440 [Assemblée nationale.] ARCHIVES PARLEMENTAIRES. [17 août 1789.] reront le calme et la maturité de vos délibérations, et l’espèce humaine vous comptera au nombre de ses bienfaiteurs. M. le Président, pour se conformer au règlement, ordonne que ce travail sera imprimé sur-le-champ, et envoyé dans les bureaux pour être discuté demain en assemblée générale. M. Bergasse se présente ensuite à la tribune pour faire un rapport au nom du comité de Constitution sur l'organisation du pouvoir judiciaire. M. Bergasse (l). Messieurs, notre dessein aujourd’hui est de vous entretenir de l’organisation du pouvoir judiciaire. C’est surtout ici qu’il importe de ne faire aucun pas sans sonder le terrain sur lequel on doit marcher, de n’avancer aucune maxime qui ne porte avec elle l’éminent caractère de la vérité, de ne déterminer aucun résultat qui ne soit appuyé sur une profonde expérience de l’homme, sur une connaissance exacte des affections qui le meuvent, des passions qui l’entraînent, des préjugés qui, selon les diverses positions où il se trouve, peuvent ou le dominer, ou le séduire. C’est ici qu’à mesure qu’on avance dans la carrière qu’on veut parcourir, les écueils se montrent, les difficultés croissent, les fausses routes se multiplient, et que le législateur, s’il abandonne un seul instant le fil qui doit le diriger, errant au hasard, et comme égaré dans la région orageuse des intérêts humains, se trouve exposé sans cesse ou à manquer ou à dépasser le but qu’il se propose d’atteindre. De toutes les parties de notre travail, celle dont nous allons vous rendre compte est donc incontestablement la plus difficile; et, nous devons le dire, nous sommes loin de penser qu’à cet égard nous ne soyons demeurés bien au-dessous de la tâche qui nous était imposée. Mais il nous semble que du moins nous aurons assez fait dans les circonstances importunes où nous sommes, et quand le loisir nous manque pour donner à nos idées tout le développement dont elles sont susceptibles, si, en examinant le plan qui va vousêtresoumis, vous vous apercevez que nous avons découvert le seul ordre judiciaire qu’il faille adopter, le seul qui, en garantissant nos droits, ne les blesse jamais, le seul qui, dès lors, puisse convenir à un peuple libre, parce qu’il résulte immédiatement des vrais principes de la société, et des premières lois de la morale et de la nature. Influence du pouvoir judiciaire. On ne peut déterminer la manière dont il faut organiser le pouvoir judiciaire, qu’autant qu’on s’est fait une idée juste de son influence. L’influence du pouvoir judiciaire n’a point de bornes ; toutes les actions du citoyen doivent être regardées, en quelque sorte, comme de son domaine ; car, pour peu qu’on y réfléchisse, on remarquera qu’il n’est aucune action du citoyen qu’il ne faille considérer comme légitime ou illégitime, comme permise ou défendue, selon qu’elle est conforme ou non à la loi. Or, le pouvoir judiciaire étant institué pour l’application de là loi, ayant, en conséquence, pour but unique d’assurer l’exécution de tout ce qui est permis, d’empêcher tout ce qui est défendu, on conçoit qu’il n’est aucune action sociale, même aucune action (1) Le rapport de M. Bergasse est incomplet au Moniteur. domestique, qui ne soit, plus ou moins immédiatement, de son ressort. L’influence du pouvoir judiciaire est donc, pour ainsi dire, de tous les jours, de tous les instants ; et, comme ce qui influe sur nous tous les jours et à tous les instants ne peut pas ne point agir d’une manière très-profonde sur le système entier de nos habitudes, on conçoit qu’entre les pouvoirs publics, celui qui nous modifie le plus en bien ou en mal est incontestablement le pouvoir judiciaire. De toutes les affections humaines, il n’en est aucune qui corrompe comme la crainte, aucune qui dénature davantage les caractères, aucune qui empêche plus efficacement le développement de toutes les facultés. Or, si les formes du pouvoir judiciaire, de ce pouvoir qui agit sans cesse, étaient telles dans un Etat qu’elles n’inspirassent que la crainte par exemple, quelque sage d’ailleurs qu’on voulût supposer la Constitution politique de l’Etat, quelque favorable qu’elle fût à la liberté; par cela seul que le pouvoir judiciaire ne développerait que les sentiments de crainte dans toutes les âmes, il empêcherait tous les effets naturels de la Constitution. Tandis que la Constitution vous appellerait à des mœurs énergiques et à des habitudes fortement prononcées, le pouvoir judiciaire ne tendrait à vous donner, au contraire, que des mœurs faibles et de serviles habitudes ; et parce qu’il est de sa nature, comme on vient de le dire, de ne jamais suspendre son action, il vous est bien aisé d’apercevoir qu’assez promptement il finirait par altérer tous les caractères, et par vous disposer aux préjugés et aux institutions qui amènent le despotisme, et qui, malheureusement, le font supporter. Aussi tous ceux qui ont voulu changer l’esprit des nations, se sont-ils singulièrement attachés à organiser au gré de leurs desseins le pouvoir judiciaire. Trop habiles pour en méconnaître l’influence, on les a vus par la seule forme des jugements, selon qu’ils se proposaient le bien ou le mal des peuples, appeler les hommes à la liberté et à toutes les vertus qu’elle fait éclore, ou les contraindre à la servitude et à tous les vices qui l’accompagnent. Athènes, Sparte, Borne surtout, déposent de cette importante vérité; Rome où le système judiciaire a tant de fois changé, et où il n’a jamais changé qu’il n’en soit résulté une révolution constante dans les destinées de l’Empire. On ne peut donc contester l’influence sans bornes du pouvoir judiciaire ; mais, si son influence est sans bornes, si elle est supérieure à celle de tous les autres pouvoirs publics, il n’est donc aucun pouvoir public qu’il faille limiter avec plus d’exactitude que celui-là ; il n’en est donc aucun qu’il convienne d’organiser avec une prudence plus inquiète et des précautions plus scrupuleuses. Objet du pouvoir judiciaire. Or, pour constituer le pouvoir judiciaire de manière à ce que son influence soit toujours bonne, il n’est besoin, ce me semble, que de réfléchir avec quelque attention sur le but qu’on doit naturellement se proposer en le constituant. C’est parce qu’une société ne peut subsister sans lois, que, pour le maintien de la société, il faut des tribunaux et des juges, c’est-à-dire une classe d’hommes chargés d’appliquer les lois aux diverses circonstances pour lesquelles elles sont