[Assemblée nationale.) ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [S septembre 1790.1 589 L’Assemblée accepte la démission de M. Pelle-rin et renvoie les pouvoirs *de M. Maupassant à l'examen de son comité de vérification. M. de Rostaing, au nom du comité militaire , propose un projet de décret qui est adopté en ces termes * « L’Assemblée nationale a décrété : 1° que le bouton uniforme des gardes nationales de France sera conforme à l’empreinte annexée à la minute du présent décret, portant une couronne civique, au milieu de laquelle sont écrits les mots : là loi et le roi, avec le nom du district en entourage entre la couronne civique et le cordon du bouton; « 2° Que dans les districts où il y a plusieurs sections, elles seront distinguées par un numéro placé à la suite du nom du district; « 3» Que l’uniformité ne sera point détruite, quelle que soit la qualité du bouton, doré sur bois, surdoré sur os, sur moule de cuivre, ou massif, chaque citoyen restant le maître de choisir la qualité qui lui conviendra le mieux. » M. le Président. L’ordre du jour est la suite de la discussion sur la liquidation de la dette publique et sur les assignats. M. de SLablache (1). Vous connaissez tous, Messieurs, l’importance de la question qui nous agite. On vous a dit vrai, lorsque l’on vous présente cette question, comme devant décider le sort de l’Etat, la restauration de nos finances, l’ordre, le repos, la liberté, la Constitution : tous ces grands intérêts reposent et vont dépendre peut-être du parti que vous adopterez ; une fois pris, il ne faudra plus regarder en arrière; tous les retours deviendraient impossibles, le salut ou la perte, c’est là ce que vous allez bientôt prononcer. Je viens, Messieurs, acquitter ma conscience, acquitter mon devoir, en vous soumettant quelques observations ; si vous les jugez fausses, si vous les jugez inutiles, je ferai des vœux pour que mon opinion ne soit qu’un vain songe, et ce que j’ambitionnerai le plus alors sera de m’être égaré. Votre comité des finances n’a pas cru devoir prononcer un vœu, dans cette grande question. Il a voulu s’étayer de vos lumières, il a voulu s’entourer de l’opinion publique, et lui laisser le temps de se former: la question est donc entière. Et peut-être pour la considérer sous toutes ses faces, aurait-il été utile qu’il vous eût été fait deux rapports : l’un dans le sens des assignats, l’autre dans celui des quittances de finance, auxquels se seraient ralliés les membres qui se détermineront pour l’un ou l’autre de ces partis. Quant à moi, Messieurs, mon opinion déjà connue n’a point varié, et je l’avouerai, cherchant la vérité, désirant le bien par-dessus tout, dans les différents discours qui ont été prononcés à cette tribune, et qui presque tous ont été pour appuyer une émission d’assignats de plus de deux milliards, je n’ai rien entendu qui m’ébranlât; mais, en revanche, il m’a semblé que l’on avait négligé de vous présenter tout ce que cette opération peut avoir d’effrayant et de meurtrier. Lorsque M. l’évêque d’Autun agita le premier cette question, et proposa d’appeler concurremment tous les créanciers de l’Etat à l’acquisition (1) Le Moniteur ne donne qu’un sommaire du discours de M. de Lablacbe. des biens nationaux, à raison du capital au denier vingt de leurs titres, je fus et je suis resté presque entièrement de son opinion. Le comité des finances a pensé que la dette exigible seule devait être remboursée ; et, malgré l’avantage que pouvait procurer un plus grand nombre d’acquéreurs, j’ai senti tout ce que l’on pouvait dire en faveur de cette mesure, et je me suis rangé à la majorité de cette opinion. Mais aujourd’hui, Messieurs, ce n’est plus avec les créanciers seuls que l’on vous propose de traiter: c’est la France entière, que vous allez frapper à la fois, c’est d’un bout du royaume à l’autre que va s’étendre votre opération ; c’est toutes les fortuües, c’est tous les individus, c’est toutes les propriétés que vous allez atteindre, puisque les assignats deviendront forcément la propriété de tous ceux qui possèdent quelque chose ; c’est donc sous ce point de vue que nous devons envisager la question. Il me semble, Messieurs, qu’il est un objet que l’on a négligé de vous présenter, et qui n’a été indiqué que légèrement. On vous a toujours montré ces assignats sortant du Trésor national, acquittant la dette publique, et devant sur-le-champ s’anéantir et se dissoudre dans cette monnaie territoriale, qui est le but de leur création et le terme de leur durée. Si leur carrière était aussi courte, il serait inutile d’en suivre la marche, et nous aurions peu à nous inquiéter des effets qu’ils pourraient produire; mais vous voyez déjà, Messieurs, à combien d’usages étrangers à cette destination ils vont servir, lorsque vous leur appliquerez le titre de monnaie, et lorsqu’il sera impossible de les repousser : suivons-les donc un instant dans la route qu’ils vont parcourir, et voyons ensemble s’ils laisseront des traces funestes ou bienfaisantes de leur passage. Je vais, Messieurs, me rendre aussi clair qu’il me sera possible. On nous a dit, et on a eu raison de nous dire qu’aujourd’hui en finance, ce qui n’était pas entendu de tout le monde, n’était entendu de personne ; et je vais essayer de compter par mes doigts comme la bonne femme dont vous parlait ces jours derniers un de mes digues collègues. Je demanderai d’abord, Messieurs, à chacun de vous, si vous croyez, si vous pensez, si vous espérez, que, lorsqu’il existe une différence entre l’assignat et l’écu, n’y ayant en émission que 330 millions d’assignats dans tout le royaume : si vous espérez, dis-je, que lorsque cette émission se sera accrue jusqu’à deux milliards et demi, l’assignat s'élèvera jusqu’au niveau de l’argent effectif? permettez-moi, Messieurs, d’en douter un instant et de raisonner dans cette hypothèse. Je connais, Messieurs, tout ce que l’on oppose à ce fait incontestable : les uns disent, ce n’est point l’assignat qui perd, c’est i’écu qui gagne. D’autres vous disent : cette différence vient du défaut de vente des biens nationaux, vendez-en seulement pour quelques millions, et vous verrez l’assignat recherché, vous le verrez s’élever et surpasser la valeur du numéraire. Vain sophisme, Messieurs. Sans doute, il faut vendre ces biens; sans doute, il faut les vendre promptement, et les sortir des mains des municipalités, où iis périront sans utilité pour la chose publique : mais n’espérez pas, malgré cette nécessité, que l’assignat se soutienne sans une perte considérable. JAssemhlée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 septembre 1790.] «90 Si cette vérité, dont l’avenir vous fournira l’expérience, n’est que trop démontrée, qu’arrivera-t-il alors? Il s’établira deux prix pour la valeur des échanges, l’un en papier et l’autre en argent; le premier toujours croissant en raison de la différence entre ces monnaies, et en raison de l’abondance du papier, se portera à un quart, à un tiers, peut-être jusqu’au double ; dès lors, Messieurs, tout rapport, tout rapprochement de balance de commerce, tout est perdu. La crainte, le discrédit de l’effet, les alarmes sur l’insuffisance des biens en proportion des assignats, le danger des falsifications, le désir de se défaire de cette propriété fictive, même avec perte, la fera prostituer; et alors cet agiotage, que vous vouhz prescrire, cet agiotage, dont on vous présente l’anéantissement mensonger, s’élèvera et s’accroîtra avec plus de force que jamais; alors le capitaliste, faisant la loi, profitant des craintes et des incertitudes, accaparera, réunira à vil prix dans ses mains ces signes d’échange épars et devenus oisifs dans la main du pauvre. Mais, me dira-t-on, vous oubliez toujours ce bureau territorial, où l’effet va déboucher, et se dissoudre? Non, Messieurs, je ne l’oublie point; mais, de bonne foi, espérez-vous que le malheureux qui possède pour toute fortune quelques assignats, qui a besoin sans cesse de la rentrée et de l’usage de son petit capital, songera même à faire une acquisition? il faudra donc qu’il le vende, et alors il le fera avec toute la perte qu’éprouvera cet effet ? Je suppose un instant, Messieurs, contre toute vraisemblance, et contre toute certitude, que l’assignat soutînt concurremment le niveau de l’argent : il me semble que c’est raisonner dans l’hypothèse la plus favorable et la plus inespérée : eh bien, Messieurs, qu’arriverait-il encore? On ne niera pas sans doute, qu’une émission de deux milliards et demi de numéraire de plus, n'augmentât et ne fît surhausser le prix de la denrée, et que la main-d’œuvre ne suivît très promptement cette progression; car s’il fallait à l’ouvrier quarante sols en papier pour vivre, au lieu de vingt, il faut qu’il fasse paver plus cher sa journée. Si la France avait découvert une mine nouvelle et d’une richesse extrême, ce serait sans doute une grande question politique de savoir s’il serait prudent, s’il ne serait pas dangereux d’émettre deux milliards sur-le-champ de nouvelles matières, et si la secousse inévitable que cela donnerait, ne produirait pas les plus grands inconvénients. Cependant, Messieurs, ce métal, en raison de sa surabondance, irait se répandre de lui-même chez les puissances voisines ; sa valeur intrinsèque et reconnue dans l’Europe entière ouvrirait des couloirs, et la pente naturelle du commerce et des échanges le porterait dans les pays où il serait plus rare : le niveau se rétablirait insensiblement, et il n’en résulterait après le premier ébranlement, de surhaussement que pour la portion qui nous serait restée toujours en combinaison avec l’Europe entière; c’est ainsi, Messieurs, que sans être plus riches, les fortunes se sont accrues fictivement : c’est ainsi que le marc d’argent est augmenté de valeur; c’est ainsi que celui qui a aujourd’hui quarante mille livres de rente, n’a pas plus de fortune que celui qui en avait vingt au commencement du siècle; mais cette progression s’est opérée lentement. Après avoir jeté un coup d’œil rapide sur ce tableau, considéré sous le rapport de la monnaie métallique, je demande, Messieurs, ce que devient cette question, sous celui de 2 milliards et demi de papier circonscrit dans les possessions françaises, devenu contrebande à nos barrières, repoussé de l’étranger, et inondant tout à coup la France entière? C’est ici, Messieurs, que je m’arrête, et que je vous demande de vouloir bien me suivre un instant, toujours accompagné de nos deux milliards de papier: 1° sous les rapports du Trésor public et des contribuables; 2° sous celui du créancier et du débiteur; 3° sous celui du commerce, tant intérieur, qu’avec l’étranger ; je ne dirai qu’un mot sur chacun de ces rapports. Sans doute, Messieurs, vous n’espérez pas que le Trésor public, u’émettant que du papier, puisse recevoir autre chose que du papier. On vous a dit que le Trésor public pouvait être considéré comme une pompe foulante et aspirante, recevant et renvoyant sans cesse le même liquide contenu dans son bassin ; et si aujourd’hui même, lorsqu’il n’existe encore que 340 millions de papier en circulation, nous éprouvons cette disette, les assignats ne faisant qu’un voyage de Paris dans la province et de la province à Paris : si aujourd’hui on a été obligé de vous présenter quelques mesures pour faire arriver du numéraire, vous renoncez sans doute à cet espoir, lorsque l’émission sera portée à deux milliards. Cependant, Messieurs, vous n’ignorez pas qu’il est des dépenses publiques qui ne peuvent se faire de celle manière, et pour lesquelles il faut du numéraire réel. Le prêt des troupes, les ateliers publics et de charité, ceux de quelques manufactures, la caisse de Sceaux et de Poissy, sont de ce nombre. La brisure des petits assignats en somme de 24 livres ne pourvoirait pas suffisamment à ces mesures sans faire éprouver de dangereuses pénuries : il faudrait alors que le gouvernement achetât, comme il l’a déjà fait, du numéraire, et cette dépense, une des plus fâcheuses sans doute, s’élèverait à toute la hauteur qu’établirait la distance entre le numéraire fictif et le numéraire réel. Ce n’est pas tout, Messieurs ; s’il est incontestable, comme il me le semble, qu’une émission de deux milliards et demi faite brusquement, surhausse le prix de toutes les denrées, que deviennent toutes vos données en finance, que deviennent toutes les bases que vous avez posées pour les divers objets de dépense publique? Les dépenses des départements presque en totalité sont appuyées sur des mains-d’œuvre, ou sur des matières premières. Qui vous dit que le même nombre de troupes, que vous avez jugé nécessaire à la défense de cet empire, ne vous coûtera pas 150 millions, au lieu de 88 ? Qui vous assure que la marine, au lieu de 40 millions, ne s’élèvera pas au double ? Que deviendra le sort de vos officiers publics, de vos officiers militaires, de vos curés de campagne, de votre clergé salarié, payé forcément eu assignats, si ces assignats perdent un quart, un tiers, ou peut-être moitié ? Assurément ce n’est pas avec leur modique ïé-tribution qu’ils se présenteront pour acheter des biens nationaux. Ils subiront donc la loi de l’opinion et du crédit, et cependant il sera nécessaire qu’ils vivent. Alors, Messieurs, cédant à un sentiment de justice et de nécessité, vous serez obligés d’élever les contributions publiques ; et ce soulagement [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. imaginaire de 100 millions par année, ce soulagement que l’on vous présente, comme la plus puissante recommandation en faveur des assignats, ne sera plus qu’un vain songe, dont vous aurez embrassé la funeste erreur. Voilà, Messieurs, quant au Trésor public. Voyons ce que devient ce papier entre le créancier et le débiteur. S’il est vrai, Messieurs, comme j’ai l’honneur de vous le dire, et comme je suppose que vous n’en doutez pas, qu’il ne puisse y avoir de niveau entre l’écu et l’assignat; aussitôt que votre liquidation sera faite et que les deux milliards et demi seront lancés dans la circulation, vous ne supposez pas qu’ils se dirigeront sur-le-champ vers les biens nationaux. Leurs qualités de monnaie forcée leur donneront une autre destination indispensable et plus utile aux propriétaires. Le créancier de l’Etat payera son créancier, celui-ci acquittera de suite ce qu’il pourra devoir, et, de perte en perte, de faillite en faillite, ce papier ira se fixer dans les mains de celui qui ne doit rien et auquel il sera dû. Celui même qui n’en possédera pas, l’achetant à vil prix, forcera le remboursement des contrats dont il se trouvera grevé; dès lors, tous ces placements, sur lesquels sont appuyées presque toutes les fortunes modestes, je veux dire, les contrats avec privilège et hvpothèque, frappés successivement, et cela d’un bout du royaume à l’autre, mettront à la place du créancier de l’Etat, à la place de celui qui a traité volontairement avec lui, de celui qui souvent a fait des profits considérables, l’homme isolé et tranquille, qui, ne possédant aucun effet public se croyait à l’abri de toutes les atteintes. Mais, me dira-t-on toujours, celui-là achètera des biens, et changera son contrat de rente contre une propriété foncière. Sans doute, Messieurs, l’habitant de la Flandre, s’il ne trouve rien autour de lui, aura la faculté de de présenter pour acheter des biens dans la vallée d’Auch et de Perpignan, avec une concurrence désavantageuse à ces capitaux, ou de vendre, avec la même perte, à ceux qui mieux placés voudraient acquérir ; mais je le demande ; est-ce bien sérieusement que vous regarderez ce propriétaire comme dédommagé? Mais ajoute-t-on, alors l’empressement d’acquérir et de réaliser portera ces billets à une valeur considérable, et l’Etat se trouvera soulagé dans cette proportion. C’est peut-être ici, Messieurs, le moment de parler d’un de ces raisonnements que j’entends répéter et que je vois accueillir avec le plus de complaisance. On dit : l’avanlage des assignats sera de faire très bien vendre, et à un très haut prix les biens domaniaux. Et on ne prend pas garde que ce sophisme, un des plus singuliers qui puissent être conçus, renferme en Jui seul la réponse et la critique la plus amère de ces mêmes assignats. On ne prend pas garde que l’on ne peut offrir, que l’on n’offrira jamais un prix au-dessus de sa valeur réelle de la propriété, que lorsque le papier avili lui-même ne représentera plus sa valeur énonciative, que ce ne sera qu’après avoir essayé inutilement d’en faire usage de toute autre manière que l’on se déterminera à l’abandonner à vil prix, et qu’avant ce moment, il faudra que, repoussé par le commerce, repoussé par les [5 septembre 1790.] échanges, il ne fournisse plus qu’un débouché désavantageux Quant au commerce, Messieurs, je demande d’abord à l’Assemblée de poser un fait incontestable, c’est que lJécu a une valeur toujours fixe, toujours invariable, et que l’assignat éprouvera toutes les ondulations du crédit et de l’opinion. Quoique toujours au-dessous de l’argent, soumis comme tous les effets publics aux variantes des événements, un bruit de guerre le fera baisser en huit jours, et deux milliards de biens achetés, le fera quelquefois monter. Si cela arrive, le commerce est forcément attaqué dans sa source, et éprouve l’atteinte la plus funeste. J’en appelle, Messieurs, à tous les négociants qui m’écoutent et qui m’enteudent; le commerce est fondé sur des crédits ; ces crédits sont à de plus longs ou à de plus courts termes, ces crédits indispensables sont la base de presque tous les échanges commerciaux. Je demande d’après cela, à Messieurs de Marseille, par exemple, qui envoient dans le Levant les drap» de Carcassonne, les papiers du Viva-rais et le café de la Martinique. Je leur demande quelle espèce de traité iis pourraient faire avec le fabricant sur le calcul d’un crédit de 18 ou de 21 mois; qui est celui d’usage? Gomment ce fabricant qui ne doit être payé que dans 18 ou 21 mois, calculera-t-il d’avance le sort de cet assignat au moment du payement? Si, arrivé à cette époque, il l’a calculé trop haut, c’est-à-dire à une valeur au-dessus du cours effectif, c’est le fabricant qui est ruiné; s’il l’a calculé trop bas, c’est le commerçant qui essuye toute la perte; et remarquez que cependant ce dernier, forcé de ne pas trop surhausser sa denrée, surveillé par une concurrence étrangère, est obligé de suivre le cours qui lui assure la préférence sous peine de se voir abandonné. Cet exemple, vous pouvez l’appliquer à presque tous les genres de commerce, et je vous demande quel est celui que l’on peut livrer à l’incertitude de ce jeu, et qui peut se soutenir au milieu de ces entraves ? Vous sentez, Messieurs, tout ce que je pourrais ajouter à ce tableau que je ne fais qu’esquisser rapidement, pour ne point abuser des moments de l’Assemblée; et vous voyez combien de branches d’industrie, qui nous appartiennent, iraient enrichir nos voisins. Un homme qui en savait bien autant que nous, disait que le papier-monnaie était l’émétique des grands Etats; qu’à petite dose, il donnait presque toujours des convulsions, et qu’à grande dose il donnait la mort. Ainsi donc, Messieurs, cessons de présenter ce moyen comme le grand restaurateur, comme le grand régénérateur, comme le puissant antidote qui doit vivifier l’industrie, animer notre commercent répartir, sans secousse et comme par enchantement, cette douce égalité, qui va tourner tous nos goûts et toutes nos facultés vers les innocentes et utiles occupations de la campagne. Quittons ce langage des empiriques; connaissons tous le danger du remède, et si vous l’employez, que ce soit avec la courageuse franchise du médecin, qui présente la coupe et qui dit an malade : ici la mort ou la vie. Si, dans cette terrible alternative, il était possible de se donner quelques chances de plus et de ne pas mettre à pair ou non le salut de la France entière, n’y aurait-il pas quelque politique à le faire? Il faut dire ce mot, Messieurs, il KQg [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 septembre 1790. | faut le dire avec courage; je vous défie d’établir un système de liquidation sans frapper sur quelqu’un ; mais frapperez-vous la France entière ou seulement les créanciers de l’Etat? voilà où se réduit véritablement la question. Si tous vos créanciers étaient actuellement réunis, qui vous empêcherait de transiger avec eux, qui vous empêcherait de leur dire ; nous n’avons point d’argent, voilà des terres, voilà un nouveau territoire que nous allons vous aliéner dans la proportion de vos créances; le titre, dont vous êtes porteur, une fois reconnu, sera un bon reçu pour son capital à cette caisse territoriale ? Qu’y aurait-il donc de si étrange à cette manière de traiter? Voilà l’effet que produira laquittance de finance. Me dira-t-on, que ce sera les forcer d’acheter des terres lorsqu’ils n’en voudront pas? Mais trouvez-vous plus juste d’y contraindre celui chez lequel cet assignat-monnaie parviendra au bout du royaume, après avoir passé par toutes les filières du discrédit, qui n’a traité avec l’ancien gouvernement sous aucun rapport et qui n’aura cependant que ce débouché ? Mais, ajoute-t-on, vous ne liquidez rien ; mais l’on gardera ces quittances de finance comme placements, si elles portent un gros intérêt : mais on n’achètera pas les biens qu’il est si important de vendre; et, plus que tout cela, vous n’abattez pas ces 100 millions d’intérêts qu’il faudra payer et qui nous tiennent fortement à cœur. Je réponds d’abord que je liquide, puisque c'est vraiment aux créanciers que je dois et que c’est avec eux que je traite; je dis qu’on ne gardera point ces quittances comme placement parce qu’on aura une puissante raison de les convertir. Je dis qu’il ne faut pas que l’intérêt de la quittance de finance soit considérable, et qu’alors les biens nationaux se vendront plus vite de cette manière que toute autre. Je dis qu’au lieu de 100 millions de soulage-gement que j’ai démontré chimérique, si vous faites un papier-monnaie, vous économiserez véritablement 40 millions qui ne seront point une chimère. Je dis enfin, qu’au lieu d’aller frapper à la fois toutes les branches d’industrie et toutes les fortunes,- la quittance de finance sort du Trésor national pour aller se convertir en biens territoriaux sans pouvoir s’égarer dans sa route et sans dessécher sur son passage tous les canaux de la richesse commerciale et des échanges. Je dis encore que, s’il est vrai, comme on le prétend, et comme je n’en suis pas tout à fait d’accord, que les capitaux manquent et qu’il faille en mettre de nouveaux à côté d’une nouvelle richesse à acquérir, la quittance de finance y pourvoit ainsi que l’assignat, mais y pourvoit sans ce même danger. En me résumant, Messieurs, Persuadé qu’une émission de plus de deux milliards de papier est la plus désastreuse de toutes les mesures ; Que cette opération, ruineuse pour le commerce, ne peut être utile qu’à deux classes d’individus, ceux qui ont des dettes et ceux qui ont des écus disponibles. Les premiers, parce qu’ils payeront ce qu’ils doivent, peut-être avec moitié de valeurs. Les autres, parce qu’ils accapareront l’assignat lorsqu’il sera tombé en raison de sa surabondance et de sa difficulté de sa circulation. Persuadé, enfin, que cette espèce de système, qui frappe sur toutes les fortunes médiocres et ajoute aux maux de l’Etat, sans remédier à rien, ne peut avoir pour résultat, que l’élévation de quelques fortunes colossales, sur les débris de la chose publique. Je conclus dans mon opinion : 1° A ce que la dette exigible, ainsi qu’elle a été évaluée et énoncée au comité des finances, soit seule appelée à l’acquisition des biens domaniaux ; 2° Que cette dette soit convertie en un seul et même titre uniforme et divisible; 3e Que ce titre soit fixé sous la dénomination de quittances de finance ; 4° Que ces quittances de finance seront forcément acceptées par les bailleurs de fonds, ou créanciers hypothécaires, avec déclaration d’emplois; 5° Qu’il leur sera attaché un intérêt de 3 0/0, et que les deux de retenue seront réunis au capital seulement dans le cas et au moment de l’acquisition ; 6o Que passé le terme de trois ans, le capital sera invariablement aliéné au denier quatre pour ceux qui n’auront pas converti leurs titres en propriétés foncières. Divers membres demandent l’impression du discours de M. de Lablache. (L’impression est ordonnée.) M. Le Déist de Botidonx. Messieurs, il est instant de payer la dette exigible : nous ne pouvons la payer en argent; il faut donc la payer en papier : sur trois points on paraît généralement d’accord ; mais avec quelle sorte de papier s’effectuera ce remboursement ? Sera-ce avec des quittances de finance ? Sera-ce avec des assignats-monnaie. C’est ce qu’il s’agit de résoudre. On sent bien que le terme que j’emploie, d'assignats-monnaie, exclut l’idée d’assignats portant intérêt. Qui dit assignats-monnaie dit un numéraire de convention, que vous mettez sur la place pour y faire les mêmes fonctions que l’or et l’argent monnayés. Dès l’instant où vous donnez à des assignats le privilège de bénéficier à leur possesseur, par cela seulement qu’ils sont dans son portefeuille, ils rie sont plus assignats-monnaie. Avant d’aller plus loin, je dois observer qu’à l’obligation actuelle d’éteindre la dette exigible, se joint la nécessité non moins impérieuse de rétablir la circulation languissante par la disette du numéraire. Cette observation qu’il est important de ne pas perdre de vue vous fait déjà sentir l’insuffisance des quittances de finance. L’intérêt que vous y attacheriez vous mettrait dans la nécessité, non seulement de renoncer à soulager le peuple d’une partie des impôts, mais vous forcerait à ajouter à ceux qui ne pèsent déjà que trop sur lui. La dette exigible étant d’un milliard 920 millions, les quittances de finance destinées à l’éteindre exigeront provisoirement 96 millions pour faire face aux intérêts. Cette opération ruineuse pour le peuple le serait peut-être plus pour les créanciers de l’Etat. Le gouvernement que vous représentez en a reçu des valeurs d’un usage habituel et commun; celles qu’ils recevront de vous doivent être du même genre: beaucoup de ces créanciers sont débiteurs à leur tour ; si leurs créanciers refusaient vos quittances de finance, s’ils exigeaient leur payement eD effets ayant un cours régulier ; si le débiteur, pour s’acquitter, était forcé d’escompter sa quittance sur la place ; si le concours [Assemblée nationale.! ARCHIVES PARLEMENTAIRES. de ces quittances avec les effets publics qui existent déjà et dont les mieux hypothéqués perdent 15 et 20 0/0, faisait, comme il est probable, descendre les uns et les autres, moitié au-dessous de leur valeur réelle ; c’est-à-dire si le créancier, qui aurait reçu de vous 100,000 livres en quittances de finance, se voyait forcé d’en sacrifier la totalité pour acquitter une dette de 50,000 livres, auriez-vous été justes et vous croiriez-vous quittes envers ce créancier? Loin de fermer la porte à l’agiotage, vous la lui auriez ouverte à deux battants; loin de diminuer le taux de l’intérêt, vous l’auriez élevé, puisqu’on pourrait placer son argent à 10 0/0 de la manière la plus solide : et quels seraient alors les acheteurs de vos biens nationaux ? Quel que fût l’avilissement de vos quittances de finance, le capitaliste saurait les apprécier : à quelque prix qu’il se les fût procurées, il ne convertirait point un effet portant 5 0/0 d’intérêt en un domaine qui n’en donnerait que trois ; vos biens nationaux finiraient par être à sa discrétion. Vous auriez donc manqué votre premier but, celui d’une vente prompte et avantageuse ; et le second, non moins essentiel, la division des grandes propriétés, la multiplication des petites, cette source de la liberté et de la prospérité nationale, vous auriez perdu jusqu’à l’espérance la plus éloignée de l’atteindre. Ajoutons que cette opération désastreuse pour l’Etat et pour les individus, et seulement favorable à l’usure et à ses agents, offre tous les caractères du despotisme le plus mal calculé. Les quittances de finance que vous forcerez de recevoir comme argent effectif, les caisses publiques même ne les recevront pas. Elles ne vaudront qu’en raison du besoin du vendeur et de la cupidité de l’acheteur. D’après cet exposé rapide des inconvénients inhérents au système des quittances de finance, je n’ai pas besoin de vous dire combien me semble préférable celui des assignats sans intérêt, autrement dits assignats-monnaie; je n’entreprendrai pas d’ajouter aux grands aperçus politiques que vous a présentés sur ce sujet M. de Mirabeau; je me bornerai à quelques observations sommaires qui serviront en même temps de réfutation aux objections des ennemis des assignats. Le ci-devant premier ministre des finances décrie cette ressource comme extrêmement dangereuse, immorale et antisociale : il convient, et il le faut bien, que pour payer il n’a que deux moyens, de l’argent et des assignats. « Je dis qu’il n’y a point d’argent et que tous les moyens de s’en procurer manquent à la fois : on ne peut en acheter à Paris depuis que le trafic en est périlleux. On n’en reçoit point de province, parce que les impôts ne sont payés qu’en assignats : l’étranger n’en fournit point, parce qu’il ne nous doit rien et que celui qui nous arrive en piastres d’un côté en sort de l’autre en écus. Cependant ajoute-t-il, « pour les besoins extraordinaires du reste de l’année, que j’évalue de 150 à 200 millions, il faut un numéraire quelconque. » Ainsi le ci-devant premier ministre ne veut point d’assignats, tout en convenant qu’il ne voit point d’autres ressources ; j’aimerais autant un médecin qui me conseillerait de mourir de faim à côté du seul aliment qui me reste, sous prétexte que cet aliment peut être indigeste. Voyons maintenant où sont l’immoralité et le danger des assignats. Dira-t-on qu’on ne peut, sans injustice, forcer les ennemis de l’Etat à recevoir en papier les sommes qu’ils sont censés avoir fournies en i" Série. T. XVIII. [5 septembre I790.| 593 argent ? Le même raisonnement s’applique et avec plus de justice aux quittances de finance. Sans doute, des êtres malfaisants chercheront à dépriser ce papier-terre ; sans doute, des esprits sans consistance s’abandonneront à des craintes chimériques qu’on s’efforce de propager : vainement entreprendriez-vous de prévenir la mauvaise volonté des uns, plus vainement encore de dissiper les terreurs paniques des autres ; l’hypothèque existe, elle est sous les yeux de tous ; l’imprudence personnifiée ne pourrait la révoquer en doute, et l’extinction des assignats, au fur et à mesure de la vente des bien nationaux, interdit jusqu’à l’apparence de l’inquiétude. L’émission des assignats n’est donc point immorale. Une autre objection consiste à dire que l’approche d’une grande masse d’assignats éloignera de plus en plus l’argent déjà si rare ; je n’entrerai point dans la discussion des faits qui ont opéré la rareté. Peut-être, comme l’a fort bien observé un honorable membre, suffisait-il de l’annoncer pour la produire: il n’y a que deux cas où l’argent disparaisse à l’aspect du papier : le premier, lorsque un despote crée sans hypothèque un papier-monnaie dont la quotité, comme l’existence, dépend de son caprice. Le second, lorsqu’une émission démesurée de papier-monnaie, quoique solidement hypothéquée, mais sans époque fixe de remboursement, fait baisser tout à coup l’intérêt au-dessous du taux des nations voisines. Nous ne nous trouvons point dans la première de ces circonstances, et j’indiquerai tout à l’heure par quel moyen nous ne nous trouverons pas dans la seconde; aussi n’est-ce point à des causes générales qu'il faut attribuer la rareté des espèces. Ceux qui en ont accusé les assignats et qui se sont appuyés sur la perte qu’ils éprouvent au change, ont pris la cause pour l’effet. Cette perte vient uniquement de la difficulté de diviser une monnaie de grande valeur. Les écus ne sont pas rares par la présence de cette monnaie ; mais cette monnaie se change difficilement par la rareté des écus. L’embarras et conséquemment le déchet seraient les mêmes avec des morceaux d’or du même prix, si pour leurs besoins journaliers, chaque matin vingt-mille individus avaient à changer cette énorme monnaie contre une autre d’uue valeur infiniment moindre dont leurs besoins leur rendent l’usage indispensable : c’est ainsi que ceux qui courent troquer à là caisse d’escompte les billets�de 1,000 livres contre ceux de 300 livres et de 200 livres, sont à peu près en aussi grand nombre que ceux qui vont troquer ces derniers contre des écus. C’est ainsi que, dans Londres, on a vu la guinée se changer à perte contre l’argent blanc ; c’est ainsi que j’ai vu, dans les marchés des petites villes de mon département, le paysan porteur d’un écu ne le troquer contre du billon qu’à 2 et 3 0/0 de perte. Voulez-vous que l’argent reparaisse, faites, autant qu’il est en vous, cesser ce trafic désastreux et criminel : les mesures qui amèneront cette révolution sont en votre pouvoir. Gréez des assignats de 100 livres, de 50 livres et de 25 livres. Ne craignez point que le défaut de confiance nuise à cette opération ; peu importe aux manufacturiers, aux détailleurs, à l’artisan avec quoi ils payent, avec quoi ils vivent, pourvu qu’ils payent et qu’ils vivent. L’assignat ne sera pas assez longtemps dans ses mains, il ne sera pas d’une assez grande valeur pour l’inquiéter. L'objection la plus spécieuse qui ait été faite à l’émission des assiguats est celle de 38 [Assemblée nationale ] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 septembre 1790.] leur influence sur le prix des denrées et de l’intérêt de l’argent, que le défaut d’emploi rendra, dit-on, presque nul. Cette objection se trouve réfutée par la présence des biens nationaux exposés en vente dans une quantité supérieure à celle des assignats. Cependant comme la justice exigerait qu’on déterminât un prix fixe au-dessus duquel on ne recevrait plus les enchères, il vaut encore mieux que la liberté subsiste sans limites, s’il existe un moyen de prévenir le trop bas intérêt. Voyons d’abord à quel point il est avantageux que l’intérêt s’arrête. En Angleterre il est généralement à 3 et demi : si vous voulez que vos manufactures soutiennent la concurrence, il faut u’en France il descende à ce niveau. Le moyen e l’y fixer serait d’ouvrir un emprunt national, produisant un intérêt annuel de3 1/2 0/0 et remboursable par annuités de 5 0/0, imputables d’abord sur l’intérêt, ensuite sur le principal; en sorte que dans un nombre d’années aisé à calculer l’emprunt sera éteint en principal et intérêts. Cet emprunt servirait de débouché aux assignats dont on ne trouverait pas un emploi plus avantageux, et il ne reste plus à examiner que la question de savoir ce qu’on fera des assignats qui seront portés dans cet emprunt. Au premier coup d’œil, il semble que l’emprunt proposé ayant pour objet de commercer le superflu des assignats, il soit conséquent de les supprimer et de les brûler, pour que le même inconvénient ne renaisse pas au moment où l’on aurait cherché aie détruire: mais il faut considérer l’emprunt proposé moins comme un débouché définitif que comme un intermédiaire destiné à entretenir la valeur des assignats, jusqu’à ce que les opérations nécessaires à la vente sucessive et à la répartition des biens nationaux, selon les convenances des acquéreurs, soient consommées. D’après cette idée, il conviendrait d’employer tous les fonds portés dans l’emprunt, à éteindre les capitaux des anciens contrats évalués au capital de 5 0/0 ; et, par ce procédé, il arriverait ?[u’en payant encore pendant... années, sous la orme d’annuités le même intérêt qu’on paye aujourd’hui, on serait libéré du capital et des intérêts des anciens contrats remboursés ; mais les circonstances seules pouvant décider précisément ce qui sera le plus convenable, la superfluité des assignats arrivant, on peut ouvrir l’emprunt, et à l’époque où il commencera à se remplir l’Assemblée décidera s’il faut supprimer les assignats qui y sont portés, ou les employer au remboursement d’ancien contrats. Quant à ce qu’on pourrait dire de l’immoralité apparente de rembourser des contrats portant 5 0/0, quand on a réduit l’intérêt à 3 1/2 0/0, il vaudrait autant dire qu’il est défendu à un créancier de se libérer d’une créance onéreuse, et qu’un Etat qui représente la généralité des citoyens n’a pas le même droit qu’un individu. Au surplus, aviez-vous ou non, avant cet instant, la faculté de rembourser? c’est à coup sûr ce qu’on ne vous dis-utera pas ; et comment l’auriez-vous perdue ? 'il fallait joindre des exemples à ces raisons de droit, les nations voisines, l’Angleterre surtout, vous en offriraient. Cette opération ne serait immorale que si vous prescriviez aux remboursés le remploi de leur remboursement, en les payant d’un papier applicable seulement à un usage. Je conclus à ce que les assignats soient adoptés avec les diverses dispositions indiquées dans mon discours. M. de Boislandry. J’ai été frappé, comme vous l’avez été, de l’étendue et de la hardiesse du plan qui vous a été présenté par M. de Mirabeau ; c’est une grande et belle idée que celle qui paraît conduire à libérer tout à coup la nation de cent millions de rente, à diminuer de cent millions les charges du peuple, et à faciliter la vente de deux milliards de propriétés. Elle devait être reçue avec transport par tous les bons Français, et j’avoue que j’ai été entraîné d’abord par ces espérances consolantes qui nous étaient présentées avec tant d’éloquence. Je me suis dit à moi-même : Le succès de ce projet doit être infaillible, puisqu’il nous est proposé par M. de Mirabeau, lui qui avait professé autrefois une' doctrine toute con traire et qui, dans cette Assemblée même, avait témoigné une horreur invincible pour toute espèce de papier-monnaie ; mais de plus sérieuses réflexions ont suspendu ma résolution. En examinant ce projet avec attention, il m’a paru que son exécution entraînait des inconvénients très graves et qu’elle exposait la France à la commotion la plus dangereuse. Je dirai plus, j’ai cru reconnaître que les avantages qui vous ont été annoncés étaient ou nuis ou très incertains. Je n’adopte pas cependant les quittances de finance, telles qu’elles vous sont présentées, parce qu’en continuant tous les intérêts sur le même pied, elles ne procureront au peuple aucun soulagement. Je ne pense pas non plus que vous deviez admettre en entier le projet de M. l’évêque d’Au-tun. Il est bien vrai que la majeure partie des créanciers de l’Etat ont les mêmes droits, puis qu’à l’exception des rentes viagères et des ton tines, toutes les autres ont été créées à la charge du remboursement. Mais il est impossible d’acquitter près de cinq milliards de dettes avec deux milliards de biens-fonds. J’aurai l’honneur de vous soumettre d’autres vues qui, sans avoir les inconvénients de ces divers projets, me paraissent en réunir tous les avantages. Je supplie l’Assemblée de vouloir bien m’écouter avec indulgence. Les principaux avaniages dont on vous a fait l’énumération, pour vous déterminer à l’émission d’assignats forcés, jusqu’à la concurrence de deux milliards, sont le remboursement effectif de toute la dette exigible, la vente très prompte de toutes les propriétés nationales, la suppression de cent millions de rente, la diminution de cent millions d’impôts, la circulation rétablie dans le commerce, la baisse de l’intérêt de i’argent, la certitude d’attacher au succès de la Révolution tous les porteurs d’assignats, amis ou ennemis. On a même ajouté que pour satisfaire aux besoins des classes inférieures du peuple, et pour empêcher la baisse des gros assignats, on pourrait créer de petits assignats, de 10ü livres, de 50 et 24 livres. J’avais résumé successivement tous ces avantages ; vous allez juger de leur réalité. Premier avantage. Le remboursement effectif de la dette exigible. — Ge remboursement ne sera pas effectué par l’émission des assignats, ce sera par la vente des propriétés. Or, la valeur de l’assignat diminuée de l’intérêt proportionné au temps qui s’écoulera jusqu’à la vente, cet assignat sera donc une pièce de monnaie dans laquelle le souverain aura fait entrer 10, 15 ou 200/0 d’alliage, mais que la loi forcera d’accepter en payement ; ce ne sera donc pas un remboursement effectif. Second avantage. La vente très prompte de tAssemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 septembre 1790.] «95 toutes les propriétés nationales. — Elle ne sera oint accélérée par l’émission des assignats. 'abord, ayant remplacé l’argent, le besoin qu’on en aura empêchera de s’en dessaisir pour acheter les biens-fonds. Ensuite ce ne sera pas toujours aux porteurs des assignats qu’il conviendra de faire des acquisitions. Les négociants, les manufacturiers, les banquiers les garderont pour leur commerce. Les fermiers des terres et les locataires des maisons, auxquels il est ordinairement plus utile de faire des acquisitions, n’auront pas assez d’assignats pour payer comptant leurs achats; ainsi ceux qui auront les assignats ne voudront point acheter, ceux qui voudront acheter n’auront point d’assignats. La vente sera donc lente, au lieu d’être rapide, parce qu’il n’y aura point de concurrents et qu’il se trouvera peu d’acquéreurs. Troisième avantage. La suppression de 100 millions de rente. — il est bien vrai qu’avec deux milliards d’assignats forcés et sans intérêt on se libère de 100 millions de rente ; mais pour cela il faut vendre pour deux milliards de bien-fonds, qui produisent 70 millions; ainsi le bénéfice n’est que de 30 millions. Si ces biens diminuent de valeur par la quantité des fonds à vendre; si au lieu d’être achetés au denier 20, ils ne le sont qu’au denier 30, vous aurez donné, en payement, des biens qui produisaient le denier 20, pour amortir des rentes qui produisaient le denier 20, le bénéfice sera parfaitement nui. Cependant vous aurez mis en émission pour deux milliards d’assignats. Or, comme vos biens que vous estimiez aussi deux milliards, au denier 20, ne seront réellement vendus que 14 à 1,500 millions au denier 30, il restera de fait une circulation, sans hypothèque, de 5 à 600 millions d’assignats qu’il faudra néanmoins rembourser, ou dont il faudra payer les intérêts. Il n’est donc vrai, sous aucun point de vue, de dire que la nation sera libérée de 100 millions d’intérêts, et il est évident que lorsqu’on a avancé cette assertion on vous a trompés. Quatrième avantage. La diminution de 100 millions d’impôts. — Ce quatrième avantage aurait été produit par celui dont je viens de démontrer la nullité; il n’y aurait donc pas de diminution réelle de l’impôt; mais je vais plus loin : je dis qu’il y aura une augmentation forcée d’impôts ; en effet, si les assignats perdent 10, 15 et peut-être 20 pour 0/0, les entrepreneurs et fournisseurs du gouvernement ne feront certainement pas des marchés à leur perte; ils augmenteront donc leur demande dans la même proportion de 10, 15, 20 0/0. Si cette augmentation porte, par exemple, sur deux à trois cents millions, il est évident qu’elle formera un accroissement de dé-ense, conséquemment un vide dans la recette de 0 à 30 millions, et que, pour combler ce déficit, il faudra augmenter les impôts. Yeut-on qu’au lieu de cette baisse très probable, les assignats acquièrent une grande faveur? qu’ils soient au pair de l’argent ; alors l’argent circulera en concurrence avec les assignats; alors le numéraire se trouvera doublé, et toutes les marchandises, tous les salaires augmenteront peut-être de 20 à 30 0/0; alors les fournisseurs et les employés du gouvernement hausseront encore leurs prétentions : ainsi les impôts établis d’après le prix actuel des denrées seront insuffisants, et il faudra indispensablement les augmenter. La diminution promise des impôts est donc nulle et imaginaire, l’augmentation, au contraire, est certaine. Cinquième avantage. La circulation rétablie dans le commerce. — Si les assignats prennent faveur, il y aura, en effet, pendant quelque temps, une grande circulation ; mais cette prospérité ne sera que passagère ; bientôt les denrées et les salaires seront augmentés, nos marchandises hausseront dans la même proportion et ne pourront plus supporter la concurrence avec l’étranger, à qui nous vendrons peu et de qui nous achèterons beaucoup. Vous verrez en peu de temps nos manufactures se ruiner, notre commerce s’anéantir. Si, au contraire, les assignats perdent seulement 10 ou 15 0/0, les inquiétudes continueront ; chacun économisera ; la consommation sera faible ; l’argent sera plus rare et plus cher; la misère du peuple sera la même, puisqu’il n’y aura pas plus d’activité dans les travaux : la circulation ne sera donc pas rétablie dans le commerce. Sixième avantage. La baisse de l’intérêt de l’argent.— L’intérêt baissera si les assignats prennent faveur, mais cet avantage est imaginaire : l’argent sera, si l’ont veut, diminué de 2 0/0; mais on a vu que, dans cette hypothèse, les denrées et les salaires hausseront de 20 ou 30 0/0; ainsi il n’y aura de bénéfice ni pour le manufacturier ni pour l’ouvrier. Si, au contraire, les assignats sont en perte, le manufacturier sera forcé d’ajouter à l’intérêt ordinaire 10, 15 et 20 0/0 pour acheter des écus; la baisse de l’intérêt est donc très éventuelle, et si elle a lieu elle ne fera aucun bien. Septième avantage, La certitude d’attacher au succès de la Révolution tous les porteurs d’assignats. — Si les assignats perdent, chaque porteur sera un ennemi de vos opérations; les petits assignats seront plus dangereux encore que les gros : les besoins du peuple au-dessous de 24 livres sont immenses et continuellement répétés. Les vendeurs de comestibles seront obligés de prendre les petits assignats, leurs fonds s’épuiseront, il s’établira des changeurs chers à raison du besoin. Le peuple les poursuivra, la terreur augmentera le prix de l’argent ; en peu de jours les petits assignats perdront peut-être un tiers ou un quart de leur valeur; alors la chute des gros assignats sera certaine, le peuple mécontent d’une perte journalière ne se déclarera-t-ii pas contre la Révolution? Vous pouvez maintenant apprécier le projet d’une émission de deux milliards d’assignats forcés ; permettez-moi de vous soumettre quelques autres observations. Il est contre la nature des choses qu’un papier-monnaie, non payable à vue, ait la môme valeur que l’argent. L’argent est un métal rare et précieux, son prix est le résultat de salaires payés pour un travail long et difficile, pour les frais et les risques de la traversée des mers : il est divisé en petites portions ; il n’est ni si facile à consumer, ni si facile à contrefaire que le papier; sa valeur est avouée et reconnue par toutes les nations ; le papier-monnaie n’a aucun de ces avantages. Son prix ne peut donc jamais être égal à celui de l’argent : les assignats actuels, qui produisent 3 0/0 d’intérêt, perdent 6 et 7 ; or, les nouveaux, sans intérêt, perdront au moins, dès les premiers instants, 10 0/0. Serez-vous libérés avec vos créanciers en leur offrant pour 100 livres un effet qui n'en vaut réellement que 90? Vous voulez vendre pour deux milliards de biens nationaux, vous ne connaissez pas la valeur de ces biens : calculons-la par aperçu. Le comité des dîmes vous a dit que les dîmes pouvaient produire au clergé 80 à 90 millions net, et que les autrea revenus pouvaient être évalués 596 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. ]5 septembre 1790.] de 60 à 70 millions ; les dîmes sont supprimées ; il n’y faut plus compter : il reste donc le revenu des biens-fonds que je porterai à la plus haute estimation, 70 millions. Mais il faut en déduire : 1° le produit des droits féodaux abolis sans indemnité; 2° le revenu des maisons de charité et d’éducation, des hôpitaux, des fabriques, de l’ordre de Malte ; 3° le revenu des forêts et bois au-dessus de 100 arpents, dont la vente a été défendue par un décret ; 4* les dettes légitimes des maisons, communautés et autres établissements ecclésiastiques : on ne peut guère porter tous ces objets réunis à moins de 20 millions de revenu; il restera donc 50 millions de produit. Mais les biens nationaux ne consistent pas seulement en terres, mais encore en rentes, en droits seigneu-• riaux, en maisons; plusieurs se vendent au-dessus du denier 20, d’autres au-dessous. J’accorderai si l’on veut qu’ils se vendront tous au denier 25. Dans cette hypothèse, très favorable et très douteuse, la valeur effective de ceux qui sont disponibles sera de 1,250 millions. L’opinion publique mieux informée ne tardera pas à réprouver les illusions qu’elle avait embrassées avec tant d’ardeur. Voici une autre difficulté. Vous avez déjà fait une émission de 400 millions d’assignats forcés portant 3 0/0 d’intérêt, comment ferez-vous concourir avec ceux-ci des assignats nouveaux sans intérêt? L’Assemblée reviendra-t-elle sur son decret? il est un autre décret qu’il faudrait encore anéantir, vous avez accordé 15 ans aux municipalités et 12 aux particuliers pour payer leurs acquisitions. Sur la foi de cette promesse, les fermiers, les gens de campagne, les voisins des terres à vendre, les locataires des maisons ont faitdes soumissions, ils n’ont point assez d’argent; ils auraient économisé. Aujourd’hui ces soumissions deviennent inutiles ; vous les chassez de leurs fermes, de leurs maisons, parce que n’ayant pas le moyen de payer leurs acquisitions en assignats, ils seront forcés de ne pas acheter. La manière la plus utile de vendre des biens-fonds n’est pas au comptant ; en les vendant à un terme long on en doublerait le prix, et il ne faut ni assignats ni argent pour acheter à termes. C’est une erreur de croire qu’il faille multiplier les signes de circulation� parce qu’il y aura beaucoup de terres à vendre. Pour que lesbiens-fonds profitent à celui qui les achète, il faut qu’il les garde. Ces sortes de transactions exigent donc très peu de capitaux. On dit que nous n’avons pas assez de numéraire effectif; cependant tous les écrivains politiques, qui ont écrit sur cette matière, assurent que la France en a à elle seule autant que toutes les nations de l’Europe ensemble. N’y aurait-il pas un danger imminent à doubler tout à coup le numéraire du royaume ? A-t-on bien calculé les convulsions qu’occasionnerait une émission aussi subite, aussi considérable, les variations • dans les prix que la baisse ou la hausse peuvent produire? A-t-on songé aux murmures des campagnes, aux agitations des villes, à l’incertitude des manufacturiers et des négociants, lors des ventes et des rentrées ? Ici je dois relever un fait qui pourrait induire le public et plusieurs membres de cette Assemblée en erreur. On vous a dit que le numéraire réel et fictif de l’Angleterre s’élevait à cinq milliards. L’Angleterre n’a pas d’autre numéraire fictif que des billets de banque, payables à vue ■et au porteur, et qui sont avec raison, considérés comme de l’argent : son numéraire, en espèces, est évalué de 6 à 700 millions, les billets de banque à 300 millions ; cependant la circulation intérieure est presque égale à celle de la France : son commerce intérieur est d’un tiers plus considérable ; et l’on vous dit que la France, dont le numéraire est le double, n’en a pas assez pour le commerce ! L’Angleterre a , comme nous, pour quatre à cinq milliards de dettes ; mai3 ces dettes sont constituées en effets qui se négocient à la bourse ; elle s’est bien donné garde d’en faire du papier forcé de circulation, parce qu’elle sait que le papier-monnaie, par sa nature, est destructeur de l’agriculture, du commerce, des manufac-turesetdela prospérité des nations qui l’emploient. On a repoussé, dans cette tribune, toute espèce de comparaison entre le papier-monnaie forcé et celui de Law : sans doute, les assignats auront une valeur plus réelle; mais de ce qu’ils vaudront mieux et de ce qu’on perdra moins, il ne s’ensuit pas qu’on doive les adopter; il suffit qu’ils soient dangereux pour les proscrire, et dans tous les cas ils le seront. Un grand inconvénient sur lequel on n’a pas assez insisté, c’est la contrefac-tion. Les contrefacteurs, pour les petits assignats, se multiplieront, non pas seulement en France, mais dans l’étranger; et si ce fatal moyen de nous nuire était encouragé ou toléré par quelques-unes des puissances qui voient avec inquiétude notre Révolution, l’avilissement des assignats en serait la suite immédiate : la hausse et la baisse journalière produiraient un genre d’agiotage bien plus funeste; il s’établirait dans chaque ville, dans chaque paroisse, des changeurs donti’unique métier serait de vendre de l’argent. Cet avenir est infaillible, et cependant on a osé vous dire que l’émission de deux milliards d’assignats forcés détruirait l’agiotage. Tous ces raisonnements s’appliquent à l étal de paix où nous sommes ; mais si nous avions malheureusement la guerre avec l’Angleterre, par exemple, qui paye en argent ses approvisionnements, ses soldats et ses matelots, quel énorme désavantage n’éprouverions-nous pas vis-à-vis d’elle, et dans le Nord pour les fournitures de notre marine, et dans nos marchés, pour l’armement de nos flottes et l’équipement de nos armées! J’abandonne ces idées sinistres de guerre et je suppose une paix éternelle avec tous nos voisins ; pouvons-nous renoncer aux relations que nous avons avec eux ? Nous vendons habituellement aux étrangers pour 300 millions, nous achetonsde leurs marchandises pour 240 : mais, si au lieu de 12 0/0, la différence du change à notre perte est de 15 à 20, nous achèterons tout à 20 0/0 de moins. Nous sera-t-il possible de continuer longtemps un pareil commerce ? Puisqu’il y a tant de motifs de nous méfier d’un pareil projet, ne dédaignons pas les conseils de l’expérience. Le congrès américain, pendant la dernière guerre, avait mis en circulation une quantité considérable de papier-monnaie. Ce papier, après avoir quelque temps lutté contre le discrédit, s’est anéanti, pour ainsi dire, de lui-même, dans la main des propriétaires, au point que maintenant 100 dollars de papier valent à peine cinq dollars en espèces. Les Danois, les Suédois, les Russes ont aussi du papier-monnaie. Chez toutes ces nations il a produit les effets dont je viens de vous offrir le tableau ; partout il a paralysé l’argent, partout il a entravé le commerce et l'industrie. Le papier-monnaie en Suède, quoiqu’il fût hypothéqué sur les terres du royaume, a été tellement avili, pendant un certain temps, qu’un ducat en espèce valait dix ducats en papier ; cependant c'était du papier territorial, [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [5 septembre 1790.] «97 semblable en tout à celui qu’on tous propose ; mais au moins la Suède et les autres nations dont je parle avaient une excuse : elles manquaient absolument d’argent. Au contraire vous en avez, l’inquiétude et le papier-monnaie l’ont fait disparaître; il faut le rappeler par la confiance, par des dispositions en finances qui soient justes ; ce sont les seules dignes de vous. Je fais une dernière observation. L’opinion presque générale des citoyens et l’assentiment des étrangers sont nécessaires au succès du plan qu’on vous conseille. Si, après l’émission des assignats, cette opinion, qui paraît en ce moment leur être favorable, venaita changer, leur chute et leur avilissement entraîneraient des maux incalculables. Je vais maintenant exposer d’autres moyens de vous liquider et de vendre promptement les biens nationaux. Pour bien vendre, il faut multiplier les acquéreurs et les concurrents. Cette idée se joint à celle d’une justice rigoureuse dont l’Assemblée ne s'est jamais départie. Vous avez adopté tous les créanciers de l’Etat, tous ont la même hypothèque sur vos biens. Toutes les rentes, excepté les viagères, ont été créées à la charge du remboursement. Je sais qu’avec deux milliards de biens-fonds vous ne pouvez pas payer 4 milliards 500 millions que vous devez ; mais vous pouvez et vous devez, pour être justes et pour l’intérêt de la nation, accorder à tous vos créanciers la faculté de concourir au remboursement que vous allez faire. Ce moyen consiste à offrir à tous vos créanciers, sans distinction, même aux propriétaires de renies viagères, la conversion de leurs anciens titres, soit en obligations nationales, divisibles à volonté, de 1,000 à 4,000 livres, et à 5 0/0 d’intérêt, soit en délégations territoriales, divisibles de 200 livres à 1,000 livres, dont l’intérêt serait fixé seulement à 3 et 3 1/2 0/0 ; mais les délégations territoriales seront reçues en concurrence avec l’argent et les assignats actuels dans toutes les adjudications des biens nationaux. Pour faire concourir tous les rentiers, les anciens contrats portant moins de 5 0/0 d’intérêt seront évalués au capital au denier 20, en proportion de l’intérêt actuellement payé. Les capitaux des rentes viagères seront évalués à un taux proportionné à l’âge des rentiers. Les porteurs de créances sur l’Etat ou sur les communautés religieuses seront également admis, après leur liquidation, à la conversion de leurs titres en délégations territoriales. Maisil ne pourra être délivré de ces délégations, au delà de la valeur réelle des biens nationaux disponibles, et les premiers créanciers qui auront déclaré vouloir convertir leurs titres en délégations seront préférés. Ainsi la vente sera aussi prompte et aussi avantageuse qu’il sera possible de l’espérer, et vous ne serez pas obligés de revenir sur plusieurs de vos précédents décrets. L’intérêt des délégations territoriales étant réduit à 3 1/2 0/0, si vous en créez pour 2 milliards, ce sera pour le peuple un soulagement actuel et certain de 30 millions au moins. Cet intérêt sera trop faible pour ne pas déterminer les porteurs à acheter des biens-fonds; il sera assez fort pour les engager à la conversion de leurs titres, et remarquez que cette conversion sera volontaire, et ne vous obligera jamais à aucune indemnité. Si, au contraire, les assignats forcés que l’on vous propose de donner à vos créanciers, et que personne n’aura droit de refuser, venaient à perdre 30 et 40 0/0, j’ose vous le demander, la déclaration des droits à la main, croyez-vous que la nation fût quitte envers les porteurs des assignats? Ainsi les délégations que je vous propose auront tous les avantages des assignats sans en avoir les dangers. . On objectera peut-être que les porteurs des anciens titres ne voudront pas les convertir en délégations territoriales, parce qu’elles ne produiront que 3 1/2 0/0 d’intérêt ; mais peut-on penser que les propriétaires d’offices de judicature, dont les charges produisaient 1 ou 2 0/0, les créanciers non liquidés, les rentiers viagers, qui voudront réaliser, et même un grand nombre de rentiers perpétuels, ne préfèrent un remboursement prompt et certain, puisque les délégations seront limitées à la valeur des biens nationaux disponibles, à un contrat dont le remboursement ne pourra jamais être effectué par la nation 1 On doit bien plutôt craindre de ne pouvoir pas satisfaire tous ceux qui se présenteront pour obtenir des délégations. Je sens qu’on va me dire qu’il faut pourvoir aux 200 millions que M. Necker a demandés pour achever le service de cette année et commencer celui de l’année prochaine. Avant tout il faudrait connaître les raisons qui peuvent motiver de si grands besoins. Mais, quelle que soit la somme nécessaire pour finir cette année et pour commencer l’autre, j’estime que nous avons fait trop longtemps usage de ressources ruineuses, et que la plus ruineuse et la plus funeste de toutes serait une nouvelle émission d’assignats forcés. Il est incontestable que la totalité des impôts directs de cette année doit rentrer, puisque, par la contribution des privilégiés, le peuple se trouve bien moins chargé que les années précédentes. Il n’y aura donc des vides que sur les impositions indirectes, et certainement ce vide doit être imposé d’une autre manière sur les villes ou provinces qui s’en sont affranchies et qui en sont débitrices envers la nation. Il existera donc un fonds certain pour payer toutes les dépenses de cette année. Je pense qu’il faut ordonner qu’à compter du 1er octobre prochain tous les payements au-dessus de quatre cents livres, à l’exception de ceux destinés aux soldats et aux matelots, se feront moitié en assignats ou argent, moitié en délégations, portant intérêts payables dans le cours de 1791 sur le produit des impôts de 1790, qui rentreront dans l’année prochaine. Enfin, il me reste à vous indiquer les moyens de rétablir la circulation et de rendre au commerce et aux manufactures l’activité dont ils sont privés depuis si longtemps. Le premier de ces moyens est de finir promptement la Constitution et d’achever les grandes réformes que vous avez commencées danstoutesles partiesde l’administration, afin que chacun, sachant quel sera son sort et sa position, puisse régler sa dépense. Le défaut de consommation et l’inaction du commerce proviennent uniquement de l’inquiétude et de l’état de suspension des affaires générales. Le second moyen est d’accélérer la vente des bieas nationaux, afin de retirer de la circulation les 400 millions d’assignats forcés qui l’embarrassent et qui tiennent en stagnation le numéraire réel : chacun garde l’argent, parce qu’on craint le papier... J’ajouterai qu’à l’instant où vous aurez remboursé 100 millions d’assignats, la circulation ne tardera pas à se rétablir ; dès lors, afin d’augmenter la confiance publique, mon opinion serait que vous ordonnassiez à tous les receveurs des départements d’échanger, lorsqu’ils le pourront, tous les assignats de 200 livres contre de l’argent. Cette mesure aurait sur le crédit et sur la circulation un effet infaillible. Il ne faudrait peut-être pas 10 millions d’espèces pour la réaliser dans [5 septembre 1790. J ARCHIVES PARLEMENTAIRES 598 [Assemblée nationale.] toute la France, car il suffirait qu’on remboursât, à présentation, les assignats de 200 livres, pour qu’on ne cherchât plus à les échanger. Lorsque la caisse d’escompte payaità bureau ouvert, son papier avait la valeur de l’argent; ne serait-il pas à désirer que les membres de cette Assemblée ne se permissent pas de vaines et dangeureuses déclamations contre les vendeurs d’argent ? Je n’approuve pas ce commerce; mais s’il est défendu, f argent sera nécessairement et plus rare et plus cher, par la raison toute simple que plus il y a de vendeurs d’une den rée.et plus son prix est modéré; il faut donc, pour l’intérêt même du peuple, le tolérer. — Je vais réunir toutes ces idées en un petit nombre d’articles. PREMIER PROJET DE DÉCRET. « Art. 1er. Tous les créanciers propriétaires de rentes perpétuelles ou viagères consiituées et à tel titre que ce soit, soit sur l’Etat, soit sur le clergé, seront libres de garder leurs anciens titres, et l’intérêt qui leur est actuellement payé leur sera continué. « Art. 2. Pourront aussi les mêmes créanciers, ainsi que les porteurs de créances sur l’Etat, de quelque nature qu’elles soient, les propriétaires d’offices, de judicature et de charge, dont le remboursement aura été ordonné par l’Assemblée nationale, même les porteurs de créances sur les maisons et communautés religieuses, et autres établissements ecclésiastiques, lorsque ces créances, charges et offices auront été liquidés, changer leur titre contre des obligations nationales, divisibles de 1,000 à 4,000 livres, et portant intérêt à 5 0/0, ou recevoir, en payement de ce qui leur sera dû, des obligations territoriales, divisibles de 200 livres à 1,000 livres, portant 3 ou 3 1/2 0/0 d’intérêt. Je crois qu’elles doivent porter un intérêt un peu plus fort que les assignats, parce qu’elles n’auront plus force de monnaie que pour le payement des biens nationaux. « Art. 3. Les délégations territoriales seront reçues en concurrence avec l’argent et les assignats déjà décrétés pour l’acquisition des biens nationaux. « Art. 4. L’évaluation des capitaux des rentes perpétuelles et viagères, dont les propriétaires voudront échanger leurs titres contre des obligations nationales ou des délégations territoriales, sera faite, savoir : pour les rentes perpétuelles, sur le pied du denier vingt de la rente actuellement payée, déduction faite des retenues ; et pour les rentes viagères, dans la proportion de l’âge des rentiers suivant un taux graduel qui sera fixé. « Art. 5. Il ne sera délivré des délégations territoriales que jusqu’àla concurrence des biens nationaux disponibles, déduction faite de ceux hypothéqués aux 400 millions d’assignats déjà décrétés; et les rentiers ou créanciers qui se présenteront les premiers pour la conversion de leurs titres seront préférés. « Art. 6. Les directoires de département seront tenus de faire dresser immédiatement, par les directoires des districts, des états estimatifs de tous les biens nationaux de leur arrondissement. Ces états seront distribués en quatre classes, conformément au décret du 14 mai dernier, et divisés par municipalités; ils seront envoyés, sous deux mois, à l’Assemblée nationale. » SECOND PROJET DE DÉCRET. « Art. 1er. Les directoires de département seront tenus de faire procéder, sans délai, par les directoires des districts, à la vente de tous les biens nationaux situés dans leur arrondissement, pour lesquels les formalités prescrites par le titre 3 du décret du 11 mai dernier auront été remplies. t Art. 2. Les directoires de département feront passer tous les quinze jours, à l’Assemblée nationale, l’état des ventes qui auront été faites, avec une note indicative de la nature des payements. « Art. 3. Les receveurs des districts feront remettre tous les mois, au trésorier de l’extraordinaire, tous les fonds et tous les assignats qu’ils auront reçus en payement des biens nationaux qui auront été vendus, sans pouvoir en rien réserver. « Art. 4. Chaque semaine le Trésor de l’extraordinaire fera passer à l’Assemblée nationale le bordereau des fonds et assignats qu’il aura reçus des receveurs des districts ; les fonds seront employés immédiatement au remboursement d’une pareille somme d’assignats, et seront lesdits assignats, tant ceux échangés par la caisse de l’extraordinaire que ceux qui auront été envoyés par les receveurs des districts, brûlés suivant les formalités prescrites par les décrets des 16 et 17 avril dernier, sans que, sous aucun prétexte, il puisse en être fait aucun autre usage. « Art. 5. Aussitôt qu’il aura été retiré de la circulation une somme de 100 millions d’assignats, il sera ordonné aux receveurs des départements d’échanger, à présentation et en espèces, tous les assignats de 200 livres qui leur seront présentés. » TROISIÈME PROJET DE DÉCRET. « Les directoires de département s’occuperont sans relâche des moyens défaire achever les rôles des impositions de la présente année, et particulièrement ceux de la contribution patriotique, et ils ordonneront à tous les receveurs et préposés à la levée des impôts d’en accélérer la rentrée, sous peine, par lesdits receveurs et préposés, d’être responsables des retards. » QUATRIÈME PROJET DË DÉCRET. « L’Assemblée nationale ordonne à tous ses. comités de lui présenter, sous huitaine, un précis de tous les travaux qui leur restent à terminer, soit pour le complément de la Constitution, soit pour les lois dont la promulgation est indispensable avant la fin de la présente session. » M. le Président dit qu’il vientde recevoir une-lettre du ministre de la marine. Ce ministre observe que, suivant l’état adressé par lui à l’Assemblée nationale au mois de mai dernier, la dépense totale du premier armement de 14 vaisseaux, 14 frégates et autres bâtimens légers, s’élève, pour chaque mois, à 1,067,845 livres ; que la marine n’ayant reçu jusqu’à présent que sur le pied d’un million par mois, il en résulte un déficit de 203,535 livres. Il prie l’Assemblée de rendre ua décret pour que la remise de ce fonds soit faites incessamment, dans les ports, par le Trésor public. L’Assemblée renvoie l’examen de cette demande