[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [25 février 1790.] forment un tout intimement lié dans ses parties. L’abolition de la servitude et de la traite entraînerait donc la perte de nos colonies : la perte des colonies porterait un coup mortel au commerce, et la ruine du commerce frapperait d’inertie la marine, l’agriculture et les arts. Vous avez consacré, Nosseigneurs , le droit de propriété ; mais la propriété du colon ne serait-elle pas anéantie par l'affranchissement forcé de ses nègres , la plus importante de ses propriétés, et qui seule peut donner du prix aux autres? La propriété des négociants serait-elle assurée? Quatre cent millions avancés aux colons n’ont pour gage que leurs propriétés, leur industrie. Comment le négociant pourrait-il s’acquitter lui-même envers le cultivateur, le fabricant, devenus ses créanciers ? La ruine totale de l’empire serait la suite de cette effrayante révolution... Les grandes vues d’amélioration qui vous dirigent nous encouragent encore à vous adresser nos très humbles représentations sur la compagnie des Indes et sur celle du Sénégal. — Les privilèges exclusifs doivent être restreints aux objets qui exigent des établissements trop dispendieux pour des particuliers même réunis en association. Mais il arriva presque toujours que les compagnies, exerçant elles-mêmes leurs privilèges avec des moyens insuffisants, ne firent qu’arrêter les mouvements et les progrès du commerce ; vérité démontrée surtout à l’égard de ces deux compagnies dont toute la France s'empresse de vous demander la suppression. Nous respectons l’ordre que vous avez établi dans vos travaux ; mais en attendant que vous régliez définitivement tous les intérêts du commerce intérieur et maritime, daignez rassurer, par un décret solennel, les colons sur leurs propriétés, le négociant sur ses opérations, le propriétaire sur ses créances, le cultivateur sur ses travaux, le manufacturier sur son industrie ; daignez surtout rassurer sur ses moyens de subsister cette nombreuse classe d’hommes, aujourd’hui sans occupation, que menaçent et pressent toutes les horreurs du besoin... 11 est instant que vous preniez en considération nos vives alarmes. Le décret que nous sollicitons de votre justice vous assurera de nouveaux droits à la reconnaissance de tous les bons Français. — Des députés extraordinaires des manufactures et du commerce de France avaient aussi été admis à la barre. Un d’eux prononce le discours suivant : Nosseigneurs, la mission qui fixe au près de vous les députés extraordinaires des manufactures et du commerce de France ne leur a jamais paru plus pénible qu’en cet instant, où, pressés par les plus puissants intérêts, ils sont forcés de déposer clans le sein de votre auguste Assemblée les alarmes qui se répandent dans les ports de mer, dans les manufactures et dans les colonies. Ces colonies, dont les consommations donnent un si haut prix aux produits de nos terres, qui procurent du travail à plusieurs millions d’hommes occupés dans les manufactures ou dans le commerce maritime; qui versent en France 240 millions de leurs denrées, ne peuvent être cultivées que par des noirs nés dans des climats aussi ardents que celui de nos îles. On a souvent éprouvé si des Européens pourraient suppléer ces Africains, et l’expérience a démontré qu’ils trouveraient leur tombeau dans ces terres brûlantes. Vous avez pensé, Nosseigneurs, dans votre sagesse; qu’avant de vous occuper du régime inté-69£ rieur des colonies, il fallait que le vœu de tous les colons fût complètement exprimé; mais ce qui ne peut se différer sans le plus grand danger (même jour le repos de la France), c’est de rassurer tous es individus que le commerce des colonies alimente. Des écrits, qui se répandent et s’accréditent* réveillent parmi nous ces débats si longuement, et peut-être si insidieusement élevés par les Anglais sur la traite des nègres, ce commerce qu’ils font avec tant d’avantage, et qu’ils conserveront avec tant de soin, malgré le projet d’abolition que-quelques écrivains avaient conçu. L’effet de ce projet, qui entraînerait la perte entière de nos� îles, répand dans le commerce le découragement, dans les colonies l’effroi, et parmi les noirs une licence qui peut devenir funeste. On vous a instruits, Nosseigneurs, des excès commis à la Martinique; les nouvelles de Saint-Domingue, la plus riche de nos possessions lointaines, ajoutent aux alarmes qui s’étaient déjà répandues. Des méchants, excités, ou envoyés parles ennemis dubonheurde la France, y causent une effervescence effrayante. Les habitants y tremblent pour leurs propriétés et leur existence. On a saisi des hommes accusés et convaincus de sédition ; et ce mot, dans un pays qui renferme quatre cent mille noirs et trente mille de nos concitoyens seulement, est un mot terrible. Ces hommes bornés, qui n’aperçoivent pas qu’ils seraient errants et subjugués par d’autres maîtres s’ilsemplovaient leurs 'forces contre ceux qui les gouvernent, "peuvent êtreégaréset entraînés parune fureur aveugle. Les députés extraordinaires n’étendront pas,, Nosseigneurs, ces considérations et leurs conséquences; vous sentirez que, si elles sont frappantes en droit, elles le sont bien davantage en politique. Nos rivaux sont attentifs à tout ce qui peut tendre à diminuer nos forces et accroître les leurs; l’Angleterre s’élève, par son commerce,, à un degré de puissance effrayant; le nôtre languit et se dessèche. Nos colonies, nos possessions dans l’inde, nos pêches, notre commerce dans la Méditerranée, ne suffisent pas à notre industrie et à notre population. Nos ateliers sont déserts, nos ouvriers gémissent dans une inaction désespérante. Si des nations étrangères envahissaient encore notre commerce de la traite des noirs, nécessaire à l’accroissement des cultures et des défrichements, qui occupe plus de deux cents vaisseaux, et dont les ventes s’élèvent à 60 millions, elles se rendraient insensiblement maîtresses de tous les approvisionnements des colonies, et en extrairaient tous les produits. Dès lors ces propriétés précieuses s’échapperaient de nos mains et les enrichiraient de nos dépouilles. Au lieu d’accroître nos ressources, serions-nous assez faibles pour les restreindre, assez peu sages pour les détruire, au milieu du peuple le pîus actif et le plus industrieux de l’univers? Les députés extraordinaires espèrent, au contraire, Nosseigneurs, que vos décrets rassureront les agriculteurs et les ouvriers , les commerçants et les colons. Ces décrets montreront à des rivaux ambitieux que votre surveillance embrasse les deux hémisphères ; que leurs projets contre le bonheur et la gloire de la France seront aussi vains qu’impuissants ; que l’agriculture et le commerce vont devenir, par la sagesse de votre constitution, les deux grands pivots de la propriété nationale. Ce que Sully et Colbert n’ont fait qu’ébaucher, vos lois le consommeront; et sur le tronc d’une sage liberté fleuriront ces deux branches immortelles delà prospérité française. Ceux 700 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. même qui regrettent les faveurs des abus que vous avez proscrits, trouveront en elles des consolations et de nobles ressources. Ils changeraient en bénédictions leurs doutes sur la restauration complète de l’empire. En attendant, Nosseigneurs, tous les bienfaits que vos travaux promettent à la nation, les députés extraordinaires, encouragés par la preuve que vous avez déjà donnée à l’égard des créanciers de l’Etat, que vos sollicitudes envers tous les citoyens s’étendaient même sur leurs craintes, vous supplient de prendre dans votre sagesse toutes les mesures convenables pour maintenir l’ordre et la tranquillité dans les colonies, et de décréter que l’Assemblée nationale, considérant que les colonies ne peuvent être cultivées que par les noirs, la traite continuera d’en être faite par les armateurs français. M. le Président, aux deux députations. L’Assemblée nationale reconnaît les rapports multipliés du commerce avec la prospérité du royaume; elle sait surtout ce que la France doit à ses travaux, et elle acquittera à son égard la reconnaissance de la nation, en lui accordant la protection la plus étendue. Les alarmes que vous avez cru devoir déposer dans son sein ne peuvent, dans aucun temps, être étrangères à sa sollicitude ; l’Assemblée nationale les pèsera dans sa sagesse et dans sa justice, et elle s’occupera d’accorder les grands intérêts que vous venez d’exposer avec les principes de la nouvelle constitution. Elle vous invite à assister à sa séance. Une députation de la Société royale de médecine l'ait hommage à l’Assemblée d’un exemplaire des ouvrages imprimés qui contiennent le travail de cette Société. Les citoyens et gardes nationaux du district de Saint-Jacq'ues-l’Hôpital offrent un don patriotique de 4,470 livres 12 sous. Ils présentent aussi un projet de monument en l’honneur de Louis XVI. Une députation du district des Enfants-Rouges adhère à la demande faite par les représentants delà commune de Paris, pour les juifs résidant dans la capitale, et elle fait lecture de la lettre suivante : « M. le Président, comme citoyen français, j’ai l’honneur d’offrir à ma patrie," pour mon don patriotique, deux paires de boucles d’argent et un billet de caisse de 300 livres, avec ma soumission de payer une pareille somme le 1er juillet prochain : quoique ces deux sommes réunies surpassent le quart de mon revenu, elles ne diminueront rien à ma contribution ordonnée par le décret de l’auguste Assemblée, le 6 octobre dernier. « Mais persuadé, dans les circonstances orageuses où se trouve ma patrie, que ce n’est pas seulement d’argent qu’elle a besoin ; convaincu, au contraire, que sa tranquillité et son bonheur dépendent essentiellement du maintien de la constitution et de l’exécution des décrets de nos illustres représentants, non-seulement j’offre, comme soldat, de verser la dernière goutte de mon sang pour contribuer à la maintenir et à les exécuter; mais, comme citoyen, je déclare dès aujourd’hui, à la face de la nation et en présence des pères de la patrie, déchus de ma succession ceux de mes héritiers qui peuvent y prétendre directement oucollatéralement, non-seulement s’ils étaient assez perfides ou assez lâches pour corrompre ou tenter de corrompre quelques citoyens, [23 février 1790.) ou se laisser corrompre eux-mêmes pour entrer dans quelques complots contre la nation, la constitution, l’Assemblée nationale et ses décrets, sanctionnés ou acceptés par notre aimé et respecté roi, mais qui ne les soutiendraient et ne les défendraient pas aux périls de leurs vies. « Je suis, etc. « Crochet, soldat de la garde nationale de Paris, bataillon des Enfants-Rouges. » M.lloreuu de Saint-üiéry. Je demande l’ajournement à lundi matin de la question que présentent les adresses des citoyens de Bordeaux et les députés extraordinaires du commerce, afin qu’avant de s’en occuper, l’Assemblée connaisse la teneur des dépêches que le ministre du roi a annoncé avoir reçues de Saint-Domingue et de la Martinique. M. Barnave. Je crois instant de faire demander au ministre le paquet venu de Saint-Domingue à l’adresse de l’Assemblée nationale. Ces deux propositions sont décrétées, et la séance est levée à onze heures du soir. ANNEXE à la séance de l'Assemblée nationale du 25 février 1790. Oraison funèbre de l’abbé de L’Epée prononcée dans l’église paroissiale de Saint-Etienne-du-Mont, le mardiTi février 1790, en présence de la députation de l’Assemblée nationale , de M. le maire et de l'assemblée générale des représentants de la commune , par M. l’abbé Faucliet, prédicateur ordinaire du roi, représentant de la commune. Monsieur le maire et Messieurs, cette maxime évangélique est enfin devenue nationale. Il n’est plus de grands au jugement de la France, comme au jugement de Dieu, que ceux qui réunissent à de grands talents de grandes vertus. Cet inconcevable abus du langage, cet étrange renversement de toute raison et de toute morale, qui faisaient donner le nom de grands à des hommes qui avaient l’esprit le plus étroit et les mœurs les plus viles, ont cessé parmi nous. Ce n’est plus la place qui fera la grandeur, ce sera l’élévation d’âme de celui qui l’occupe, et, sans sortir de ses humbles foyers, le citoyen modeste qui aura eu du génie et pratiqué le bien, aura tous les honneurs de la patrie ; la cité entière se penchera sur sa tombe pour l’arroser de ses larmes, lui dressera les trophées du mérite, et proclamera sa gloire: Qui fecerit et docuerit, hic Magnas vocabitur. Il a fallu la révolution qui nous rend libres, pour que l’éloge du plus saint prêtre et du plus généreux citoyen fût prononcé dans un temple. La sévérité même de ses principes eut paru un obstacle à l’hommage qu’inspireGt ses douces vertus. Son génie; consacré par la plus belle invention de la bienfaisance et de la charité, eût semblé terni et comme profané par des pensées théologiques et morales qui n’étaient pas celles qui dominaient, et, sous un gouvernement moins sage que celui qui régit maintenant le diocèse, on eût forcé les paroles de la reconnaissance publique d’expirer sur les livres de la religion. Telle était la servitude où languissait la France. Les