sous leurs yeux : témoins des désordres, témoins des infractions continuelles faites à la loi, iis ne s’occupaient pas de les réprimer. Tous ceux qui dans celte ville, attachés à l’ancien régime, regrettaient des abus ou des préjugé', les mêmes qu’il y a un au, s’étaient rassemblés dans une église pour protester contre vos décrets, s’élaimt réunis, y avaiei t formé entre eux une association redoutable, dans laquelle ils avaient entraîné un grand nombre d’esprits faibles; pour eloigtier ies soupçons qu’une pareife association devait excit r, ils s’étaient décorés du titre imposant d’amis de la paix; et c’est sous ce nom trompeur qu’ils déguisaient les intentions hostiles que depuis iis ont manifestées. Les prêtres ajoutaient encore aux inquiétudes que cette société inspirais. Pourquoi, ceux qu’un ministère saint appelle à donner l’exemple, comme le précepte de la soumission aux lois, se trouvent-ils si souvent mêlés aux troulbes qui allligent cet E u pii e ? nous qui devint) s espérer de ies voir les coi isolateurs de la patrie dans ses jours de deuil, par quelle fnlaii é faut-il que nous les rencontrions presque toujours au nombre de ses ennemis? L’intérêt de la religion m’ordonne de jeter un voile sur les torts de ses (1) Lo rapport de M. Muguet do Nanthou est incomplot au Moniteur. ministres, et je ne vous défaillerai pas, Messieurs, tous les griefs que leur imputent les administrateurs du (lénarterrmnt ; mais la vérité exige que je vous déclare qu’ils étaient forcés de les regarder comme les citoyens les plus opposés à la Constitution. Telle était la situation critique de la ville de Perpignan : les administrateurs du département ne se l'étaient point, dissimulée; ils avaient reconnu qu’une force publique suffisante pouvait seule prévenir des malheurs; ils avaient sol icité plu-ieurs fois du ministre l’envoi d’un régiment. Le ministre as ai t. promis d’envoyer des troupes; mais h'S réclamations des administrateurs ont été sans succès, comme f s promesses du ministre sans effet, et la garnison n’a pas été augmentée. Us vous avaient fait part de leurs alarmes ; le 3 de ce mois ils vous avaient envoyé une adresse, dans laquelle, en vous retraçant les circonstances que je viens de vous présenter, ils fai-amnt entrevoir qu’ils craignaient que la ville de Perpignan ne devînt tristement lameusn par quelque catastrophe sanglante. Leurs craintes malheureusement n’étaient que trop réelles, et les événements dont je vais vous faire le récit, les ont justifiées. Le 5 d é( embre, à neuf heures et demie du soir, quelques habitants du faubourg entrèrent à la société des amis de la Constitution, dont l’accès était ouvert à tous les citoyens. Au moment où ils en sortaient, un d’entre eux, le sieur Gelis fut atteint à la jambe d’un coup de f - si 1 tiré de la maison où la société des amis de la paix était assemblée; ceux qui environnent le sieur Gel îs, appellent au secours ; ils s’approchent du lien d’où le coup était parti ; ils sont accablés de piierres, un second coup de fusil, tiré d'une des fenêtres de la même maison de la société des amis de la paix, atteint le sieur Gorret, qui a la cuisse percée d’une balle. Les ci to ens, indignés de se voir ainsi lâchement assassinés, courent aux armes : de toutes parts on se rassemble ; on environne la maison où étaient r nfermés ces prétendus amis de la paix, qui avaient donné d’une manière si coupable le signal du carnage; des coups de fusil sont tirés de part et d’autre, plusieurs sont, blessés. L’obscuiite .qui régnait alors, épargna sans doute des crimes et des malheurs, car il paraît, par les pièces adressées, qu’aucun n’a péri : après plusieurs eflorts les portes de cette maison sont enfoncées; l’on y trouve un grand nombre de fusils ; l’on y arrête plusieurs personnes pour les soustraire à la fureur du peuple qui, ayant vu verser le sang des citoyens, voulait les venger ; on les conduisit dans la maison où le département tient ses séances, et où il y avait un poste de Vermandois. Au milieu de ces désordres qui durèrent toute la nuit, les officiers ne parurent point ; le maire s ul avec un officier municipal s’avança : il ordonna aux soldats de Vermandois de tirer sur le peuple : ceux-ci déclarèrent que la loi martiale n’étant point proclamée, ils ne pouvaient exécuter cet ordre, et leur tespect pour les formalités prescrites sauva peut-être la ville de Peipiguan des plus grands désastres. Le lendemain, le conseil du département se ras-emble; et, après s’être fait rendre compte des malheurs de la veille, et de l’inaction de ta municipalité, il fait une proclamation pour rétablir la tranquillité publique et déclarer que tous les citoyens sont sous la sauvegarde de la loi, et que, fussent-ils coupables, la loi seule a le droit de les punir.