[Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 janvier 1790.] fectent de les méconnaître, et que la constitution ne doit pas être confiée à ceux qui se sont montrés opposés à son établissement ; voulant, au surplus, user d’indulgence envers les membres de la chambre des vacations du Parlement de Rennes, à raison des préjugés et des erreurs invétérées qui peuvent avoir contribué à les égarer, déclare que les membres de ladite chambre des vacations sont incapables de remplir aucunes fonctions attribuées à ses officiers, non plus qu’aucun emploi public dans la constitution qu’elle est occupée à établir. » M. Dnval d’Eprémesnil (1). Messieurs, le magistrat qui portait hier la parole (M. de La Houssaye ) au nom des personnes composant la chambre des vacations de Rennes (2), vous disait qu’un vrai magistrat n’était accessible qu’à une crainte, celle de trahir ses devoirs. Ce peu de mots m’a rappelé tous les miens, et m’a dicté mon opinion. Je vais, Messieurs, vous l’exposer avec le respect que je dois à l’Assemblée nationale, mais avec la franchise qui distingue un homme libre. 11 faut aussi que je l’avoue, je ne me sens pas le courage d’abandonner des confrères dans le malheur. Je partage leurs sentiments, j’adhère à leurs principes : mais fussions-nous contraires, ces magistrats et moi, en opinions, je me rappellerais encore cette belle maxime d’un ancien, qui trouvait toujours possible d’accorder la défense de ses principes avec celle des infortunés. Daignez, Messieurs, m’entendre. Je vous dois la vérité. Nous la devons au peuple ; et ce peuple des intérêts duquel on nous parle sans cesse, ce peuple que je prendrai volontiers, en toute occasion, pour juge de mes principes, de mes actions, de mes discours, j’espère qu’il va reconnaître en moi celui qui fût toujours le défenseur et quelquefois le martyr de sa liberté. Commençons par fixer le principal objet de la discussion; exposons les faits avant de raisonner. La justice nous demande moins d’éloquence que de clarté! Elle peut se passer de talents mais non pas de principes. Une méthode exacte, une parfaite sincérité, voilà, Messieurs, ce que j’ose vous promettre. Deux des préopinants, au milieu de leurs mouvements oratoires, n’ont épargné aucun reproche aux magistrats de Rennes. Ils se sont attachés à blâmer leur conduite; mais ils ont oublié d’établir leur qualité. C’est pourtant là le premier point, le point fondamental de la discussion. La qualité des magistrats de Rennes doit être bien connue, si l’on veut que leur conduite soit bien jugée. Qu’est-ce, Messieurs, qu’une chambre de vaca-(1) Le Moniteur ne donne qu’une courte analyse du discours de M. Duval d’Eprémesnil. (2) Je dédie ce discours à tous les gens de bien. Puis-je me flatter que MM. les magistrats de Rennes me sauront gré de la manière dont j’ai discuté leur cause? Mon cœur a besoin de cette consolation. Je les ai défendus comme Socrate voulait que ses amis le défendissent, en exposant leur conduite. Ce grand homme, ce vrai sage, obligé par la loi de prononcer sur lui-même, méprisa les détours de l’amour-propre, et conclut à ce qu’il fût nourri le reste de ses jours dans le Prytanée, aux dépens de la République. Persuadé que M. le président de La Houssaye et ses vertueux colîègues avaient droit à des remerciements publics, j’ai proposé pour eux, sans hésiter, ce qu’ils auraient pu eux-mêmes proposer, selon moi, si nos usages français avaient ressemblé à ceux d’Athènes. Je me suis trompé sans doute; les magistrats de Rennes ont été condamnés. La postérité a jugé Socrate. tions ? Comment se forme-t-elle? d’où viennent ses pouvoirs? en un mot, quel est son titre? Tout le monde le sait ou peut aisément le concevoir, et j’espérais, Messieurs, qu’un des préopinants, breton et jurisconsulte, nous l’apprendrait, ou nous le rappellerait. Je vais suppléer à son silence. Au moment même où les vacations du Parlement commencent, son pouvoir expire, ou du moins pour m’exprimer avec une précision rigoureuse, son pouvoir est suspendu par le seul effet de la loi, jusqu’au moment fixé par la même loi pour sa rentrée ; et pour que ce pouvoir soit continué, soit en tout, parla prorogatioùduPariement, soit enipartie, par l’établissement d’une chambre des vacations, il faut des lettres-patentes du roi enregistrées au Parlement avant le moment fixé par la loi pour sa séparation ; et ces lettres-patentes doivent contenir les noms des magistrats destinés à composer la chambre; en sorte que, si l’un d’eux vient à manquer, il faut de secondes lettres nominatives pour celui qui le remplace. Telle est la loi, tel est aussi l’usage constant. Et déjà, Messieurs, vous remarquerez une erreur capitale d’un des préopinants (1). Il vous a dit que le titre constitutif d’un tribunal ne s’adresse jamais qu’à ce tribunal lui-même. Oui, Messieurs, cela est vrai de ces commissions illégales qui firent, dans tous les temps, trembler l’innocence; mais il n’en est point ainsi des établissements réguliers ; il n’en est point ainsi en particulier d’une chambre des vacations. Le dire est une erreur, et cette erreur est échappée, sans doute, à la mémoire du préopinant que je combats. Car il est impossible que lui, jurisconsulte instruit, ignore ces vérités. Tenons donc pour certain, et rappelons-nous sans cesse, qu’une chambre des vacations tient ses pouvoirs d’une loi enregistrée au Parlement tout entier. Yoici son titre : suivons l’ordre des faits. Gomme le pouvoir du Parlement est suspendu au moment des vacances, le pouvoir de la chambre des vacations expire au terme prescrit pour sa durée. Alors il existe encore un Parlement qui se rassemblera au moment déterminé par la loi du royaume, mais il n’existe plus de chambre des vacations. Le Parlement n’est que suspendu, mais la chambre des vacations a cessé d’être. Maintenant quel était le terme légal de la chambre des vacations du Parlement de Rennes? Tout le monde en convient. Le 17 octobre : donc au 17 octobre cette chambre des vacations n’existait plus : donc tous les magistrats qui la composaient, rentrés, pour un temps, dans la classe des citoyens, n’étaient plus que des individus sans fonctions et sans pouvoirs ; je dis sans fonctions comme conseillers au Parlement;; je dis sans fonctions et sans pouvoirs comme conseillers de la chambre des vacations. Le roi est le maître, sans doute, de continuer les pouvoirs du Parlement avant qu’il se sépare; le roi est le maître de rendre au Parlement l’exercice de ces pouvoirs quand il est séparé ; mais la raison indique et la loi veut, dans ces deux cas, que la volonté du roi soit manifestée par des lettres-patentes adressées au corps du Parlement, et non pas à quelques membres. Le roi est le maître de créer une nouvelle chambre des vacations, quand la première est expirée; mais la raison et la loi veulent encore, que les lettres-patentes constitutives de cette nou-G) M. Le Chapelier. 142 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 janvier 1790.] velle chambre soient adressées au Parlement tout entier, comme les précédentes. Enfin, le roi est Le maître de continuer la chambre des vacations par des lettres-patentes adressées à cette chambre : mais il est évident que ces lettres-patentes doivent avoir pour terme l’instant de la rentrée légale du Parlement, autrement Le roi pourrait opérer la destruction du corps par le vœu de quelques membres. Il est évident que ces lettres patentes doivent être adressés à la chambre des vacations avant qu’elle soit expirée; autrement, ce ne serait pas continuer la première, mais en établir une seconde. Alors nous rentrons dans la loi et dans l’usage qui veulent également que le litre constitutif de la chambre des vacations soit adressé aux chambres assemblées. Appliquons ces principes. Voyons, Messieurs, à qui sont adressées les lettres-patentes qui mettent en vacances le Parlement de Rennes comme tous les autres. Ce n’était pas au Parlement lui-même, quoique leur texte, par une distraction inconvenable, le porte ainsi. Mais enfin, ce n’était, ni ne pouvait être dans l’inten tion de la loi, au Parlement lui-même, puisque les magistrats qui le composent n’étaient pas assemblés au palais de Rennes, et que l’ordre du roi, qui, sur cent douze membres formant le Parlement, en avait choisi seize pour la transcription, supposait ou retenait les autres dans l’éloignement; c’est un fait certain. Ce n’était pas non plus à la chambre des vacations, puisqu’elle était expirée dès le 17 octobre; c’est un fait convenu. A qui donc étaient-elles adressées, ces lettres-patentes? Rien n’est plus clair : à des individus rapprochés les uns des autres, soit par cet ordre, soit par la loi, en un mot à des individus qui n’étaient ni Parlement, ni chambre des vacations. Je demande à présent quel était le devoir de ces individus ? Leur devoir, Messieurs, était sans doute de ne pas exécuter leurs pouvoirs. Or, je crois avoir démontré qu’ils n’avaient aucun pouvoir, ni sous le nom d’un Parlement qui n’était pas concentré dans leurs personnes, ni sous le nom d’une chambre des vacations qui n’existait plus; je rne crois autorisé à conclure que leur devoir était de ne pas obtempérer à ces lettres-patentes qui ne leur étaient pas même nommément adressées. Ce n’est pas tout, Messieurs ; je viens d’examiner les devoirs des magistrats de Rennes à l’égard du Parlement; parlons de leurs droits envers eux-mêmes. Occupons-nous de la loi dans ses rapports avec eux. Oublions pour un moment la constitution du Parlement et celle même de la Bretagne. On conviendra du moins que les lettres-patentes non adressées, mais envoyées aux magistrats de Rennes, changeaient leur sort et bouleversaient toutes les relations de leurs offices, en blessant leur conscience, leur conscience égarée, si l’on veut. Quel homme libre et vertueux prétendra que leur devoir était de subir ce nouveau joug? Les magistrats, Messieurs, sonhils des esclaves! La liberté publique, n’est-elle pour eux, et pour eux seuls, qu’une chimère ? J’ai juré, moi, magistrat, de remplir tels devoirs, d’exercer tels pouvoirs, d’appliquer telles lois, de suivre tels principes : et l’on vient me proposer de nouveaux pouvoirs qui me répugnent, on m’imposent des principes nouveaux qui ne sont pas les miens ; on veut que j’applique des lois nouvelles qui font gémir ma conscience, et je n'aurai pas le droit de répondre : Cherchez pour vos lois d’autres organes, reprenez votre office ! Voilà pourtant tout ce qu’ont fait les magistrats de Rennes. On leur ordonne la transcription d’une loi nouvelle dans une forme inusitée pour la Bretagne, on leur propose de concourir à la destruction provisoire de leur compagnie, on leur propose de prendre sur eux seuls le pesant fardeau du pouvoir judiciaire souverain dans leur province ; ils ne rendent pas d’arrêt contraire, mais écrivent une simple lettre au roi ; deux fois ils offrent leur démission à Sa Majesté, qui deux fois la refuse, et c’est là un crime, et l’on peut croire qu’ils ont prévariqué! quel est donc ce pouvoir inouï qui prétend disposer de ma voix malgré le cri de ma conscience ? Depuis quand un citoyen peut-il se voir forcé d’être juge? Dans quelle tête raisonnable, dans quel principe de la loi naturelle, trouvera-t-on le modèle ou l’excuse d’une loi positive aussi étrange? Je sais Messieurs, qu’un citoyen doit être soumis aux lois’.Mais soumis, comment ? par son silence, 'par saconduite privée ? Un citoyen ne doit jamais agir contre la loi : un citoyen peut se taire devant la loi qu’il désapprouve. Je défendrai toute ma vie ces principes. Mais jamais un citoyen, dans un pays libre, ne fut transformé en juge malgré lui, pour prononcer l’application de cette loi ; il faut aussi m’accorder ce principe, ou renverser les fondements de la morale qui sont également ceux de la société. On impute, Messieurs, aux magistrats de Rennes d’avoir abandonné leurs fonctions. Pure équivoque, sans doute involontaire dans la bouche de ceux qui proféraient cette accusation ! Mais enfin pure équivoque ! Les magistrats de Rennes n’ont point abandonné leurs fonctions, puisqu’ils n’en avaient pas : ils ont refusé des fonctions nouvelles qui répugnaient à leur délicatesse. Est-ce un délit? Ne vous en rapportez pas à moi, Messieurs, sur cette question. Ecoutez, je vous supplie, des publicistes qui ne seront pas suspects. Voici ce qu’ils ont dit avant moi : Il est absolument possible que des magistrats cessent leurs fonctions , parce qu’ils croiraient ne pouvoir plus les remplir ; mais ce serait alors un devoir, et non un délit ......... Tel est, Messieurs, le principe littéralement consigné dans un écrit intitulé. Très -humbles et très-respectueuses représentations de l’ordre des avocats au Parlement de Bretagne , au Roi arrêté , à Rennes le 9 août 1788, et signé dé plusieurs jurisconsultes distingués en Bretagne': Le Chapelier, doyen et ancien bâtonnier, Glézen , Lanjuinais, Le Chapelier fils. On vous a dit, Messieurs, qu’il n’était pas sans exemple que d’importants édits eussent été envoyés à des chambres de vacations. Le fait est vrai, mais que s’ensuit-il? Qu’il existait une chambre des vacations à Rennes? Que toute chambre des vacations doive se charger de l’application de toute loi nouvelle ? Que onze individus d’un Parlement, choisis sur cent douze, puissent représenter leur compagnie pour la détruire? Je demande si la saine logique admet cette conséquence : Au surplus, Messieurs, il est bon de savoir qu’un enregistrement fait en vacations, ne l’était qu’à la charge d’être réitéré en Parlement, le lendemain de la Saint-Martin ; et surtout il est bon de connaître ces importants édits enregistrés en vacations. 11 en est peu qui n’aient été des fléaux pour la France. C’est en vacations que fut enregistré le déplorable édit qui révoquait celui de Nantes : c’est «n vacations que fut enregistré l’édit funeste portant établissement du [Assemblée nationale ] ARCHIVES PARLEMENTAMES. [9 janvier 1790.] 143 dixième, sans le consentement des Etats généraux. Les ministres les plus despotes ont toujours profilé des vacances du Parlement, pour tourmenter la France; et qu’on ne dise pas que ces traits historiques sont une digression. Je l’avouerai, mais je dirai : puisqu’on s’est permis des digressions pour accuser, non seulement je peux, mais je dois m’en permettre pour justifier. Je rentre dans mon sujet, et j’ose dire que les magistrats de Rennes ont usé de leur droit, ont rempli leur devoir ; et qu’obligés dans leur conduite par les lois de leur état, autorisés par le droit naturel, ils étaient encore, non-seulement autorisés, mais obligés par la constitution de leur province. Ici, Messieurs, la question devient plus grave, sans être plus difficile. Qu’il me soit permis de la reporter à son point de vue le plus élevé, et d’employer pour la résoudre une simple supposition, éclairée par les plus familières notions du droit des gens. Je suppose que le Brabant proposât à la France de le recevoir au nombre de ses provinces, et lui dit : Nous demandons d'être unis à vous par un traité : vos alliés seront les nôtres ; vos ennemis seront nos ennemis ; vous pourrez disposer de nos forces militaires , de nos richesses : en un mot , nous serons incorporés à la nation française, mais sous une condition, c’est que nous conserverons une Assemblée nationale , sans le consentement de laquelle les décrets de la vôtre ne pourront être exécutés par nous, et que le dépôt de cette constitution particulière sera confié au premier de nos tribunaux qui s’engagera par serment à n’y commettre, à ny souffrir aucune atteinte ......... Je demande, Messieurs, si cette proposition serait tellement absurde qu’elle fût inacceptable ; je demande en quoi elle blesserait le droit des gens ou la digni té de l’espèce humaine; je demande enfin, si la nation française pourrait, en acceptant cette proposition, en signant ce traité, se réserver intérieurement le droit de l’enfreindre, quand elle en aurait la force. Il n’est personne qui ne connaisse la constitution particulière de la Bretagne. Cette province est unie à la France par un traité ; une des conditions expresses de ce traité est qu’il ne sera rien innové en Bretagne, sans le consentement de ses Etats et la vérification du Barlement, ni pour la loi, ni pour l’impôt, ni pour l’ordre public ; et ce traité, Messieurs, le Parlement en est dépositaire; il a juré de le maintenir. Or je supplie qu’on me réponde. Mettre en vacances le Parlement, priver la Bretagne de ce corps politique et judiciaire tout à la fois dans cette province, n’était-ce pas y changer l’ordre public ? Investir quelques membres des droits du corps entier, n’était-ce pas changer l’ordre public? Le Parlement entier n’aurait pas eu ce droit ; une chambre des vacations n’aurait pas eu ce droit. Gomment peut-on en faire non-seulement un droit, mais un devoir, Eour seize individus séparés de leur compagnie? e devoir est sans doute de tenir la foi jurée. J’ose dire, Messieurs, que ceux qui chercheront à rompre cette chaîne de propositions, doivent se déterminer à combattre l’évidence. Aussi, Messieurs, nul des préopinants n’a-t-il attaqué ces propositions directement, et de front, ?our ainsi dire. L’un s’est jeté dans l’histoire du arlement de Rennes (1), dans l’histoire de ses fautes, Messieurs, et non pas de ses services ; il s’est chargé d’énumérer les infractions que cette (1) M. Le Chapelier. cour a commises ou tolérées contre la consfitution de la Bretagne. Eh bien ! je veux le croire, j’admets ces infractions. Qu’ont-elles de commun avec la conduite des onze magistrats? Si le Parlement de Rennes a quelquefois consenti des impôts sans les Etats, il a mal fait. Je fais profession de penser que le Parlement de Paris a eu tort, en 1693, d’enregistrer la capitation ; en 1610, d’enregistrer le dixième, sans le consentement des Etats généraux. Si mes principes eussent été différents, )e n’aurais pas, Messieurs, passé ma'vie à demander la convocation des Etats. Ah ! Messieurs, les Parlements n’ont été que trop punis d’une première condescendance. Mais tant d’exils et d’emprisonnements n’ont -ils plus aucun prix aux yeux des citoyens? Le barreau de Rennes vient encore à mon secours dans l’écrit que j’ai cité ; il applaudit à tous les Parlements d’avoir enfin réparé une longue erreur par l’aveu de leur incompétence en matière d’impôt. Et les députés de la Bretagne choisissent ce moment, pour leur faire un crime de cette erreur ! Mais, encore une fois, prétend-on que les anciennes fautes du Parlement del Rennes doivent retomber sur les onze magistrats ? Si telle n’est pas la conséquence intérieure de l’accusation, pourquoi donc se la permettre, cette accusation épisodique? Ne voit-on pas que, si le Parlement de Rennes oubliait son devoir en violant la constitution, les onze magistrats ont rempli le leur en refusant de la livrer? Mais non, c’est un crime de l’enfreindre, c’est un crime de la défendre. Ah ! qu’il soit permis d’en faire la question ! Est -ce la justice, est-ce la colère qui parle ainsi ? Quelle étrange manière de raisonner, que celle qui, par la même règle, inculpe deux conduites absolument contradictoires ! Au surplus, Messieurs, n’en serait-il pas de ces vieilles infractions du Parlement de Rennes, comme des deux sols pour livres enregistrés au même Parlement en vacations, en 1764? Cet enregistrement était sans doute une faute ; mais elle fut promptement réparée. Les procureurs-syndics formèrent aussitôt leur opposition ; et la chambre, en recevant cette opposition, défendit, par son arrêt, la levée de l’impôt. Get arrêt, pour le dire en passant, fut le premier signal de la liberté française. On punit le Parlement dans plusieurs de ses membres : il tint ferme ; les exils, les emprisonnements se succédèrent, le Parlement fut supprimé. Mais il devait renaître. L’esprit public se répandit de la Bretagne dans toute la France, et produisit enfin la révolution de 1771, dont vous connaissez toute l’in fiuence sur les idées qui préparaient la révolution actuelle, que j’espère et que je désire beaucoup de voir couronnée un jour par l’établissement de la vraie liberté .......... Ne m’interrompez pas, je vous supplie ...... Je me sers d’expressions qui rendent des pensées que j’ai droit de produire. Je dis que j’espère , que je désire ; parce qu’en effet je doute du succès de la révolution, et même de son utilité en plusieurs points. Est-ce�là ce qu’on voulait me faire dire? Le voilà dit Mes principes sont connus ; je ne craindrai jamais de les professer cmvertement. C’est pour le peuple que la Révolution est faite, nous dit-on. Je demande au peuple s’il est heureux; et je désire beaucoup, je le répète, que son état actuel le conduise à une situation plus paisible. Revenons aux magistrats de Rennes. On me reprochera peut-être encore cette digression ; mais je réponds toujours qu’ii -est permis d’oublier ia question pour défendre, quand oh l’oublie pour accuser. 144 �Assemblée nationale.J ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 janvier 1790.] De l’histoire des anciennes fautes, prétendues, ou réelles, du Parlement de Rennes, on a passé Messieurs, à l’examen critique de la constitution bretonne, qu’on vous a dénoncée comme ruineuse, oppressive, humiliante pour le peuple (1). Certes, le reproche est nouveau : je ne l’ai pas trouvé dans les cahiers de la Bretagne; et ces cahiers ne sont l’ouvrage, ni du clergé, ni de la noblesse. Ne serait-ce pas encore une équivoque? La constitution et la coutume ne sont pas la même chose. -N’auraient-el les pas été confondues dans les reproches de MM. les députés de la Bretagne, tandis qu’elles sont soigneusement distinguées dans leurs cahiers, la coutume quelquefois pour s’en plaindre, la constitution, toujours pour la réclamer? Cela posé, qu'importent les défauts de cette constitution à la question qui nous occupe? Elle aura mérité, si l’on veut, tous les reproches dont on l’accable aujourd’hui pour la première fois. Qu’on oublie, j’y consens, que la noblesse bretonne a réclamé en toute occasion une plus juste et plus nombreuse représentation pour les communes, est-il moins vrai qu’avec tous ses vices la constitution de la Bretagne est un dépôt confié au Parlement de Rennes? Un dépositaire est-il juge de son dépôt? Et si l’on ne craignait plus de mépriser la loi sacrée du dépôt, pourrait-on nier du moins que les onze magistrats n’étaient pas seuls dépositaires? Je ramènerai sans cesse leurs censeurs à cette vérité fondamentale. Et s’il reste à l’Assemblée le moindre doute sur la nature de la constitution bretonne et sur les rapports du Parlement avec cette constitution, je la supplie d’entendre encore un passage de ces belles représentations adressées au roi, en 1788, par le barreau de Rennes : « Il n’y a aucune loi générale, disaient au roi les avocats de cette ville, il n’y a aucune loi générale qui devienne particulière à la Bretagne, dès qu’on veut la faire exécuter dans cette province. Les autres parties de la France sont soumises à des impôts, acceptent une législation, sans que les Bretons soient assujettis à supporter ceux-là, à être gouvernés par celle-ci, avant que l’assemblée de leurs Etats ait consenti, avant que leur Parlement ait enregistré : ils ne doivent donc pas dépendre d’une cour étrangère à leur pays, comme à leur constitution. Les Etats généraux eux-mêmes ne peuvent rien sur l’administration de la Bretagne... Daignez, Messieurs, redoubler d’attention... Les Etats généraux ne peuvent rien sur l’administration de la Bretagne, parce qu’elle se réunit en corps de nation, parce qu’elle a tous les deux ans ses Etats généraux, parce que c’est là et nulle part ailleurs, c’est dans cette Assemblée et dans le Parlement, qu’elle est représentée et défendue. » Vous l’entendez, Messieurs, voilà une distinction très-importante, représentée et défendue. Représentée dans ses Etats, défendue dans le Parlement. Tel est le droit, telle est la constitution de Bretagne. Voilà ce qui repousse, ou pour mieux dire, convertit en éloge, le reproche fait au Parlement de Rennes d’avoir voulu, par une coupable audace, représenter toute la Bretagne. Jamais le Parlement, ni les onze magistrats, n’ont eu cette pensée. Mais je suis forcé de convenir qu’en effet le Parlement avait, et que les onze magistrats ont encore aujourd’hui, l’incroyable audace de vouloir défendre leur province, et d’aimer mieux (1) MM. Le Chapelier, Barnave. périr que de l’abandonner, au mépris de la loi, au mépris de leur serment. Où donc est le délit? Gomment peut-on parler de peine? Qu’est-il besoin de chercher un tribunal (1)? Un délit! il eût été de trahir son devoir. Une peine! en est-il une à de fidèles et courageux dépositaires? Un tribunal ! quel est celui qui se condamnerait à condamner des gens de bien? On me dira peut-être qu’il n’est plus question des Etats généraux, et que l’Assemblée nationale a bien d’autres pouvoirs. La réponse, Messieurs, serait trop facile. Oui, je peux l’accorder; l’Assemblée nationale a bien d’autres pouvoirs sur tout ce qui n’est pas l’objet d’une convention entre la France et d’autres peuples ; mais l’Assemblée nationale n’est pas moins liée par les promesses de la France que ne l’étaient les Etats généraux. Une dernière objection plus imposante en apparence, mais non moins faible dans la réalité, se présente, Messieurs, à votre attention. Il est vrai, vous a-t-on dit, que la Bretagne avait une constitution particulière; mais cette constitution n’existe plus. Le peuple breton en a prononcé lui-même l’abolition. Il a renoncé au traité qu’on allègue. 11 a manifesté son adhésion aux décrets de l’Assemblée nationale. La résistance des onze magistrats est donc évidemment coupable. Tel est, Messieurs, le dernier retranchement de leurs censeurs (2). Je ne crois pas qu’il soit difficile d’y pénétrer. Ecartons toujours les expressions équivoques. Ce mot peuple a plusieurs sens ; il n’est que trop facile d’en abuser : parlons de la nation bretonne. Elle a le droit de changer sa constitution; cela n’est pas douteux; ce droit n’appartient, ni à son Parlement, ni à ses Etats, qui n’ont eux-mêmes qu’un pouvoir délégué ; c’est une vérité non moins sensible. Maintenant j’ose dire que la nation bretonne, eût-elle usé son pouvoir, la nation bretonne eût-elle changé sa constitution, les onze magistrats n’en seraient pas moins irréprochables ; car enfin je le répète, et je ne cesserai pas d’insister sur ce principe, la nation aurait bien pu, en détruisant l’ancienne constitution, les dégager de leur serment ; mais la nation elle-même [n’aurait pas eu le droit de les contraindre à se rendre les organes et les dépositaires de la constitution nouvelle. Que sera-ce, Messieurs, si la nation bretonne ne s’est pas expliquée sur l’ancienne ? On nous parle avec complaisance du consentement des Bretons aux décrets de l’Assemblée ; mais où le voit-on, ce consentement? dans les adhésions d’un certain nombre de municipalités et de villages. Mais ces villages, ces municipalités ont-elles le pouvoir d’obliger toute la province ? Leurs adhésions, en supposantqu’elles soient libres, sont-elles régulières ? Qui les a revêtues de la représentation nationale ? D’autres villes, d’autres villages protestent, ou gardent le silence. Quel tribunal peut juger ce grand procès, si ce n’est pas la nation bretonne ? Je ne vous parle plus de ses Etats ; oublions les trois Ordres ; mais qu’on me montre la nation bretonne régulièrement convoquée, délibérant paisiblement, prononçant elle-même sur sa destinée; je croirai à son consentement. Que dis-je, Messieurs? la nation bretonne prononçant elle-même sur sa destinée ! Gela est impossible, et cette impossibilité est votre ouvrage. Vous avez défendu (1)M. Barnave. (2) MM. Le Chapelier et Barnave, opinant avec moi, I et depuis eux, tous les adversaires de mon opinion. ]Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [9 janvier 1790.] aux provinces de s’assembler : donc le vœu des provinces ne peut plus être connu. Ce décret mémorable eût renversé d’avance tout le système fondé sur des adhésions partielles, s’il n’avait pas suffi des vrais principes pour y répondre. Mais de quel étonnement n’ai-je pas été frappé, en voyant qu’on objectait, après les adhésions d’une partie de la Bretagne, le silence du reste ! Est-ce bien sérieusement qu’on vous a proposé cette objection ? Quoi, Messieurs, nous trouverions un signe de consentement dans le silence que nous avons prescrit ! Un peuple, condamné à se taire, serait condamné par son obéissance! Non, de telles pensées n’entrent pas dans l’esprit d’un homme libre. Députés de la Bretagne, souffrez que je vous le demande, de qui tenez-vous vos pouvoirs ? Est-ce des sénéchaussées, ou des municipalités? Vous avez renoncé conditionnellement aux franchises de la Bretagne : l’acceptation de l’Assemblée est également conditionnelle. Mais le terme de cette condition, quel est-il, je vous supplie? N’est-ce pas la ratification de vos commettants? Et vos commettants, les seuls que vous puissiez connaître, les seuls qui vous aient engagés, les seuls qui puissent vous délier, ne sont-ils pas dans les sénéchaussées convoquées régulièrement? C’est ainsi, Messieurs, que tout se réunit en faveur des magistrats de Rennes, et leur position individuelle et les lois delà Bretagne, et les principes du droit des gens. Dispensez-moi d’en dire davantage ; je m’interdis toute péroraison ; les moments sont trop chers, je me résume. Les onze magistrats n’étaient pas le Parlement, ils n’étaient plus la chambre des vacations; c’é-taientonzeindividus, sans fonctions, sanspouvoirs; c’étaient des hommes libres, maîtres d’accepter ou de refuser les nouvelles conditions attachées à leurs offices. La nation bretonne eût-elle changé de constitution, rien ne les obligeait à se charger de ce nouveau dépôt ; mais la vérité est que la nation bretonne ne s’est pas expliquée, n’a pas pu s’expliquer sur les décrets de l’Assemblée : des adhésions partielles ne sont pas un consentement national ; un silence forcé n’est pas un consenle-men t national; en un mot, une province qui ne peut pas s’assembler, ne peut pas se déclarer ; et les pouvoirs, donnés par les sénéchaussées, ne sauraient être révoqués par des opinions de municipalités : les députés des Bretons l’ont eux-mêmes reconnu par leur renonciation conditionnelle ; l’Assemblée l’a reconnu, comme eux, par son acceptation également conditionnelle. Telles sont, Messieurs, mes propositions, tels sont les faits et les raisonnements auxquels j’ose prier les personnes qui doivent Opiner après moi de s’attacher, et je conclus au décret suivant : 11 sera dit par Monsieur le Président aux magistrats de Rennes : L’Assemblée nationale rend justice à la pureté de votre zèle. Vous avez cru devoir réclamer les anciens droits de votre province; mais l’ Assemblée nationale n’a point entendu y porter atteinte. Les députés de la Bretagne n’ont renoncé à sa constitution particulière, que sous l’expresse condition d’être avoués par leurs commettants ; etc’estaussi sous cette condition que l’Assemblée a reçu leur renonciation. Elle vous charge, Messieurs, quand vous serez de retour en Bretagne, d’assurer vos compatriotes qu’ils n’ont pas d’amis plus sincères, et que le roi n’a pas de sujets plus fidèles que nous (1). 145 M. le comte de Mirabeau. Messieurs, lorsque, dans la séance d’hier, mes oreilles étaient frappées de ces mots que vous avez désappris aux Français, ordres privilégiés ; lorsqu’une corporation particulière de l’une des provinces de cet empire vous parlait de l’impossibilité de consentir à l'exécution de vos décrets sanctionnés par le roi ; lorsque des magistrats vous déclaraient que leur conscience et leur honneur leur défendent d’obéir à vos lois, je me disais : Sont-ce donc là des souverains détrônés, qui, dans un élan de fierté imprudente, mais généreuse, parlent à d’heureux usurpateurs? Non : ce sont des hommes dont les prétentions ont insulté longtemps à toute idée d’ordre social ; c’est une section de ces corps qui, après s’être placés par eux-mêmes entre le monarque et les sujets, pour asservir Je peuple en dominant le prince, ont joué, menacé, trahi tour à tour l’un et l’autre au gré de leurs vues ambitieuses, et retardé de plusieurs siècles le jour de la raison et de la liberté ; c’est enfin une poignée de magistrats qui, sans caractère, sans titre, sans prétexte, vient dire aux représentants du souverain : Nous avons désobéi, et nous avons dû désobéir : nous avons désobéi, et cette désobéissance honorera nos noms; la postérité nous en tiendra compte ; notre résistance sera l’objet de son attendrissement et de son respect . Non, Messieurs, le souvenir d’une telle démence ne passera pas à la postérité. Eh ! que sont tous ces efforts de pygmées qui se raidissent pour faire avorter la plus belle, la plus grande des révolutions, celle qui changera infailliblement la face du globe, le sort de l’espèce humaine? Etrange présomption, qui veut arrêter dans sa course le développement de la liberté, et faire reculer les destinées d’une grande nation ! Je voudrais qu’ils se disent à eux-mêmes, ces dissidents altiers : Qui représentons-nous? quel vœu, quel intérêt, quel pouvoir venons-nous opposer aux décrets de cette Assemblée nationale qui a déjà terrassé tant de préjugés ennemis et de bras armés pour les défendre ? Quelles circonstances si favorables, quels auxiliaires si puissants nous inspirent tant de confiance? Leurs auxiliaires, Messieurs, je vais vous les nommer : ce sont toutes les espérances odieuses auxquelles s’attache un parti défait; ce sont les préjugés qui restent à vaincre, les intérêts particuliers, ennemis de l’intérêt général ; ce sont les projets aussi criminels qu’insensés que forment , pour leur propre perte, les ennemis de la révolution. Voilà, Messieurs, ce qu’on a prétendu par une démarche si audacieuse qu’elle en paraît absurde. Eh ! sur quoi peut se fonder un tel espoir ? Où sont les griefs qu’ils peuvent produire ? Viennent-ils, citoyens magnanimes d’une cité détruite ou désolée, ou généreux défenseurs de l’humanité souffrante, réclamer des droits violés ou méconnus? Non, Messieurs; ceux qui se présentent à vous ne sont que les champions plus intéressés encore qu’audacieux d’un système qui valut à la France deux cents ans d’oppression publique et particulière, politique et fiscale, féodale et judiciaire ..... et leur espérance est de faire revivre ou regretter ce système : espoir coupable, dont le ridicule est l’inévitable châtiment. déposé chez M. du Foulleur, notaire au Châtelet, rue Montmartre ; et je renouvelle ici ma déclaration, que tout écrit imprimé, même avec ma signature, qui ne serait pas déposé chez cet officier public, ne serait pas de moi. (t) Nota.. Un exemplaire imprimé de ce discours, sera ire Série. T. XI. 10